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À propos de...

La science telle qu’elle se fait, Michel Callon, Bruno Latour (éd.), Pandore, n˚ 1, 1981
Les scientifiques et leurs alliés, Michel Callon, Bruno Latour (éd.), Pandore, n˚ 4, 1985

1« Bruno Latour, philosophe à succès, star des écoles de management outre-atlantique, devenu sur le tard directeur scientifique de Sciences Po, chante les louanges de la réforme des universités et de la recherche dans une tribune au journal Le Monde du 25 février. L’idylle entre le sarkozysme et les people sur le retour se poursuit [1]. »

2Ainsi commence une tribune au vitriol publiée au cours du mouvement universitaire de 2009 par un jeune historien des sciences, ainsi finit une histoire dont cet article va évoquer un épisode déjà ancien : la promotion, sur le marché français des sciences sociales, d’un ensemble de travaux anglo-américains en histoire et sociologie des sciences, par deux scientifiques débutants, alors marginaux, Michel Callon et Bruno Latour. Ce n’est pas la triste histoire d’un chercheur inventif devenu « philosophe à succès » et chantre du management des universités qui nous intéressera ici, mais la réception de l’opération de traduction qu’il entreprit avec son collègue à partir de 1982. Celle-ci a eu pour effet de verser au débat français une jeune et vigoureuse tradition de recherche née en Grande-Bretagne qui s’était dotée de plusieurs noms, parmi lesquels nous retiendrons « SSK » – sociology of scientific knowledge[2].

3Comment se fait-il que cet ensemble de travaux, qui n’a fait que prendre de l’ampleur depuis, a été fort peu reçu en France, ou tardivement, par les sociologues ? Pourquoi, en particulier, la rencontre ne s’est-elle pas produite entre SSK et la « science de la science » de Pierre Bourdieu ? Mais aussi pourquoi, plus largement, certains principes méthodologiques de ces science studies restent opiniâtrement négligés par nombre de travaux français sur le passé des sciences sociales ?

Une opération de traduction

4« Pandore », un bulletin, pas même une revue, prenait pour la circonstance l’ampleur d’un livre. Publication bimestrielle gratuite qui parut de 1978 à 1984 et fut diffusé jusqu’à 1000 exemplaires, « Pandore » était soutenue par la Maison des sciences de l’homme puis, à partir de 1982, par le programme « Science, technologie, société » du CNRS [3]. Elle servait de « boîte à lettres » à un ensemble divers de scientifiques intéressés par les rapports entre sciences et sociétés, en offrant une scène pour des controverses assez vives et pour la mise en place d’un commentaire de sciences sociales sur les sciences de la nature. C’est Bruno Latour (1947-) qui dirigeait cette publication : agrégé de philosophie, frotté d’anthropologie en Côte d’Ivoire, il enseignait dans des écoles d’ingénieurs – désormais à l’École des mines, où il rejoignit en 1982 Michel Callon (1945-) au Centre de sociologie de l’innovation (CSI).

5Le montage que Callon et Latour proposèrent en 1982 et 1984 [voir Ouvrages cités] est, comme le notait tout récemment Simon Schaffer, « une collection d’articles qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Ce sont des textes très forts, mais chacun traite de cas très différents. C’est presque toujours comme cela, on essaie maintenant d’imposer une homogénéité. Les groupes artistiques en peinture se fondent un peu sur le même type de cohérence après coup [4]. » Les deux recueils publiés par Pandore étaient en effet très divers par leurs thématiques, mais aussi par les « programmes » de leurs auteurs. Ils étaient néanmoins dotés, lors de leur introduction sur le marché français, d’une interprétation globale : « Contrairement à la littérature épistémologique qui ignore tout du fonctionnement technique et social des sciences, et contrairement à la littérature sociologique qui fait généralement l’impasse sur les contenus scientifiques, de nombreuses études existent en anglais qui proposent une autre façon de parler des sciences [5]. » Le fait central mis en avant par les importateurs était donc que la sociologie des sciences travaillait désormais aussi à rendre compte des contenus des savoirs. Pour cela, il convenait d’étudier non la science faite dans son contenu assertorique, mais « la science telle qu’elle se fait » : il fallait ouvrir la « boîte noire » [6].

6Un ouvrage d’auteur vint s’intercaler entre les deux recueils : le plus ouvertement philosophique des productions de SSK, où David Bloor énonçait le « programme fort » de la nouvelle sociologie des sciences. Il participait ainsi à une rhétorique très en usage sur les campus anglo-américains : le langage du « tournant », par lequel un groupe de prétendants proclame qu’il faut tourner la page et adopter une direction radicalement nouvelle dans un champ quelconque des sciences humaines. Bloor fait néanmoins œuvre utile en formulant quatre principes méthodologiques qui seront abondamment discutés et, surtout, largement expérimentés en pratique : causalité (étudier les conditions qui produisent les croyances et états du savoir), impartialité (à l’égard de la vérité ou de l’erreur), symétrie (dans l’explication des croyances vraies ou fausses), réflexivité (les modèles d’explication doivent être applicables à la sociologie elle-même) [7].

7Les études de cas choisies par Callon et Latour avaient pour origine presqu’exclusive un réseau de chercheurs britanniques – ancré principalement à l’université d’Édimbourg, secondairement à Bath – réseau qui était à l’origine d’une discussion désormais transatlantique [8]. David Edge (1932-2003), qui avait une formation initiale de physicien, dirigeait la Science Study Unit à Édimbourg depuis sa création en 1966. Il collaborait avec Michael Joseph Mulkay (1936-), qui enseignait la sociologie à l’université d’York. C’est Edge qui fut à l’origine du recrutement à Édimbourg de Barry Barnes (1943-), un sociologue formé aux sciences naturelles, de David Bloor (1942-), philosophe de formation et docteur en psychologie, et de Steven Shapin (1943-), auparavant professeur de sociologie à UC San Diego. Plusieurs autres auteurs avaient préparé leur thèse à la Science Study Unit, parfois continuaient d’y travailler : Donald MacKenzie, un sociologue qui s’intéressait à l’histoire de la statistique ; Bill Harvey, un physicien qui étudiait la sociologie de la physique quantique ; Andrew Pickering, qui avait fait un doctorat sur la physique des hautes énergies. Augustine Brannigan, sociologue, était docteur de l’université de Toronto et venait de publier un ouvrage sur les fondements sociaux des découvertes scientifiques préfacé par Mulkay. Aux cotés du groupe d’Édimbourg et en concurrence pacifique avec lui, une « Bath School » était représentée par Harry Collins (1943-), professeur de sociologie et spécialiste de la physique des ondes gravitationnelles, qui dirigeait le Science Studies Centre à l’université de Bath, et par Trevor Pinch (1952-), physicien d’origine, qui collaborait avec lui et préparait un doctorat de sociologie. Le réseau mobilisé par Callon et Latour s’étendait à quelques auteurs nord-américains liés au Program on the History of Science de l’université de Princeton : Eugene Frankel, qui avait soutenu son Ph.D. à Princeton en 1972 sous la direction de Charles C. Gillispie, et Gerald L. Geison (1943-2001), qui rejoignit le programme de Princeton après un doctorat d’histoire des sciences à Yale. Geison collaborait avec John Farley (1936-), un historien de la médecine canadien [9].

8Le réseau basé à Édimbourg s’était très tôt doté d’institutions, au cœur dequelles se trouvait David Edge. En 1970, il créa, avec Roy MacLeod, la revue Science Studies, qui prit pour titre en 1974 Social Studies of Science. La Social Studies of Science Society, fondée en 1975 sous la houlette de Merton, fut bientôt investie par les hommes de SSK et démultiplia leur influence. Edge en fut le président en 1986-1987. Le « Sociology of the Sciences Yearbook » commença à paraître en 1977 et constitua un pont entre l’establishment international de l’histoire des sciences et les nouveaux venus. Sur les 13 textes retenus par Callon et Latour dans leurs recueils, 3 avaient été publiés dans Social Studies of Science entre 1976 et 1979, 2 dans un ensemble sur les « savoirs rejetés » publié en 1979 par la Sociological Review et 4 dans le volume de 1980 du « Sociology of the Sciences Yearbook ».

9Les deux recueils publiés dans « Pandore » illustraient une large gamme d’objets d’enquête, les controverses scientifiques venant au premier plan. Elles ne sont pas nécessairement tranchées par des arguments expérimentaux ou rationnels. Si, au premier xixe siècle, la phrénologie a été totalement déconsidérée par l’establishment scientifique d’Édimbourg, c’est parce qu’elle était matérialiste et mettait en cause les hiérarchies établies. Si Pasteur l’a emporté contre Pouchet, c’est que, à un moment où le conservatisme religieux et politique condamnait la théorie de la génération spontanée comme nécessaire au darwinisme, il avait orienté ses expériences pour en démontrer la fausseté, en dépit d’une attirance pour cette théorie révélée par ses archives. Dans les États-Unis du second xxe siècle, c’étaient les partisans de la parapsychologie qui avançaient constamment des arguments statistiques et expérimentaux, tandis que leurs adversaires se contentaient d’attaques ad hominem. D’autres études de cas permettaient d’aborder des thèmes connexes. Les changements de paradigme ne résultent pas d’un accord entre savants, mais de la victoire d’une fraction sur une autre : c’est ainsi que la théorie ondulatoire de la lumière l’a emporté sur la théorie corpusculaire à Paris dans les années 1820, ce qui s’explique surtout par les ressources institutionnelles des vainqueurs. Des intérêts sociaux peuvent faire obstacle de façon durable à ce que soient admis des résultats expérimentaux qui dérangent la science normale : ce fut le cas avec la génétique de Mendel, publiée dans les années 1850, « découverte » dans les années 1900. De façon plus générale, les intérêts cognitifs ne peuvent être séparés des « intérêts sociaux » : c’est ainsi que la controverse entre Yule et Pearson sur la façon de traiter les associations de variables était étroitement liée aux recherches biométriques du second, qui nécessitaient un outil de prévision dans le cadre d’objectifs de type eugénique. Toute une série de fronts était ainsi ouverte, associée à de nouvelles questions orientant l’enquête historique.

Réceptions philosophiques

10La réception française des travaux et des auteurs introduits par « Pandore » fut lente, variée et inégale : nous ne pouvons en évoquer ici que quelques aspects, en mettant l’accent sur la sociologie et l’histoire des sciences humaines. Parmi les sociologues, Isambert fut l’un des premiers à engager la discussion, en prenant pour cible le « programme fort » de Bloor et sa mise en œuvre par Latour [10]. Les études de cas n’avaient, à ses yeux, guère d’intérêt car, au fond, elles confirmaient simplement ce que déjà Bachelard affirmait : le fait scientifique est construit. L’objet de sa critique, c’était le relativisme : le « programme fort » de Bloor est, en réalité, « tellement obsédé par le souci de désacraliser la science qu’il s’épuise à prouver indéfiniment la même chose, à savoir que la science est une activité sociale comme une autre ». Ce qui implique la contradiction intrinsèque de toute mise en cause rationnelle de la rationalité : « […] ce pétard destiné à faire sauter la vérité scientifique a fait sauter en même temps la sociologie de la science et le programme fort qui l’avaient allumé. [11] » Une telle ligne d’argumentation reste, aujourd’hui encore, une constante du débat français sur les science studies – comme s’il était nécessaire de prendre position sur la réalité du monde extérieur pour faire de la sociologie ou de l’histoire des sciences. La tête philosophique des épistémologues, d’un côté, et, de l’autre, le tour de plus en plus ontologique pris par les proclamations de Latour et de ses suiveurs post-modernes collaborent à entretenir ce registre de discussion inépuisable et parfaitement aporétique [12].

11Le rejet par Bourdieu de ce qu’il appelait « la nouvelle sociologie de la science » procédait, pour une part, du même argument. Il prit deux formes successives. D’abord, le silence : une stratégie assez commune parmi les sociologues français et que Bourdieu pratiquait avec constance et talent. La critique vint plus tard, dans le cours de 2001 au Collège de France [13]. Les science studies présentaient des traits qui les éloignaient des activités scientifiques bien réglées : les débats philosophiques étaient constants, les résultats empiriques fort minces, les déclarations emphatiques n’étaient pas suivies de grand chose, les rivalités et les controverses étaient incessantes. En outre, les nouveaux sociologues de la science avaient souvent pris le laboratoire pour échelle d’observation. Cela avait parfois conduit à des résultats intéressants – comme la mise en évidence du processus par lequel une longue série de tentatives confuses était transformée en un fait expérimental certifié par l’accord entre les savants. Il ne s’agissait là, au fond, que d’une confirmation de la thèse de Bachelard selon laquelle les faits sont des constructions sociales – c’était déjà l’argument d’Isambert. Mais, défaut majeur, la plupart des études de laboratoires étaient limitées par une vision interactionniste qui les empêchait de prendre en compte les structures du champ (notamment la distribution inégale de la crédibilité entre les laboratoires) ainsi que l’habitus lié à celles-ci (qui permet ou non à un individu de bénéficier d’autorité). Ce sont pourtant ces deux éléments qui régulent la production collective de la croyance : les interprétations en termes de stratégies conscientes d’autopromotion n’ont donc aucune pertinence.

12On peut voir dans cet argumentaire l’effet d’une conjoncture du champ sociologique français où s’était mise en place et rigidifiée une opposition entre « sociologie de la domination » et « interactionnisme ». C’était un phénomène assez récent : non seulement c’est dans la collection « Le sens commun » que dirigeait Bourdieu chez Minuit que parurent les premières traductions de Goffman, d’Asiles (1968) aux Cadres de l’expérience (1991), mais la substance empirique du premier chapitre de la Science en action sur la rhétorique scientifique avait été publiée en 1977 dans un numéro des Actes de la recherche où Bourdieu explorait l’économie des biens symboliques et la production de la croyance [14]. Le péché d’interactionnisme n’était donc pas encore identifié, ni une partie des adversaires de Bourdieu n’avait encore adopté ce drapeau pour mener bataille. L’épisode confirme en tous cas ce que montrent les sciences studies : la substance des arguments d’une controverse ne suffit pas pour en épuiser le sens – il faut aussi les regarder comme un langage dans lequel s’expriment des conflits scientifiques et sociaux plus amples. L’importation de SSK en France fut opérée par des acteurs et dans une conjoncture qui lui donnaient, dans le champ de la sociologie, un sens qu’elle n’aurait sans doute pas pris dans d’autres circonstances. Ainsi, en histoire, la réception de SSK fut toute différente. Lorsqu’en 1993, Léviathan et la pompe à air, l’ouvrage de Shapin et Schaffer de 1985, fut publié dans la collection de Latour, Roger Chartier – pourtant un allié intellectuel de Bourdieu – salua avec chaleur dans Le Monde des livres ce travail dont il soulignait l’importance pour le renouvellement de l’histoire des sciences. C’est aussi un historien, Dominique Pestre, qui publia la première présentation synthétique des science studies pour le public français [15], tandis que nombre d’historiens de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme adoptaient, sans tambour ni trompette, leurs façons de faire enquête.

13Mais la critique la plus grave formulée par Bourdieu en 2001 était celle-là même d’Isambert quinze ans plus tôt : SSK témoignait d’une conception radicalement relativiste de la science, le livre de Latour et Woolgar donnant de ce point de vue « une image grossie de tous les travers de la nouvelle sociologie de la science ». Cette « vision sémiologique du monde » faisait de la réalité un texte et conduisait aux mêmes impasses que le linguistic turn, alors à la mode [16]. Or, le relativisme donnait une réponse inacceptable à une question incontournable : si les conditions a priori de la connaissance identifiées par Kant sont radicalement historiques, est-il encore possible de « sauver la raison » ? Avec la désarmante modestie qui lui était habituelle, Bourdieu déclarait avoir résolu de façon décisive cette énigme philosophique : « L’objectivité est un produit intersubjectif du champ scientifique [17]. » Dans le monde très particulier qu’on construit les savants, des normes sociales auraient pris forme qui obligent les acteurs à se soumettre à des mécanismes de contrôle logique et d’universalisation des énoncés. Ces règles spécifiques aux champs scientifiques donnent à la vérité une force qui a pour seul fondement la logique de la compétition pour la prééminence dans la science.

14Ainsi, au cœur de la vision de la science de Bourdieu, il y a « l’autonomie des savants ». Il n’y a pas de science possible sans un ensemble d’institutions où des personnes sélectionnées pour leur compétence et leur intérêt au désintéressement sont en compétition pour la préséance entre pairs, sans interférence des pouvoirs religieux, politiques, économiques ou médiatiques. Cette construction historique est la condition nécessaire et suffisante – et le fondement sociologique – pour que la vérité scientifique s’impose comme une valeur. L’« autonomie de la science » est donc un critère à la fois descriptif et normatif pour analyser et évaluer les savants et leurs productions. On peut appeler ce modèle celui de « la cité savante ».

Aux portes du temple

15Un des effets majeurs des recherches relevant de SSK fut de replacer les savants dans l’histoire de leur temps, en les regardant comme des gens qui font toutes sortes de choses, parmi lesquelles de la science. La sociologie doit s’efforcer de rendre compte des savoirs qu’ils produisent, tout en prenant en compte les multiples sphères de pratiques et de rapports sociaux dans lesquels ils sont engagés et qui ne sont pas sans relation avec leur activité scientifique. Un tel programme de recherche ignore l’opposition fossilisée entre analyse externe et analyse interne de la science : la société agit sur la science, la science agit sur la société. L’histoire de la science était à nouveau inscrite dans l’histoire dans toute son ampleur – et pas seulement dans celle de la pensée.

16S’agissant des sciences humaines, Bourdieu annonçait un programme très semblable – qu’il appelait « histoire sociale des sciences sociales », mais on ne trouve pas dans son œuvre d’étude empirique qui le mette en œuvre. Toutefois, Homo academicus, analyse du champ universitaire à la veille de 1968, fut sans doute ce qui s’en rapprochait le plus [18]. L’ouvrage est tout entier tendu vers la démonstration que la position structurelle de la sociologie dans le système d’ensemble lui confère le privilège d’être la discipline la plus désintéressée – et donc la plus scientifique. Le modèle oppose en effet deux pôles : au pôle séculier, légitimation et bénéfices proviennent de pouvoirs mondains (notabilité, politique, argent) ou bureaucratiques (positions universitaires) ; à l’autre pôle, ils sont fondés sur l’autorité scientifique. D’un côté, des disciplines qui servent l’ordre social, de l’autre, celles qui servent le savoir. Le même modèle permet de contraster les facultés (droit et médecine vs sciences et lettres) et les disciplines en leur sein (médecine vs biologie, philosophie et littérature vs sciences sociales). C’est ainsi que la sociologie se retrouve seule au pôle authentiquement scientifique des facultés des lettres et sciences humaines. La même polarité est à l’œuvre au sein de la discipline elle-même : les vrais savants s’y trouvent opposés aux sociologues-journalistes alliés aux journalistes-sociologues – thème que Bourdieu va constamment reprendre. Le modèle de la « cité savante » trouve ici, en même temps qu’une application concrète, un aspect de sa vérité : il est une arme dans les luttes internes au champ.

17Cette vision de l’autonomie des savants pouvait s’appuyer sur un allié paradoxal. La théorie des « communautés scientifiques » de Robert K. Merton (1910-2003) était ce contre quoi Bourdieu avait commencé à envisager les sciences comme un champ où étaient en concurrence des pouvoirs établis et des outsiders : il s’agissait alors de mettre en cause la description enchantée de l’organisation interne de la science comme seulement régie par une coopération pacifique. Et pourtant, Merton fournissait à Bourdieu un schème analytique qui confirmait sa vision : la science se construit par un processus d’institutionnalisation. Les disciplines sont constituées d’un ensemble de concepts et de théories, de pratiques et d’institutions communes, et, surtout, de procédures réglées de débat contradictoire et de décision à propos de la vérité. En dépit du combat que menait Bourdieu contre la réécriture de l’histoire de la sociologie par les commandos de Lazarsfeld [19], il y avait un large accord entre sociologues français pour étudier « l’institutionnalisation de la sociologie » : à ce programme participaient des chercheurs qui travaillaient avec Bourdieu (par ex. V. Karady), avec Lazarsfeld lui-même (par ex. B.-P. Lécuyer) ou avec Boudon, le cheval de Troie de ce dernier (par ex. P. Besnard).

18On peut comprendre que les questions soulevées par SSK, ses échelles d’observation et ses méthodes d’analyse venaient déranger ce bel accord. D’autant que celui-ci s’appuyait sur ce qu’on peut décrire comme une véritable institution, que produit et reproduit constamment l’université : l’histoire disciplinaire présentiste. Dans les sciences humaines, ce sont généralement les pratiquants et enseignants d’une discipline qui en écrivent l’histoire. En règle générale, le récit historique a pour finalité d’exposer les origines de la discipline, son « institutionnalisation » progressive, l’évolution de ses théories et de ses méthodes, les affrontements ou successions de paradigmes au cours du temps jusqu’à aujourd’hui. Ce schéma, qui peut être mis en œuvre avec plus ou moins de subtilité, vaut à diverses échelles : une sous-discipline, une école, il encadre aussi les commentaires sur les auteurs – précurseurs, classiques ou injustement maudits. Il a pour propriété essentielle de lire le passé en vue de comprendre la façon dont il conduit au présent, de mettre en valeur l’actualité des auteurs et des leçons qu’ils nous donnent. Dans la vaste gamme des tactiques de la concurrence au sein des mondes savants, le contrôle du passé n’est pas la moindre. Les façons d’écrire l’histoire sont diverses, selon la situation de la discipline et les positions des acteurs en son sein. Quelques types semblent se dégager : les gardiens de la tradition, généralement au centre des pouvoirs sur la discipline, qui visent à stabiliser un discours sur les grands auteurs et s’assurer le monopole de celui-ci ; les divers redresseurs de torts, généralement des prétendants situés aux marges, qui revendiquent la révision des histoires officielles : ce sont eux qui exhument les ancêtres injustement oubliés, redécouvrent la génération qui précède celle qui se trouve aux commandes, préconisent les « retours au texte » ; les bâtisseurs de monuments, qui s’attachent à célébrer un fondateur reconnu ou possible, en vue de rassembler une communauté savante incertaine, déchirée ou menacée. C’est ainsi qu’à chaque époque et dans chaque pays, la lecture d’un ensemble bien délimité d’ouvrages est assignée aux pratiquants d’une discipline.

19Téléologie, anachronisme, effet de tunnel, tout a été dit sur les inconvénients cognitifs de ces façons de faire et de penser [20]. Mais les raisons proprement sociales de les reconduire sont si fortes que les meilleures méthodes du monde, lorsqu’il s’agit de choses sérieuses, sont condamnées à rester à la porte du temple.

Notes

  • [1]
    Guillaume Lachenal, « Réforme des universités : allo Latour, ici la terre », Rue 89, http://www.rue89.com/2009/03/05/reforme-des-universites-allo-latour-ici-la-terre (consulté le 06/03/2009).
  • [2]
    Malcom Ashmore note que certains préféraient d’autres étiquettes : social studies of science, sociology of science, social history of science, anthropology of science – ou pas d’étiquette du tout (The Reflexive Thesis : Wrighting Sociology of Scientific Knowledge, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 3).
  • [3]
    Voir Sarah Cordonnier, « La revue Pandore : notre critique », Sciences et société, 09/11/2005, http://science-societe.hypotheses.org/23 (consulté le 20/04/2015).
  • [4]
    Simon Schaffer, « Newton, les Sex Pistols et la pompe à air : l’histoire des sciences généraliste de Simon Shaffer », Zilsel, 17/05/2014, http://zilsel.hypotheses.org/706 (consulté le 21/05/2015).
  • [5]
    Quatrième de couverture de la réédition, avec quelques modifications du sommaire, du recueil de 1982 (La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, La Découverte, 1991).
  • [6]
    Selon l’expression de Richard Whitley, « Black Boxism and the Sociology of Science », dans id. (éd.), The Sociology of Science, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1972, p. 1-10.
  • [7]
    David Bloor, Socio/logie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore, coll. « Pandore », n° 2, 1983, p. 4-5.
  • [8]
    Diverses sources, dont Donald MacKenzie, « David Owen Edge, 1932-2003 », Isis, vol. 94, 2003, p. 498-499, Ashmore, The Reflexive Thesis, op. cit., ch. 1, et les CV et autres présentations en ligne des personnes.
  • [9]
    Callon et Latour retinrent aussi un auteur étranger à SSK : Anton Pannekoek (1873-1960), un théoricien néerlandais du communisme des conseils, qui était aussi professeur d’astronomie à l’université d’Amsterdam et historien de l’astronomie.
  • [10]
    François-André Isambert, « Un “programme fort” en sociologie de la science ? À propos de plusieurs ouvrages de sociologie de la science », Revue française de sociologie, vol. 26, n° 3, 1985, p. 485-508. Isambert (1924-), spécialiste du catholicisme puis de l’éthique, est un des nombreux sociologues de sa génération issus de la philosophie (agrégation 1947).
  • [11]
    Ibid., p. 504-505 et 501. C’est le même argument que Malcom Ashmore, dans un ouvrage où réflexivité et British humour se confondent délicieusement, prête à un vieux professeur : « Having deconstructed scientific knowledge, they insist that we accept their arguments because they have been scientifically demonstrated. What nonsense ! » (The Reflexive Thesis, op. cit., p. 15).
  • [12]
    Par contraste, le compte rendu précoce du numéro 1 de « Pandore » par Bernard-Pierre Lécuyer décrit l’ambition de faire la sociologie des contenus scientifiques comme un retour à Durkheim et entre dans le détail des enquêtes – notamment celles qui portent sur des controverses ou des anomalies expérimentales. Il n’attache pas une importance excessive aux « objectifs philosophiques » du programme fort : « dans ce volume, la qualité des études de cas l’emporte de très loin sur la force de conviction des énoncés théoriques » (L’année sociologique, vol. 33, 1983, p. 323). On ne saurait mieux dire.
  • [13]
    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 21-24 et 47-66. Bien entendu, Bourdieu (1930-2002) avait, lui aussi, une formation initiale de philosophe (agrégation 1954).
  • [14]
    Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, 1977, p. 3-43 ; Paolo Fabbri, Bruno Latour, « Pouvoir et devoir dans un article de science exacte application », ibid., p. 81-95. Comparer à : Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989, ch. 1.
  • [15]
    Dominique Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006. Tandis que, dans de petits livres d’introduction, le philosophe Dominique Lecourt déplorait « la tentation sociologique » en philosophie des sciences, comme « une manière de gauchisme de laboratoire de l’après-68 » (Philosophie des sciences, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2001, p. 88-89), et le sociologue Olivier Martin décrivait toujours SSK sous l’étiquette du « relativisme » (Sociologie des sciences, Paris, Nathan, coll. « 128 », 2000, p. 78-91).
  • [16]
    Bourdieu, Science de la science, op. cit., p. 55 et 59. L’ouvrage critiqué : Bruno Latour, Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988 (éd. orig. Laboratory Life : The Social Construction of Scientific Facts, Beverly Hills, Sage, 1979).
  • [17]
    Ibid., p. 160 et 163. Modestie : p. 108.
  • [18]
    Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
  • [19]
    Michaël Pollak, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 25, 1979, p. 45-59.
  • [20]
    Voir notamment Charles C. Gillispie, « History of the Social Sciences », Revue de synthèse, vol. 109, nos 3-4, 1988, p. 379-386 et Stefan Collini, « “Discipline History” and “Intellectual History”. Reflections on the Historiography of the Social Sciences in Britain and France », ibid., p. 387-400.
  • [21]
    La référence originelle de ce texte, qui est antérieur à l’émergence du groupe SSK, n’est pas donnée par Callon et Latour.

Ouvrages cités

  • Pandore n° 1

    • Michel Callon, Bruno Latour (textes choisis par), La science telle qu’elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, Pandore, coll. « Pandore », n° 1, 1982, 290 p.
    • Michel Callon, Bruno Latour, John Farley, Gerald Geison, « Le débat entre Pasteur et Pouchet : science, politique et génération spontanée au xixe siècle en France », p. 1-51/Bulletin of the History of Medicine, vol. 48, 1974, p. 161-198.
    • Michel Callon, Bruno Latour, Steven Shapin, « La politique des cerveaux : la querelle phrénologique au xixe siècle à Edimbourg », p. 51-102/dans Roy Wallis (éd.), On the Margins of Science : The Social Construction of Rejected Knowledge, Keele, University of Keele (Sociological Review Monograph, n° 27), 1979, p. 139-178.
    • Michel Callon, Bruno Latour, Mike Mulkay, David Edge, « L’influence des facteurs cognitifs, techniques et sociaux sur le développement de la radioastronomie », p. 102-145/dans Astronomy Transformed, Londres, Wiley & Sons, 1976.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2015
https://doi.org/10.3917/gen.100.0238
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