CAIRN.INFO : Matières à réflexion

À propos de…

Le peuplement comme politiques Fabien Desage, Christelle Morel et Valérie Sala Pala (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Géographie sociale », 2014, 386 p.
figure im1

1Le 22 janvier 2015, deux jours après avoir qualifié d’« apartheid » la distance « territoriale, sociale et ethnique » séparant les quartiers périphériques d’habitat social et les zones périurbaines du cœur des agglomérations françaises, le Premier ministre Manuel Valls appelait à la mise en place de « politiques de peuplement pour lutter contre la ghettoïsation et la ségrégation ». Si l’expression d’« apartheid » (ainsi que le lien implicitement noué par les discours ministériels entre les habitants des grands ensembles et les attentats de janvier 2015 à Paris) a suscité une vaste polémique politique et intellectuelle, force est de constater le relatif silence qui a a contrario entouré l’emploi du terme « peuplement ». Cette absence de réaction témoigne à elle seule du consensus politique actuel au sujet de la reconfiguration contemporaine des politiques urbaines et du logement qu’incarne cette notion. Que recouvrent ces « politiques de peuplement » qu’un nombre croissant d’acteurs institutionnels appellent de leurs vœux ? Comment le « peuplement » s’est-il imposé comme une préoccupation, une catégorie et un programme d’action publique ? Quelles raisons peuvent plus généralement pousser l’État et ses institutions à tenter d’infléchir à la fois la répartition spatiale des groupes sociaux et la composition sociale des territoires et des espaces résidentiels placés sous leur administration ? Et dans quelle mesure l’espace, analysé sous cet angle, apparaît-il comme un instrument originel et spécifique de gouvernement des populations ?

2C’est à ces différentes questions, situées à l’intersection des questions politiques et urbaines, que se propose de répondre l’ouvrage dirigé par Fabien Desage, Christelle Morel Journel et Valérie Sala Pala, issu d’un colloque tenu en 2011 à Saint-Étienne. Le recueil impressionne tout d’abord par l’amplitude de son propos. En premier lieu, en raison de la profondeur chronologique qu’il déploie, à l’image de l’« histoire conceptuelle du doublon population/peuplement » que propose la contribution liminaire de Luca Paltrinieri qui nous fait remonter aux premières formulations savantes de la notion par l’histoire naturelle du xvie siècle. Tout aussi remarquable est l’étendue géographique couverte par les différentes études rassemblées dans l’ouvrage : la France de la seconde moitié du xxe siècle, mais aussi la Turquie kémaliste, les campagnes algériennes durant la décolonisation, la Galilée israélienne, ou encore la transition du Vietnam socialiste vers l’économie de marché. Enfin, il faut souligner la diversité des regards disciplinaires (histoire, sociologie, science politique et géographie) des quinze contributions qui le composent. La diversité des contextes et des échelles spatio-temporels et la dimension interdisciplinaire du recueil permettent d’envisager la grande diversité des formes que peuvent prendre les dispositifs de peuplement, et que listent les coordinateurs de l’ouvrage dans leur introduction : « sédentarisation », « déportation », « endiguement », « natalité et/ou settlement », « apartheid », « mixité sociale », ou encore « substitution » de population. Elles permettent en même temps de revisiter sous un angle original les principaux processus et questionnements qui structurent l’histoire et la sociologie urbaines contemporaines (ségrégation socio-spatiale, mobilités résidentielles, gentrification, résorption des bidonvilles et construction des grands ensembles, démolitions et rénovations urbaines, émergence des intercommunalités, etc. [1]) sur lesquels se focalisent la majorité des textes du recueil.

Politiser les transformations urbaines contemporaines

3La première force du livre tient au fait d’envisager le peuplement, qui est le plus souvent défini ou mesuré sous la forme d’un état, comme faisant l’enjeu et l’objet d’une politique, autrement dit d’une action et de dispositifs institutionnels visant spécifiquement (si ce n’est officiellement) à imposer, orienter ou contrôler la différenciation et la distribution socio-spatiales des populations. À la polysémie du terme « peuplement » correspond ainsi la multiplicité de ses mises en forme politiques, dont l’ouvrage analyse principalement trois aspects.

4La première dimension, inspirée des travaux de Michel Foucault sur la « gouvernementalité », renvoie aux liens intrinsèques entre le contrôle du peuplement, c’est-à-dire de l’implantation et de la mobilité des populations sur le territoire, et la construction de l’État. Ces liens apparaissent le plus clairement dans les contributions portant sur des contextes de guerre civile ou coloniale, où les déplacements forcés de pans entiers de la population mêlent souvent des objectifs de « pacification » militaire, d’aménagement du territoire et de développement économique régional visant à discipliner mais également à rallier les individus à la légitimité de l’ordre étatique. C’est ce que montre l’étude de Fabien Sacriste consacrée aux « camps de regroupement » dans lesquels près de la moitié de la population rurale algérienne fut déplacée et confinée pendant la guerre d’indépendance, ou encore l’analyse par Joost Jongerden des différents plans de reconstruction et de réimplantation villageoises élaborés durant les années 1990 par les autorités turques au sujet des 3 000 localités rurales de l’est et du sud-est du pays évacuées dans le cadre de la répression de l’insurrection menée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les situations de conflits armés permettent notamment de mettre en évidence, au titre de cas limites, la place de la contrainte et de la violence physiques inhérentes à l’intervention de l’État sur l’organisation socio-spatiale de son territoire. Elles n’épuisent pas cependant les manières dont les dispositifs de peuplement participent de la construction d’une administration et d’un pouvoir d’État, comme l’illustre la contribution de Marie Gibert sur la politique du « carnet de résidence » dans le Vietnam socialiste qui, rattachant chaque citoyen à un foyer et un lieu d’origine et soumettant ainsi la mobilité des individus sur le territoire à une autorisation administrative, vise à limiter l’exode rural et la croissance urbaine du pays. Ce carnet fonctionne ainsi comme l’outil principal de recensement des besoins (alimentaires, sanitaires, scolaires, etc.) de la population sur lequel s’est historiquement appuyée l’adoption d’un modèle d’économie planifiée.

5S’écartant du problème de la socio-genèse de l’État et de la thématique de la « gouvernementalité », la majorité des contributions portent toutefois sur les agglomérations françaises contemporaines et se réunissent autour d’une deuxième acception du politique en matière de peuplement, en montrant comme ce dernier a progressivement été érigé en problème public puis décliné en différents programmes d’action publique sur la ville, dont sont successivement examinées les « catégorisations » (deuxième partie de l’ouvrage), les « instruments » (troisième partie) et les « formes de politisation et de dépolitisation » (quatrième partie) ayant présidé à leur mise en œuvre. L’intérêt d’une telle perspective ne doit pas être sous-estimé car elle permet de ne pas réduire la ségrégation et les transformations sociales des métropoles contemporaines aux seules forces du marché du logement ou à la recomposition des stratégies résidentielles des classes moyennes et supérieures, soulignant ainsi le rôle du gouvernement par l’espace dans les processus de construction des populations. Le peuplement apparaît au fil de l’ouvrage comme un enjeu tantôt direct ou indirect, tantôt explicite ou implicite, mais toujours central des rapports de force institutionnels qui animent l’intervention publique en matière urbaine depuis l’après-guerre, depuis la résorption des bidonvilles et la construction des grands ensembles entre les années 1950 et 1970 jusqu’à leur démolition dans le cadre du Programme national de rénovation urbaine (PNRU) adopté en 2003, en passant par la mise en œuvre d’une nouvelle filière d’accès au logement social (le « droit au logement opposable ») ou l’émergence difficile d’une échelle et d’une compétence intercommunales en matière d’habitat (analysée par Mathilde Cordier).

6Enfin, le peuplement révèle sa nature profondément politique comme un enjeu de lutte et de conquête électorales. On lira de ce point de vue avec intérêt la contribution de Sébastien Jolis sur l’ambivalence initiale des organisations communistes (Parti communiste français et Confédération nationale des locataires) à l’égard de la construction des premiers grands ensembles, animées à la fois par la dénonciation à l’échelon national d’un programme qui serait conduit au profit des classes moyennes (pour leur soutien supposé au nouveau régime qu’est la IVe République) et au détriment de la classe ouvrière et, au niveau local, par la construction massive de logements sociaux dans la perspective de la constitution de bastions électoraux.

7Notons que tout en restituant la contribution spécifique de l’intervention publique à la distribution socio-spatiale des populations, l’ouvrage ne perd pas pour autant de vue l’articulation des facteurs politiques avec les mécanismes de marché (comme le prix du sol ou du logement) et les stratégies et trajectoires résidentielles des ménages. L’analyse de ces dernières donne à voir des formes de politisations du peuplement par le bas, à travers notamment les micro-résistances aux politiques publiques dans ce domaine. Il peut s’agir du refus de proposition de relogement en « zones urbaines sensibles » que peuvent mettre en avant les mieux dotés des ménages reconnus éligibles au « droit au logement opposable » étudiés par Pierre-Édouard Weill, ou du contournement massif du « carnet résidentiel » que mettent en œuvre les migrants d’origine rurale en réponse aux besoins croissants en main-d’œuvre industrielle et urbaine qui résultent de l’insertion du Vietnam dans une économie de marché mondialisée (M. Gibert). Au-delà de ces tactiques individuelles, l’ouvrage évoque les mobilisations des habitants face aux politiques de peuplement. À partir du cas de la rénovation urbaine contemporaine, Renaud Epstein montre ainsi comment les techniques du gouvernement à distance contribuent à « dépolitiser » les enjeux de peuplement et à désarmer les possibles mobilisations. Si ces dernières demeurent peu abordées dans l’ouvrage, la contribution de Pierre Renno en offre une analyse originale, à propos de la mobilisation « honteuse » des habitants des « mitzpim », ces villages communautaires impulsés en 1978 par le gouvernement de Tel-Aviv en Galilée et aujourd’hui prisés par le pôle culturel des classes moyennes et supérieures israéliennes. Le système de cooptation régissant l’accès à ces villages poursuit ainsi sous une forme renouvelée et déniée la « politique de judéisation » de cette région à majorité arabe mais située sur le territoire de l’État d’Israël, en substituant au critère ethnonational sur lequel se fondait officiellement ce programme gouvernemental une justification socio-économique qui exclut les candidatures des ménages arabes israéliens.

Documenter les discriminations et la ségrégation ethno-raciales

8Le texte de P. Renno illustre l’autre grand apport de l’ouvrage, celui de mettre en lumière et de documenter, de manière à la fois systématique et respectueuse de la singularité des contextes historiques et institutionnels, le référent ethno-racial qui semble inhérent à la problématique du peuplement et structure l’ensemble de ses traductions politiques. Les travaux classiques sur les politiques de peuplement insistent en effet avant tout sur le rôle structurant des rapports de classe dans la genèse de ces politiques, animées par la crainte des concentrations spatiales d’ouvriers perçus comme des « classes dangereuses [2] ». Les diverses contributions de l’ouvrage ajoutent à ce constat celui de l’importance des catégorisations ethno-raciales, qui peuvent tantôt se combiner, tantôt agir de façon autonome ou contrastée par rapport aux logiques de classe.

9L’examen des politiques de peuplement à l’aune du prisme ethno-racial présente un intérêt tout particulier dans le cas français. Il permet de poser sur une base empirique et rigoureuse la question des origines coloniales des politiques urbaines et de l’habitat menées en France depuis l’après-guerre, et donne tout son sens au fait d’interroger les manières de catégoriser et d’instrumenter concrètement le peuplement dans un contexte marqué par l’interdiction théorique de l’identification des individus sur une base ethnique ou raciale. On se reportera sur ces deux points à la contribution de Fatiha Belmessous qui montre comment la catégorisation administrative spécifique des Algériens, issue du droit colonial et se caractérisant par sa dimension ethno-raciale, appuie entre 1950 et 1970 leur exclusion puis leur confinement numérique et spatial au sein du parc des organismes Sonacotral et Logirel de la région lyonnaise. Cette catégorisation trouve sa justification dans la réorganisation des procédures d’attribution des logements autour d’un nouveau « paradigme proportionnel » dont les implicites (le caractère nuisible d’une trop grande concentration des populations originaires des anciennes colonies) et les outils (comme la notion de « seuil de tolérance », consacrée par deux circulaires de juin et novembre 1970 dans lesquelles le préfet du Rhône limite officiellement « l’admission des familles étrangères » à un « seuil maximal » de 15 % par îlot d’habitation) continuent aujourd’hui de structurer l’administration du logement social et des politiques urbaines.

10L’ouvrage, à l’image du texte de F. Belmessous et à la suite d’autres auteurs [3], permet plus généralement de nuancer l’idée d’une administration française aveugle aux origines ou à la couleur de peau, en s’intéressant aux séquences historiques et aux espaces institutionnels dans lesquels les politiques urbaines et de l’habitat ont pu faire émerger ou mobiliser une classification ethnoraciale explicite des individus, sous forme de catégorisations pratiques produites par les gestionnaires mais aussi de nomenclatures administratives officielles, dont plusieurs contributions montrent la diversité des usages. On citera ici le texte d’Hélène Béguin sur l’Association pour la formation technique de base des travailleurs africains et malgaches (AFTAM), association gestionnaire de foyers fondée en 1962 dans le cadre d’un « paradigme développementaliste » visant l’accueil en métropole et la formation professionnelle des travailleurs d’Afrique subsaharienne après les décolonisations, et présentant la particularité de considérer le regroupement spatial des migrants sur une base communautaire (et non nationale) comme une ressource pour ces derniers. L’auteure montre ainsi comment l’ouverture à partir de 1968 du recrutement des foyers AFTAM à l’ensemble des travailleurs migrants aboutit à une « segmentation ethnique du parc » fondée sur une distinction – héritée là encore de la période coloniale – entre « Africains noirs », « Nord-africains » et « Européens », qui a longtemps organisé de manière explicite et revendiquée une séparation et une répartition ethno-raciales des résidents entre les différents foyers ou entre les différents bâtiments et étages d’un même foyer.

11Tout en soulignant les continuités avec la période de l’après-guerre et des Trente Glorieuses, la perspective socio-historique adoptée par plusieurs contributions permet dans le même temps de ne pas perdre de vue la spécificité de la conjoncture actuelle dans laquelle s’inscrivent les usages institutionnels de la notion de peuplement. Il en est ainsi de la reformulation « gestionnaire » des catégories cibles de l’AFTAM distinguant désormais « public traditionnel » (travailleurs migrants) et « nouveaux publics » (« personnes défavorisées » bénéficiaires du droit au logement au sens de la loi Besson de 1990) dans le cadre de la rénovation et de la transformation depuis 1994 des foyers en « résidences sociales » censées rompre le « repli communautaire » et introduire la « mixité sociale ». Le terme de peuplement se présente en effet comme l’euphémisme contemporain d’une lutte politique qui, sous couvert de combattre « la » ségrégation (sociale et raciale) en général, cible principalement la concentration et la visibilité supposées excessives des populations originaires des anciennes colonies et des fractions précaires des classes populaires dans certains espaces urbains, mais n’intervient pas ou très peu sur l’intensité et les effets décisifs de l’auto-ségrégation du groupe majoritaire et de certaines fractions des classes supérieures à l’autre extrémité de la hiérarchie sociourbaine. La période actuelle semble caractérisée de ce point de vue par un paradoxe, en conjuguant un double mouvement d’explicitation sans précédent du peuplement comme catégorie d’action publique et de déni renouvelé de son soubassement ethnoracial et des discriminations institutionnelles dont il est solidaire en matière d’accès à la centralité urbaine et au logement social.

12La comparaison systématique que propose Renaud Epstein des trois vagues de rénovation urbaine qu’ont connues les principales agglomérations françaises depuis le Second Empire (les grands travaux d’Haussmann entre 1853 et 1870, la résorption des îlots insalubres des centres villes anciens et des bidonvilles menée à partir du milieu des années 1950 en lien avec la construction des grands ensembles, et la démolition de ces derniers dans le cadre du PNRU lancé en 2003) est à cet égard éclairante. L’auteur montre comment la rénovation des années 2000 se distingue de la « rénovation haussmannienne » et de la « rénovation gaulliste » moins par ses effets objectifs sur la composition sociale des espaces qu’elle cible (effets limités dans chacune des vagues de rénovation) que par le caractère explicite et consensuel, au sein du champ politique et administratif, des objectifs de peuplement qu’elle poursuit. La contribution de Christine Lelévrier analyse de ce point de vue les modalités originales et les conséquences de la mise en œuvre de cette dernière vague de rénovation, qui articule la promotion et l’encadrement de mobilités résidentielles de proximité à travers les procédures de relogement, et une différenciation de la morphologie architecturale et des statuts résidentiels entre le « centre » (où l’auteure constate un « re-concentration » des ménages les plus précaires) et les « franges » (nouvellement valorisées) des quartiers d’habitat social.

Un jalon pour l’étude de la construction sociale des populations

13Si elle contribue indéniablement à la richesse de l’ouvrage, la diversité des objets et des approches mobilisées soulève cependant la question de l’unité des phénomènes étudiés. Est-il pertinent de regrouper sous une même catégorie d’analyse des politiques dont le spectre d’action va du déplacement forcé de populations sous la menace militaire à des pressions indirectes à la mobilité de certaines catégories d’habitants ? Ou encore d’étudier comme un même ensemble des politiques qui, d’un côté, font de la construction des populations un outil foucaldien de gouvernement des conduites et d’ingénierie sociale et, de l’autre, des mesures simplement motivées par l’intention d’éloigner ou d’attirer dans certains espaces des catégories de population jugées (in)désirables ? Loin d’ignorer cette difficulté, l’ouvrage montre un souci récurrent de prudence et de prise en compte des limites du rapprochement opéré entre les cas étudiés, exprimé dans les introductions de parties confiées à divers chercheurs comme dans l’introduction générale rédigée par les trois coordinateurs du livre. Cette dernière confère au livre son ossature et sa cohérence théorique : armée de précautions, animée par l’intention de clarification des logiques et des instruments qui régissent les politiques analysées, elle assure l’unité problématique de l’ouvrage. Mais sa portée dépasse cette fonction de mise en cohérence. Elle établit en effet un ensemble de jalons théoriques – sur le travail de catégorisation des populations opéré par ces politiques, les hiérarchisations entre groupes sociaux et l’euphémisation des rapports de domination qu’elles produisent, ou encore les instruments sur lesquels elles reposent – qui font d’ores et déjà de ce texte une référence pour les futures recherches sur cette question. Ce livre, comme les phénomènes qu’il analyse, s’inscrit dans un processus plus large de « spatialisation des problèmes sociaux [4] », marqué par une attention accrue aux dimensions spatiales des processus sociaux, qui traverse les champs politique comme scientifique. Certaines contributions soulignent d’ailleurs les phénomènes de circulation entre les univers savants et politiques à propos du peuplement, qu’il s’agisse des liens entre sciences des populations et politiques de colonisation au xixe siècle (L. Paltrinieri) ou plus récemment de l’influence des travaux de Richard Florida sur la « classe créative » et de Saskia Sassen sur la « ville duale » chez les concepteurs des politiques municipales de « mixité par l’habitat » à Paris et à Londres visant à attirer une nouvelle catégorie de ménages – les « key workers » – dans certains quartiers centraux des deux capitales (Lydie Launay). Nul doute que la publication de l’ouvrage participera elle aussi, par le jeu de ces circulations (qui voient souvent le sens des concepts s’altérer), à nourrir l’analyse critique de futures « politiques de peuplement », dont les propos cités au début de ce texte indiquent qu’elles appartiennent désormais à un registre consensuel du vocabulaire politique national. Le peuplement comme politiques éclaire ainsi de nombreux aspects de l’action visant à orienter et à contrôler la distribution de la population dans l’espace, mais appelle également à l’approfondissement de la recherche sur ces politiques, par exemple en poursuivant l’exploration de l’articulation entre les intentions des concepteurs et les pratiques des agents de terrain qui les mettent en œuvre, ou encore en étudiant davantage les formes de mobilisations habitantes autour de ces politiques.

14La connaissance de ces phénomènes appelle également à élargir la problématique, en s’intéressant à la description de la distribution de la population dans l’espace et à la manière dont cette répartition contribue aux transformations de la structure sociale. Les analyses de l’ouvrage invitent, d’une part, à étudier de façon plus précise le rôle respectif des politiques de peuplement et celui des autres mécanismes du tri urbain – logiques de marché, préférences résidentielles des habitants, etc. – dans la distribution effective de la population dans l’espace et les processus de ségrégation urbaine. Elles renvoient d’autre part, dans la lignée des travaux de Jean-Claude Chamboredon [5], à la façon dont la répartition des individus sur un territoire participe à la construction des groupes sociaux – fondés sur l’appartenance à une classe ou une fraction de classe, à un groupe racisé, défini par une origine ou une religion réelles ou supposées, etc. – et structure les rapports qu’ils entretiennent entre eux. En soulignant l’importance des opérations de catégorisations et de hiérarchisation des populations qu’assurent ces politiques, les contributions de cet ouvrage et celles qu’elles susciteront sans doute annoncent ainsi de prometteuses avancées dans l’analyse de processus originaux de transformation de la structure sociale.

Notes

  • [1]
    À l’exception peut-être du phénomène de périurbanisation sur lequel ne porte aucun texte de l’ouvrage. Le recrutement des zones pavillonnaires périurbaines n’en fait pas moins l’objet d’un contrôle intense de la part des élus locaux. Voir Violaine Girard, « Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? Le périurbain des classes populaires blanches », Actes de la recherche en sciences sociales, no 204, 2014, p. 46-69.
  • [2]
    Voir par exemple Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris, pendant la première moitié du xixe siècle, Paris, Plon, 1958 ; Groupe de sociologie urbaine de Nanterre, « Paris 1970 : reconquête urbaine et rénovation-déportation », Sociologie du travail, n° 4, 1970, p. 488-514 ; ou plus récemment Maurizio Gribaudi, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789-1848, Paris, La Découverte, 2014.
  • [3]
    Françoise de Barros, « Des “Français musulmans d’Algérie” aux “immigrés”. L’importation de classifications coloniales dans les politiques du logement en France (1950-1970) », Actes de la recherche en sciences sociales, no 159, 2005, p. 26-53.
  • [4]
    Sylvie Tissot et Franck Poupeau, « La spatialisation des problèmes sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, no 159, 2005, p. 4-9.
  • [5]
    Jean-Claude Chamboredon, « La construction sociale des populations », in Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1985, p. 441-471.
Pierre Gilbert
Pierre Gilbert, sociologue, enseigne à l’université Paris 8. Il est membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, Cultures et sociétés urbaines (Cresppa-CSU, CNRS-Paris 8-Paris Ouest Nanterre). Ses travaux portent sur le rôle de l’espace résidentiel dans la construction des groupes et des rapports sociaux de classe, de genre et de race. Il a notamment publié « Devenir propriétaire en cité HLM. Petites promotions résidentielles et évolution des styles de vie dans un quartier populaire en rénovation » (Politix, 2013) et « “Ghetto”, “relégation”, “effets de quartier”. Critique d’une représentation des cités » (Métropolitiques, 2011. URL : www.metropolitiques.eu/Ghetto-relegation-effets-de.html).
Camille François
Camille François est doctorant en sociologie à l’université Paris 8, membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, Cultures et sociétés urbaines (Cresppa-CSU, CNRS-Paris 8-Paris Ouest Nanterre), où il réalise une thèse sur l’administration judiciaire et préfectorale des expulsions locatives. Il a notamment publié « Disperser les ménages. Groupes résidentiels et familiaux à l’épreuve de la démolition d’un grand ensemble » (Actes de la recherche en sciences sociales, 2014) ; « Produire et normaliser les familles par le logement » (Mouvements, 2015) ; et « L’État et le maintien de l’ordre socio-résidentiel » (in L. Cailly et F. Dureau (dir.), Les espaces du logement, L’Harmattan, 2016).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/08/2016
https://doi.org/10.3917/gen.104.0155
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Belin © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...