1Sous ce titre, on lira dans les pages qui suivent les témoignages de quatre des fondateurs de la revue, tous présents dans l’ours du premier numéro en 1990. Susanna Magri, seule femme membre du comité de rédaction inaugural, donne un texte dans lequel elle évoque ses souvenirs de ce « premier Genèses ». Michel Offerlé, lui aussi, propose un retour sur l’expérience en forme d’inventaire personnel. Les témoignages de Gérard Noiriel, qui fut à l’initiative du projet en contactant les premiers membres, et de Christian Topalov, seul fondateur encore en activité dans la revue, prennent quant à eux la forme d’un entretien réalisé avec des membres actuels de la rédaction. À eux quatre, ces textes proposent un panorama des transformations qui ont touché la revue, du projet initial aux changements qu’elle connait dans les années 2000.
« Des débuts difficiles », Susanna Magri
2Autant le dire d’emblée : ma participation au comité de rédaction de Genèses a été décisive dans mon roman d’apprentissage. Ce travail de vingt ans m’a véritablement formée et je lui dois ce que je suis devenue à la fin de ma carrière. Mais cela n’a pas été sans souffrance. Je peux dire que ce sentiment ne m’a jamais quittée, la gaieté collective, souvent partagée, ne m’ayant jamais entièrement emportée. Pourquoi ?
3Il faut rappeler que j’ai été parmi « les fondateurs ». À cela deux raisons. La première tient à la générosité de Christian Topalov qui, sollicité par Gérard Noiriel pour participer au lancement de la revue, lui avait suggéré aussi mon nom, aussitôt accepté [1]. La seconde tient à mon parcours de recherche, orienté dès le départ vers la longue durée des objets urbains, ce qui m’avait amenée à suivre des travaux d’historiens, à échanger et collaborer avec eux (Alain Faure et Annie Fourcaut ont beaucoup compté dans ces échanges et, auparavant, Michelle Perrot, mais dans un rapport de maître à élève au cours de son séminaire à Paris 7). Sur la base de cette expérience, il m’a paru naturel d’accepter l’invitation. Ne disait-elle pas clairement : « […] Il nous semble important de créer un lieu “neuf” [non marqué par des « écoles » ou des « chefs »] qui puisse relancer la réflexion scientifique sur les rapports entre histoire et sciences sociales, et accueillir les recherches historiques [de plus en plus nombreuses] faites par des “non-historiens” […] [1] ». Il n’y avait là pour moi, en la lisant, qu’une seule inconnue : ce « lieu “neuf” ». En quoi consistait-il ? Je n’en avais aucune idée, si ce n’est que, vide de « chefs », il y régnerait une ambiance bon enfant – « Tu y seras à l’aise » me soufflait mon inconscient au moment de la décision. Il m’a fallu déchanter. L’affaire était sérieuse. Et cela, je l’ai su dès les premières rencontres. Le lieu de réunion, d’abord : la rue d’Ulm, le saint des saints, où je n’avais jamais osé me rendre depuis la Sorbonne proche – même si le Laboratoire de sciences sociales paraissait sans prestige, relégué qu’il était à l’arrière de la cour carrée, ses bâtiments imposants, ses beaux arbres et sa gracieuse fontaine. L’aréopage savant ensuite : rien que des hommes – deux seules figures familières – la mise négligée mais la mine grave des chercheurs « chevronnés », selon le mot de Michelle Perrot (elle avait ajouté, à propos du comité de rédaction, « et d’autres qui le sont moins ». Je m’étais aussitôt rangée du côté de ces derniers). Dans la petite salle de cours, ils se dévisageaient en avançant leurs pions, tranchant les questions dont dépendait l’avenir du projet. Le droit, l’économie, la science politique, la sociologie, l’histoire bien sûr, étaient convoquées là pour se pencher sur la faiblesse de la discipline historique et concevoir à nouveaux frais une « pluridisciplinarité » qui cette fois-ci ne serait pas un vain mot. L’objectif « cher à Marc Bloch » – martelait Noiriel – serait le nôtre : « Comprendre le présent » par l’étude de ce qui l’a construit [2], et partant sortir de nos prés carrés respectifs pour travailler ensemble. Muette, mais convaincue de la force du pari, j’écoutais s’élaborer cette fameuse « ligne » de Genèses – si souvent brandie par la suite pour décider du sort des contributions, défendre la spécificité de la revue, corriger les penchants monodisciplinaires d’un « dossier », le décréter bon ou à écarter. Intriguée, je voyais disparaître l’idée d’une simple feuille – ronéotypée avais-je cru entendre – au profit d’une vraie revue, avec pignon sur la rue académique. Surprise aussi du départ de tel ou tel sur la pointe des pieds, ou de l’éloignement du vrai « seigneur », qui nous avait pourtant suggéré et le titre et la maquette, introduit même chez le premier éditeur (en réalité le soutien d’Antoine Lyon-Caen ne nous a jamais manqué).
4Ainsi appelée dans « la cour des grands », ma place était fixée. Une fois pour toutes ? Oui et non. Un comité de rédaction n’est pas une instance autonome. Parce qu’il réunit des professionnels qui occupent dans le champ académique une place assignée par leur grade, leur genre, leurs fonctions, leurs publications, ce comité est plus ou moins segmenté et hiérarchisé. Mais ses lignes de division sont mouvantes, les carrières évoluant, l’appartenance à la revue se muant en tremplin ou créant une simple compétence, tandis que départs et nouvelles arrivées atténuent ou accentuent les différences et y ajoutent les écarts de génération. De ce fait, les interactions bougent et font bouger. J’en citerai, pour ma part, quelques manifestations, pêle-mêle. Cuisante mortification que celle éprouvée, rue d’Ulm, quand je bredouillais mon premier résumé d’article (depuis, mes « rapports » n’ont jamais manqué d’être aussi bien préparés que si je devais les présenter à Dieu le Père en personne…), mais profond soulagement ressenti, un an après, face au galimatias de Florence Weber, la normalienne à peine arrivée, attelée au même exercice. Passionnante initiation que la mise sur pied du premier « Dossier » consacré au genre, main dans la main avec une historienne spécialiste du domaine (« Femmes, genre, histoire », Genèses, n° 6, décembre 1991), mais amère déception que le montage d’un second dossier avec un historien de la ville, parti presque aussitôt venu, tant le côté artisanal de notre entreprise l’importunait. Formidable solidarité, sur fond de connivence, qui nous a permis, à Florence et moi, d’assurer la sortie de la revue coûte que coûte quand, je ne sais plus pourquoi, même les plus assidus étaient pris ailleurs. Enthousiasme partagé, quand on voyait un « Dossier », un « Savoir-faire » ou un « Point critique » répondre parfaitement à notre raison d’être (Je pense, par exemple, à « Histoire et statistique. Questions sur l’anachronisme des séries longues », Genèses, n° 9, octobre 1992). Parmi nos disciplines, il en est une que ma présence à Genèses m’a permis de découvrir. Je savais ce qu’était l’ethnologie – celle de l’« Afrique noire », apprise par l’enseignement de Balandier à la fin des années 1960. Mais c’est par le travail en comité de rédaction que j’ai compris ce qu’est le regard anthropologique. L’ethnographie de Florence Weber. L’anthropologie personnifiée par Alban Bensa, dont l’arrivée fut pour moi un vent frais soufflant dans une pièce renfermée – chaussures de randonnée aux pieds, il tranchait avec le gris universitaire ; penché sur les affects, il montrait comment il est possible de traiter les entrelacs de la raison et de la passion pour comprendre, à l’envers de l’anthropologie structurale, la vie sociale (« Sociologie et histoire des sentiments », « Point critique » paru dans Genèses, n° 9, octobre 1992) – impertinence bienvenue à mes yeux plutôt habitués à une sociologie bornée.
5Le temps a passé, le métier est rentré. La routine s’installait. Le vrai défi m’a paru alors être, comme à d’autres sans doute, la capacité à tenir la ligne de crête qui sépare la fidélité à nos principes et l’immobilisme, la réputation de la revue et la prise de risque, la rigueur scientifique et l’opposition aux nouvelles questions et façons de faire de la recherche. Non moins important fut pour moi le débat interne sur la position que devait tenir la revue entre science et engagement dans l’arène publique. J’ai participé à sa conclusion dans le bon sens, concrétisée dans le refus d’ouvrir une nouvelle rubrique intitulée « Intervention » (cette question a été à l’origine d’un recueil de « Témoignages » dans Genèses, n° 77, décembre 2009). Mais là, j’ai ressenti les limites de la compréhension et du soutien mutuels et j’ai considéré que mon temps était passé.
« Faire des sciences sociales, c’est entrer en résistance », Entretien avec Gérard Noiriel
6Gérard Noiriel a été membre du comité de rédaction des débuts de la revue jusqu’en 2009. Il est aussi et surtout à l’initiative de la revue puisque c’est lui qui, à la fin des années 1980, a sollicité différents collègues pour participer à sa création. C’est pourquoi il nous est apparu indispensable de l’interroger afin de revenir sur les conditions d’invention de Genèses, son mode de fonctionnement et son évolution. Le fait qu’il ait désormais quitté le comité de rédaction offre aussi la possibilité d’un regard distancié sur ce qu’est devenue la revue, sur la réussite du projet qu’elle portait dès ses débuts, et sur ce qu’elle signifie dans le paysage intellectuel contemporain [3].
7Genèses : Nous aimerions commencer cet entretien en évoquant les débuts de Genèses. Tout le monde nous a dit que c’est toi qui as été à l’origine de la fondation de la revue. Peux-tu revenir sur les conditions de sa création ?
8G. N. : Le contexte, c’est l’extrême fin des années 1980 suite à la publication du Creuset français [4] qui avait eu un certain impact dans le milieu de l’édition et m’avait ouvert quelques portes. C’était peu de temps après mon recrutement à l’ENS rue d’Ulm en 1986. Après avoir fait huit à dix ans d’enseignement secondaire et avoir fréquenté les bancs de l’École normale d’instituteurs de Mirecourt, je me suis retrouvé plongé dans un milieu qui était à des années-lumière du mien. Le projet de revue est né dans ce contexte. Je voulais mettre à profit la position que j’occupais pour lancer des projets, dans un esprit d’aventure intellectuelle. C’est aussi à ce moment-là que j’ai créé la première association pour la fondation d’un musée de l’immigration. C’était sans doute aussi une manière de gérer une angoisse : j’avais eu accès à ce poste qui était prestigieux et il fallait que je prouve que je ne l’avais pas volé ! En même temps, j’étais confronté à un certain nombre de difficultés. Je me rendais compte qu’il ne fallait pas non plus que j’en fasse trop car certains me le faisaient comprendre. J’ai fait mes années d’apprentissage dans ce contexte-là. Et je dois dire que je me sentais souvent seul malgré tout. L’idée de créer un collectif autour d’une revue fut pour moi une sorte de soupape. C’est sans doute pour ça que j’ai donné la première impulsion à Genèses. Mais cette revue est devenue très rapidement une aventure collective. Elle n’aurait jamais existé sans les copains qui ont d’emblée adhéré au projet.
9Au cours de colloques, de rencontres amicales, d’invitations qu’on pouvait se faire les uns et les autres, j’ai fait la connaissance d’un certain nombre de collègues avec qui j’avais envie de travailler. On se retrouvait sur le plan personnel, soudés par des liens d’amitié, et sur le plan intellectuel autour d’une démarche qui combinait plusieurs éléments, principalement la question de l’historicité qui est apparue dans le manifeste de Genèses, et le désir de travailler collectivement. Il faut peut-être dire un mot des modèles de références qui étaient ceux de notre génération. Ces modèles écrasants étaient ceux des grands intellectuels de la génération d’avant : Foucault, Bourdieu, Derrida, etc. En les découvrant après les avoir lus, je me suis vite rendu compte qu’ils étaient incapables de construire l’intellectuel collectif qu’ils ne cessaient de prôner. Je ne veux pas parler à la place de mes collègues mais je pense que – sans qu’on ait théorisé là-dessus – ça nous réunissait cette idée de travailler vraiment à égalité, collectivement, avec nos étudiants. Et les modèles qu’on avait de l’interdisciplinarité, c’était d’un côté les Annales, où il n’y avait que des historiens, et de l’autre, les Actes de la recherche en sciences sociales, où il n’y avait, en gros, qu’un maître à penser. Ce n’était pas la conception qu’on se faisait de l’interdisciplinarité. Moi, j’avais suivi un double cursus en sociologie et en histoire. Christian Topalov, sociologue, avait fait énormément d’histoire, en travaillant sur les archives. C’était le cas aussi de Michel Offerlé et d’Alban Bensa. Ces trois-là constituent, dans ma mémoire, le noyau fondateur du projet Genèses. Du fait qu’on partageait tous ces critères-là, on s’est dit que ce serait bien qu’on fasse quelque chose ensemble. On s’est donc réunis, on a travaillé sur la définition du projet, et nous avons passé beaucoup de temps avant qu’il se concrétise.
10Genèses : Et en revenant toujours sur ce point de départ, c’était quoi les modèles ? Ce n’était pas les Actes ni les Annales donc…
11G. N. : Non. Lorsque nous avons démarré, nous ne connaissions pas la trajectoire biographique des uns et des autres. C’est après-coup, qu’on s’est rendu compte qu’on avait tous eu un passé militant, qu’on avait été confrontés à des désillusions par rapport au militantisme, et que l’investissement dans les sciences sociales était une manière de « continuer le combat » avec d’autres moyens.
12Nous avions tous été marqués par le travail sociologique de Pierre Bourdieu, c’est clair. Mais ce n’était pas le modèle d’intellectuel auquel nous voulions ressembler. Pour ma part, j’ai été profondément imprégné par la collection Le sens commun [5]. Je pense que cette collection nous a fait gagner des années, par rapport à ce que j’ai vu après aux États-Unis, avec le linguistic turn, la déconstruction, etc. Nous avons pu acquérir rapidement une culture commune en sciences sociales qui nous a permis d’éviter toute une série de discussions théoriques complètement inutiles. Nous étions habités par le souci d’enclencher des recherches empiriques, de faire connaître les travaux des uns et des autres. Mais nous n’avons jamais éprouvé le besoin d’élaborer « une théorie ». Nous avons juste lancé un court manifeste dans le premier numéro de Genèses qui nous a constamment servi de repère. Le plus important pour nous, c’était la pratique.
13Genèses : Pourquoi passer par une revue et pas autre chose ? Vous auriez pu imaginer d’autres choses…
14G. N. : Parce qu’une revue, c’est un enjeu fondamental quand on veut intervenir dans le champ des sciences sociales. C’est le cœur de nos métiers. Nous avions tous à peu près le même âge que Marc Bloch et Lucien Febvre quand ils ont fondé les Annales. On n’était pas en tout début de carrière, on commençait à avoir quelques responsabilités. C’était une étape indispensable dans notre professionnalisation. Il faut dire aussi que nous éprouvions aussi une certaine insatisfaction par rapport à ce qui existait. On se disait : « Il y a de la place pour autre chose. »
15Genèses : Tu as parlé d’un petit noyau initial de fondateurs. D’autres personnes ont été sollicitées ?
16G. N. : Je ne citerai pas de noms, mais parmi les collègues que j’ai sollicités à ce moment-là, certains ont dit « non ». En gros, c’était les plus titrés. C’est ceux qui avaient les cursus les plus élevés qui étaient les plus frileux. Parmi les réflexions que j’entendais souvent, il y avait celle-ci : « Ce n’est pas possible de faire une revue. On ne va pas faire concurrence aux Annales. » Ou : « Ça va déplaire à untel ou untel. » D’autres trouvaient que c’était extrêmement prétentieux pour des minus comme nous de vouloir créer une nouvelle revue. Je crois que ceux qui se sont lancés dans l’aventure avaient tous un profil un peu décalé par rapport aux normes académiques. Moi, je n’ai jamais occupé un poste d’historien dans ma carrière. Je ne fréquentais pas beaucoup ce milieu, sauf un petit groupe d’histoire sociale que j’avais connu quand je faisais de l’histoire ouvrière. Je pense que mes collègues c’était un peu pareil. Nous n’avions pas peur de subir les foudres académiques parce que nous ne visions pas le Collège de France, ni l’Académie française.
17Il fallait vraiment croire au projet, parce que c’était pour chacun d’entre nous un gros investissement. Nous avons eu du mal à trouver un éditeur. Au départ, j’avais sollicité Calmann-Lévy (j’étais en contrat avec eux pour l’ouvrage paru sous le titre La tyrannie du national [6]). Mais je pense que les dirigeants de cette maison s’attendaient à ce qu’on fasse une revue comme Le Débat. Donc ça n’a pas marché. Il fallait trouver des financements, sur des appels d’offre, pour financer le poste de secrétaire de rédaction, qui a d’abord été assuré par Anne-Michèle Bruyant. Au départ, on a vraiment porté la revue à bout de bras, mais c’est aussi ce qui a soudé les liens entre des personnalités très différentes.
18Ce qui me différenciait des autres membres du comité de rédaction, c’est que je ne voulais pas m’enfermer dans le monde académique. Dans le projet initial que je voulais promouvoir, il y avait cette idée, que j’avais expérimentée quand j’étais « historien associatif » en Lorraine. La première revue que j’avais lancée s’appelait Histoires d’ouvriers avec des collègues de Longwy. C’était le modèle de l’History Workshop et de l’Alltagsgeschichte. Un modèle qui relève en partie d’une déprofessionnalisation de la recherche, qui prône des liens avec des gens extérieurs au monde académique. Sur ce point, dans le comité de rédaction de Genèses, j’ai toujours été minoritaire. Cette dimension-là de mon projet initial est passée à la trappe. Je l’ai repris par la suite, autrement. J’aurais bien aimé avoir des correspondants de Genèses dans chaque fac, constituer un réseau, sur le modèle du Maitron ou de l’Institut d’histoire du temps présent. Mais mes collègues avaient sans doute raison. Nous n’avions pas les forces suffisantes pour lancer un projet collectif d’une telle envergure.
19Genèses : Tu penses que c’était faisable d’avoir un projet scientifique très ambitieux et en même temps d’ancrer ça dans un tissu social non universitaire ? Les deux sont tenables ?
20G. N. : Oui, je pense que c’est possible. Mais encore faudrait-il que nos collègues et nos institutions prennent ce genre de démarche au sérieux et qu’on y réfléchisse vraiment. Depuis le début de ma carrière, j’ai toujours été très préoccupé par la question de l’utilité des sciences sociales. J’ai toujours eu besoin de me dire que mes recherches avaient une utilité pratique, sans doute pour me dédouaner d’avoir rompu avec mon milieu d’origine.
21Mais je travaillais avec des gens qui ne se posaient pas ce genre de questions et je ne pouvais pas justifier scientifiquement qu’il fallait se la poser. On oublie souvent que Lucien Febvre était président de l’Association des historiens locaux en même temps que professeur au Collège de France. Ces historiens que l’on porte au pinacle aujourd’hui avaient des liens avec des non-professionnels. Ce genre d’idéal semble de plus en plus obsolète aujourd’hui. Nous vivons dans un monde qui est de plus en plus professionnalisé, spécialisé, avec une division du travail toujours plus poussée et une internationalisation des réseaux. Aujourd’hui, les collègues préfèrent passer leur temps dans des commissions d’experts, plutôt que de développer des liens avec le monde extérieur.
22Mais cela n’empêche pas que le projet Genèses, a été une véritable aventure intellectuelle, qui m’a suffisamment motivé pour accepter de sacrifier le versant militant. C’est une des facettes de ma carrière universitaire dont je suis le plus fier.
23Genèses : Comment se sont faits les contacts pour constituer le comité de rédaction au début ? Dans son témoignage dans un article de Politix [7], Michel Offerlé raconte que la création de Genèses c’est « après un séminaire d’histoire sociale ou quelques rescapés de l’histoire du mouvement ouvrier prennent plaisir à discuter ».
24G. N. : C’est ça, il y avait ce côté historien du mouvement ouvrier, passé un peu par le marxisme, puis par Bourdieu. En tout cas, dans le petit noyau initial. Je me souviens d’avoir parlé de ce projet de revue d’abord avec Michel Offerlé, lors d’une rencontre sur le mouvement ouvrier. Je crois que c’est au moment où il a soutenu sa thèse. Il y avait un GRECO [8] qui s’appelait « Travail et travailleurs » animé par Madeleine Rébérioux, c’est peut-être dans ce cadre-là. J’ai discuté aussi de ce projet de revue avec Christian Topalov, que j’ai connu grâce au travail collectif qu’il animait avec Susanna Magri sur la question des quartiers populaires, au Centre de sociologie urbaine. Puis j’ai tissé des liens avec Alban Bensa. J’avais été très impressionné par l’introduction qu’il avait écrite avec Jean Bazin, au livre de Jack Goody, La raison graphique [9]. Leur critique de Lévi-Strauss ouvrait des perspectives permettant de redonner toute sa place à l’histoire dans le champ des études anthropologiques. C’est à la suite de nos discussions sur ce sujet qu’Alban a accepté de nous rejoindre dans le comité de rédaction de Genèses.
25Genèses : Il rentre pourtant plus tard dans le comité [10]…
26G. N. : Oui, oui. Mais pour moi, la chronologie de Genèses se mélange un peu avec les gens avec lesquels j’avais des accointances, auxquels j’avais pensé, à qui j’en avais parlé mais avec qui ça ne s’est pas fait tout de suite. Pour moi, cette ouverture sur l’anthropologie, c’était très important, notamment pour contrebalancer l’anthropologie historique défendue par Jacques Le Goff qui avait le vent en poupe. À l’époque, il y avait toute une série de machines de guerre contre la sociologie – ça n’a d’ailleurs jamais cessé ! [rires].
27Genèses : Il y a d’autres gens dans l’ours du premier numéro : Olivier Beaud, Yvon Lamy, Antoine Lyon-Caen, Peter Schöttler, Robert Salais. Comment sont-ils arrivés ?
28G. N. : Robert Salais, c’était surtout pour la déconstruction des statistiques – chose qu’on a retrouvé après avec Alain Desrosières. Antoine Lyon-Caen a joué un rôle aussi. C’est quelqu’un que je connaissais depuis longtemps par des accointances militantes et on se disait que ce serait bien d’avoir un juriste dans notre comité, car nous voulions reprendre la question de l’État que les Annales avait complètement occultée. Antoine était très occupé, mais il a joué un grand rôle dans le choix de la couverture [rires] ! Je connaissais également Yvon Lamy parce qu’au début de ma carrière, j’avais beaucoup travaillé sur les questions de culture ouvrière et sur le patrimoine industriel. C’était le grand spécialiste de l’histoire des forges de Dordogne. On s’était retrouvé et on a beaucoup sympathisé. Il a accepté lui aussi de rejoindre la rédaction de Genèses, mais comme il a été en poste à Bordeaux, puis à Limoges, il n’était pas toujours disponible. Mais il a joué un rôle important dans la revue. Je connaissais aussi Peter Schöttler depuis longtemps. C’était la filière althussérienne.
29Je pense que nous formions un ensemble cohérent, même si chacun d’entre nous a gardé sa spécificité au sein de la revue. Je crois que nous étions tous très attachés à cette dimension collective. Nous avions construit un lieu très chaleureux et où il y avait des vraies discussions scientifiques, parfois avec des tensions, des engueulades, des prises de bec, comme dans tout collectif.
30Genèses : Et concernant la forme prise par la revue ? Le choix de l’organiser autour de dossiers, avec des rubriques bien définies, comment ça s’articule ? Et pourquoi ce choix-là ?
31G. N. : Je ne me rappelle plus comment les choix se sont faits. Il faudrait demander aux archivistes de Genèses comment cela a pu se concrétiser. Pour ma part, je n’avais jamais réfléchi à toutes ces questions avant. Chacun d’entre nous a apporté des idées, fait part de ses expériences antérieures. J’étais très attaché à l’idée d’une ouverture de la revue sur l’extérieur, sur la vie de la science, la vie de la recherche. C’est cette rubrique qui est devenue « Recherche » et puis après « Savoir-faire ». L’idée du dossier s’est imposée assez vite comme une évidence. C’était d’ailleurs assez banal.
32Genèses : Oui banal… Mais en même temps d’une exigence folle, on le voit par rapport aux autres revues qui publient quand même des varia ou des varias déguisées la plupart du temps.
33G. N. : C’est sûr qu’on avait sous-estimé l’ampleur du travail que cela représentait. Mais on était tous animés par la même volonté, les mêmes exigences. Il est certain qu’au fil des années, il n’a pas toujours été facile de maintenir le cap, mais de nouvelles forces sont venues nous rejoindre.
34Genèses : Et le titre ?
35G. N. : Le titre on en a beaucoup discuté ! Je ne sais plus comment on est tombé là-dessus. Mais on a passé plus d’un an quand même à se réunir régulièrement pour parler de tout cela. Au début, certains croyaient que Genèses était une revue catholique [rires] ! On a eu des courriers comme ça, des chrétiens de France !
36Ce titre voulait signaler notre souci de faire converger la démarche foucaldienne sur la « généalogie » et l’approche durkheimienne du passé dans le présent. Ce qui nous rassemblait, c’était l’historicité du monde social ! Il nous semblait qu’à partir de là, on tenait un fil conducteur qui était suffisamment cohérent pour construire un projet rassemblant des recherches qui avaient un « air de famille », pour parler comme Wittgenstein. Nous n’avions pas besoin de crier sur tous les toits que nous étions « pragmatistes » car nous pensions, comme Max Weber, qu’on n’a pas plus besoin de théorie en sciences sociales que de connaître l’anatomie pour marcher.
37Nous étions aussi très soucieux de dépasser les vieilles polémiques entre histoire et sociologie, qui n’avaient pratiquement pas cessé depuis le début du xxe siècle. Nous voulions construire des passerelles. Je pense que ce souci a joué un rôle dans le choix du titre de la revue. Cela nous a orienté sans doute aussi vers les rubriques. Grâce aux rubriques, on pouvait fabriquer des numéros à géométrie variable, en mettant un coup de projecteur sur des avancées méthodologiques, sur des chercheurs peu connus, etc.
38Genèses : Et le sous-titre de la revue [11] ? C’était la réponse directe aux Annales ?
39G. N. : Oui. Le sous-titre avait une intention stratégique explicite. Nous voulions montrer notre ancrage dans le champ des sciences sociales. D’ailleurs les Annales ont changé le leur juste après, sous l’impulsion de Bernard Lepetit [12].
40Genèses : Bernard Lepetit aurait dit, d’après Peter Schöttler [13] : « Genèses, c’est les Annales comme j’aimerais qu’elles soient »…
41G. N. : Il paraît, oui. Mais nous n’étions nullement dans un esprit de compétition. Nous n’étions pas obsédés par la volonté de sortir de la marginalité. Ceci dit, c’est vrai que nous avons été agréablement surpris de voir les réactions élogieuses, comme celle de Lepetit. La revue commençait à avoir un impact qui dépassait nos attentes de départ. Par ailleurs nous occupions des positions dans les institutions parisiennes qui nous donnaient une certaine centralité malgré tout. La plupart d’entre nous étaient dans une trajectoire ascendante.
42Genèses : De quel numéro tu te souviens particulièrement ? Quels sont pour toi les numéros qui sont un peu la marque de fabrique de la revue ?
43G. N. : Au début, on nous a reproché d’être un peu la revue des débuts de la IIIe République ! [rires]. C’est vrai que plusieurs d’entre nous étaient spécialistes de cette période. Mais une revue intitulée Genèses devait nécessairement accorder une grande importance à ce moment fondateur pour la société française d’aujourd’hui. Les numéros sur la construction des catégories juridico-administratives, sur la sociohistoire du politique ont eu je crois un très grand impact dans le monde des sciences sociales. J’ai un faible aussi pour le premier numéro de la revue dans lequel nous avons publié un dossier sur la naissance du métier d’historien, avec une large ouverture internationale.
44Genèses : Tu dirais que c’est un peu épuisé aujourd’hui ? Comment tu vois la revue, sa transformation, son état actuel ?
45G. N. : Pour ma part, je ne voulais pas reproduire le modèle que j’avais vu aux Annales quand j’étais étudiant, avec des membres du comité de rédaction retraités depuis des années, mais inamovibles. Après quinze ans de bons et loyaux services, je me suis dit que le moment était venu de passer la main. Je trouve d’ailleurs que nous avons globalement bien réussi ce passage de témoin. Il y a eu un renouvellement, une ouverture qui s’est faite dans des directions différentes. La revue a évolué. Et en même temps, elle a gardé son identité, j’en suis convaincu. Ce n’est pas rien d’avoir fondé une revue qui fête aujourd’hui son centième numéro. On le doit aussi à Belin qui nous a soutenus quand on était au bord du gouffre. Mes insatisfactions d’aujourd’hui, ce sont celles que j’avais déjà au début, cette question du rapport au monde non académique mais je n’ai pas de réponse.
46Genèses : C’est aussi en partie pour ça que tu es parti ?
47G. N. : Oui, en partie, même si j’avais fait une croix dessus. À un moment donné, je me suis dit : « Cette revue fonctionne, elle a sa vitesse de croisière. Ils n’ont plus vraiment besoin de moi. » Je me suis retiré pour récupérer du temps libre, afin de m’investir davantage dans les projets d’action culturelle qui m’ont toujours tenu à cœur, depuis mes débuts quand j’étais enseignant à Longwy. J’ai créé la première association pour la fondation d’un musée de l’Immigration, qui a vu le jour quinze ans plus tard. J’ai fait partie de son comité scientifique, mais avec mes collègues nous avons démissionné quand Nicolas Sarkozy a créé le ministère de l’Identité nationale. Aujourd’hui, je préside l’association DAJA qui regroupe des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs, avec le souci de transmettre les connaissances que nous produisons dans des langages accessibles aux milieux populaires.
48Je n’ai pas abandonné la recherche, mais j’ai dû renoncer aux responsabilités que j’exerçais faute de temps. Peut-être aussi qu’à un certain moment, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour des possibilités qu’offraient les sciences sociales. Je n’avais plus suffisamment d’énergie pour m’investir dans de nouveaux projets.
49Genèses : Tu lis encore la revue ?
50G. N. : Oui, bien sûr, je continue à la recevoir et à la lire [rires]. Mais c’est vrai que mon intérêt pour les articles varie en fonction des sujets de recherche sur lesquels je travaille. Mais à chaque fois que je me plonge dans une recherche, Genèses est l’une des premières ressources que je mobilise. C’est pour ça que je souhaite longue vie à Genèses.
51Genèses : Mais quid du projet porté par Genèses, c’est-à-dire, au-delà de la revue proprement dite, le projet d’historiciser les sciences sociales, quel regard tu portes là-dessus ?
52G. N. : Je pense franchement que le bilan est positif. Bien sûr, comme je suis juge et partie, mon avis n’est certainement pas tout à fait objectif. Il faudrait faire des enquêtes pour pouvoir confirmer tout ça. Mais le sentiment que j’ai, c’est que les choses ont beaucoup progressé en trente ans – pas seulement grâce à Genèses, mais parce qu’il y a eu un mouvement de fond. L’interdisciplinarité est devenue le pain quotidien de beaucoup de jeunes chercheurs aujourd’hui. La question du passé/présent, donc de l’historicité, est vraiment présente dans tout un secteur des sciences sociales. Je dirais que, là où ça manque le plus, paradoxalement, c’est chez les historiens. Beaucoup font de l’histoire sans savoir ce que c’est que l’historicité [rires] ! C’est peut-être chez les historiens que l’impact de Genèses a été le moins fort.
53Genèses : Si on regarde les dix-neuvièmistes aujourd’hui, ils citent volontiers les travaux de sociohistoire.
54G. N. : Oui. C’est vrai. Il y a une grande différence entre les dix-neuvièmistes et les vingtièmistes. Plus on se rapproche du « temps présent », plus c’est compliqué. J’ai souvent entendu mes collègues se plaindre du faible impact de leurs travaux. Combien d’entre eux ont bifurqué vers la haute administration ou le journalisme parce qu’ils ne supportaient pas cet anonymat ! La revue Genèses a permis à ceux qui ont veillé à son chevet d’éviter ce genre de désenchantement. Je voudrais mentionner aussi le rôle qu’a joué le DEA de sciences sociales [14] dans tout ce processus. Cette formation a été un lieu de rassemblement et d’échanges essentiel dans le développement de l’interdisciplinarité.
55Genèses : Justement, le DEA, il en a peu été question alors qu’on s’attendait à ce qu’il soit central. Pour Florence Weber, Genèses c’est le prolongement du DEA de sciences sociales et du laboratoire des sciences sociales [15].
56G. N. : Je ne dirais pas le « prolongement ». Parce qu’au tout début de l’aventure, j’étais le seul membre du DEA. Michel Offerlé ne faisait pas encore partie de cette formation. Christian Topalov en était éloigné. Néanmoins, il est juste de souligner que cette formation doctorale nous a permis de mobiliser un formidable vivier de jeunes chercheurs. Donc c’était des conditions idéales : on avait un éditeur ; on avait ce support institutionnel prestigieux ; des étudiants brillants, travailleurs, qui partageaient nos convictions. Il aurait fallu être vraiment mauvais pour ne pas réussir [rires] !
57Genèses : Comment se fait-il d’ailleurs que Jean-Claude Chamboredon n’ait pas pris part à l’aventure de Genèses ?
58G. N. : J’avoue que je ne lui ai jamais posé la question. Je ne sais pas pourquoi…
59Genèses : Parce qu’il avait aussi une dimension d’historicité dans ses travaux donc il aurait pu…
60G. N. : Oui, il aurait pu ! Mais moi, je trouvais que notre entreprise était trop modeste pour oser solliciter un sociologue de l’envergure de Chamboredon (avec lequel je travaillais pourtant quotidiennement). Et puis c’était un membre éminent du comité de rédaction de la Revue française de sociologie.
61Genèses : Comment tu expliquerais ceux qui partent et ceux qui restent sociologiquement, du point de vue du métier, des habitudes ? Qu’est-ce qui fait qu’on reste longtemps à Genèses ?
62G. N. : Je crois que ceux qui sont restés le plus longtemps à Genèses, ce sont les collègues qui avaient le profil du « savant pur ». Pas le profil académique, mais le profil du vrai savant capable de passer toute une soirée pour corriger un article envoyé par un débutant. La revue Genèses était un lieu idéal pour des collègues capables d’une telle abnégation.
63Genèses : On a peu évoqué l’aspect matériel. La revue fonctionnait comment ? Il y avait un secrétaire de rédaction ? C’était financé comment ?
64G. N. : Au début, Anne-Michèle Bruyant, une étudiante de Michel, a été notre secrétaire de rédaction. Et ensuite, nous avons pu obtenir un poste d’ingénieur de recherches occupé par Jean Leroy, grâce à Christian. Ça nous a changé la vie.
65Genèses : Parce que vous ne vouliez pas vous adosser explicitement à une institution ?
66G. N. : C’était difficile. Nous formions un groupe hétéroclite et hétérodoxe. Quelle institution aurait voulu de nous ? À une certaine époque, nous avons été soutenus par le grand pôle de recherches en sciences sociales qu’Antoine Lyon-Caen animait à La Défense. J’avais un bureau là-bas et j’ai même fait un séminaire. Pour en revenir à Genèses, on passait un temps fou à trouver l’argent ! Surtout, quand on a vu que Calmann-Lévy ne donnerait rien.
67Genèses : Comment s’est fait le choix d’aller chez Belin après ?
68G. N. : François Weil, que je connaissais depuis qu’il était élève à l’École normale, dirigeait une collection chez Belin « Chantiers d’histoire américaine » ou un truc comme ça. Un jour, je lui ai dit que nous étions vraiment dans la mouise et il m’a conseillé d’en parler à Marie-Claude Brossollet [16] qui dirigeait les éditions Belin.
69Genèses : Nous avons retrouvé une lettre que tu avais écrite pour la journée du 11 avril 1992 : « Contribution à la réflexion sur l’avenir de Genèses [17] ». C’est le moment où Calmann-Lévy s’en va, en gros, tu dis « On va mourir si on ne se bouge pas très vite. » Ce que tu proposes ressemble bien à ce que tu nous as dit au début de l’entretien : ce qu’il faut faire, c’est la fuite en avant, quelque chose de plus dur et de plus exigeant encore que maintenant. Tu disais en substance : « Il faut qu’on fasse une revue réellement interdisciplinaire – ça on y arrive à peu près – mais réellement internationale, c’est-à-dire publiée en anglais. Avec un réseau de gens. » Ça nous a beaucoup surpris. En admettant qu’on ait les moyens financiers de faire ça aujourd’hui, est-ce que ça te semblerait possible une revue véritablement internationale ?
70G. N. : C’est amusant, je n’en ai pas du tout parlé dans cet entretien. Mais c’est vrai que je croyais beaucoup à ce moment-là à l’internationalisation de la recherche. J’ai beaucoup cru – et d’ailleurs je m’en mords les doigts sur certains aspects – qu’avec l’Europe, on allait dépasser les logiques nationales et je disais à mes étudiants de faire directement une thèse, sans passer les concours. Je commençais également à être impliqué dans des réseaux internationaux. Deux ans après la lettre que vous citez, j’ai passé une année à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Je me disais que notre projet scientifique aurait certainement un impact aux États-Unis. Christian avait également de bons réseaux là-bas. Mais franchement, je ne me souvenais pas que j’avais écrit ça ! Ça va totalement à l’encontre de ce que je disais tout à l’heure sur l’ancrage local [rires].
71Genèses : Mais quand on voit l’effort que demande un comité de rédaction, l’effort quand on est en face-à-face physiquement les uns avec les autres – on pense aussi à l’expérience Liber [18] par exemple qui est à la fois une réussite et un semi-échec – est-ce que c’est pas un peu utopique de penser, même avec Internet, faire marcher quelque chose comme ça, à grande distance.
72G. N. : Je suis d’accord avec vous. J’ai toujours eu un côté un peu utopique. Mais heureusement j’étais entouré de collègues qui avaient les pieds sur terre.
73Genèses : Tu avais écrit : « L’une des solutions qui pourrait y avoir à ce problème serait de limiter les numéros à deux par an et s’appuyer au maximum sur les ressources que nous offre aujourd’hui la communication télématique grâce au courrier électronique (stations next…) »
74G. N. : Au laboratoire de sciences sociales de l’ENS, je travaillais quotidiennement avec des collègues comme Éric Guichard et Yvan Chauviré qui étaient des surdoués de l’informatique. C’est grâce à eux que j’ai pu réaliser les analyses factorielles que j’ai publiées dans Le Creuset français. Je pense qu’Éric Guichard avait dû me parler un jour des « stations next ». À l’époque, Internet n’existait pas, mais on sentait que l’informatique allait rapidement bouleverser nos modes de fonctionnement.
75Genèses : Du point de vue du fonctionnement du comité, une pratique à laquelle on tient beaucoup, c’est la pratique de lecture par les membres du comité eux-mêmes, pas de transmettre à des membres extérieurs. Fonctionner ainsi, c’était un choix de départ ?
76G. N. : Ah oui ! C’est la patte Christian Topalov et Michel Offerlé, peut-être qu’ils étaient là-dessus les plus professionnels, les plus exigeants. Ça a été de leur part une exigence impérative en faisant cette revue. C’était important aussi sur le plan déontologique. Les gens qui s’adressaient à nous savaient que nous lirions nous-mêmes leurs textes. Je pense que c’est dans une revue que le contrôle des pairs peut s’exercer de la manière la plus efficace. Et comme souvent nos avis sur un article convergeaient, ça nous rassurait. Un tel fonctionnement collectif, c’est aussi une discipline. Qui exige de renoncer un peu aux querelles d’égo.
77Genèses : Il était question des expériences de Christian et Michel dans d’autres comités de rédaction.
78G. N. : Oui, je crois qu’ils avaient acquis une expérience dans d’autres comités de rédaction. Leur compétence dans ce domaine était plus grande que la mienne, c’est ce qui les incitait à nous rappeler constamment la rigueur dans la lecture des articles.
79Genèses : Et toi ? Tu n’avais pas fait partie avant d’une autre revue ?
80G. N. : J’avais participé à la revue Travail, avec Robert Linhart, Benjamin Coriat et Catherine Lévy. Cette revue me plaisait bien car elle était à la jonction du militantisme et de la recherche. Mais elle a fait long feu.
81Genèses : Et sur les historiens, pourquoi on n’a pas réussi à attirer plus d’historiens pour venir publier dans Genèses ?
82G. N. : La discipline n’a pas beaucoup changé. L’histoire est une discipline très académique où les exigences scientifiques ne sont pas très élevées, où l’interdisciplinarité n’est pas vraiment mise en œuvre. C’est pour ça que je vous suis reconnaissant d’avoir repris le flambeau de Genèses et que la revue perdure. Je considère Genèses comme un pôle de résistance. De toute façon, faire des sciences sociales, c’est entrer en résistance.
« Fragments d’un discours » généticien, Michel Offerlé
83Nous voici donc non dans la commémoration mais dans la remémoration. Dans l’anamnèse de ce qui « s’est réellement passé », « was ist eigentlich gewesen », il y a près de 30 ans, entre quelques agents sociaux commençant à être connus et reconnus dans le monde universitaire, et disposés et disponibles pour faire « quelque chose ensemble ». Pourquoi ne pas appliquer à ce groupe les méthodes que les un-es et les autres avons appliquées et appliquons à nos objets, à la nébuleuse réformatrice, aux organisations politiques, aux militantismes… Pourquoi ne pas étirer le discours de la fenêtre d’opportunité scientifique, de la mobilisation, des réseaux, de la disponibilité biographique, des rétributions et/ou de la défense d’une cause, explicitement formulée dans un manifeste qui en dit beaucoup et peu sur les raisons d’agir – intellectuelles et autres – des fondateurs de Genèses. Il y a comme une gêne à tenter d’objectiver une aventure intellectuelle dont on est proche, parce que pour soi le désenchantement est d’autant plus difficile à gérer qu’il est bien plus confortable d’épurer l’aventure et de croire au manifeste, sans se poser les questions de ses conditions de possibilité autres que générales.
84En outre même si des morceaux d’archives ont résisté aux renouvellements du comité et si des souvenirs peuvent tenir lieu d’observation participante, l’enquête resterait à mener, je ne vais pas faire une leçon de méthode, pour faire se confronter les points de vue, donc les points de vision sur cet apprentissage et cette création collectifs. Je prendrai donc le parti pris du « je » sans éluder totalement le « nous » dont j’ai été aussi partie prenante ; en révoquant la mise à distance d’un discours surplombant qui pourrait être une forme d’hagiographie, d’histoire sainte de l’histoire de Genèses ou une sociohistoire à laquelle pourront se livrer des historiens, si le jeu en vaut la chandelle. Je me suis déjà livré à ce « témoignage » engagé pour le numéro 100 d’une autre revue qui a une part d’histoire commune avec Genèses, Politix [19]. Le lecteur pourra s’y reporter et j’espère seulement que cette seconde « célébration », ne sera pas, ne serait-ce que dans sa forme, une simple décalcomanie de la première.
85Le meilleur service à rendre à une « institution » c’est de la considérer avec irrespect et donc d’en être, avec présence et distance. Le petit lexique suivant, en 19 entrées, n’a pas vocation à l’exhaustivité. Il s’agit de fragments et de vagabondages tout aussi distanciés qu’empathiques et rieurs.
Bénévolat : Participer à la rédaction d’une revue c’est du bénévolat dans tous les sens du terme. C’est lire des textes qui ne seront jamais publiés puisque plus de 80 % des papiers reçus sont rejetés par le comité. Comme pour toute forme de bénévolat, se pose donc la question, pourquoi font-elles/ils cela, et pendant si longtemps ? Pourquoi cet arbitrage favorable entre de multiples activités ? Quand je voyais un-e membre quitter une réunion du comité alors même que nous avions sanctuarisé la matinée ou la journée, je laissais vagabonder mon imagination comme j’ai laissé vagabonder mon libre arbitre quelques années plus tard, quand moi aussi je saluais la compagnie : allait-il/elle chez le coiffeur ? faire des courses ? lire un « vrai » ouvrage ? folâtrer en un rendez-vous amoureux ?
Comptabilité : Il ne suffit pas de donner son temps. Il faut aussi donner de l’argent. Au départ les activités généticiennes étaient non seulement bénévoles mais elles donnaient lieu à cotisations. Il fallait payer pour en être. Et il fallait trouver aussi des financements notamment lorsque la revue disposait d’une secrétaire de rédaction, Anne-Michèle Bruyant puis Sabine Maillard, rémunérée par ses propres finances. Il a fallu décrocher des contrats auprès de mécènes publics : sur ce plan les chercheurs du comité savaient y faire et étaient capables de monter des dossiers qui équivalaient à des achats de numéros. Malgré quelques tentatives, aucun mécène privé n’a été attiré par Genèses. Nos laboratoires et institutions respectifs ont été sollicités, indirectement… Cela m’a toujours fait penser à une partie du financement des partis politiques : il n’y a eu aucun enrichissement personnel mais de fait nous avons détourné de l’argent public au profit de notre « marque collective ».
Élection(s) : Je ne me souviens plus quand nous avons commencé à élire les membres du comité. Les huit premiers avaient été choisis par cooptation, les suivants par consentement unanime. Ensuite ce fut moins simple. Il fallait d’abord opiner sur la question de savoir si il fallait « ouvrir le comité ». Une fois cette question préalable réglée, de manière pas toujours consensuelle, il fallait proposer des candidats (fallait-il ou non les prévenir avant ?) : les règles jamais fixées totalement et trop souvent bafouées ont renouvelé peu à peu un comité qui s’est tout à la fois constitué par affinités (d’amitié, de génération, voire d’orientation) et selon des répartitions par quotas (homme-femme, selon la discipline, la sous-discipline…).
Exit : Tout groupe est la somme de ses passagers constants et des passagers temporaires qui ont préféré ne pas rester, partir en silence, ou en élevant la voix. Il y a de bonnes ou de mauvaises raisons d’entrer (ou de vouloir entrer) dans un groupe, il y a aussi de bonnes ou de mauvaises raison d’en sortir. Les arbitrages existentiels peuvent se conjuguer avec les jugements que l’on porte sur les pratiques et les modes de fonctionnement d’un groupe qui s’avère moins ouvert ou inclusif qu’on le pensait. D’où ces sentiments de gêne (pas assez disciplinaire, trop flou et éloigné de préoccupations qui peuvent être très pointues et très sous-disciplinaires, fin d’étape de carrière) ou ces vexations (refus d’un papier, rejet d’un dossier que l’on dirige ou d’un article dont on fait une question de principe). La dissidence a pu se faire aussi sur le plan de l’orientation de la revue : l’académisme versus une forme de science sociale plus engagée, plus interventionniste dans le monde social. Elle a pu se faire aussi pour certain-es qui estimaient que Genèses restait trop franco-française et insuffisamment arrimée aux débats internationaux, voire par l’offre d’une revue considérée comme trop située (« Genèses c’est la fin du xixe siècle vue depuis l’ENS »). D’aucuns ont pu aussi avoir le sentiment d’avoir été poussés vers la sortie sans véritablement le souhaiter.
Fondation : Je n’ai pas la religion de l’origine. Une décision n’est jamais que l’ordonnancement d’une situation et d’interactions. En l’occurrence les lettres que nous avons reçues de Gérard Noiriel ont bien été décisives. Elles constituaient un appel à la mobilisation dans des trajectoires singulières, des disponibilités biographiques, et dans une conjoncture intellectuelle que nous vivions à la fois très différemment selon nos disciplines respectives, et en commun, en dépit de ces expériences différentes. Se réunir c’était aussi comprendre où nous étions et où nous en étions.
Genèses : Qui a trouvé le titre Genèses ? Dans mon souvenir, formellement c’est Antoine Lyon-Caen qui l’a proposé lors d’une réunion de 1989. Je l’avais aussi sur le bout de la langue lors de cette réunion et je l’avais utilisé dans une lettre à Gérard Noiriel et dans un papier de 1984. Il était dans l’air du temps. Bernard Lacroix l’utilisait beaucoup, notamment dans sa contribution au Traité de Science politique paru en 1985. Invention, genèses, amnésie, anamnèse… tous ces mots fleurent la fin des années 1970 et les années 1980. Il s’agissait de prendre le large, de ne pas s’en laisser compter par le mainstream, en questionnant les « ça va de soi ». Genèses sous certains aspects a contribué à l’amplification d’une des formes du « constructivisme » ou du « déconstructionnisme » : réfléchir tout simplement sur les objets, les catégories, les méthodes que l’on utilisait.
Interdisciplinarité : Il est toujours délicat de définir un mot d’ordre qui s’est à la fois routinisé (« il faut être interdisciplinaire ») et qui est partiellement dénié (comment se placer dans des postes disciplinaires quand on est interdisciplinaire ? Comment ne pas voir une accentuation chez certains, du retour vers le sous-sous disciplinaire ?). Les comités de Genèses n’ont pas échappé à ce flou ombragé. Plusieurs conceptions de l’interdisciplinarité ont pu y cohabiter sans se découvrir ni s’affronter ouvertement. Il s’agissait sans doute de se différencier des Actes qui certes donnaient place aux historiens mais fonctionnaient de manière « très école » autour d’une référence conceptuelle très intégrée, et de reprendre ce que les Annales n’assumaient plus, puisque lorsque nous nous sommes réunis, son comité de rédaction était composé uniquement d’historiens.
Lectures : A-t-elle/il fait ses lectures ? Les fera-t-elle/il ? Qui prend telle ou telle lecture ? La quantité, la ponctualité et la qualité des lectures est une sorte de sismographe du fonctionnement du comité. La stylisation d’une lecture épurée renvoie à la maîtrise d’un exercice routinisé (« Au bout de quelques lignes, on a compris ») ou est un très bon indicateur de la démobilisation du lecteur qui a autre chose à faire. La longueur et la précision d’un compte-rendu démontre la qualité de la lecture et la nécessité pour les nouveaux-elles entrant-es de « faire leurs preuves » devant un cénacle d’égaux, inégalement égaux. Et la profondeur de l’investissement dans la lecture est aussi un possible moyen de subvertir les réputations et les hiérarchies apparentes. Dans un comité, certains parlent juste, d’autres ne parlent pas assez et d’aucuns parlent trop.
Ligne : « La ligne de Genèses, c’est Genèses », ou « La ligne de Genèses est tracée par les articles qu’on a refusés collectivement » rappelait plusieurs fois un membre du comité, lorsque d’autres vocalisaient : « C’est un chercheur très Genèses dans l’orientation de ses travaux », « Ça me confirme dans l’idée que je ne suis pas très Genèses », « Je m’endors au milieu, c’est bon signe, c’est du vrai Genèses ». Le manifeste de 1990, la teneur même des papiers dans leurs différences et dans les nuances qui ont présidé à leur acceptation, les sentences courtes ou les petites phrases ironiques prononcées en comité, constituent l’esquisse d’une ligne qui n’a jamais été « théorisée » ni objectivée (comptage des types d’articles, armatures conceptuelles, administration de la preuve, références d’auteurs).
Objets : La table du comité est remplie d’objets divers. Les ordinateurs portables y ont fait leur apparition progressivement. Et les cigarettes ont disparu. Les tentatives de rationalisation de lecture des articles y sont parfois présentes. Les articles étaient en version papier, diversement annotées et surlignées. Les critiques des papiers faites oralement avaient des qualités très différentielles, selon l’acuité de lecture de l’exposant et selon sa capacité à faire vivre un texte écrit (parfois long) ou à improviser oralement sur un canevas argumentaire.
Parité : Il est toujours délicat d’aborder cette question quand on parle de « l’autre genre ». Le premier comité de Genèses était très déséquilibré. Des chercheuses ont intégré progressivement le comité et désormais l’équilibre est atteint. Certaines des chercheuses ont pu à certains moments mettre en cause la division du travail entre les sexes dans le fonctionnement du comité. En dénonçant l’inégal intérêt porté à leurs paroles lors des débats ou en se plaignant du rejet du « sale boulot » sur elles (notamment en ce qui concerne le bouclage des numéros et tout le travail invisible qui sépare le moment de l’acceptation définitive du texte à son départ à l’imprimerie). Pour le « sale boulot », sans doute a-t-il varié dans le temps et toute une série de tâches très matérielles ont été réparties, plus ou moins équitablement, entre les membres fondateurs du comité (notamment lorsque la revue a failli disparaître lors du changement d’éditeur en 1992). Pour la prise de parole en comité, je reste dubitatif et la variable « sexe » doit être mise en rapport avec d’autres variables pour comprendre ces « effets d’autorité », qui s’exercent en réunions sur les interventions des un-es et des autres et sur les autocensures qui peuvent s’exercer.
Petite monnaie de l’action collective : Nous avons tous « profité » de Genèses comme expérience intellectuelle reconnue. Intellectuellement sans doute car un comité de rédaction est une instance de mise à jour intellectuelle et bibliographique de socialisation, d’apprentissage et de lucidité de soi par rapport aux autres (où se situe-t-on ?) de réassurance et de mise en péril de soi (être à la hauteur et que les autres soient également à leur hauteur). Nous en avons « profité » aussi, de façon plus ou moins maîtrisée pour nos carrières et pour notre notoriété au sein du monde universitaire. J’ai progressivement été assigné à une position en science politique ; dans certaines réunions, lorsque le mot « genèse-s » était prononcé, d’aucuns regardaient avec insistance vers moi.
Petits règlements de comptes entre amis : Lors des élections pour l’extension du comité, les critères de jugements ne sont pas tous semblables ni explicités. De même, les divergences s’extériorisent de manière permanente dans les lectures : les textes les plus controversés ont été les textes « les plus historiens » ou les plus engagés théoriquement (« trop strictement bourdieusiens », « trop pragmatistes »). Et les rapports entre disciplines ne sont pas toujours entièrement sereins : « À chaque fois qu’on a un “Savoir-faire” d’un historien on dit que c’est naïf. Un article de sociologue n’est jamais qualifié de naïf. » Certaines appréciations indicibles peuvent permettre d’écarter des papiers qui viennent mettre en danger la propriété du problème que le lecteur peut s’arroger sur tel objet.
Sauver/tuer : Les lectures empathiques devraient être la règle. Mais il est facile de tuer un texte, en lui attribuant certains lecteurs, en trouvant systématiquement les points faibles, en lisant de manière orientée ou en laissant lire le/la secrétaire de rédaction un texte rédigé par un absent. On peut à l’inverse sauver des papiers faibles en les réécrivant : il y a eu dans les comités successifs quelques généreux lecteurs qui sont parvenus à tant faire corps avec un texte, qu’ils l’ont transfiguré et parfois même sont arrivés à le faire passer.
Sociabilité : La compagnie généticienne était agréable et rieuse. Elle s’est étendue pour certains en dehors des réunions de comité, des déjeuners sur l’herbe de l’ISST, du campus Jourdan ou de la maison de campagne accueillant le comité pour une réflexion d’orientation près du Chemin des Dames et du plateau de Craonne.
Sociohistoire : Genèses est pour certains le lieu de production et d’invention de ce que l’on appelle désormais « la » sociohistoire. Pourtant nombre de membres du comité ont toujours refusé le label, lui préférant la plus ancienne désignation, histoire sociale, ou préférant ne pas s’aventurer dans une labellisation qui les éloignerait de leur discipline ; ou souhaitant sans patronyme ni emblème se référer à l’unité des sciences sociales.
Tirage : Nous sommes arrivés à un moment où l’espace des revues commençait à être étendu et où les revues en place bénéficiaient d’une rente de situation en termes d’abonnements. Nous n’avons cessé de bricoler des campagnes de diffusion en rameutant nos amis, en alertant des bibliothèques. Plusieurs des premiers numéros ont fait l’objet de recensions dans la presse quotidienne. La revue a commencé à avoir une visibilité et une réputation scientifiques. Rien n’y a fait : nous n’avons jamais dépassé les 300 abonnés. La maison Calmann-Lévy nous a dit rétrospectivement qu’ils croyaient avec nous avoir lancé quelque chose qui se positionnerait parmi les revues intellectuelles destinées à un public élargi, type Esprit, Le Débat ou Commentaire. Nous n’en avions pourtant jamais émis l’idée. Nous étions partis sur une ligne académique déviante. Nous avons été débarqués. Il a fallu licencier la secrétaire de rédaction et trouver un éditeur. Belin, et particulièrement sa directrice d’alors Marie-Claude Brossollet, nous a alors accueillis tout en connaissant notre créneau. Cet accueil était contemporain de l’arrivée d’autres revues chez Belin qui en fait désormais un des éditeurs français les plus orientés vers la publication de revues universitaires. L’aventure Cairn dont nous avons été l’un des « cobayes » a désormais réglé la question de la faiblesse des abonnements papier.
Un petit monde : Tout le travail du comité a consisté à sortir du « 2e étage » : celui du bâtiment B de l’ENS du boulevard Jourdan dont provenaient nombre de membres du comité et nombre d’auteurs qui enseignaient ou avaient enseigné ou étudié dans le cadre du DEA de sciences sociales, qui est une préfiguration de l’interdisciplinarité « à la Genèses ». Il a fallu aller chercher des papiers chez des alliés potentiels dans les diverses disciplines que nous « représentions » et parmi les relations internationales que certains d’entre nous cultivaient. Il fallait convaincre les Français de publier dans une revue encore peu visible et non disciplinaire, et mobiliser les auteurs étrangers en leur demandant de publier un article original (nous refusions toute traduction d’un article déjà publié) que nous ferions traduire en français. Si nous avons pu mobiliser des chercheurs issus d’universités allemandes ou latino-américaines, il a été beaucoup plus difficile de faire admettre de tels investissements pour des collègues de langue anglaise. Gareth Stedman Jones a été l’un des rares membres du comité international (peu mobilisable malgré les campagnes de rappel) à assister à un comité. Toutes les initiatives tendant à unifier collectivement ces relations, à capitaliser notre travail, sont restées lettre morte, qu’il s’agisse d’un carrefour des revues-sœurs étrangères, d’un colloque pour le 10e anniversaire ou de la création d’une bibliothèque de Genèses. La collection « Socio-Histoires », éditée chez Belin, est proche de Genèses mais séparée de la revue.
Urgence : La sortie des numéros s’est toujours faite dans la plus grande urgence. Malgré des tentatives de rationalisation dignes des premiers temps de l’organisation scientifique du travail (fiches de traitement des articles, planning et décomposition des tâches, affectation des personnes à telle tâche), rien n’y a fait. C’est la progressive stabilisation du secrétariat de rédaction (avec Jean Leroy) et les directives fermes des éditeurs qui ont permis que nous atteignions sur le fil du rasoir, le numéro 100.
Notre interdisciplinarité : « des rencontres qui se cherchent ». Entretien avec Christian Topalov
87Malgré une certaine prudence à l’égard des moments anniversaires, pour ce qu’ils représentent de propice à la formulation de grands récits, nous voici amenés, à l’occasion de la sortie du numéro 100 de Genèses, à porter un regard rétrospectif, informé mais « indigène », sur les commencements et les évolutions plus récentes d’une entreprise intellectuelle dont Christian Topalov été un membre fondateur. Il est à présent le seul, parmi les neuf membres que comptait l’équipe initiale, à rester actif au sein du comité de rédaction. On tentera donc d’appliquer le pluriel de Genèses à l’exercice qui consiste à revenir sur sa création en essayant de passer en revue quelques-unes des conditions qui ont rendu possible d’abord l’initiative proprement dite de créer une nouvelle revue de sciences sociales et d’histoire en 1988, puis de mettre en œuvre quotidiennement ce projet et enfin – ce qui n’était pas gagné d’avance – de tenir – puisqu’il faut un symbole – jusqu’au numéro 100 [20].
88Genèses : Parlons d’abord du projet. Une de ses ambitions principales était l’idée d’unification des sciences sociales et de pratique de l’interdisciplinarité, ou de la pluridisciplinarité – c’est le mot que le « Manifeste » du premier numéro emploie. Autour de cette question, il y a comme un malentendu, puisque, justement, le « Manifeste » la considère comme une « catégorie molle ».
89C. T. : Personne dans le groupe originel, ni dans le comité d’aujourd’hui je crois, n’aime beaucoup cette notion d’interdisciplinarité. C’est une sorte d’incantation, c’est aussi, depuis longtemps, une intimation officielle faite aux sciences sociales et qui n’a d’autre contenu que celui que les administrateurs successifs de la recherche veulent lui donner. C’est souvent une façon de contraindre les savants à travailler sur ce que les bureaucrates ont décidé plutôt que sur les questions qui naissent de leur pratique. En outre, paradoxalement, « interdisciplinarité » fétichise les « disciplines », qui sont des institutions plus qu’autre chose, au détriment des programmes de recherche, qui les traversent. Donc oublions cette notion. Ce qui nous motivait, c’est, au fond, la conviction d’une unité possible des sciences sociales. Chacun pouvait aller en chercher les considérants théoriques à des endroits différents – les uns chez Elias, d’autres chez Passeron, ou chez Marc Bloch, d’autres ailleurs encore. Mais le cœur de notre conviction était simple : il était possible de travailler ensemble, en franchissant les frontières des disciplines, sur des objets construits en commun. C’est dire que la revue allait faire des enquêtes, et les promouvoir en les publiant. Chacune de ces enquêtes était basée dans un métier particulier – de ce point de vue, les disciplines sont des métiers – mais ces façons de faire diverses convergeaient sur des objets. Et si des gens appartenant à des disciplines différentes étaient disposés à travailler ensemble de cette façon, c’est qu’au-delà de leurs inscriptions disciplinaires, ils construisaient leurs objets de façon analogue. Et s’ils avaient adopté des méthodes convergentes, c’est qu’ils avaient auparavant braconné dans d’autres disciplines. En d’autres termes, notre interdisciplinarité – si l’on veut utiliser ce terme – consistait à discerner des rencontres qui se cherchaient entre certains courants de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, et de les développer par le moyen d’une revue. Le comité s’est constitué en partant d’un état des lieux implicite.
90Genèses : Comment l’initiative a-t-elle pris forme concrètement et comment les choix des futurs membres ont-ils été faits à l’intérieur de chaque discipline ?
91C. T. : L’initiative était venue de Gérard Noiriel [21]. C’est un historien qui venait de l’histoire sociale – on pourrait dire aussi de l’histoire ouvrière mais, plus largement, de l’histoire « par en bas », from below, comme nombre d’historiens britanniques le faisaient depuis déjà bien longtemps. Partant de là, il s’orientait vers une histoire de la formation historique des catégories de classement social. Disons qu’il quittait Longwy pour s’intéresser à la constitution de la catégorie d’« étranger », et donc de « national », dans le droit, les institutions, les pratiques, à la fin du xixe siècle. Ce fil de l’histoire sociale sera longtemps présent dans le pôle historien du comité avec, par exemple, Peter Schöttler, et plus tard Sandrine Kott, formés par l’Alltagsgeschichte allemande, ou encore André Gueslin ou Jean-Noël Retière – un sociologue qui travaillait dans la même direction. Les historiens ou historiennes qui rejoindront Genèses plus tard seront tout autant attachés à écrire une « histoire sociale » du domaine qui était le leur : la Révolution française pour Jean-Clément Martin, le contact colonial pour Isabelle Merle, la ville pour Isabelle Backouche, les sciences et les techniques pour Bertrand Müller et Nathalie Montel, la Grande Guerre pour Nicolas Offenstadt. Et je n’évoque que des recrues, disons, de la première décennie.
92Mais Gérard Noiriel est d’abord allé chercher du côté des politistes, des sociologues, des anthropologues. Il se développait alors une science politique qui se définissait comme « sociologie du politique » et inventait, avec une créativité formidable, de nouveaux objets en étudiant les pratiques politiques observées au plus près, comme le vote, la manifestation, la professionnalisation politique. Ce travail de redéfinition de l’objet même de la discipline, conduisait à des enquêtes sur le passé, afin d’observer la genèse des évidences qui définissaient la politique aujourd’hui. C’est ainsi que Michel Offerlé a rejoint le groupe initial et, plus tard, Johanna Siméant et Nicolas Mariot. Il y avait des convergences de terrain amusantes : nos archéologies un peu timides ne nous faisaient guère remonter au-delà de 1870 et, pendant tout un temps, avec les travaux de Noiriel, Offerlé, Topalov, Magri, Salais, Genèses pouvait ressembler à une revue d’histoire de la IIIe République. La nouvelle science politique a donné naissance à la même époque à une revue cousine, Politix, et a connu par la suite des succès institutionnels importants, jusqu’au jury de l’agrégation, c’est-à-dire l’instance qui recrute les professeurs de science politique. C’est dans cette région-là que l’étiquette « sociohistoire » a connu un certain succès. Gérard Noiriel avait choisi ce drapeau pour faire face à ce qu’il appelait la « crise de l’histoire » et pour marquer que l’histoire qu’il proposait était nourrie de sociologie, à la manière de celle de Bloch. La proposition n’a guère eu d’écho chez les historiens, mais les politistes de la nouvelle école se sont emparés de ce drapeau et en ont fait bon usage.
93Du côté de la sociologie, Noiriel s’est tourné vers des chercheurs qui avaient pris pour objet la construction historique des catégories et des politiques publiques. C’est à cause de mes travaux sur la naissance du chômeur qu’il est venu me voir et que Susanna Magri, qui étudiait la réforme de l’habitat ouvrier, nous a très vite rejoints. Yvon Lamy, pour sa part, s’intéressait aux politiques du patrimoine. Mais, très rapidement, un autre courant de la sociologie de l’époque, qui devait fortement marquer la revue, a été sollicité. Il s’agissait d’une sociologie de terrain fondée sur l’immersion de longue durée parmi les gens dans des situations aussi « naturelles » que possible. Ce qui permettait de mettre au jour les faces cachées du monde social – par exemple, « La vie privée des ouvriers » avec Olivier Schwartz, « La condition ouvrière » avec Stéphane Beaud et Michel Pialoux, ou « Le travail à côté » avec Florence Weber. C’est cette sociologie que Florence Weber a appelé « ethnographie », mais qui était aussi pratiquée par Stéphane Beaud avec un autre vocabulaire. C’est notamment par là que le courant passait avec les anthropologues que Genèses avait choisi de recruter. Notons, à ce propos, que nous ne sommes pas allés chercher du côté des pionniers en France d’une sociologie de terrain, comme Henri Peretz ou Jean-Michel Chapoulie, qui trouvaient leur inspiration à Chicago.
94Genèses : Cela a été un choix discuté ?
95C. T. : Non, ce n’est pas apparu comme un choix. Je crois qu’ont joué à plein des facteurs institutionnels. Une bonne partie du petit monde des fondateurs était en relation avec le DEA de sciences sociales de l’ENS-EHESS [22], un des vecteurs de l’expérimentation et de la diffusion des façons de faire des sciences sociales qui étaient les nôtres. Il y avait sans doute quelques autres sites, mais Genèses s’inscrivait dans un faisceau d’itinéraires individuels qui se croisaient à cet endroit là.
96Un autre élément important de la rencontre était une anthropologie qui avait décidé de renouer avec l’histoire : elle devait nous rejoindre bientôt avec Alban Bensa. Des anthropologues avaient pris acte de l’historicité radicale des sociétés exotiques qu’elles étudiaient, et du fait que l’anthropologie elle-même faisait partie de cette histoire : dès que l’anthropologue faisait son apparition sur la place du village, il devenait un acteur des situations qu’il observait – notamment un acteur politique. Il s’agissait donc d’une anthropologie réflexive, qui s’était éloignée de l’éternité structuraliste et voulait prendre en compte de façon critique son propre passé et son rôle dans le présent des sociétés. Si un des acteurs majeurs de ce tournant était Bensa, dont le terrain était la Nouvelle-Calédonie, nous n’avons pas fait appel aux africanistes qui, en écho à Balandier, avaient été à la pointe de cette anthropologie réflexive. Nous avons sans doute eu tort, car il n’a pas été facile de consolider le pôle anthropologique à Genèses – qui n’a retrouvé des couleurs qu’avec la venue, plus tard, de Benoît de L’Estoile.
97Genèses : Les africanistes, on en a discuté ?
98C. T. : Là encore, on n’en a pas discuté. Ce qui fait que le Pacifique occidental a tout naturellement pris le pas à Genèses sur l’Afrique de l’Ouest… Nous avons manqué d’une vue d’ensemble qui permette de mieux positionner notre petit groupe dans le vaste univers des sciences sociales en France. Il y avait un goût d’être ensemble et une envie de travailler, une sorte de ferveur collective, qui nous suffisaient.
99Les questionnements partagés à Genèses étaient pour une part issus des travaux faits dans l’équipe Bourdieu dans les années 1980, et restaient en consonance avec d’autres rameaux issus de ce tronc là. C’est ainsi qu’Alain Desrosières nous a rejoint très vite, un administrateur de l’INSEE qui avait initié une approche radicalement nouvelle de la statistique et de son histoire. Il avait travaillé en étroite relation avec Laurent Thévenot et connectait ainsi Genèses avec le groupe de Luc Boltanski. C’était aussi le cas de l’économiste de la première heure, Robert Salais, lui aussi administrateur à l’INSEE, qui partageait notre intérêt pour la construction historique des catégories et comptait parmi les promoteurs de l’économie des conventions. L’ambiance était bonne : du fait d’un terrain commun qui était, à ce moment-là, la genèse de la catégorie de chômage, Robert et moi étions en situation de concurrence, ce qui ne nous a pas empêchés de faire Genèses ensemble. Il est vrai que nous n’appartenions pas à la même discipline.
100Genèses : Peut-être y avait-il aussi des affinités…
101C. T. : Des affinités de diverses sortes, bien sûr. C’est une question délicate, parfois très personnelle…
102Genèses : Je pense à des affinités qui tiennent aux trajectoires des uns et des autres…
103C. T. : Quelqu’un avait dit à l’époque, je ne sais plus qui : « Le comité de Genèses, c’est des anciens communistes, plus un fils de famille. » Je vous laisse décider qui était le fils de famille, mais pour ce qui concerne les autres, c’était tout à fait exact. Il y avait donc effectivement une affinité de trajectoire… Pour tous ces gens qui, de façon diverse, avaient traversé le mouvement communiste et puis s’en étaient éloignés, c’était vraiment le moment de réfléchir et de reconvertir les énergies et les capitaux disponibles. Il me semble que l’humeur déconstructionniste que nous partagions peut se comprendre à partir de là. Elle était dirigée à la fois vers le passé de chacun – mais ça, on n’en parlait pas – et aussi vers la société tout entière – ce dont on ne parlait guère non plus, mais qui était au centre de l’affaire. Si l’on peut écrire l’histoire de la façon dont cette société se trouve fonctionner comme elle fonctionne, c’est que ses principes de fonctionnement actuels ne sont pas éternels : ils ont été faits, ils peuvent être défaits. Cette intention me semble être, d’ailleurs, plus généralement, celle des sciences sociales critiques. Il y avait un aspect plus proprement académique : il ne faut pas croire que la société, telle qu’elle est, est éternelle, mais il ne faut pas croire non plus tous ceux qui veulent nous le faire croire. D’où l’envie de s’en prendre au discours politique, médiatique, et aussi à celui des experts qui y contribuent, souvent nos chers collègues des sciences sociales. C’était l’époque, ne l’oublions pas, de la révision de l’histoire de la Révolution française par l’entreprise Furet, du grand retour de l’histoire politique rue Saint-Guillaume, des débuts de l’éviction des économistes hétérodoxes de la légitimité académique, de la floraison du discours sur l’exclusion aux dépens de la prise en compte de la domination, etc.
104Genèses : Est-ce que cette socialisation politique a eu aussi des conséquences d’un autre ordre – là encore, sans doute euphémisées – sur l’organisation du groupe, la place des pratiques délibératives, le rapport à l’autorité ou aux hiérarchies ?
105C. T. : Il faudrait faire évidemment une enquête sur chacun d’entre nous, car la variété de nos expériences était très grande. Mais je crois que oui. Le Centre de sociologie urbaine, par exemple, où Susanna Magri et moi travaillions alors, avait, depuis très longtemps, un fonctionnement, disons démocratique : toutes les décisions se prenaient en assemblée générale et le directeur était un président bienveillant. Cela venait d’une tradition de catholiques de gauche, tout autant que des postures soixante-huitardes des gens de ma génération. En tous cas, à Genèses, on tenait à quelque chose comme une forme démocratique ou collégiale de production de l’accord. On ne voulait pas de chef : ça, c’était clair. C’était d’ailleurs la seule façon raisonnable de procéder dans une armée de colonels.
106Il a fallu, quand même, par la suite créer une fonction de « directeur », parce que, dans un bateau avec vingt pilotes, il n’y a personne au gouvernail. Mais c’est une fonction partagée à deux et qui tourne régulièrement. Tout va bien de ce côté.
107Genèses : Pour revenir aux disciplines qui ont nourri Genèses et le premier comité : il y a aussi une présence des juristes qui s’est assez rapidement effacée…
108C. T. : C’est dans des formes juridiques que, à certains moments, la construction du monde social se fige provisoirement, et le droit fournit des outils pour l’action. Il y avait donc des raisons très fortes pour que des juristes soient présents à Genèses, sauf qu’ils ne l’ont jamais vraiment été. Antoine Lyon-Caen était très favorable au projet, il a participé à sa définition et – si je me souviens bien – c’est lui qui a proposé le titre de la revue. Mais il s’est très vite éloigné, pris sans doute par d’autres affaires. Olivier Beaud ne s’est jamais montré. Francine Soubiran-Paillet, juriste chevronnée qui nous a rejoints plus tard, était d’abord une sociologue de formation. Cette défection des juristes soulève une question cruciale dans une revue qui s’adresse à plusieurs disciplines : est-il pertinent, ou rentable du point de vue universitaire, d’y publier ? Manifestement, ce n’a pas été le cas pour les juristes, ni non plus pour les économistes.
109Genèses : Les premières réunions ont eu lieu en 1988. Qu’est-ce qui s’est passé pendant deux ans, jusqu’à la sortie du premier numéro ? Est-ce que c’était un temps de réflexion et de rencontres du groupe ? Est-ce à cause de contraintes matérielles que la revue n’a pas démarré immédiatement ?
110C. T. : Les aspects matériels étaient, évidemment, décisifs. Mais il y a eu un autre aspect de cette période. Gérard Noiriel a eu l’idée, et nous la partagions, de créer un laboratoire. Au départ, c’est dans cette perspective aussi que nous nous réunissions. Pas seulement pour faire une revue, mais aussi pour faire un centre de recherche.
111Genèses : Dans quel cadre institutionnel ?
112C. T. : Cela ne pouvait être que quelque part dans l’ENS ou dans l’EHESS, ou dans les deux, et avec un label du CNRS. C’était ça, l’objectif.
113Genèses : Ce que vous regardiez comme l’espace des possibles semble assez limité…
114C. T. : Très étroit, en effet. Cela tenait aux appartenances institutionnelles de chacun, qui convergeaient sur ces institutions. Même Antoine Lyon-Caen, professeur de droit à Paris 10, était directeur d’études cumulant à l’École des hautes études. Il proposait, pour sa part, d’utiliser l’opportunité que semblait offrir à la Défense la « fac Pasqua », une initiative d’université privée du Conseil général des Hauts-de-Seine qui a tourné court, mais où nous avons un instant imaginé que Genèses pourrait avoir des locaux. En tous cas, l’idée de laboratoire a vite été enterrée car, déjà, la direction du CNRS pressait les UMR de sciences sociales, trop petites, trop nombreuses à son goût, de fusionner. Alors, en créer de nouvelles, pas question… Donc ce projet s’est vite effondré. Tant mieux, d’ailleurs, car si Genèses était devenue une revue de laboratoire, ç’aurait été la fin de tout.
115L’autre aspect des deux années de décalage, c’était, bien sûr, qu’il fallait trouver un éditeur. On a démarché mais, finalement, Calmann-Lévy, qui nous a permis d’exister, n’a jamais été éditeur de la revue. L’éditeur était l’association loi de 1901 Genèses, qui finançait la production et encaissait les recettes. Calmann-Lévy était prestataire de services, indispensable, bien entendu, car c’est lui qui s’occupait de la mise en maquette, de l’imprimeur, de la gestion des abonnements et de la mise en place en librairie. Comme Genèses s’autoéditait, il a fallu trouver des financements. La subvention annuelle du Centre national du livre a joué un rôle crucial. On a aussi reçu l’aide de plusieurs administrations qui géraient des programmes de recherche, en particulier la MIRE, au ministère des Affaires sociales, et le secrétariat d’État aux Droits des femmes, peut-être d’autres que j’ai oubliées. Chaque fois, cela permettait de sortir un numéro dans les thématiques qui concernaient le ministère en question, mais finançait aussi le suivant. Sans cet appui bienveillant, Genèses n’aurait pas pu exister.
116Genèses : Cela voudrait donc dire que le choix des thématiques était aussi en partie lié aux liens ainsi noués ?
117C. T. : Oui, mais la contrainte n’en était guère une. On demandait de l’aide aux administrations qui, de toutes façons, finançaient les travaux de certains d’entre nous par des contrats de recherche. Il faut dire aussi que nous avons été quelques uns à financer la revue avec des fonds de ce genre, avec le produit aussi de formations ou de subventions diverses, détournés pour le bon motif de leur destination officielle. Des centres de recherche aussi, ont accepté d’aider, notamment le CSU. Sans Anne-Michèle Bruyant, la première secrétaire de rédaction, jamais le paquebot n’aurait pu quitter le port. Elle acceptait des retards de paiement invraisemblables, mais il fallait financer son salaire. Tout cela coûtait donc très cher.
118Genèses : Est-ce que la question de l’indépendance de la revue était discutée, compte tenu de ces difficultés ? Est-ce qu’on avait le souci de la préserver ?
119C. T. : Le sentiment que nous avions était que la nécessité de se financer de cette façon ne menaçait en rien notre indépendance. En même temps, nous savions que cela ne pourrait pas durer. Il fallait trouver une solution à long terme. Une des questions qui s’est posée assez vite a été : « Est-ce que Genèses ne pourrait pas devenir la revue d’une institution ? » L’École des hautes études, par exemple, comme les Annales, L’Homme ou Histoire et mesure ? Ça, nous en avons discuté. De façon assez abstraite d’ailleurs, car je ne crois pas qu’une démarche auprès de Jacques Revel, président de l’EHESS à partir de 1995, aurait pu aboutir. De toutes façons, nous aurions refusé ce mariage imaginaire car il était hors de question que le « directeur » de Genèses, fonction qui d’ailleurs n’existait pas, soit nommé par une autorité extérieure. Cet inconvénient ne se présentait pas avec le CNRS : ce n’est que plus tard, avec la rencontre de Jean Leroy et sa mise à disposition de la revue par le CNRS comme secrétaire de rédaction, que nous avons travaillé dans de bonnes conditions.
120Genèses : Quand et comment le passage chez Belin s’est-il fait ?
121C. T. : Un beau jour, nos amis de Calmann-Lévy nous ont dit : « Écoutez, on vous aime bien, mais il faut arrêter, tout cela n’est pas raisonnable. »
122Genèses : Pour quelle raison ?
123C. T. : Jean-Étienne Cohen-Séat, qui dirigeait la maison, disait : « Genèses, c’est une porcelaine de Sèvres dans un camion de vingt tonnes. » Calmann-Lévy trop gros, nous trop petits, les services qu’ils nous rendaient leur coûtaient sans doute plus cher que leur rémunération en pourcentage des ventes.
124Genèses : C’était en 1992…
125C. T. : C’est ça. À ce moment, Genèses aurait pu tout simplement disparaître. Mais grâce à Gérard Noiriel et à Michel Offerlé, la rencontre s’est faite avec Marie-Claude Brossollet, qui dirigeait la maison Belin. C’était un merveilleux personnage en quête d’auteurs. Belin était alors à la fois éditeur familial indépendant et grosse machine à produire des manuels scolaires. Quand on fait des manuels, il peut être intéressant de se doter d’une légitimité plus universitaire. Marie-Claude Brossollet avait déjà Action poétique, pour le plaisir, elle s’est mise à prendre des revues de sciences sociales, Genèses d’abord, puis la Revue d’histoire moderne et contemporaine. Et à créer en même temps des collections d’histoire et de sciences sociales – l’une d’entre elles, « Socio-Histoires », avait été proposée par Noiriel et Offerlé, qui l’ont ensuite dirigé ensemble. Genèses a bénéficié de cette conjoncture et il faut se féliciter de cette longue histoire avec notre éditeur – qui a subi plus ou moins stoïquement au fil des années le comportement un peu erratique des amateurs que nous sommes et entendons rester.
126Genèses : Comment avez-vous mis en place – progressivement, sans doute – des procédures de lecture des articles ? Comment se sont construits les critères de leur appréciation ?
127C. T. : Il y a un fantôme qui circule en permanence dans le comité, et qui est très utile, c’est « la ligne de Genèses ». Nous assumons avoir une ligne éditoriale. Mais quand il s’agit de la définir, c’est une autre affaire. Le « nouveau manifeste » de ce numéro 100 est une intéressante tentative dans cette direction, il me semble. En réalité, « la ligne de Genèses », c’est la revue elle-même. Les critères sont le produit implicite de la délibération, car tous les articles sont discutés en comité. La ligne de Genèses, c’est ce qu’on aime ensemble. Elle se construit parfois dans le conflit : il y a des moments, assez intenses, où il y a un désaccord sérieux sur un papier. Il est mis alors en lecture générale, la discussion reprend et ainsi se construit une sorte de jurisprudence qui nous servira de guide pour un temps.
128Genèses : On a discuté du principe des rapporteurs et de la discussion des articles en comité ?
129C. T. : Il s’est absolument imposé, dès le départ. En d’autres termes, nous ne nous conformons pas à la prétendue norme de la lecture « en double aveugle ». Nous ne travaillons pas en envoyant des articles à des « experts » qui délivrent une note dans leur coin, laissant le pouvoir de décider à une boîte noire – le directeur de la revue, souvent. À Genèses, on évalue de façon collégiale. Pour préparer la discussion du comité, il y a trois lecteurs, eux-mêmes membres du comité. Ils partagent donc, chacun à sa manière, des objectifs intellectuels communs. Ils savent aussi, comme tous les chercheurs, ce qu’est une enquête bien faite, un article bien construit, une écriture claire. Nous avons soin de les choisir dans plusieurs disciplines. Nous ne faisons appel à des lecteurs extérieurs que s’il manque, au sein du comité, une compétence plus spécialisée.
130Genèses : Donc, le comité a toujours fonctionné comme cela…
131C. T. : Oui. L’un des trois lecteurs membres du comité joue la fonction de rapporteur : il commence par un exposé, disons, objectif du contenu du papier. Puis les avis sont exprimés et la discussion commence. Le cœur de notre procédure, c’est la délibération collégiale au sein d’un collectif permanent qui assume ses décisions. Cela ne veut pas dire que nous expliquons toujours en détail pourquoi un article est refusé. Mais nous rappelons toujours la procédure et disons parfois que l’article, malgré son intérêt, ne correspond pas à ce que Genèses souhaite promouvoir.
132Genèses : Les lectures sont anonymes ?
133C. T. : Absolument. L’anonymat ne s’est pas imposé tout de suite et a été en discussion, au début. Il l’est d’ailleurs à nouveau de temps en temps. Je me souviens d’Alain Desrosières qui disait : « Tout ceci ne sert à rien, de toutes façons, dès qu’on regarde les notes, on sait qui a écrit le papier. » Je crois que c’est quand même caricaturer un peu le caractère provincial des sciences humaines françaises : heureusement, on ne connaît pas tout le monde, surtout d’une discipline à l’autre. Et si on ne peut pas empêcher quelqu’un de regarder les notes de cette façon, personne n’y est obligé non plus. Mais surtout, l’anonymat, c’est la condition de la liberté. Il permet de juger sur pièces, sans prendre en compte la notoriété de la personne, le genre de la personne, le niveau dans la carrière. Ce qu’on évalue, ce n’est pas quelqu’un, c’est un article, et sa cohérence avec tel dossier, telle rubrique, le projet de la revue. D’ailleurs, lorsque la décision est prise et que l’anonymat est levé, on a parfois des surprises assez spectaculaires. C’est sans doute grâce à cet anonymat qu’on a refusé des papiers d’auteurs connus, sans avoir à réfléchir aux conséquences… fâcheuses, évidemment. Je ne crois pas qu’on l’aurait fait avec autant d’aisance si l’anonymat n’avait pas été une règle ferme. Une autre règle, pas toujours facile à respecter, c’est le formalisme des discussions. On n’élimine pas un papier comme ça, par de petites phrases assassines. On commence par un rapport, on prend le temps, parfois trop, d’ailleurs. Il a fallu quand même mettre en place une procédure allégée, car il y a des articles dont on sait, au bout de deux pages, qu’on va les refuser parce qu’ils ne sont pas aux normes professionnelles minimales. On a donc mis en place, toujours avec trois lecteurs, une procédure qui économise une longue discussion en comité, mais elle reste d’usage exceptionnel. Je n’ai pas de statistique récente, mais on refuse quand même de l’ordre de neuf articles sur dix parmi ceux qui nous arrivent spontanément. Une dernière chose : il y a des papiers que l’on refuse, mais qu’on aurait bien voulu publier s’ils étaient mieux faits. Commence alors, parfois, un travail avec l’auteur si celui-ci l’accepte, qui peut prendre du temps, mais dont il est sorti beaucoup d’articles dont nous pouvons être fiers.
134Genèses : Le comité de rédaction est un groupe social comme un autre, il a pu être traversé par des lignes de tension ou de clivage…
135C. T. : Oui, bien sûr, un comité est un groupe de gens, c’est une institution humaine… Au fil du temps, les tensions ont été nombreuses, elles ont parfois abouti à des départs, mais, de mon point de vue, c’est un groupe humain relativement heureux, ce qui n’est pas si fréquent dans le monde universitaire. Peut-être que j’enjolive les choses, mais j’y vois, à certains moments en tous cas, un vrai plaisir à être ensemble. Un plaisir intellectuel, qui repose aussi sur une certaine forme de fraternité. Comment est-ce possible ? Parce qu’on a un travail à faire en commun : produire une revue, et que nos concurrences sont minimales ou volontairement euphémisées.
136Genèses : Est-ce le caractère pluridisciplinaire – compte tenu des positions et des trajectoires différentes de chacun des membres – atténue en quelque sorte ces concurrences ?
137C. T. : Absolument. Je n’ai guère de raisons de me disputer avec un politiste ou un historien, j’en ai plus de me disputer avec un sociologue. Le premier comité a recruté dans les disciplines en fonction d’un projet intellectuel commun mais en même temps, en évitant que des concurrences trop vives au sein de la même discipline ne perturbent le comité. Je ne crois pas que cela ait été pensé dans ces termes par quiconque, mais je crois que c’est cela que nous avons fait.
138Des lignes de tension, il en restait, bien sûr, et elles se manifestaient principalement au moment des recrutements dans le comité. J’avoue qu’une des choses dont je suis assez fier, c’est la manière dont le comité s’est profondément renouvelé en termes de génération, à plusieurs reprises, sans que le projet collectif ne disparaisse. C’est relativement rare dans des institutions de ce genre et c’est le fruit, je crois, d’un souci démocratique inscrit dans des procédures. Une prise du pouvoir par un seul ou une seule, ou par une petite clique, ou encore un investissement purement opportuniste, à Genèses, ce n’est pas possible.
139Genèses : Mais est-ce que ce renouvellement générationnel ne se fait-il pas aussi dans une logique de reproduction, ne mise-t-il pas sur une socialisation préalable des entrants ?
140C. T. : C’est une logique de cooptation collective, qui vise, en effet, à assurer la reproduction du groupe. Quand on veut recruter, on essaie de partir des besoins, des lacunes, des disciplines qu’on trouve trop faibles à un moment donné. On cherche autour de nous des gens qui ont le « profil Genèses ». Ce sont souvent déjà des auteurs. Il y a aussi les filiations : on veut faire entrer un élève, un ami, cela fait ensuite au besoin un allié. Mais il faut argumenter : on diffuse un dossier, des choses à lire, on discute ferme et on décide autant que faire se peut par consensus. Parfois on vote, c’est le psychodrame assuré. Les blessures non cicatrisables se font souvent à ces moments-là. Mais la roue tourne et la revue continue.
141Genèses : On n’a pas évoqué une ligne de clivage, ou au moins de tension, potentielle : celle qui peut opposer une revue académique et une revue d’intervention. Est-ce que cette tension a pu susciter des débats ? Est-ce qu’il y a eu des moments de crise liés à de tels choix ?
142C. T. : J’ai décrit tout à l’heure ce qu’il me paraît avoir été l’intention politique implicite des fondateurs, et qui les conduisait à vouloir faire une revue à la fois critique et savante, mais intervenant exclusivement dans le champ scientifique. Je crois qu’immédiatement, dès la seconde vague de recrutements, c’est cet aspect qui l’a emporté et l’intention politique initiale s’est envolée. Ce n’était pas bien grave, car nous ne l’avions jamais exprimée…
143Genèses : Ce genre de question ne s’est-il plus jamais posé ?
144C. T. : La question politique a fait surface à deux reprises, et de façon très vive. Vers 2005, je crois, une discussion s’était développée, au sein du monde des historiens, sur le rôle de l’historien dans la cité. Une des réponses données, à l’époque, était que l’historien avait pour tâche de préparer des dossiers objectifs, fondés sur les faits, qui permettent aux juges de statuer de façon informée : c’est ainsi que certains avaient travaillé lors du procès Barbie ou de négationnistes. Ce point de vue, chéri des médias, était particulièrement fréquent chez les « historiens du temps présent » qui étudiaient la Seconde Guerre mondiale. Personne, à Genèses, ne partageait cette vision de l’historien comme expert au tribunal de l’histoire. Mais le politique intervenait constamment dans les affaires mémorielles : à ce moment, la droite française voulait légiférer sur les bienfaits du colonialisme. C’était une manipulation du passé, mais fallait-il pour autant dénier à la société le droit de se construire une mémoire ? Certains d’entre nous, particulièrement Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt, s’étaient publiquement engagés, au sein d’un Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, sur une réponse à cette question. Ils défendaient une histoire indépendante vis-à-vis des autorités qui la convoquaient en formulant les questions à laquelle elle était censée répondre. Mais cette histoire se voulait en même temps active dans la cité, par sa capacité à porter ses propres interrogations en même temps que des exigences de rigueur et de vérité, de façon à permettre à la culture historique d’informer la population et le débat démocratique. Gérard et Nicolas ont souhaité publier dans Genèses un article prenant position sur ces questions. Quel pouvait en être le statut ? La discussion a eu lieu en comité, elle a été très approfondie, elle a donné lieu à une réunion extrêmement intense, presque solennelle. Et la réponse collective a été que le papier pourrait paraître, mais dans la rubrique « Controverse », la revue marquant par là qu’il s’agissait d’un genre de texte qu’elle ne pouvait reprendre à son compte. Avons-nous eu raison ou tort, je ne sais pas, toujours est-il que Nicolas Offenstadt a quitté le comité et que Gérard Noiriel s’est mis en retrait de son activité courante. Au fond, nous avions pris acte, de façon très explicite cette fois, que Genèses était une revue universitaire comme les autres.
145Il y a eu un autre moment de crise, plus bref et de moindre conséquence. C’était en 2009, au moment du mouvement des universitaires contre les réformes de Madame Pécresse. L’AERES, une agence de notation qui avait été créée quelques années auparavant, avait entrepris de classer les revues de sciences sociales et publiait ses premières listes. La réaction de la plupart des revues a été très vive : un classement ne pouvait qu’être arbitraire et ses finalités – noter les chercheurs et les enseignants-chercheurs – inacceptables. En outre, tout classement introduisait un élément d’autoréalisation : les auteurs étant incités à publier dans les revues bien classées, toutes les autres étaient fragilisées, le pluralisme et la créativité de l’ensemble s’en trouvaient menacés. Il y a eu des réunions des revues de sciences sociales, très suivies, et une prise de position collective qui condamnait le classement, tout en acceptant le principe d’une liste de revues dessinant un « périmètre de scientificité ». Non sans débats tendus, Genèses a fini par se joindre au texte qui exprimait cette position. Mais lorsqu’il a été question de publier une réflexion collective propre, argumentée et élaborée, comme l’avait fait Jean Jamin dans L’Homme avec son humour corrosif, et, même, Patrick Fridenson dans Le Mouvement social, nous avons pu constater la profondeur de nos désaccords. Les classements de l’AERES étaient tellement arbitraires que Genèses était classée en urbanisme et pas en sociologie… Ce que voyant, l’une d’entre nous s’est proposée de passer un coup de fil au responsable de cette décision pour la lui faire corriger… Comme si, à ce moment-là, c’était ça le problème ! Plusieurs d’entre nous, en fait, défendaient les classements avec tous les arguments habituels sur l’excellence, les classements internationaux, l’Europe, rester dans la course, etc. Notre fonctionnement au consensus nous interdisait donc de faire quoi que ce soit. J’ai alors compris que Genèses était peut-être prête pour entrer dans le nouvel ordre que nous préparaient les réformateurs.
146Genèses : En même temps, la revue est, au jour le jour, un bon observatoire des transformations de nos métiers, des temporalités de la recherche, des effets des financements sur la recherche, sur la manière de mener ou de ne plus mener une enquête pour obtenir des résultats…
147C. T. : Genèses ne peut rester à l’écart de toutes ces transformations. Une revue ouverte sur la production de sciences sociales de notre pays en reçoit les effets de plein fouet. On commence à recevoir des articles formatés comme des « délivrables » de l’ANR : 20 000 signes, ni fait ni à faire, consternant [23]. C’est encore rare, mais c’est quand même inquiétant. On nous a proposé un dossier sur le financement de la recherche par projet financé par des agences finançant de la recherche par projet : plusieurs des articles, que nous n’avons pas retenus, épousaient étroitement les problématiques de leurs commanditaires. On s’aperçoit aussi que la pression publish or perish a pour effet un flux d’articles de doctorants beaucoup plus considérable que par le passé. Il leur arrive d’être fort bons et je constate une augmentation considérable de la proportion des doctorants parmi les auteurs de la revue [24]. Entre 2000 et 2010, elle oscillait entre 13 % et 15 % en moyenne triennale, dans les trois dernières années, elle est montée à 25 %. Nous sommes fiers d’être une revue où les jeunes chercheurs ont leur place, mais je crois qu’il faut garder la mesure. D’autant que les doctorants qui pensent à soumettre à Genèses sont essentiellement des sociologues, ce qui contribue à une très forte augmentation de la proportion d’articles de sociologie dans la revue. Entre la fondation et 2008, la proportion d’articles d’historiens oscille entre 31 % et 39 %, celle d’articles de sociologues entre 27 % et 33 % – toujours en moyenne triennale. Au cours des trois dernières années, on a publié 17 % d’articles d’historiens et 51 % d’articles de sociologues, tendance déjà amorcée dans les trois années précédentes. Si on n’y prend garde, c’est la nature même de la revue qui risque de changer. Le facteur « doctorants » n’est pas le seul, bien sûr. Nous attirons moins les collègues historiens que par le passé, peut-être parce que nous leur proposons moins de dossiers motivants, peut-être aussi parce qu’ils sont plus nombreux à préférer engranger des bons scores dans les revues de leur discipline. Peut-être enfin parce que l’image de Genèses a déjà changé à leurs yeux : c’est une pente très savonneuse. Si Genèses devient une revue de sociologie, même excellente et originale, c’est qu’elle a tourné la page du projet qui a présidé à sa fondation.
Notes
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[1]
Lettre d’invitation de G. Noiriel adressée à C. Topalov le 25 février 1988, dont j’ai gardé une copie.
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[2]
Ainsi le Manifeste dira « Le territoire de Genèses, ce sont nos sociétés : les processus qui les ont façonnées et les représentations qu’elles ont construites d’elles-mêmes » (« Genèses », n° 1, septembre 1990, p. 2).
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[3]
L’entretien a été réalisé le 15 avril 2015 par Nicolas Mariot et Manuel Schotté. Nous remercions Elsa Rambaud pour la retranscription littérale de l’entretien, à partir de laquelle le texte a été construit. G. Noiriel en a revu et validé la version finale.
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[4]
Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xxe siècle), Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1988.
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[5]
Collection créée aux Éditions de Minuit en 1964 et dirigée par Pierre Bourdieu qui y a fait traduire des auteurs aussi variés que Goffman, Hoggart, Goody ou Benveniste.
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[6]
Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991.
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[7]
Michel Offerlé, « En r’venant d’la r’vue », Politix, n° 100, 2012, p. 63-81.
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[8]
Abréviation de « Groupe de recherches coordonnées », lié au CNRS.
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[9]
Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage [The Domestication of Savage Mind, 1977], Paris, Éditions de Minuit, 1979.
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[10]
En l’occurrence en 1992, pour le n° 8.
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[11]
Bernard Lepetit était historien. Nommé directeur d’études à l’EHESS, il a codirigé les Annales, avant de décéder accidentellement en 1996.
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[12]
Les Annales prennent Histoire, sciences sociales comme sous-titre en 1994.
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[13]
Voir son témoignage dans ce même numéro.
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[14]
Il s’agit en l’occurrence du DEA de sciences sociales porté conjointement par l’ENS et l’EHESS et crée aux débuts des années 1980. Il a ensuite porté le nom de master ETT (Enquêtes, terrains, théories) puis de master PDI (Pratiques de l’interdisciplinarité dans les sciences sociales).
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[15]
Florence Weber (entretien avec Julien Ténédos), L’économie domestique, Montreuil, Aux lieux d’être, 2006. Le laboratoire de sciences sociales est une équipe de recherche formée autour de Jean-Claude Chamboredon à l’ENS au début des années 1980.
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[16]
Marie-Claude Brossollet a été directrice générale de Belin de 1994 à 2008. Elle est membre de la famille des anciens propriétaires de la maison d’édition avant que celle-ci ne soit rachetée.
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[17]
La lettre en question est reproduite dans ce même numéro.
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[18]
Liber. Revue européenne des livres est une revue créée par Pierre Bourdieu en 1989.
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[19]
Michel Offerlé, « En r’v’nant de la r’vue », Politix, n° 100, 2012.
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[20]
L’entretien a été réalisé le 27 mai 2015 par Ioana Popa. C’est également elle qui l’a retranscrit. C. Topalov en a revu et validé la version finale.
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[21]
NDLR. Voir, dans ce même numéro, l’entretien avec Gérard Noiriel : « Faire des sciences sociales, c’est entrer en résistance ».
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[22]
NDLR. Cette formation de DEA (diplôme d’études approfondies) « sciences sociales », cohabilitée par l’EHESS et l’ENS a donné naissance à l’actuelle formation de master « Pratiques de l’interdisciplinarité dans les sciences sociales ».
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[23]
NDLR. L’Agence nationale pour la recherche (ANR), mise en place en 2005, finance des recherches sur projet et demande aux bénéficiaires de ses financements de lui remettre des « délivrables » (calque de l’anglais deliverable, terme utilisé dans le lexique du project management).
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[24]
NDLR. Sur ce sujet et celui des disciplines, voir, dans le présent numéro, « Genèses, ses auteurs et ses références : éléments d’objectivation ».