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Strassenpolitik. Zur Sozialgeschichte der öffentlichen Ordnung in Berlin 1900 bis 1914, Thomas Lindenberger, Berlin, Dietz, 1995, 431 p.
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1Les travaux de Thomas Lindenberger sont bien connus des chercheurs français qui ont engagé des recherches sur la RDA après la chute du Mur. Il compte sans doute parmi les historiens allemands les plus féconds de sa génération et a multiplié les travaux sur des objets variés en lien avec l’histoire du communisme dans une perspective qui combine une histoire sociale attentive aux groupes, catégories, trajectoires et interactions collectives, et l’Alltagsgeschichte, soucieuse de restituer les micro-interactions, la subjectivité et l’épaisseur du social. Or, bien que francophone et lecteur assidu de l’historiographie française, ses travaux ont connu une réception limitée en France avec seulement deux articles publiés en français [1] au moment où l’intérêt pour l’historiographie du communisme était à son apogée.

2J’ai découvert les travaux de Thomas Lindenberger en 1995 au début de mes recherches doctorales sur la sociologie de l’État et de l’action publique en RDA. Cette rencontre d’abord intellectuelle, puis personnelle, s’est opérée à partir de deux trajectoires de recherche ayant des points de départ différents. Pour ma part, très schématiquement, j’avais reformulé un premier projet de recherche « transitologique » en science politique avant d’inscrire mon projet dans une perspective historique attentive aux transformations sociologiques de l’État et à la co-construction des catégories d’action publique dans l’interaction entre gouvernants et gouvernés. La trajectoire de Thomas Lindenberger part de l’Alltagsgeschichte au début des années 1980 et se dirige vers des objets plus explicitement politiques : le vote pendant la République de Weimar en tant qu’assistant de recherche [2], sa thèse sur les politiques de la rue au début du xxe siècle (1992) et ses nombreuses publications à partir de 1993 sur la police populaire, la déviance et les pratiques culturelles en RDA.

3Dans la première moitié des années 1990, un nombre important de jeunes historiens allemands comme Thomas Lindenberger ont investi l’objet « RDA » dans un contexte marqué par la disponibilité immédiate d’archives inexploitées, les nominations massives d’historiens ouest-allemands dans les universités des nouveaux Länder, et une demande sociale et politique forte soutenue par des financements publics et privés (fondations) conséquents. Les premiers travaux empiriques consistants sont ainsi parus à partir de 1993, générant un vif débat à la fois politique, scientifique et méthodologique [3]. Dans cette littérature foisonnante, ce sont les travaux de Thomas Lindenberger qui sont rentrés le plus directement en résonnance avec mes propres préoccupations dans une historiographie très clivée entre une histoire politique « vue d’en haut » et centrée sur les ressorts idéologiques et coercitifs du régime et une histoire sociale centrée sur les résistances et l’inertie des groupes sociaux confrontés à un pouvoir politique souvent réifié. Thomas Lindenberger a été un des premiers à proposer à la fois une histoire sociale des agents de l’État [4], mais aussi, à travers l’opérationnalisation du concept d’Eigensinn[5] à interroger non seulement les résistances ou accommodements aux dispositifs de pouvoir, mais aussi la contribution des interactions sociales autonomes et du « quant à soi » au renforcement de la domination politique [6].

4Ces remarques liminaires sur la posture de recherche et positionnement des travaux de Thomas Lindenberger permettent de comprendre pourquoi ils constituent pour moi une contribution féconde à la conception d’une science sociale intégrée telle que la défend Genèses. Ayant entretenu un dialogue direct avec les travaux de Thomas Lindenberger sur la RDA, je profite de la liberté accordée aux contributeurs de ce numéro pour faire découvrir le livre issu de sa thèse, Strassenpolitik. Ce livre extrêmement ambitieux, appréhende les transformations des usages politiques de la rue à Berlin entre 1900 et 1914. Bien qu’assez éloigné de mes objets de recherche, j’ai gardé un souvenir très particulier et très précis de Strassenpolitik presque vingt ans après l’avoir lu, et j’y ai trouvé des pistes de réflexion riches sur la manière de construire un objet de socio-histoire du politique, de relier méthodes quantitatives et qualitatives, mais surtout d’entrecroiser dans une même problématique une diversité d’échelles, d’acteurs et de pratiques. Ce livre pratiquement ignoré en France [7] occupe une place assez marginale dans l’historiographie de l’Allemagne de l’Empire si l’on retient comme indicateur sommaire le nombre de citations référencées dans Google Scholar et le nombre et la longueur des comptes-rendus.

Les conditions de (non-)réception du livre

5La lecture des rares comptes-rendus donne quelques pistes pour comprendre la faible réception de ce livre autre que la barrière importante de la langue. De par la construction composite de son objet, ce livre est passé à côté des débats et des thèmes de recherche constitués à l’époque de sa sortie. Ainsi, l’ouvrage est jugé à l’aune de sa contribution à l’histoire des grèves, du mouvement social-démocrate ou encore de la mise en scène de la Monarchie. Si certains chapitres abordent effectivement ces questions en détail, l’originalité du livre réside dans la construction de la rue comme « objet carrefour » pour appréhender sa constitution comme arène de lutte et d’expression politique. Ainsi, la réception du livre semble avoir été guidée par son inscription dans l’historiographie du mouvement ouvrier, ce qui a occulté sa double originalité. Premièrement, il s’agissait de croiser dans une même problématique les actions et les représentations des agents étatiques chargés de maintenir l’ordre en déterminant les usages (et les usagers) légitimes d’un côté, et de l’autre, les usages déviants, conflictuels ou dissonants de la rue et son investissement comme espace de luttes plus explicitement politiques. Deuxièmement, Lindenberger procède à une lecture dynamique de ces différents usages de la rue allant des pratiques individuelles quotidiennes aux usages codifiés et encadrés de la manifestation ou défilé militaire. Ce faisant, il intègre dans un même questionnement les conflits quotidiens opposant la police et le public, les violences à l’occasion de grèves et les stratégies social-démocrates pour transformer la rue en arène de lutte politique.

6Le décalage entre les questions posées par le livre et les lectures structurées par des problématiques constituées n’épuise toutefois pas la question de la faible réception de Strassenpolitik. La sortie du livre en 1995 correspond en effet à une éclipse de l’historiographie du deuxième Empire par le déplacement massif du centre de gravité de l’histoire contemporaine vers la période post-1945. Strassenpolitik est en effet sorti au moment d’un fort désinvestissement de la période de l’Empire. La carrière de Thomas Lindenberger, ses objets de recherche et la faible reprise des pistes ouvertes dans Strassenpolitik par d’autres chercheurs qui ont collectivement investi l’histoire de la RDA en sont le reflet [8], même si ses travaux sur la RDA transposent les méthodes et questions de recherche au contexte de la deuxième dictature allemande.

Une exploration originale des liens entre la politique informelle et conventionnelle

7L’intérêt de découvrir ou de relire ce livre réside ainsi dans sa capacité à thématiser des questions centrales des sciences sociales à partir d’un contexte singulier. Le livre aborde ainsi des questions historiographiques classiques mais toujours centrales : l’imposition et le maintien du monopole de la violence physique ; la transformation des luttes politiques et la genèse de nouveaux répertoires d’action ; les tensions entre fractions des classes populaires ; la production de l’ordre social par la dynamique d’interaction entre l’État et les groupes sociaux. En même temps, si j’ai gardé un souvenir aussi précis de Strassenpolitik, c’est parce qu’il avait des choses à dire sur des problématiques plus récentes des sciences sociales, voire de l’actualité politique : les débats sur la politique ordinaire, informelle ou l’infrapolitique ; l’importance du genre dans la définition de la déviance ; la centralité des normes professionnelles et de la socialisation des agents de l’État pour comprendre les interactions avec le public ; ou encore, l’abandon ou la mise à distance par les partis de gauche d’une partie des classes populaires.

8L’auteur définit son objet « politique de la rue » en fonction des événements qui sont dotés d’une signification politique par la presse ou par la police. Il dresse ainsi un continuum de pratiques perçues comme des menaces potentielles à l’ordre dans un contexte politique marqué par une montée du SPD dans les urnes, la multiplication de grèves et une augmentation des conflits entre la police et les Berlinois que Thomas Lindenberger désigne comme des « petites guerres quotidiennes ». Le premier chapitre rappelle utilement le contexte de l’urbanisation rapide de Berlin, la densification et différenciation de l’espace urbain, la croissance exponentielle des flux et les multiples usages encore peu codifiés de la rue pour se déplacer, se divertir, consommer, se nourrir, travailler ou chercher du travail, etc. Lindenberger établit un corpus de 405 événements qui opposent la police à une foule de berlinois à partir d’un dépouillement systématique de la presse complété par des archives policières et judiciaires.

9La rue devient ainsi source, lieu et enjeu de conflits entre la police, dont les agents sont très majoritairement des anciens militaires et une foule hostile majoritairement composée de jeunes hommes issus des classes populaires. La dynamique de politisation des désordres quotidiens provient ainsi de l’affrontement entre les agents de police, dotés de grandes marges de liberté réglementaire dans la définition de comportements déviants d’un côté, et les conceptions de justice et de normes de comportement propres aux classes populaires. Avant d’opérer une lecture plus qualitative en déployant la problématique de l’Eigensinn, Lindenberger se livre à une analyse quantitative de ses cas, en se centrant sur les origines des conflits qu’il analyse. Il montre que les sources de ces derniers sont multiples. Dans un quart des cas, le conflit est déclenché par des paroles insultantes ou une arrestation abusive, injuste ou disproportionnée. Souvent, la police intervient pour « remettre de l’ordre » dans un conflit entre individus – un accident de la circulation qui dégénère, une bagarre, le comportement d’un ivrogne ou d’une personne qui fait la manche, les attroupements de journaliers cherchant un emploi dans certains quartiers ou des « désordres » constatés autour d’une soupe populaire. L’intervention de la police pour rétablir l’ordre selon leur définition étroite des usages de la rue comme lieu de circulation se heurte aux conceptions propres de l’acceptable des classes populaires. Le mépris verbal ou l’usage disproportionné de la force est perçu comme une transgression des codes et du sens de l’honneur qui se soldent dans les cas examinés par des attroupements importants qui prennent les policiers à partie et qui tentent parfois de libérer le prisonnier. Dans d’autre cas, le conflit a pour origine une opposition de classe plus explicite qui oppose un ouvrier à son employeur, un tenancier de bar à un client, une famille expulsée de son logement et un huissier ou encore des consommateurs à des commerçants accusés de pratiquer des prix déraisonnables ou de tricher sur la marchandise. Là encore l’intervention policière pour protéger les huissiers, commerçants ou patrons accusés de pratiques injustes ou arbitraires par les passants enclenche une dynamique d’affrontement. Dans d’autres cas encore, la police intervient pour protéger les victimes d’actes de justice spontanée d’une foule déjà constituée – des voleurs attrapés par des passants qui sont menacés par la foule, des maris qui battent leur femme ou enfants ou encore des hommes pris à parti pour avoir fouetté leur cheval.

10Quel que soit l’événement déclencheur, l’intervention policière transgresse un ordre normatif local en sanctionnant des usages jugés légitimes de la rue dans les quartiers populaires ou en intervenant pour défendre les auteurs de transgressions de ces normes. Les passants ressentent de manière aiguë le décalage entre la répression excessive, les multiples vexations, intimidations verbales ou arrestations dans les quartiers ouvriers et les rapports polis, voire déférents avec les classes moyennes et supérieures qui étaient retraduits en termes d’honneur et de respect. Thomas Lindenberger reconstitue cela en analysant le décalage entre la tolérance que la police accorde aux attroupements et désordres qui surviennent à l’occasion d’événements patriotiques (foules réunies pour des défilés militaires, célébrations électorales des partis conservateurs ou du nouvel an dans les beaux quartiers) et les termes utilisés pour décrire les « petites guerres quotidiennes » avec les classes populaires. Le déroulement et l’intensité des conflits sont décrits dans les archives policières et la presse conservatrice à l’aide d’une terminologie militaire : « Schlacht » (bataille), « Belagerung » (état de siège), « schwere Ausschreitungen » (affrontements lourds) et la nature du « Feind » (ennemi) : « Rowdies », « Janhagel » ou « Pöbel » (plèbe), « Rotten » (meute). Ce lexique témoigne à la fois d’une approche très militaire du maintien de l’ordre, la déconsidération sociale et morale de ceux qui contestaient la police et l’enjeu majeur du maintien du monopole de la violence physique qui pouvait être ponctuellement remis en question par une foule qui parvenait à libérer un prisonnier ou qui contraignait un policier de battre en retraite.

11Le concept d’Eigensinn permet à Thomas Lindenberger de contourner le terrain glissant qui consisterait à voir dans les « petites guerres quotidiennes » un facteur direct de transformation d’une classe en soi en une classe pour soi. Si les « petites guerres quotidiennes » ont eu des effets importants sur les formes d’action collective plus conventionnelles et leurs mises en récit, ces effets demeurent indirects. L’auteur analyse ainsi 74 grèves berlinoises qui ont donné lieu à des affrontements entre grévistes, habitants de quartiers ouvriers et la police qui ont culminé en une série d’événements prolongés et très violents dans le quartier de Moabit en 1910. Traités dans un chapitre à part, ces affrontements s’apparentent aux cas analysés dans les chapitres précédents dans la mesure où les interventions policières transgressent un ordre normatif local en protégeant les briseurs de grève et les employeurs. La défense des briseurs de grève qualifiés dans le discours officiel de « bons citoyens » et les arrestations et passages à tabac des grévistes blessaient le sens de l’honneur ouvrier tout en renvoyant le gréviste du côté d’une plèbe (Pöbel) violente.

12Ces interventions pour contrôler la rue aux marges des grèves cristallisent et politisent les expériences de discrimination au quotidien. En relatant ces événements, la presse syndicale procède en effet à une double opposition. D’un côté, et sans grande surprise, la police est dépeinte comme brutale et partiale, des « chiens de garde » qui cherchent à casser une cause juste menée par des ouvriers dignes. De l’autre côté, et de façon plus intéressante, beaucoup de lignes sont consacrées à distinguer les grévistes allemands dignes et responsables qui sont les victimes des violences, d’un sous-prolétariat « traîtres sans honneur » : briseurs de grève, agents provocateurs et « jaunes » (Janhagel), « Halbwüchsige » (adolescents), souvent décrits comme des étrangers et qui profitent du désordre pour « semer la pagaille » et ternissent les revendications justes des grévistes. La presse social-démocrate et les échanges internes au SPD reprennent ainsi le même vocabulaire et les catégories stigmatisantes employés par la police et la presse conservatrice pour décrire les auteurs des désordres plus ordinaires.

Le continuum entre les « petites guerres quotidiennes », grèves et manifestations de rue

13Cette logique de double opposition atteint son apogée pendant les événements de l’automne 1910 à Moabit, qui ont été stylisés comme synonyme de guerre civile et de grève insurrectionnelle. S’appuyant sur un dépouillement de la presse social-démocrate et conservatrice, des archives de la police et du ministère de l’Intérieur, et des comptes-rendus des procès avec plus de 600 dépositions et témoignages, l’analyse de ces événements proposée de Lindenberger conjugue trois perspectives ; une perspective où la reconstruction méticuleuse de la chronologie de l’événement est réinsérée dans une histoire sociale visant à déterminer les configurations des acteurs mobilisés ; une perspective qui restitue la constitution des deux récits qui s’opposent pour donner la signification politique de la grève entre d’un côté la police et la presse conservatrice qui y voient un soulèvement minutieusement organisé par le SPD, et les syndicats de l’autre, qui incriminent de leur côté la brutalité policière et l’action des sous-prolétaires « sans honneur » ; et une perspective qui inscrit l’intensification de la violence et la répression policière brutale dans la continuité des « petites guerres quotidiennes ». Les trois semaines de troubles partent d’une grève dans une entreprise de distribution de charbon de 140 salariés située dans un quartier ouvrier densément peuplé. La première semaine a été marquée par une série de conflits circonscrits mais de plus en plus durs : les livreurs « jaunes » protégés par des policiers qui reçoivent des jets de pierre ; des livraisons déversées dans la rue et des tentatives de bloquer l’accès à l’entreprise qui échouent suite à l’embauche de « gros bras » par l’entreprise. Après une semaine et un télégramme au gouvernement d’Hugo Stinnes, magnat du charbon, le ministre de l’Intérieur envoie 300 policiers pour sécuriser les livraisons et rétablir l’ordre. Or, au lieu de restaurer l’ordre, les habitants affirment leur droit d’occuper la rue, traitent les policiers de « chiens de garde », jettent des objets de leurs fenêtres et balcons et une foule allant jusqu’à plusieurs milliers de personnes, chantant des chansons ouvrières, continue à bloquer les livraisons et défie la police à distance. La nuit, les réverbères ont été cassés et des policiers isolés ont du faire usage de leurs armes à feu pour se dégager, faisant naître, aux yeux de la police, une lecture d’un soulèvement bien orchestré et organisé. Lindenberger montre que si l’intensité du conflit est inédite dans sa violence et sa durée, les tactiques déployées par les ouvriers et leur usage du territoire dans l’affirmation de leur droit d’occuper la rue et de défendre leurs normes sur « leur » territoire ne sont nullement orchestrés dans l’ombre, mais sont le fruit de leur expérience au quotidien avec la police. Neuf jours après le début de la grève, et suite aux rumeurs de tirs d’armes à feu sur la police, 600 agents sont envoyés en renfort, et chargent en direction des attroupements. Des centaines d’arrestations s’ensuivent et hommes et parfois femmes et enfants sont tabassés. L’ordre est progressivement rétabli, mais la brutalité policière est dénoncée dans la presse allemande et internationale. La presse social-démocrate récuse formellement les accusations d’avoir été à l’origine des violences et, tout en condamnant les excès policiers, met aussi à distance les « fauteurs de troubles » et auteurs d’agressions sur la police qui discréditent l’ouvrier allemand respectueux de la loi.

14Pour comprendre la réaction très mesurée du SPD, Thomas Lindenberger ne mobilise pas les débats doctrinaires bien connus qui ont agité la direction du SPD sur la stratégie de conquête du pouvoir par les urnes, la grève générale ou la violence. Il retrace les transformations de l’usage de la rue par le SPD comme le résultat d’ajustements stratégiques et de petites innovations pour réagir aux stratégies répressives de la police. Au début du siècle les rassemblements publics se limitent ainsi aux enterrements de militants ou dirigeants du parti et s’étendent progressivement aux commémorations ou anniversaires. Suite à la libéralisation du droit d’assemblée, la direction du SPD s’engage dans une campagne pour réviser le code électoral qui vise à donner les mêmes droits politiques à l’ensemble des citoyens allemands. Le Parti organise des cortèges qui partent de meetings et rassemblements et tentent de converger vers les centres du pouvoir impérial. Or, face aux arrestations et brutalités policières qui bloquent l’accès au centre, mais aussi aux violences en marge des manifestations exploitées par la presse conservatrice, la direction du SPD ajuste sa stratégie. Progressivement, mais surtout après les événements de Moabit, le Parti, qui vise à incarner un ordre alternatif à l’Empire, évite désormais la confrontation directe avec la police en restant à la périphérie de Berlin. De même, un important service d’ordre est progressivement mis en place et les ouvriers endimanchés, défilant en rangs serrés, amorcent une transition vers une démonstration de force plus symbolique que physique. La quasi-disparition d’arrestations ou de heurts frontaux ou en marge des cortèges et réunions publiques après 1911 témoigne d’un ajustement réciproque entre la police et le mouvement social-démocrate. Les manifestants sont soumis à un dispositif d’encadrement visant à tenir à l’écart physiquement et symboliquement le sous-prolétariat et à occuper la rue de façon ordonnée et le ministère de l’intérieur évite l’affrontement et le risque d’accusations de l’usage disproportionné de la force. Le rapport ambivalent du SPD aux politiques de la rue tient au fait que ses dirigeants ont utilisé cette arène pour prolonger la lutte politique, mais en intériorisant les contraintes physiques (la fermeté de la police) et symboliques (représenter un ordre alternatif à l’Empire) qui l’ont conduit à marginaliser et à discipliner une fraction importante des classes laborieuses.

Notes

  • [1]
    Thomas Lindenberger, « Politique de rue et action de classe à Berlin avant la Première Guerre mondiale », Genèses, n° 12, 1993, p. 47-68 ; Thomas Lindenberger, « La police populaire de la RDA de 1952 à 1958. Une micro-étude sur la gouvernementalité de l’État socialiste », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 53, n° 1, 1998, p. 119-152.
  • [2]
    Jürgen Falter, Thomas Lindenberger et Siegfried Schumann, Wahlen und Abstimmungen in der Weimarer Republik. Materialien zum Wahlverhalten 1919-1933, Munich, C. H. Beck, 1986.
  • [3]
    Alf Lüdtke, « La RDA comme histoire. Réflexions historiographiques, » Annales. Histoire, Siences sociales, vol. 53, n° 1, 1998, p. 3-39 ; Jay Rowell, « Le “tournant” de 1989 et l’historiographie de la RDA. Réflexions sur l’étonnant retour de la problématique totalitaire », Politix, n° 47, 1999, p. 131-150.
  • [4]
    Thomas Lindenberger, « La police populaire de la RDA de 1952 à 1958. Une micro-étude sur la gouvernementalité de l’État socialiste », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 53, n° 1, 1998, p. 119-152 ; id., Volkspolizei. Herrschaftspraxis und öffentliche Ordnung im SED-Staat, 1952-1968, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau. 2003.
  • [5]
    Thomas Lindenberger (dir.), Herrschaft und Eigen-Sinn in der Diktatur. Studien zur Gesellschaftsgeschichte der DDR, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau, 1999 ; Sociétés contemporaines, numéro spécial Alf Lüdtke, n° 100-101, 2015.
  • [6]
    Alf Lüdtke, Eigen-Sinn : Fabrikalltag, Arbeitererfahrungen und Politik vom Kaiserreich bis in den Faschismus, Hambourg, Ergebnisse, 1995 ; Thomas Lindenberger, Alf Lüdtke (dir.), Physische Gewalt. Studien zur Geschichte der Neuzeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1995.
  • [7]
    Thomas Lindenberger a publié un article issu de cette recherche en français dans Genèses (1993), mais son livre a fait l’objet de très peu de comptes rendus dans les revues français ou de langue anglaise et a été moins cité que ses publications avec Alf Lüdtke ou ses ouvrages sur la RDA.
  • [8]
    C’est en 1993 que Thomas Lindenberger intègre le Zentrum für Zeithistorische Forschung à Potsdam qui s’est spécialisé sur l’histoire sociale du communisme après sa soutenance en 1992. Il y a passé l’essentiel de sa carrière sur des postes liés à des appels à projets de l’Institut Max Planck, la DFG, l’Institut Leibnitz et l’Initiative d’excellence allemande.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2015
https://doi.org/10.3917/gen.100.0218
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