CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’univers de la médiation sociale dans les quartiers populaires est protéiforme (Ion 1989). La diversité des populations et des actions ciblées renvoie, d’une part, à des domaines d’intervention aux frontières bien marquées – le milieu pénal, les conflits au travail, le milieu familial, les administrations publiques, l’espace public des quartiers, les zones éducatives – et, d’autre part, à des catégories d’agents médiateurs aux fonctions spécifiques – les agents de sécurisation, les « femmes-relais », les animateurs en centre de loisirs ou en régie de quartier, les médiateurs dans les centres postaux, etc. Dans tous les cas de figure, depuis des formes de médiation institutionnalisée caractérisées par des procédures très réglementées – dans le domaine pénal par exemple – jusqu’à des formes de médiation que l’on peut qualifier de plus spontanées – avec des jeunes dans la rue – le dénominateur commun reste la prévention des problèmes sociaux qui affligent un quartier en déshérence ou des actes de vandalisme dans les transports publics. La médiation a ainsi été conçue pour colmater, par le dialogue, l’information et l’orientation, les brèches des pouvoirs publics en incapacité de toucher les populations en détresse. C’est au début des années 1990 que se développe la médiation sociale dite de « sécurisation » dans les quartiers populaires, et ce, dans le contexte particulier des émeutes urbaines. De par leurs dispositions « masculines » supposées, les « grands frères » apparaissent alors comme un moyen de panser les plaies de la crise. Et tandis qu’on les voit arpenter les rues et les trains de banlieue en uniforme, on se dit que les « grandes sœurs » n’auraient pas leur place parmi eux, parce que, dans les représentations communes, « à la base, c’est pas un travail de meuf » [1].

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Le local associatif de Promevil attenant à une gare SNCF. Cliché de l’auteur.

2Après une présentation de la genèse de la médiation sociale axée autour des rapports sociaux de sexe, on exposera les résultats d’une enquête menée dans une association, Promevil (Promotion des métiers de la ville), assurant une médiation de sécurisation dans certains trains de banlieue [2] ; l’histoire de cette association et des interactions entre ses salariés s’est révélée particulièrement intéressante au regard de la problématique du genre : parce qu’elle s’inscrit dans un type de médiation perçu comme d’abord masculin (la première partie de notre travail en rendra compte), ensuite parce qu’elle a été le théâtre de la promotion professionnelle d’une femme, Yasmina, dans un univers majoritairement peuplé d’hommes, parmi lesquels Frédéric qui met un point d’honneur à refuser sa position de subalterne. Autrement dit, à partir d’une interaction concrète qui oppose Yasmina à Frédéric, on verra dans quelle mesure l’accès d’une femme à un poste de supérieure hiérarchique entraîne une recomposition des rôles sexués dans le cadre professionnel. L’étude de cas [3] sera ainsi préférée à un discours généralisant sur la médiation et sur ses différentes formes selon ses contextes sociaux/nationaux, afin de saisir les logiques quotidiennes qui la traversent.

Genèse de la distribution des rôles sexués dans le travail de la médiation

3Dans l’espace socioprofessionnel de la médiation, les missions communes du médiateur et de la médiatrice – l’accueil, l’information et l’orientation – se présentent comme une variante de la division sexuée traditionnelle des tâches. Si les actes préventifs et dissuasifs de la sécurisation des biens et des personnes dans la rue sont assurés par les « grands frères », les médiatrices, qui se sont souvent constituées à l’origine en associations de femmes, s’occupent des problèmes liés à la sphère privée et domestique. Les jeunes femmes ne sont pas totalement exclues de l’univers de la médiation sociale. Mais leur présence timide se manifeste plutôt dans des secteurs où elles ont toujours eu « leur place », à savoir ceux de l’animation en centre aéré, l’accompagnement scolaire et l’association culturelle.

« Femmes-relais » et sécurité « privée », « grands frères » et sécurité « publique »

4Cette assignation sexuée dans les espaces de médiation s’explique par la façon dont s’est constitué ce champ professionnel dans les quartiers populaires. L’argument principal qui continue de faire foi aujourd’hui est qu’il faut considérer les habitants de ces quartiers comme des « personnes ressources » susceptibles de relayer dans un premier temps le dialogue fracturé avec les institutions. Celles et ceux qui se portent candidats à la fonction de médiateur ou médiatrice représentent les populations situées à la lisière du marché du travail, à savoir, d’un côté, les mères au foyer issues de l’immigration et, de l’autre côté, les jeunes, garçons et filles, peu qualifiés.

5Les premières se constituent en associations de femmes dès les années 1980, en investissant le terrain par des actes préventifs qui, aux yeux des institutions, s’avèrent suffisamment efficaces pour déboucher sur une professionnalisation durable de certaines pratiques. Les seconds forment au milieu des années 1990 la masse des Emplois-jeunes. Au bout de quelques années d’expérience, les « femmes-relais » d’un côté, et les « grands frères » de l’autre, incarnent deux catégories d’agents de médiation incontournables qui se caractérisent par trois liens de correspondance avec « leur » public : le sexe, l’ancrage territorial et la proximité ethnique et culturelle (Femmes-relais… 2000). Les « femmes-relais » ont généralement quatre fonctions : d’abord, elles « sont une oreille attentive » pour les femmes inactives qui redoutent plus que tout l’isolement dans leur foyer. Les espaces d’accueil qui leur sont offerts favorisent une sociabilité qui enchante leur quotidienneté dans le quartier de résidence, les échanges pouvant se réaliser dans une langue d’origine commune (pour les francophones et non francophones) et autour de divertissements. Ensuite, et comme l’indique leur nom, elles font office de relais avec les institutions qui gèrent les affaires sociales et familiales (Caisses d’allocations familiales – Caf – Protection maternelle et infantile – PMI – Crèches municipales…). Par ailleurs, certaines d’entre elles accompagnent l’accession à l’emploi, lorsque, disposant de compétences particulières comme la détention d’un certificat d’études, une expérience professionnelle ou associative durable acquise en pays d’émigration ou d’immigration, elles s’impliquent dans des associations d’insertion professionnelle en encadrant des cours d’alphabétisation, en organisant des « plateformes » de formation en vue de la validation des acquis… Enfin, à l’écoute des déboires que leur confient les habitantes des quartiers, elles tentent de pacifier dans les foyers les tensions qui étiolent les relations de couple ou des parents avec leurs enfants. La dimension privée se retrouve dans la configuration spatiale dans laquelle la médiation s’opère. C’est une médiation à huis clos, où l’on gère les problèmes de la famille, de l’intime et de l’intimité. Les médiatrices se déplacent aussi bien chez les habitants qu’elles les accueillent dans des centres où règne une ambiance chaleureuse, réconfortante (jeu de lumière apaisante, espace ludique pour les enfants qui accompagnent leurs mères) et préventive (prospectus divers et grandes affiches collées aux murs). L’espace de la médiation est aussi propice à la confession puisque les femmes sont communément assignées au rôle de celles qui écoutent, qui donnent leur temps à la parole de l’autre, ce qui les prédisposerait à affronter les situations les plus émotives à la fois psychologiquement – ne pas se sentir gênée par les pleurs d’un individu – et physiquement – réconforter en prenant une personne dans ses bras.

6À côté de ces médiatrices pionnières, l’expérience des « grands frères » voit le jour à Chanteloup-les-Vignes avec les Messagers, association créée en novembre 1992 (Petitclerc 2002) [4]. De même que les « femmes-relais », les « messagers » et les « grands frères », qui vont essaimer par la suite dans les Zones urbaines sensibles (ZUS), séduisent de nombreux élus. Leur projet est double : d’une part, offrir du travail à des jeunes sans repères et, d’autre part, mobiliser leurs ressources sociales afin de pacifier de l’intérieur ces quartiers. Les politiques de la ville successives favorisent leur essor à travers la création du « Plan 1000 emplois » en 1995, des emplois-ville en janvier 1996 et des emplois-jeunes en 1997. Aux « grands frères » revient la tâche d’encadrer les « jeunes des quartiers », c’est-à-dire les garçons qui occupent les espaces publics dans lesquels le désordre est susceptible de surgir – entrées d’immeubles, cages d’escaliers, caves, terrains de jeux, square commercial, maisons de quartiers… Ces représentations évacuent ainsi la question d’encadrer les filles dont on suppose qu’elles n’occupent pas les espaces-temps masculins du dehors – les entrées d’immeubles, les rues tard le soir, le dernier train de nuit de banlieue… – et du dedans – certaines maisons de quartiers fréquentées majoritairement par des garçons, les gymnases où le football en salle est le sport dominant. Les « grands frères » doivent dialoguer, conseiller, informer les jeunes fauteurs de troubles potentiels sur les risques encourus en cas de délit, et intervenir au milieu d’une altercation pour séparer les bagarreurs, l’usage de la force physique étant justifié, en dernier recours, en cas de légitime défense et d’assistance à personne en danger [5]. Dans le jeu des rapports de force susceptibles d’être engagés, l’intimidation se manifeste sous diverses formes d’expression : on l’a dit, par la force physique, lorsque les médiateurs sont connus pour savoir maîtriser un art de combat, pour leur corpulence ou leur « grande gueule » (on le verra avec Frédéric) qui laisse les agitateurs sans voix. Par ailleurs, l’identification commune à une « culture du quartier » est un signe de reconnaissance dans les interactions ordinaires : les « grands frères » n’hésitent pas à parler l’argot et le verlan identifiés comme des langages de rue, donc masculins, et évoquent dans les conversations qu’ils ont avec les jeunes des goûts artistiques, sportifs ou vestimentaires communs tels que la musique rap, la danse hip-hop, le football, la boxe thaïlandaise, ou la « sape à l’ancienne » (Tafferant 2005) [6]. Le respect des jeunes à l’égard des médiateurs peut même céder à l’admiration lorsque ces derniers excellent dans l’une des activités artistiques ou sportives précédemment citées. Les « grands frères » mobilisent, en outre, les relations personnelles qu’ils ont avec les familles dans le quartier, lesquelles leur délèguent le rôle des grands frères (biologiques) par procuration. Cette proximité sociale et culturelle favorise leur autorité légitime auprès des jeunes. Le fait que des « grandes sœurs » investissent aussi les espaces culturels valorisés par les garçons – il n’est plus rare aujourd’hui de voir en effet des cours mixtes de boxe thaïlandaise ou de break dance – et le fait qu’elles connaissent bien les « familles du coin», ne leur font pas pour autant bénéficier du label « viril » qui profite aux « grands frères » [7]. Dans les représentations de la médiation de « sécurisation », le pouvoir de dissuasion par la force physique est ce qui justifie malgré tout l’autorité et l’institution du « grand frère » en tant que médiateur. En dehors des situations à risque, ce dernier n’est pas perçu comme tel. Il reste un « grand frère » que l’uniforme, avec le temps, ne distingue même plus, et ses actes préventifs (par le dialogue « sans risque » notamment) sont plutôt perçus comme des conseils d’amis. Du fait de leur faiblesse physique supposée, l’incapacité des « grandes sœurs » à faire l’expérience de la « médiation de sécurisation » est donc naturalisée.

7Si l’affaire de la « sécurisation privée » (c’est-à-dire des affaires familiales) est l’apanage des « femmes-relais » adultes, celle de la « sécurisation publique » demeure quelques années l’affaire des médiateurs « masculins ».

Émergence et installation des médiatrices

8La justification de l’absence des jeunes femmes sur le terrain de la médiation de sécurisation repose d’abord, on l’a dit, sur l’absence supposée de problèmes générés par leurs semblables ; mais elle est renforcée par un interdit prégnant à l’intérieur des cités [8] : les femmes jeunes n’ont pas leur place dans l’espace public. Parce que, ainsi que l’écrit Yvonne Verdier (1979 : 151) au sujet de Minot, village de Côte d’Or, « les jeunes femmes qui circulent beaucoup – trop – en dehors du circuit bien circonscrit de la parenté ou du voisinage immédiat, “traînent” et sont vite classées dans la catégorie des “traînées” ». Au contraire des « femmes-relais », que l’on pourrait aisément apparenter à la « femme-qui-aide » de Minot, les femmes jeunes sont a priori suspectées d’être porteuses d’une sexualité sans entrave, c’est-à-dire d’un facteur potentiel de désordre social (Clair 2005). Les « femmes-relais » sont avant tout des mères et sont donc perçues comme nécessairement « appropriées » par leur mari – pour reprendre la terminologie de Colette Guillaumin (1992) – en même temps que leur sexualité apparaît comme neutralisée (c’est-à-dire sans danger) par l’expérience de la maternité. A contrario, en plus de ne pas être considérées comme utiles à la médiation de sécurisation, les femmes jeunes (et donc supposées célibataires, sans enfant) ne seraient pas d’intérêt public : leur présence dans l’espace public naturalisé en tant qu’espace masculin constituerait une cause de perturbation avant que d’être susceptible de contribuer au maintien de l’ordre social.

9Ces deux justifications ont donc une origine commune (l’invisibilité ou l’invisibilisation de la présence des femmes dans l’espace public), mais n’ont bien sûr pas le même statut : alors que la première (leur inutilité) semble dicible, la seconde, qui renvoie à des principes évidents de domination masculine en contradiction avec le pacte républicain, est plus difficile à énoncer, notamment par les institutions (municipales et associatives). C’est en partie pourquoi les jeunes femmes les moins qualifiées ont fini, malgré tout, par investir le marché de la médiation ; les justifications de leur absence refont régulièrement surface mais elles sont aussi relativisées par un discours institutionnel universaliste et par d’autres logiques, notamment socioéconomiques, qui vont à leur encontre. En effet, l’arrivée massive de jeunes femmes dans la médiation de sécurisation est le produit d’un contexte particulier, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, qui a conduit à mettre en veilleuse ces justifications de l’inutilité, voire de la dangerosité, de la féminisation de cette profession. La scolarisation (même courte) des filles et l’accès de plus en plus ouvert des femmes au monde du travail, à l’échelle de la société, font désormais de l’obtention d’un travail rémunéré une obligation pour les jeunes femmes ; or ces dernières, dans des proportions comparables à celles des jeunes hommes de leur génération, et du fait notamment de leur lieu d’habitation et/ou de leur appartenance ethnique perçue, de leur âge, de leur faible niveau de scolarité, n’ont pas été (et ne sont pas encore) épargnées par la précarité. Comme les garçons, les filles se sont engouffrées dans l’offre générée par la mise en place de contrats emplois-jeunes [9], y compris dans la médiation de sécurisation.

10Le rôle des femmes dans la médiation apparaît comme facilement justifiable du fait des objectifs affichés, construits au fil des ans, de cette profession émergente. Dans le discours des salariés de Promevil comme dans de nombreuses brochures relatives au travail de la médiation sociale en général, les qualités systématiquement mises en avant sont « le dialogue » et « la communication », toutes choses que l’on associe aisément (et que l’on a aisément associées) à des dispositions typiquement féminines. Cette rhétorique de la médiation a permis que l’arrivée des jeunes femmes, y compris dans la « sécurisation » (et non la « sécurité », mot interdit dans ladite rhétorique et qui aurait probablement connu plus de difficultés à se « féminiser »), puisse être requise et non seulement subie du fait d’un contexte socioéconomique particulier. Arrivée qui, dans un premier temps, n’a pas posé trop de problème dans la mesure où, en transposant les logiques de sociabilité à l’œuvre dans les cités dont elles sont majoritairement issues, les médiatrices restaient « à leur place », c’est-à-dire derrière les médiateurs, en rôle secondaire et subalterne. La problématique du genre n’a pris des dimensions réellement nouvelles qu’à partir du moment où ces médiatrices se sont durablement installées dans la profession. Ce que montre bien l’exemple de l’association Promevil : si certaines jeunes femmes embauchées à la fin des années 1990 en sont désormais parties, d’autres ont décidé de rester et ont exprimé et mis en œuvre un désir d’ascension professionnelle.

Un genre de médiation de sécurisation

11À Promevil, le genre est apparu comme une problématique à part entière (au sens de question mais aussi de problème) lorsque Yasmina, « agent de médiation » depuis 2000, est devenue, à l’issue d’un concours, « pilote opérationnelle ». Elle s’est alors vue confier la responsabilité de plusieurs équipes d’agents locaux de médiation sociale (ALMS), ce qui signifie qu’elle a désormais en charge l’organisation du travail de ces derniers sur le terrain : elle vérifie qu’ils mènent leur mission à bien, assure une répartition efficace de leur présence dans les trains, contrôle leurs rapports écrits et rend compte de tout problème à son chef direct, Roger. Par suite, Yasmina est la première et seule femme à occuper un tel poste hiérarchique au sein de l’association ; sa promotion la place au-dessus des ALMS qui comptent des jeunes femmes et plus majoritairement des jeunes hommes, dont Frédéric, un enquêté. La combinaison de l’appartenance de genre de Yasmina avec son ascension professionnelle sera interrogée au regard des représentations qu’hommes et femmes ont sur la place des femmes dans la médiation.

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Yasmina, pilote opérationnelle

Yasmina a vingt-neuf ans au moment de l’entretien. D’origine marocaine, elle vient de Chanteloup-les-Vignes et travaille dans la médiation depuis cinq ans : d’abord comme agent, puis comme chef d’équipe principale, enfin comme « pilote opérationnelle ». Au moment de l’entretien, elle est toujours en emploi-jeune (CDD) ; son emploi est censé être pérennisé à la fin de son contrat et transformé en CDI. Auparavant, Yasmina avait fait un brevet d’enseignement professionnel (BEP) de comptabilité (1997). Elle n’avait aucun goût pour la comptabilité et aurait préféré faire un BEP « vente » qui lui a été refusé en raison de résultats scolaires jugés insuffisants. Elle s’est finalement détournée de la comptabilité et a accumulé une série de « petits boulots » : vendeuse à plusieurs reprises, puis animatrice dans un centre de loisirs.
Yasmina est venue à la médiation par l’intermédiaire d’une amie qui avait eu vent de cette possibilité d’embauche. D’abord agent, elle est ensuite devenue chef d’équipe principale, nommée à ce poste par Amadou (directeur général de l’association) et Roger (chef de secteur), ses supérieurs hiérarchiques. Elle a dû passer un concours afin d’être encadrante et obtenir le statut de « pilote opérationnelle » : « j’ai passé un concours interne pour pouvoir être encadrante. On était une dizaine ou une quinzaine, y’avait trois postes à pourvoir. » Son salaire s’en est trouvé quelque peu modifié, passant de 906 euros (agent), à 1 400 euros nets, ce qui lui permet, selon ses dires, d’avoir une vie confortable, qu’elle partage avec son compagnon (employé de la Société nationale des chemins de fer – SNCF) et son enfant.
Yasmina dit se plaire beaucoup dans son travail qui allie contacts avec les gens et travail en extérieur : elle ne supporte pas les tâches administratives (c’est d’ailleurs pour cela qu’elle a refusé un poste administratif que lui avait proposé Amadou, se disant incapable de rester enfermée dans un bureau). Son entourage peine à comprendre pourquoi elle ne s’efforce pas d’entrer à la SNCF, conformément à ses plans de départ de trouver « une petite planque, un peu pépère ». Il lui serait en effet possible de passer un concours de la SNCF qui lui permettrait d’accéder au statut de fonctionnaire ; le fait qu’elle travaille déjà en partenariat avec des salariés de la SNCF et qu’elle dispose d’un réseau de connaissances au sein de l’entreprise lui en faciliterait l’accès. Mais Yasmina, pour le moment, préfère rester à Promevil où elle trouve un métier qui lui plaît, des relations avec ses collègues qu’elle dit empreintes de « complicité » et de « respect », et un rapport très amical avec ses chefs, qu’elle craint de perdre en allant ailleurs.

12Les points de vue de Yasmina, de Frédéric et de Roger, pour divergents qu’ils soient à de nombreux égards, témoignent tous d’un double mouvement : d’une part, la prise en compte d’un renversement de l’ordre des sexes et, d’autre part, des tentatives de reproduction de la différence hiérarchisée des sexes dans le cadre de la médiation. En effet, la promotion de Yasmina octroie à celle-ci (du fait de la réussite à son concours) une position de domination dans un espace réservé (l’espace public, « naturellement » dominé par les hommes). Cette transformation de la réalité de l’association enclenche un processus de repositionnement des uns par rapport aux autres en trois temps : 1) s’opère d’abord, de fait, un décloisonnement de l’espace, une véritable transformation de sa distribution sexuée ; 2) mais du fait de cette ouverture, des craintes émergent, notamment du côté des hommes qui se retrouvent dans une position dominée professionnellement ; 3) enfin, se mettent en place des logiques de recloisonnement : celles-ci n’annulent pas l’ouverture de départ, quelque chose semble à jamais remis en cause ; mais elles témoignent, aussi bien dans les propos de Yasmina que dans ceux de Frédéric, de tentatives (tentations) pour que l’ouverture ne soit pas totale, pour que l’ordre ancien perdure malgré tout.

Frédéric, agent local de médiation sociale

Frédéric est un Antillais de vingt-six ans au moment de l’entretien. Il est originaire de Chanteloup-les-Vignes et vit désormais en Seine-Saint-Denis. Il est agent à Promevil depuis quatre ans : d’abord en CEJ, aujourd’hui en CDI. Après un parcours chaotique au collège, Frédéric a fait une « troisième CPA » (classe pour apprentissage) dans la boulangerie. Il dit ne pas avoir choisi cette orientation et si être boulanger est un « beau métier », c’est aussi un métier trop difficile, qui demande « trop de concessions ». Il est ensuite allé en lycée professionnel pour apprendre la « structure métallique » ; il s’est spécialisé dans les « produits aluminium et synthèse » afin de concevoir des fenêtres, des vérandas… Il a eu son certificat d’aptitude professionnelle (CAP) mais a échoué à son BEP, ce qui, pour lui, a constitué une fin de non retour : le métier ne lui plaisant pas, il n’a pas insisté et est devenu intérimaire dans le secteur industriel puis à la mairie de Paris (remplaçant les concierges, gardiens…). Un an après la fin de ses études, il a entendu parler de la médiation par l’intermédiaire d’une cousine et a postulé à Promevil.
Frédéric ne sait pas encore trop ce qu’il veut faire de son avenir : « je suis là jusqu’à maintenant. » Mais ce dont il est certain, c’est de vouloir faire un travail qui implique de la « communication ». Il ressort de ses propos que le monde de l’usine apparaît comme un monde-repoussoir, « le monde du silence au niveau de la communication, mais le monde du bruit au niveau des machines ». Le monde des bureaux non plus ne l’attire pas : il dit aimer la « communication avec l’extérieur » alors que les bureaux seraient tournés vers l’intérieur.

L’ordre renversé

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« Les gens qui me connaissent bien, non, ils me voient très très bien faire ce boulot, quoi. Diriger des gars, ils me disent, c’est carrément toi, quoi ! »
(Yasmina)

14L’ordre des sexes est d’abord renversé dans le fait objectif de la promotion de Yasmina. Dans cette promotion sont en même temps instituées la place de la « chef » et celle du subalterne, institution qui remet en cause l’ordre ancien difficile à digérer pour certains et que Yasmina n’assume pas jusqu’au bout. C’est en grande partie de Roger, figure d’autorité à Promevil, que Yasmina tire sa propre autorité. Le concours, c’est son idée à lui. Et depuis lors, il soutient Yasmina, faisant de sa présence à un poste à responsabilité une évidence fondée sur des compétences, et de la présence des femmes dans la médiation un cheval de bataille.

15Roger n’est pas n’importe qui. Deux mètres pour cent dix kilos, ancien basketteur de haut niveau, à l’énergie semble-t-il inépuisable, il fait l’unanimité parmi ses employés : son appartenance de genre, sa prestance physique et son passé sportif (caractéristiques fortement valorisées dans le cadre de la médiation et par les « jeunes de cité » d’une façon générale), le fait qu’il soit lui-même issu d’une « cité » et d’origine sénégalaise, son aptitude à débloquer les situations problématiques, à formuler les règles de la vie ensemble et de la vie professionnelle, à écouter les points de vue des uns et des autres lui confèrent un charisme qui ne laisse à ses employés aucun doute sur ses compétences professionnelles et son droit à les diriger. Sa socialisation sportive, en tant qu’entraîneur notamment, et sa connaissance intime des « jeunes de cité » lui ont permis de développer un savoir sur le public de la médiation et sur les médiateurs eux-mêmes, ainsi qu’une pédagogie afin d’encourager ces derniers à faire de leurs dispositions sociales une arme professionnelle : il les dirige comme un coach dirige une équipe de basketteurs. Le fait qu’il soit à l’origine de la promotion de Yasmina et qu’il valide quotidiennement son travail constitue un élément important dans le renversement de l’ordre des sexes au sein de l’association qu’il dirige. D’autant que Roger croit en la capacité d’action des femmes à des postes à forte responsabilité. Lors d’un entretien, à plusieurs reprises, il évoque la profession de son épouse, qui dirige un centre de loisir et a sous ses ordres des animateurs. Par ailleurs, la promotion de Yasmina est pour l’association et ses cadres un moyen non seulement de récompenser un agent jugé méritant, mais de montrer aux autres agents qu’on peut être récompensé lorsqu’on « s’implique », façon de motiver les troupes et, dans le même temps, de prouver (à soi-même et surtout aux institutions dont dépend l’association) que Promevil fonctionne bien (et est donc légitime dans sa mission et doit être pérennisée) puisqu’elle est capable de générer des promotions, de se développer en relation avec des concours externes.

16Au-delà de ses compétences purement professionnelles, ce que valident Roger et, du même coup, les autres employés de Promevil, c’est la capacité de Yasmina à encaisser les coups durs et les vexations, perceptible dans ce qu’elle-même appelle sa « force de caractère ». Depuis qu’elle est agent, Yasmina a dû faire face à un véritable parcours du combattant, deux fois blessée physiquement, insultée à plusieurs reprises. Après sa première blessure (un passage à tabac qui l’a envoyée à l’hôpital), elle a cessé de travailler quelques mois mais a fini par revenir. La résistance de Yasmina témoigne de sa volonté de s’installer dans une profession dans laquelle elle dit s’ « épanouir », quels que soient les obstacles. Elle a dû déployer des qualités perçues comme viriles : en s’engageant physiquement dans son travail, en faisant preuve d’autorité, en ne cédant pas à ses propres doutes concernant ses aptitudes à être médiatrice (du fait de son appartenance de genre), elle a contré l’injonction à l’invisibilité publique et à la soumission. D’où son recours permanent à un vocabulaire que l’on peut qualifier de « viril » : « Moi, j’aimerais bien avoir des gens qui sont beaucoup plus… combattants dans leur tête » (à propos des agents), « faut leur montrer que t’as ta force de caractère », « faut se battre pour se faire accepter » (à propos des usagers)… Résistante aux agressions qui se sont abattues sur elle de toutes parts, immuable dans son désir de faire sa place dans la médiation, Yasmina a su imposer sa position hiérarchique.

17La perturbation de l’ordre ancien, ainsi inscrite dans un fait tangible, est aussi perceptible dans les craintes qu’elle fait naître, notamment chez les agents-hommes : c’est parce que ces derniers mobilisent un ensemble de pratiques et d’arguments indiquant leur réprobation qu’il apparaît impossible de nier qu’une petite révolution se soit opérée au sein de l’association et, par conséquent, dans la vie de ses salariés.

L’identité masculine menacée

18Le cas de Frédéric illustre bien celui de la situation professionnelle des agents dominés, chacun luttant pour la préservation du profit de rareté que constituent à leurs yeux certains aspects positifs de leur travail, généralement perçu comme ingrat et disqualifié (Crozier 1964) [10]. Jugeant rétrospectivement une trajectoire scolaire semée d’embûches et l’initiation désenchantée au monde du travail (quelques missions intérimaires dans des ateliers de production), c’est dans la médiation de sécurisation que Frédéric parvient à recueillir de la reconnaissance et des caractéristiques visibles (professionnelles et non plus seulement ethniques, de classe, d’âge). Faisant preuve de bonne volonté professionnelle (Roger le considère comme un élément compétent dans le dispositif d’agents), il se réhabilite par ailleurs sur le marché des savoirs grâce à ses liens cultivés avec un mécanicien qu’il croise souvent durant ses missions de surveillance dans les trains (très curieux, il en apprend beaucoup sur la mécanique des trains). De plus, Frédéric se réhabilite dans l’espace social : il échappe au stigmate du « jeune des cités » en rencontrant de nouvelles « catégories » de personnes (cheminots, cadres, voyageurs de 1re classe), et plus encore, en faisant bonne figure auprès d’elles. Il fait montre de son statut d’agent de sécurisation tout en se démarquant symboliquement des agents de la police ferroviaire qu’il continue de percevoir négativement (il dit avoir « l’esprit ouvert » par rapport à « l’esprit fermé » des agents de police). Lorsqu’il se déplace dans les wagons, il en impose avec sa tenue de médiateur qui le présente comme le détenteur d’une autorité légitime. Arborant un air renfrogné et un « look rastafarian », timidement, le « jeune black des cités » s’enorgueillit d’une revanche sociale face aux voyageurs qu’il nomme « Bordeaux Chesnel » (les riches). Enfin, ayant acquis avec le temps un capital communicationnel, Frédéric apprécie de faire l’objet de l’attention des voyageurs qui le sollicitent pour un renseignement alors que, en dehors du travail, il n’est qu’un passant ordinaire et anonyme (c’est-à-dire sans valeur sociale). Il prend même du plaisir à maîtriser son sens du placement, en adaptant des façons de parler aux voyageurs qu’il classe socialement (le parler argot aux « potos » [11] d’un côté, et « une certaine forme de politesse » avec les « Bordeaux Chesnel »).

19Or, alors qu’il parvenait enfin à se faire une place dans le regard des autres [12], et que, pour cela, ses propriétés personnelles habituellement dénigrées étaient valorisées, il doit faire avec une chef-femme. Il commençait à prendre ses marques, à se construire un personnage social légitime, y compris aux yeux de personnes qui le dominent par ailleurs, et il se retrouve, dans le cadre même de sa légitimation, délégitimé par un retournement de situation pour lui difficilement supportable – la subordination obligatoire à une « meuf de quartier ». Comme lui, sans diplôme, comme lui, issue d’une cité, Yasmina était supposée jouer un rôle secondaire dans la vie de Frédéric, à l’instar de toutes les filles de même extraction que lui. S’il restait une catégorie de personnes qu’il pouvait dominer sans trop d’efforts parce que cette domination était considérée comme normale, « naturelle », c’étaient les femmes de sa génération, comme lui non ou peu qualifiées. La promotion de Yasmina et le nouveau rapport de domination que celle-ci institue dans le cadre professionnel viennent remettre en cause cette parcelle de tranquillité identitaire. Il se sent donc menacé, réduit à un statut de dominé absolu : ce sont à la fois son identité professionnelle et son identité masculine qui sont en jeu, soit une grande part de son identité sociale déjà mise à mal du fait de ses origines ethniques, géographiques et socioéconomiques. Il exprime régulièrement dans l’entretien les raisons d’un différend constant, présenté comme inévitable, entre Yasmina et lui :

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« — Moi je vois ça de manière à ce que la femme… surtout quand c’est l’encadrante, quand c’est la femme qui est au-dessus de toi, [on se dit que :] on lui montre qu’on fait le taf, point barre ! Je ne vois pas en quoi je vais discuter avec elle, ça m’intéresse pas. […] Tandis qu’avec un mec, ce sera plus ouvert.
En fait c’est… je sais pas… déjà avant même que je la connaisse – elle était là je pense un peu avant moi. J’entendais déjà que c’était une personne assez stricte : “elle est comme ci, elle est comme ça, plein de monde ne l’aime pas…” J’entendais plein de trucs comme ça. Et moi déjà je me suis déjà fait mon truc. Elle va être devant moi, machin… et comme je suis quelqu’un qui ne me laisse pas faire, à la base… il le faut !
Je me dis que si, franchement admettons, que la femme elle serait à la tête du gouvernement je crois que ce serait la merde pour les hommes.
— Que pour les hommes seulement ?
— Ah ! Pour les hommes, ouais peut-être pour tout le monde, un peu plus pour les hommes. Pourquoi ? Comme on dit la barrière, le sexisme. Mettre une femme au pouvoir, peut-être qu’elle veut se venger de l’homme qui se prétend un peu… peut-être qu’elle voudra faire plus. Moi je dis qu’une femme à partir du moment où elle a du statut, qu’elle est gradée, elle est trop stricte. Tandis que pour l’homme on peut toujours essayer de s’arranger. En plus si elle te dit non, elle pose sa condition, alors là c’est même pas la peine. »

21Au fil de l’entretien, Frédéric exprime toujours la même idée : l’impossibilité, presque vitale, du renversement des positions sexuées. Ledit renversement est omniprésent – « la femme qui est au-dessus de toi », « Elle va être devant moi » – renvoyant en miroir à un rapport de pouvoir en faveur des hommes qu’il reconnaît (« sexisme ») mais qu’il estime normal. Les hommes auraient beaucoup à perdre à ce renversement et lui tout particulièrement [13] : ils se verraient confisquer les avantages de la domination, ils risqueraient la vengeance de femmes dominées depuis toujours (nécessairement « plus strictes » lorsqu’elles arrivent au pouvoir) et ils devraient finalement lutter pour récupérer leur honneur perdu (« je suis quelqu’un qui ne me laisse pas faire, à la base… il le faut ! »). Ce dernier extrait renvoie bien à la dualité du discours de Frédéric : il serait naturellement constitué pour dominer (ce qui le conduit à pointer l’inanité du renversement des situations en feignant l’indifférence à l’égard de Yasmina : « ça m’intéresse pas ») en même temps qu’il doit bien constater que le renversement a déjà eu lieu… d’où sa nécessaire résistance (« il le faut ! »). Frédéric oscille constamment entre négation d’un phénomène advenu et sa prise en compte pour mieux le contrer. Oscillation que l’on retrouve dans des propos plus généraux concernant la place du sexe dans les métiers :

22

« — L’homme il va se dire : “comment ça ! on met une femme arbitre sur le terrain de football, c’est quoi ces histoires ?” Tandis qu’elle va se dire : “on est toutes égaux, je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas le métier d’un homme comme routier ou quoi que ce soit. Moi, si ça me plait, je le fais.”
— Et toi tu es d’accord avec ça ?
— Moi ce que j’en pense… je me dis : “pourquoi pas ?”, mais ça fait bizarre quand même de voir un arbitre avec une queue-de-cheval et puis voir que c’est une femme. C’est étrange.
— C’est quoi qui te paraît le plus bizarre, qu’une femme fasse un métier d’homme ou qu’un homme fasse un métier de femme ?
— C’est l’homme qui fasse un métier de femme quand même !
— Tu peux nous donner un exemple de métier de femme ?
— Vous imaginez un secrétaire homme ? C’est étrange.
— Et tu penserais quoi de l’homme, genre tu vas chez le médecin et la secrétaire est un homme ?
— Déjà je vais rigoler, et puis faut pas non plus qu’il prenne des intonations de voix comme la femme non plus. […] Non encore mieux : assistant dentiste, la secrétaire ! C’est l’homme le secrétaire et c’est la femme la dentiste. Pourquoi pas mais bon, y a toujours un mais. Le contraire est pour moi tout ce qu’il y a de plus normal. »

23Lorsqu’il adopte le point de vue des femmes, Frédéric reconnaît la normalité du renversement de l’ordre sexué en vigueur dans les professions (« elle va se dire : “on est toutes égaux” […]. ») ; car c’est le point de vue des hommes, et non celui des femmes, qui pose problème, la précarité de leur situation de dominants : le spectre d’une sorte de transsexualisme est là (« et puis faut pas non plus qu’il prenne des intonations de voix comme la femme non plus »), la perte de la virilité, valeur fondamentale sur laquelle il semble avoir construit une grosse part de son identité sociale. Ces propos révèlent une dimension centrale des rapports sociaux de sexe : l’asymétrie entre féminin et masculin dont découle une impossibilité pour les hommes (moindre pour les femmes) d’accomplir des tâches habituellement réservées au sexe opposé. Par suite, l’impensable se révèle grotesque : « un arbitre (de football) à queue-de-cheval » (l’image de la dévirilisation apparaissant dans les propos de Frédéric avant l’image de la féminisation de la fonction). Dans tous les cas, c’est l’identité masculine qui se trouve modifiée et ridiculisée : que ce soit une femme qui prenne la place d’un homme (l’arbitre) ou un homme qui prenne la place d’une femme (le secrétaire), c’est une certaine représentation du masculin qui est remise en cause, le féminin n’étant finalement pensé que comme un facteur d’affaiblissement du masculin.

24Enfin, le grotesque du renversement des places (et donc des identités) habituelles permet à Frédéric de s’en sortir par le rire, de nier en quelque sorte le renversement réel qui s’opère sur son propre lieu de travail : « vous imaginez un secrétaire homme ? », « déjà, je vais rigoler ». On retrouve l’oscillation dans laquelle il se trouve entre prise en compte du nouvel ordre et dénégation, oscillation qui met au jour ses craintes et qui, à son tour, confirme que quelque chose de l’ordre ancien, l’ordre rassurant, est à jamais remis en cause.

Contre la menace : le rappel à l’ordre ancien

25

« Le train, c’est le modèle réduit de la cité »
(Frédéric)

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« Le train, c’est un quartier qui roule »
(Yasmina)

27Face à la menace de la position et de l’attitude de pouvoir de Yasmina, Frédéric adopte des stratégies de résistance. Celles-ci peuvent être entendues comme des stratégies explicites et implicites d’un recloisonnement dans les rôles sexués que Yasmina, elle-même, valide en partie. En dépit de ses représentations sexistes, Frédéric tente de légitimer sa position en démontrant l’inaptitude de Yasmina, et des femmes en général, à diriger une équipe et un cadre de sécurisation dans les trains de banlieue. Il commence par soutenir l’idée qu’un chef d’équipe doit mettre en avant, dans le cadre de la protection des voyageurs et de ses collègues, ses dispositions physiques et sa psychologie de combat pour faire face à l’agression mentale et physique de la part de voyageurs hommes et femmes. Il se réfère ainsi à des anecdotes qui le placent en haut de l’affiche lorsque, dans une situation à risque que les médiatrices n’arriveraient pas à démêler, il ritualise son concours par la mise en scène du sauveur de la situation.

28

« Frédéric. — Bon, la petite médiatrice, elle peut le faire, (s’adressant à la médiatrice, lui lançant le défi) : “Vas-y, vas-y. Essaie de… on va voir ce que tu sais faire” (rire). Tu vois déjà “on va voir ce que tu sais faire”, c’est déjà une marque de sexisme. “Bon, tu n’y arrives pas, bon, laisse-moi faire”. »
« Yasmina. — Ben en fait… ben, c’est dur à dire, mais parfois… moi, j’ai des gars, ils ont une force physique pas possible : dès qu’on va avoir une agression, c’est pas la nana qui va se mettre là à séparer ; malgré qu’on est pas là pour faire de la sécurité – on fait de la sécurisation – mais on est menés par la force des choses, parfois, à séparer des bagarres… Malheureusement, c’est plus facile qu’y ait un mec face à une personne qu’est plus forte, qu’y ait une femme, quoi. Et puis après, bon, ben, on va avoir des problèmes avec les femmes : alors, c’est nous qui allons vers la femme, que le mec, il soit plus en recul, quoi. Ça dépend des interventions. »

29Concrètement, anticipant l’échec de Yasmina dans une intervention à risque, Frédéric la laisse résoudre tant bien que mal le problème et se délecte de la voir se laisser aller au découragement. De la même façon, Yasmina entérine la supériorité masculine dans ce genre de situations. Ce faisant, Frédéric et Yasmina pointent implicitement la limite d’une distinction qu’il et elle ne cessent par ailleurs d’invoquer : entre « sécurité » et « sécurisation ». Si le corps est présenté comme accessoire dans la rhétorique officielle de la médiation, tout entière fondée sur le « dialogue », la « communication », la « prévention », force est de constater que le corps est là pourtant dans sa pratique quotidienne et qu’il est perçu comme un recours fondamental (« la force des choses », dit Yasmina). Pour les agents hommes, il peut dès lors servir de moyen de légitimation de leur place à ce travail et, en parallèle, de délégitimation de la place des femmes. Yasmina rappelle souvent sa « force de caractère » et elle en fait la pierre angulaire de la médiation ; son insistance et le constat que le corps est un outil central de la pratique de la médiation (ce qu’il n’est pas censé être) manifestent aussi une perte de confiance à y avoir tout à fait sa place ; ce que Frédéric ne manque pas d’utiliser contre elle. Y compris face à des adolescentes turbulentes qui se comporteraient différemment selon qu’elles ont affaire aux médiateurs ou aux médiatrices.

30

« Frédéric. — Imaginons une embrouille de deux femmes, c’est la médiatrice qui vient séparer, ça va être un peu bizarre parce que je pense que la médiatrice aura du mal à se faire entendre. Tandis que l’homme, il va arriver, il aura un peu plus de force pour pouvoir écarter : “Qu’est-ce qui vous arrive ? Qu’est-ce qui t’arrive ?” Je ne vais pas dire que c’est du sexisme, mais l’homme va toujours comprendre qu’il peut faire plus.
— Le coup de pression de l’homme serait plus efficace ?
— Ouais, il cogne quoi ! […]
— C’est la voix, c’est l’intonation ?
— Ouais exactement. Nerveux !
— Donc selon ce que tu dis, l’homme il serait là pour calmer, bloquer… Tandis que la femme elle va essayer de se faire entendre.
— Peut-être qu’elle ne va pas se faire entendre, ça va l’énerver, elle va laisser tomber. »

31Faisant profil bas face aux médiateurs qui n’ont qu’à hausser le ton pour les ramener au calme, les filles « un peu racaille » (ainsi que les qualifie Yasmina) ne se laisseraient jamais impressionner par les avertissements d’une médiatrice, surenchérissant même le jeu de la provocation puisqu’elles considèreraient que face à une personne de même nature (une femme), elles auraient le sentiment de lutter à armes égales, c’est-à-dire en reléguant l’usage de la force physique au second plan, et en s’imposant par la force mentale, de manière directe – proférer des menaces ou des insultes – ou indirecte – afficher son indifférence, provoquer la cacophonie dans le wagon. Et si Frédéric considère que Yasmina se retire trop tard et insiste à vouloir maîtriser une intervention, il s’interpose. Il instrumentalise ainsi la portée universaliste affichée de la médiation (l’adéquation entre public et encadrants n’est pas une compétence en soi) pour montrer que même face à un public féminin, les femmes ne sont d’aucun secours, tant que la posture autoritaire est en jeu. En cela, il dénie la place de supérieure hiérarchique de Yasmina en mobilisant le rapport hiérarchique entre les compétences « naturelles » attribuées à chaque sexe : les hommes du côté de la force – la fonction et la position dominantes – les femmes du côté de l’attention (care) – la fonction et la position reléguées. Argument d’autant plus efficace qu’il est partagé par Yasmina, différentialiste dans l’âme. Bien qu’elle s’enferme dans un rapport social dans lequel elle est nécessairement perdante, Yasmina a recours à la « touche féminine » pour revaloriser sa position professionnelle, pour gérer efficacement les interactions où l’affect domine – prendre un enfant par la main, aider une personne âgée à transporter un bagage, prêter attention aux soucis personnels des voyageurs. Valorisant par exemple l’« instinct maternel » qui fait, d’après elle, des médiatrices des expertes de l’accueil, de l’écoute, et de l’information – à plusieurs reprises, elle s’assigne le rôle « féminin » de la psychologue – « qualités » féminines qu’elles transposent dans la vie privée – être des mamans, écouter leurs copines… Si les médiateurs font un travail de sécurisation (au sens de sécurité, en définitive), les médiatrices occupent une fonction de réassurance par le dialogue – une grande attention – par l’esprit – la mise en scène de la gentillesse et de la compassion – et par le corps – le geste qui touche.

32

« Yasmina. — Voilà. C’est comme dans le quartier, c’est la même chose. Il va pas vouloir raconter sa vie, écouter la femme qu’a des problèmes, s’asseoir près d’elle parce que, vis-à-vis des autres, ça va faire… C’est comme dans les quartiers. Y’a pas de différence. On est dans un quartier sauf que c’est un quartier qui roule ! (elle rit) Être médiateur, c’est aussi un peu être curieux mais c’est pas de la curiosité qui est méchante : c’est juste de la curiosité pour aider, pour aider une personne : “tiens, on vous a pas vue depuis longtemps, madame ?”
— C’est de l’attention…
— Voilà. C’est de l’attention. Quand je te dis qu’on a un regard qu’est maternel, c’est carrément ça. Moi, j’ai un enfant, et je sais que, depuis que j’ai mon enfant, je suis encore plus proche des enfants des autres. On a envie d’embrasser les enfants, de les prendre dans nos bras : c’est pas les médiateurs qui vont faire ça. »

33À l’inverse, Frédéric se préserve par un regard froid, une attention fugace, une grande réserve dans le dialogue, une attitude « mystique » dit-il, c’est-à-dire mystérieuse et, pour cette raison, parfois intrigante, menaçante. Se cantonnant dans le rôle de la protection des voyageurs, il s’apparente à un agent secret, froid, discret, préoccupé « en coulisse » et en permanence par l’anticipation des situations à risques – altercation physique, sollicitation des agents de la police ferroviaire – ce qui l’écarte des interactions sans risque, qu’il «délègue » aux médiatrices. En dehors de ce cadre d’action, la distance est de rigueur lorsque, par exemple, il faut réconforter une femme qui a un malaise et qu’il faut l’allonger sur le siège d’un wagon, l’interroger sur ses antécédents. Dans ce cas, il recourt à la « touche féminine » de la médiatrice qu’il apparente à la figure de l’infirmière, de la psychologue, de l’assistante sociale, de la mère qui rassure.

34Le recloisonnement de la distribution de l’espace sexuée s’affirme, en outre, dans la reproduction des formes de sociabilité genrées entre les collègues durant les voyages dans les trains. Ici comme dans les espaces publics masculins du quartier, les conversations d’hommes dominent, d’une part, du fait que les équipes se composent toujours majoritairement d’agents masculins et, d’autre part, du fait que les médiatrices qui travaillent à leurs côtés ont fini par se laisser emporter par leurs échanges, transsexualisant l’objet de leurs discussions ordinaires et les « manières de se tenir » – le recours à l’argot et au verlan, des expressions gestuelles de « mecs » comme le fait de se saluer en se tapant sur les poings fermés. Ou bien ces derniers les intègrent dans leurs conversations, ou bien ils les en excluent lorsque l’attention « masculine » valorisée de la médiatrice est en voie de céder à l’attention « féminine » dévalorisée, c’est-à-dire le commérage, qui met en danger les discours et leurs interlocuteurs masculins, ou lorsque les médiateurs estiment que leurs échanges relèvent de la confidence ou du « parler de cul » [14]. Quoi qu’il arrive, ce sont toujours les médiateurs qui décident de l’inclusion ou de l’exclusion des médiatrices. Celles-ci reproduisent alors les formes de sociabilité différenciée en fonction du sexe qui se résument à la possibilité (ou l’impossibilité) d’occuper l’une des trois positions suivantes : soit elles décident de transsexualiser leur attitude en s’apparentant au « garçon manqué », soit elles s’excluent du cercle masculin avec le risque de tomber dans l’isolement au travail, soit elles réussissent à reproduire tant bien que mal (en raison de leur minorité objective et de la méfiance de leurs collègues masculins) un groupe de pairs féminins. Le commérage, perçu unanimement par les enquêtés comme un défaut « naturel » féminin, constitue, avec leur faiblesse physique, un facteur de plus de relégation des femmes dans l’espace associatif de Promevil. Au point que la menace qu’il représente pour le bien-être professionnel influence la constitution des équipes d’ALMS dans lesquelles, indépendamment de leur faiblesse numérique, les femmes se retrouvent toujours en minorité.

35Enfin, les résistances mises en place par Frédéric, se révèlent dans un comportement quotidien de mise à l’épreuve de l’autorité de Yasmina, soutenu en cela par certains autres agents hommes. Ainsi Frédéric affiche sa distance avec Yasmina dans le local associatif durant les réunions et les moments de pause entre deux surveillances. Ce sont là les seules occasions où le subalterne et la chef d’équipe se croisent le plus souvent, depuis le jour où ils se sont disputés à propos d’une absence que Frédéric n’aurait pas justifiée selon Yasmina, ce que nie le premier. À ses yeux accusé à tort, Frédéric s’est senti d’autant plus humilié que les accusations proviennent d’une femme. Il affirme ainsi qu’il réagirait autrement si ces reproches lui étaient adressés par Roger, seul supérieur hiérarchique qu’il reconnaisse réellement. Aujourd’hui encore, son souci de re-cloisonner les relations de genre passe par l’adoption de comportements de rejet et d’évitement visant à neutraliser le pouvoir de Yasmina : le refus ostentatoire de lui serrer la main lorsque les agents se croisent pour la première fois dans la journée et qu’ils se saluent en file indienne, le fait que ce soit lui qui décide de la reprise ou de la suspension des salutations, et ce, pour toujours avoir le dernier geste. Dans les situations les plus tendues, lorsqu’une dispute éclate, Frédéric hausse la voix, et l’utilise comme un coup asséné à distance au moral, l’« engueulade » étant perçue comme le préliminaire de l’altercation physique, qui dissuade Yasmina de poursuivre l’échange et donne à Frédéric le dernier mot.

36

« Frédéric. — Je couvre la voix, ça veut dire que si t’essaies de parler plus fort que moi, t’as perdu d’avance. Et puis, y a le fait de mon caractère, comment je suis. Je suis assez mystique. Qu’on a du mal à me cerner. Et pour moi dans ma tête je pensais qu’elle avait une crainte de moi donc j’en ai profité pour me mettre en avant. »

37Adoptant dans les situations les plus ordinaires une attitude « mystique », Frédéric tente de jouer sur le registre de la menace, reproduisant la méfiance que suscite d’ordinaire dans le train le « mec bizarre » que craint Yasmina.

38Face au climat d’hostilité que Frédéric installe, on s’attendrait à ce que Roger le rappelle à l’ordre du respect à l’égard de Yasmina. Or s’il n’en est rien, c’est parce que les stratégies de résistance qu’oppose Frédéric gagnent en subtilité : par l’affirmation de ses compétences professionnelles (tous, y compris Yasmina, le présentent comme un médiateur modèle), Frédéric revendique une autonomie au travail, ce qui, d’une part, dénie le caractère subalterne de sa position – en somme, il est son propre chef – et, d’autre part, lui ouvre les possibilités de faire carrière dans la médiation de «sécurisation ».

39* * *

40Pour conclure, en étudiant les rapports de forces qui sont à l’œuvre dans un espace de la médiation de sécurisation, on voit se manifester des enjeux qui visent, d’un côté, à renverser l’ordre traditionnel par l’accès légal et légitime d’une femme à un statut supérieur – le soutien de Roger, la réussite au concours, l’expérience sur le tas – et, de l’autre, à reproduire l’ordre traditionnel par la légitimité accordée à des représentations sociales de la domination masculine qu’hommes et femmes intériorisent – la résistance de Frédéric, le retranchement de Yasmina derrière « la touche féminine », les dispositions physiques supposées au métier de la « sécurisation ». C’est dire l’ambiguïté de certaines pratiques, et l’ambivalence de certains comportements. On pourrait se poser la question suivante : dans cet espace de lutte, lequel du masculin ou du féminin l’emporte finalement ? Si Yasmina domine objectivement Frédéric par son statut, sa « force de caractère » et le soutien de son chef, il reste que Frédéric la tourmente de plusieurs façons. Et, dans la routine professionnelle, les représentations des uns et des autres, non pas sur la qualification mais sur la qualité humaine des collègues, pèsent lourdement sur le moral, et sur le sentiment de bien-être au travail. Il apparaît dans cette étude de cas que l’intérêt des hommes à maintenir l’ordre des sexes en leur faveur et la construction de la médiation, depuis son origine, selon une répartition sexuée du travail social (déniée dans les discours, effective en réalité) convergent dans une mise en difficulté régulière des femmes qui cherchent à y faire leur place. Dans le même temps, c’est la profession tout entière qui est interrogée : la division à l’œuvre entre « femmes-relais » et « grands frères » semble se redessiner à l’intérieur même d’une profession présentée comme asexuée, la médiation dite « de sécurisation ».

Notes

  • [1]
    « Meuf », argot (verlan) pour « femme ». Propos tenus par Frédéric, 26 ans, un agent local de médiation sociale (ALMS) dont la mission est la « sécurisation » des trains de banlieue.
  • [2]
    Il importe de préciser que l’association Promevil n’est pas une association locale, dans le sens où les agents qu’elle recrute seraient ciblés localement. Opérant la médiation sur les lignes Paris Saint-Lazare/Mantes-la-Jolie, les médiateurs proviennent en majorité des quartiers populaires des villes desservies par les trains dans lesquels il leur arrive parfois de tomber nez à nez avec des « connaissances du quartier ». L’association Promevil se situe ainsi en territoire « neutre », sa localisation sociogéographique « neutralisant » le trop de familiarité qui pourrait, selon elle, nuire à la distance professionnelle attendue des médiateurs/médiatrices, une distance qui n’est pas sans ambiguïté.
  • [3]
    Nous avons réalisé une série d’entretiens avec des salariés de Promevil dont nous restituerons l’analyse en relation avec ce questionnement dans la deuxième partie du texte. À cet égard, le choix de Frédéric et de Yasmina se justifie par le fait qu’au sein de l’association, leurs points de vue respectifs sont significatifs de l’acceptation de la féminisation d’un poste de pouvoir pour l’une, et des réticences qu’elle suscite pour l’autre. Roger, responsable du secteur, fait office d’« arbitre » en quelque sorte. Pour préserver l’anonymat des enquêtés, nous avons recours à l’usage de pseudonymes.
  • [4]
    L’apparition des Messagers sur la scène publique, fortement médiatisée, a souvent été rapportée à l’expérience outre-atlantique des «Guardian Angels » (« les Anges gardiens ») qui constituent depuis le début des années 1980 des patrouilles de sécurité arpentant les rues et les métros des grandes agglomérations telles que New York. Forts de leur succès (ils opèrent aujourd’hui au Japon, au Canada, en Grande-Bretagne et en Afrique du Sud), ils se composent de jeunes issus (des « Angels » féminin étaient à l’œuvre dès l’origine des opérations) et s’assignent comme objectif la prévention des actes criminels, des actes de vandalisme, et tentent d’apaiser les conflits entre bandes rivales (la diversité ethnique est ainsi de mise dans la constitution des équipes). Si le dialogue est le moyen de prévention privilégié, il n’en demeure pas moins que sous les dehors d’« Anges gardiens » pacifiques, leur pouvoir de dissuasion est aussi à la hauteur de celui des gangs auxquels ils font face. Ainsi, la mise en scène collective du capital pugilistique – tenues militaires pour certains (treillis, bottines…) voire fétichistes pour d’autres (tatouages guerriers) renvoyant à l’art du combat – est valorisée tant qu’elle facilite l’intimidation. Voir www. guardianangels. org
  • [5]
    Lorsque, face à une situation de violence physique, la dissuasion (par l’appel au calme et l’interposition entre les protagonistes) n’aboutit à rien, les « grands frères » se doivent d’alerter les forces de police. Mais il arrive que, dans certains cas, compte tenu de la familiarité que certains médiateurs ont avec les jeunes qu’ils doivent maîtriser et de l’autorité qu’ils savent avoir sur eux, ils recourent officieusement à la force physique par un geste brutal et rapide afin de « marquer le coup » en toute discrétion – une gifle ou un coup de pied au derrière. Dans l’esprit du médiateur, il s’agit de faire bon usage d’une violence physique qui, d’une part, lui évite de perdre son temps dans les discours moralisateurs et peu dissuasifs sur le moment et, d’autre part, n’en perd pas moins son caractère préventif. En se faisant justice lui-même, le médiateur éviterait ainsi l’entame d’une procédure de répression qu’il aurait déclenchée s’il avait alerté la police. On assiste là à un composé prévention/punition qui s’avère donc parfois efficace.
  • [6]
    « Se vêtir à l’ancienne mode ». Pour une étude de l’admiration que les jeunes vouent à la figure de l’« ancien », on peut se reporter à la thèse de Nasser Tafferant 2005.
  • [7]
    L’exception qui confirmerait la règle serait le « garçon manqué » que ses pairs masculins et féminins ne voient plus comme une fille.
  • [8]
    Et donc également dans le contexte de la médiation dont les règles de vie sociale sont en grande partie calquées sur celles des cités, ainsi qu’on le verra en détail plus tard.
  • [9]
    Les contrats emplois-jeunes (CEJ) ont été lancés en octobre 1997, par le gouvernement Jospin.
  • [10]
    On peut faire une analogie avec les « zones d’incertitude » qu’observe Michel Crozier au sein de l’organisation des ateliers de la Seita (Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes), zones dans lesquelles le petit employé tente de s’approprier et de préserver son « petit » pouvoir.
  • [11]
    Argot : potes, camarades issus des quartiers.
  • [12]
    Les propos de Frédéric sont très empreints de cette reconnaissance dont on sent bien qu’elle lui manquait auparavant : « Le mécano il est là, t’es OP [opérationnel] avec lui, tu discutes normal, dans sa tête il doit se dire : “Lui c’est un gars bien, c’est un bon médiateur, je peux avoir confiance en lui, moi je fais rouler mon train, lui il veille à ce que tout se passe bien et voilà […]”. Pour moi quand je passe une journée comme ça, c’est une bonne journée. Après le taf, je suis bien, je suis clair », « C’est pas plus mal, ça m’a permis de voir comment je me débrouille justement, communiquer avec des gens que je ne connaissais pas ne serait-ce que pour donner des informations. »
  • [13]
    Le fait qu’il soit lui-même dominé par ailleurs renforce probablement la conscience d’une possible remise en cause de l’ordre des sexes.
  • [14]
    Durant l’entretien, et face à l’enquêtrice, Frédéric s’autocensure par pudeur lorsqu’il fait référence à des sujets de conversation sur la sexualité.
Français

Résumé

Cet article se propose d’analyser les relations entre les sexes au sein d’une profession, la médiation dite « de sécurisation », d’abord construite pour être incarnée par des hommes jeunes et issus des quartiers (populaires). Notre questionnement porte sur la façon dont l’ordre des sexes se renégocie dans ces conditions, entre décloisonnement de l’espace publique traditionnellement réservé aux hommes et recloisonnement du même espace dans un effort de retour – partiel – à l’ordre ancien.

Ouvrages cités

  • Clair, Isabelle. 2005. « Amours sous silence. La socialisation amoureuse des jeunes de milieux populaires », thèse nouveau régime de sociologie, université de Paris V.
  • Crozier, Michel. 1964. Le phénomène bureaucratique. Paris, Seuil.
  • Guillaumin, Colette. 1992. Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature. Paris, Côté-femmes.
  • Ion, Jacques. 1989. Le travail social au singulier. Paris, Dunod (Action sociale).
  • Petitclerc, Jean-Marie. 2002. Pratiquer la médiation sociale. Un nouveau métier dans la ville au service du lien social. Paris, Dunod (Action sociale).
    Femmes-relais. Quelle place dans l’intervention sociale ?. 2000. Actes de la journée du 16 novembre 1999, Saint-Denis. Saint Denis, Profession Banlieue.
  • Tafferant, Nasser. 2005. « Anthropologie d’une économie souterraine. Le bizness dans une cité HLM : nouvelles figures de la norme et de la déviance économique », thèse nouveau régime de sociologie, université de Paris V.
  • Verdier, Yvonne. 1979. Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière. Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines).
Isabelle Clair
Isabelle Clair, sociologue, enseigne à l’université de Reims Champagne-Ardenne et travaille sur le genre dans la sociabilité juvénile des quartiers populaires.
Nasser Tafferant
Nasser Tafferant, sociologue, travaille sur les styles de vie des jeunes des milieux populaires (héritage culturel de la condition ouvrière, socialisations scolaire et politique, expérience de la délinquance).
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