CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « La ville, c’est ce que nous décidons d’en faire en fonction d’un objectif d’analyse » notait naguère un sociologue nord-américain (Reissman 1964 : 153). La diversité des villes que les sciences de l’homme se sont donné pour tâche d’étudier est, en effet, étonnante. Selon le moment et le lieu, selon la référence disciplinaire du savant et l’identité momentanée de sa discipline, selon les conversations dans lesquelles les scientifiques sont engagés, c’est la définition même de l’objet qui change, parfois de façon radicale. Cette plasticité de la ville des savants en fait un terrain d’expérimentation intéressant pour étudier la façon dont sont socialement façonnés les objets de nos sciences.

2Depuis le moment déjà lointain où celles-ci se constituèrent en disciplines scientifiques modernes, elles construisent leurs objets au croisement de deux soucis : produire un savoir à la fois certifié par les autorités du monde savant et reconnu comme pertinent par des autorités du monde profane. La première exigence fonde le caractère scientifique des connaissances produites et l’autorité du savant dans son propre groupe, la seconde permet aux scientifiques de revendiquer les ressources matérielles et symboliques nécessaires à leur activité et de jouir des bénéfices séculiers de celle-ci.

3Ce dossier a pour objet d’étudier, s’agissant de la chose urbaine, certaines modalités de la combinaison de ces deux registres et leurs effets sur les contenus de science. Ainsi, les enquêtes que l’on va lire forment une série de mises à l’épreuve de la proposition selon laquelle la construction de la ville comme objet de science est en rapport étroit – qu’il soit direct ou médié – avec l’action. Hypothèse qui conduit à examiner sociologiquement la position des savants vis-à-vis des mondes sociaux dédiés aux interventions pratiques visant à réformer la ville, et la façon dont elle pèse dans la définition des questions que se pose le travail scientifique.

4 Dans l’ouvrage La Ville des sciences sociales (Lepetit et Topalov 2001), on étudiait une série de constructions savantes de l’objet « ville » en prenant pour terrain d’enquête des livres : leurs conditions de production, leurs contenus, leurs réceptions et réinterprétations. On se propose ici de poursuivre le même objectif par une autre voie : enquêter sur des savants en action et sur des sciences dans le siècle. Dans cette perspective, formuler un « objectif d’analyse » – comme disait Riessman – ce serait traduire en langage savant un nouveau cadre d’action.

5Une situation particulièrement intéressante est celle où l’on peut observer une série de traductions d’un même discours savant en fonction des besoins momentanés de la pratique. C’est l’instabilité de signification dont bénéficient les « classiques » : ils sont inépuisables parce qu’ils sont suffisamment plastiques pour rester compatibles avec des lectures changeantes. L’étude de Pierre Chabard sur l’évolution de Cities in Evolution, du polygraphe écossais Patrick Geddes, depuis sa parution en 1912 jusqu’au début des années 1970, s’appuie sur un dispositif quasiment expérimental. Des actions collectives d’universitaires qui étaient aussi des praticiens, redéfinirent successivement Geddes comme père fondateur du town planning, puis comme regional planner, théoricien de la participation des habitants, enfin précurseur de l’environnementalisme. Ces appropriations successives par des réseaux d’acteurs différents, ces mises en visiblité sur plusieurs théatres d’action ont, chaque fois, changé l’ouvrage. On comprend dès lors que ceux qui croient que les auteurs écrivent les livres posent depuis un demi-siècle cette question sans réponse : « Mais qui était donc Patrick Geddes ? »

6 Du même coup, l’on se débarrasse aussi une autre question mal posée, celle de l’ « influence » exercée par Geddes sur la postérité : le pauvre homme n’y est pour rien, ce sont ceux qui se sont emparés de son œuvre qui ont choisi l’inspiration dont ils avaient besoin. Il en va généralement de même dans les processus de circulation internationale des modèles scientifiques, comme le montre Licia Valladares en étudiant la façon dont certains réseaux politiques, religieux et techniques firent venir au Brésil le dominicain français P.-J. Lebret à la fin des années 1950 et utilisèrent, en vue de leurs propres objectifs, les outils qu’il avait mis au point en France pour observer les « quartiers prolétariens ». Mêlées à des façons de faire empruntées à Chicago, ces traductions de Lebret permirent la naissance, en marge de l’université, d’une sociologie empirique jusque là absente au Brésil. Ce qui montre, une fois de plus, que des savants intellectuellement et institutionnellement liés, voire subordonnés au monde de l’action peuvent être à l’origine d’innovations scientifiques majeures.

7 Dans ce cas, comme dans ceux sur lesquels ont enquêté Sylvie Tissot et Renaud Payre, c’est le cadre de l’action qui a changé à la faveur d’une réorganisation du langage promue et légitimée par des savants. Ils ont su reformuler les termes d’un problème, en interaction avec et au profit de certains mondes pratiques, qui ont trouvé là ce dont ils avaient besoin à la fois pour l’emporter dans les concurrences où ils étaient engagés et pour inaugurer un nouveau régime d’action. Ainsi, les méthodes d’enquête de Lebret permirent de décrire les quartiers misérables de la capitale du Brésil non plus comme des maladies urbaines à éradiquer, mais comme des communautés qui pouvaient prendre en charge leur destin à l’aide d’hommes éclairés et, donc, échapper à l’emprise des caciques populistes locaux. C’est une modification comparable des termes du problème de la pauvreté urbaine qu’étudie Sylvie Tissot dans la France des années 1980 : la construction de la question de l’« exclusion » sociale et de la relégation spatiale dans des « quartiers sensibles ». En l’espace de quelques années, la question sociale est ainsi devenue – selon un modèle plusieurs fois observé depuis le xixe siècle – une question urbaine dont la solution repose désormais sur une injonction démocratique adressée aux populations et sur une réforme et un allégement corrélatif de l’Etat. Ce changement de langage se produisit dans la rencontre, au sein d’un réseau tissé par Esprit – une revue jadis catholique destinée au grand public cultivé – entre un nouveau personnel ministériel tenu aux marges par les ingénieurs des Ponts et des sociologues universitaires de l’école d’Alain Touraine. Les savants étudiés par Renaud Payre dans la France des années 1920 et 1930 eurent, à certains égards, moins de succès : autour de la revue La Vie urbaine et des institutions d’enseignement qui lui étaient associées, se forma un groupe de savants et de praticiens d’origines variées autour d’une nouvelle discipline à faire naître – mais comment la nommer : science urbaine, urbanisme, sociologie municipale ? Ce projet se brisa sur la professionnalisation autonome des aménageurs de l’espace – qui se réservèrent le label « urbanisme » – tandis que les gestionnaires municipaux ne purent donner un statut scientifique à leur souhait de placer la commune au cœur de la définition rationnelle de l’intérêt général, car l’Etat central avait pris la main. L’échec de cette entreprise collective, et l’oubli dans laquelle elle est donc tombée, méritent d’être interrogés si l’on ne veut pas que l’histoire que l’on écrit de nos sciences soit seulement celle des vainqueurs – toujours provisoires, rappelons-le.

8 Les enquêtes réunies dans ce dossier invitent donc, dans une perspective d’histoire et de sociologie des sciences, à décrire empiriquement les rapports entre sciences et action plutôt qu’à recourir au pieux vocabulaire usité en France : l’attention à la « demande sociale » qui s’adresserait à la science, la nécessaire distinction entre « problème social » et « problème sociologique », l’autonomie postulée des « vrais savants ». Les études que l’on va lire montrent que, parfois, ce sont les savants eux-mêmes qui font les demandes et les réponses et que leurs gains sont maximaux lorsque les unes et les autres coïncident avec les attentes d’acteurs sociaux porteurs d’avenir.

Références bibliographiques

  • • Lepetit, Bernard et Christian Topalov. 2001. La ville des sciences sociales. Paris, Belin.
  • • Reissman, Leonard. 1964. The Urban Process : Cities in Industrial Society. New York : The Free Press of Glencoe.
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