1 Nous poursuivons la publication du document dont on trouvera la première partie (soit les lettres i à iv, des 3, 13, 26 octobre et 9 novembre 1930) dans le n° 58 de Genèses (mars 2005)
Lettres des Etats-Unis LES IMMIGRANTS [1]
En ce jour du Thanksgiving Day, jour d’action de grâce, qui commémore l’établissement en Nouvelle-Angleterre des premiers groupes de pionniers, protestants et Anglo-Saxons, une terrible vague de froid a passé sur les Etats-Unis [2]. C’est l’hiver, et l’on songe à la crise économique, aux millions d’ouvriers sans travail qui n’ont ni vêtements, ni abris. Un grand nombre d’entre eux sont des immigrants, qui sont venus en Amérique comme dans une terre promise. Mais cette terre est aujourd’hui entièrement occupée. Il n’y a plus de travail pour eux.
On dit que le gouvernement a décidé de fermer maintenant les portes de ce pays, de ne plus y laisser entrer un seul étranger [3]. Du moins faut-il assurer la vie de ceux qui sont là. Je parlerai, une autre fois, de la situation économique et industrielle. La présence des immigrants pose un autre problème, que je voudrais examiner aujourd’hui.
J’ai sous les yeux le dernier census américain [4]. Il contient beaucoup de chiffres. Mais vous les trouverez reproduits dans plus d’un ouvrage français, notamment dans le livre bien connu d’André Siegfried [5]. Ils se rapportent à l’Amérique tout entière. Je veux m’en tenir à Chicago, la grande métropole du Middle West, la seconde ville des Etats-Unis, qui aspire à devenir la première. Elle comprenait en 1920 une population de 2 millions 714.000 habitants. Or, parmi eux, on n’en comptait pas moins de 805.000 qui sont nés à l’étranger, soit près du tiers. Si nous réunissons en une même catégorie immigrants et fils d’immigrants, leur nombre s’élève à 1 million 946 000, près de 2 millions, plus des deux tiers. Les étrangers sont surtout Polonais (17 %), Allemands (14 %), Russes (13 %), Italiens (7 %), Suédois (7 %), Irlandais (7 %). La plus grande partie de cette masse humaine a été apportée par les derniers courants d’immigration, qui venaient non plus d’Angleterre, ni même d’Allemagne, mais de l’Europe septentrionale, orientale, méridionale.
Tels sont les chiffres. On comprend qu’ils aient inquiété les Américains de vieille roche [6]. Cette communauté anglo-saxonne primitive, qui a constitué les cadres essentiels de la civilisation des Etats-Unis, et qui se demandait si l’esprit américain n’allait pas se transformer, si ses traditions et ses habitudes n’allaient pas être emportées par ce flot trouble et tumultueux.
Il ne suffit pas de compter les immigrants. Il faut voir comment ils se comportent, jusqu’à quel point ils conservent les qualités ou entretiennent les défauts de leur race, et, surtout, quels sont ceux d’entre eux qui paraissent le plus capables de réagir, de modifier en partie le peuple américain en même temps qu’ils reçoivent son empreinte, et aussi ceux qui résistent décidément à l’assimilation. Les impressions qui suivent résultent seulement de quelques promenades dans les quartiers d’immigrants, de conversations avec quelques-uns des Américains qui les observent et les connaissent le mieux [7].
J’ai été, un de ces dimanches, voir quelques églises [8]. Dans les quartiers où vivent les étrangers, c’est-à-dire sur l’emplacement de la vieille ville, à l’ouest de cette rivière de Chicago qui se jetait autrefois dans le lac Michigan, et qui, aujourd’hui, a changé de direction, et transporte l’eau du lac, par un système de canaux, jusqu’au Mississipi et au golfe du Mexique [9].
D’abord, une église catholique italienne [10]. On y prêche en anglais, mais en un anglais oratoire et sonore, et le prêtre, en chasuble verte, fait de grands gestes comme les prêtres italiens. Public de classe tout à fait populaire, qui n’a pas encore pris l’habitude du bain quotidien, si bien qu’une odeur âcre vous prend à la gorge. Ce sont des Italiens comme on en peut voir au delà des Alpes, et surtout dans le sud de la péninsule. Des physionomies expressives qui évoquent des tableaux connus, des femmes avec de grands fichus sur la tête. Des petites filles avec des bonnets de tricot, surveillées par des religieuses, aux regards vifs, aux traits mobiles. Non loin de là, entrons dans une chapelle méthodiste italienne : cette fois, bien que le pasteur prêche en italien, les assistants, d’un niveau social visiblement plus élevé, sont tout à fait américanisés. Mais ils sont bien peu nombreux. Les catholiques italiens résistent à l’assimilation. Les Américains font de grands efforts pour les initier à leur culture, notamment dans des settlements dont j’ai visité l’un, le Hull settlement, dirigé par Jane Adams, où soixante-quinze Américains résident à poste fixe et se consacrent à l’éducation de quatre ou cinq mille émigrants italiens qui passent là chaque semaine [11]. Ils ne réussissent qu’en partie.
À l’autre extrémité de la ville, au nord, il y a une église russe orthodoxe [12]. Ici encore, on n’est plus en Amérique. Des lumières, des chants, de beaux chants profonds et émouvants. Une foule compacte assiste au service debout, se prosterne devant les icones. Deux popes rutilants d’or et de pierreries vont et viennent. Si la vieille Russie a disparu, elle subsiste dans ce coin de Chicago, singulièrement intacte.
Je n’ai pas vu les Irlandais à l’église. On peut supposer qu’étant voisins de l’Angleterre, et parlant anglais, ils s’assimilent vite. Mais c’est un peuple singulier, violent, orgueilleux, original, et d’ailleurs ils sont et restent étroitement attachés à la religion catholique. Le nombre des Irlandais qui ont émigré aux Etats-Unis est impressionnant. Ce qui est le plus curieux, c’est que, dès maintenant, ils sont légion parmi les politiciens, et surtout dans les coulisses de la politique [13]. Ils ont du tempérament, de l’imagination. Ce sont eux qui donnent de la couleur et du mouvement aux campagnes électorales et de presse. Ils secouent les Américains et introduisent un élément dramatique ou mélodramatique dans un milieu autrement un peu terne, dans une existence souvent un peu monotone. Je crois bien que, loin de se laisser assimiler, ce sont eux qui prétendent diriger et se subordonner l’Amérique.
J’ai vu les Juifs dans « le ghetto », en particulier dans le marché de Maxwell street, qui se tient tous les jours, et qui est singulièrement pittoresque [14]. On y entend parler toutes les langues de l’Europe, et on y vend ou revend toutes les marchandises imaginables. On y retrouve aussi tous les types sémites que l’on connaît. Je demandais un jour, à un riche commerçant de Chicago si « le ghetto » n’était pour eux qu’un lieu de passage [15]. « Sans doute, me dit-il, il y en a qui émergent vite, et passent dans des sphères sociales les plus élevées. Mais le plus grand nombre d’entre eux restent là. Ils y vivent et ils y meurent. Il en est beaucoup qui n’ont jamais quitté leur quartier, jamais pris un tramway pour aller dans le loop, c’est-à dire la partie la plus centrale et la plus animée de Chicago ». Bien que les juifs soient nombreux ici (on en compte plus de trois millions et demi aux Etats-Unis), et que la communauté juive de Chicago soit presque aussi ancienne que cette ville, j’ai l’impression que c’est un des éléments les moins assimilés. Non seulement dans le ghetto. Mais jamais je n’ai mieux retrouvé l’Europe que dans les milieux juifs intellectuels, cultivés et riches des Etats-Unis [16]. Il faut dire un mot, enfin, d’une catégorie d’immigrants qui ne sont pas Européens, qui sont même plus Américains que les Américains, des Mexicains qui, depuis la guerre, sont arrivés en assez grand nombre dans les villes industrielles du nord et du centre [17]. « Ne dites pas : Mexicains, m’a-t-on répété souvent, dites : Indiens, purs ou aux trois quarts ». Je ne sais ce qu’il en faut penser. Je me suis demandé souvent à quel rang les Américains mettaient les premiers occupants du sol, les peaux rouges dont ils ont pris la place. Ils se défendent de les avoir décimés, et soutiennent qu’ils sont en réalité plus nombreux aujourd’hui qu’autrefois. Car ils vivaient très dispersés. En tous cas, je crois bien qu’ils ne les considèrent pas du tout comme non désirables, au contraire. Ils sont satisfaits, et même fiers, que le vice-président des Etats-Unis soit Indien pour un quart ; que le secrétaire de la trésorerie, dont le nom figure sur tous les billets, soit un Indien pur. Ils sourient un peu, en évoquant le noble peau rouge de Fenimore Cooper [18]. Du moins, ils ne confondent pas l’Indien avec le nègre : celui-là n’a jamais été esclave.
En somme, dans le « melting pot » américain, si les nègres sont la lie, qu’on laisse au fond parce qu’on ne peut s’en débarrasser, les races latines sont l’écume [19]. (Cela ne s’applique pas aux Français qui n’émigrent pas, et n’entrent pas même pour un pour cent dans la population américaine). Je n’ai pas parlé des Allemands, et des Européens nordiques en général. Ceux-là s’assimilent vite et bien. Par leur type ethnique, par leur religion, ils ne s’éloignent pas trop de l’Américain moyen. « D’une manière générale, me disait, ces jours-ci, un des dirigeants de la Fédération américaine du travail [20], les immigrants d’Europe sont de bons travailleurs. Ils font vite de bons Américains. Ils sont les bienvenus ici. Il n’en est pas de même des Asiatiques. Nous ne voulons pas non plus des Russes. Et nous préférons qu’il n’arrive pas trop d’Italiens. »
M. H.
Lettres des Etats-Unis LES CLUBS [21]
Il y a, d’abord, les clubs sportifs. Ils sont innombrables. Les amateurs de golf, de tennis, font partie de country-clubs, qui possèdent et entretiennent des terrains de jeu. Mais déjà les élèves des high-schools sont groupés dans des organisations fédérées, qui président aux parties de football, de basket-ball. Et il en est de même des universités. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Il n’y a peut-être pas eu d’événement plus important, dans la vie universitaire américaine, cette année, que le match après lequel le collège catholique de Notre-Dame, qui comprend surtout, je crois, des Irlandais, a été finalement proclamé vainqueur de toutes les autres équipes [24]. On prétend d’ailleurs qu’universités et collèges consacrent des sommes considérables à s’assurer l’appui de professionnels qui n’ont guère d’étudiants que le nom. Toujours est-il que ces parties sont suivies avec une attention passionnée par le public. Sous la pluie glaciale, les spectateurs demeurent assis deux et trois heures. Aux quatre coins de l’Amérique, des haut-parleurs détaillent les diverses phases de la partie. Le président de l’université est dans sa loge, entouré d’hôtes de choix [25]. C’est le prestige, c’est l’avenir de Princeton, de Chicago, qui est en jeu.
A côté des clubs sportifs, il y a les clubs de culture, de culture intellectuelle, artistique, musicale. Les clubs de femmes, en particulier. On ne sait d’ailleurs ce qu’il faut le plus admirer, de l’appétit de savoir et de culture, ou bien de l’ingénuité dont témoignent leurs programmes. « Les prophètes de la Bible. Les miracles du radio. Que font les collèges pour les femmes en Orient ? Le canal de Panama. Le drame. Les animaux. Notre nation. La vie simple. Les femmes françaises ». Voici, entre beaucoup d’autres, quelques-uns des sujets traités pendant une année, dans un même club [26]. Comment des esprits moyens mettent-ils en ordre toutes ces notions, et n’en résulte-t-il pas trop souvent un certain effet de confusion mentale ? « J’ai appris trois choses », disait en sortant d’une de ces réunions, une des douze femmes qui dirigeaient le groupe : « il y a trois espèces de colonnes grecques. L’architecture romaine étaient inférieure à celle des Grecs. Alexandre le Grand vivait avant le Christ » [27]…
Mais ne soyons pas trop sévères pour les autodidactes que paraissent être souvent les Américains et les Américaines. La culture, pour eux, est une forme de l’action. Ils veulent savoir, et se développer, parce qu’ils seront mieux capables de remplir leur tâche sociale. Au reste, de plus en plus dans les clubs, c’est la fonction civique et sociale qui passe au premier plan [28]. L’association sert les membres, les membres servent l’association, et tous ensemble sont dominés par l’idée du service. Mais quel service ? C’est ici que cela devient souvent un peu vague. J’assistais dernièrement à un banquet donné par une grande Fédération ouvrière, en vue de commémorer son fondateur [29]. Au convive qui était à côté de moi j’ai demandé ce qu’il faisait et à quelles organisations il se rattachait. « Je m’occupe d’assurances, m’a-t-il dit. Je suis membre de l’Eglise de la Bonne Volonté, qui est une section de l’Eglise Unitarienne. Je suis également rotarien. » J’ai tout de suite pensé à Babbit, le fameux roman de Sinclair Lewis, où il est question des rotariens, et j’ai espéré que j’obtiendrais quelques lumières sur les buts de cette organisation [30]. Mon interlocuteur m’a promis de m’envoyer là-dessus quelques papiers. Voici à peu près ce que j’ai pu en tirer [31].
Les rotariens constitutent partout, dans toutes les villes grandes et petites des Etats-Unis, des clubs recrutés dans diverses professions, avec la condition (qui n’est pas d’ailleurs toujours remplie) que, chaque profession ne soit représentée que par un membre. Le club se propose à la fois « d’améliorer la situation du membre individuel, et de sa profession ». Mais cette idée très générale fait place, le plus souvent, à des buts plus limités, temporaires et de circonstance. Par exemple : « inviter les étudiants d’honneur de la high school à un lunch. Donner un radio au home des orphelins, etc. » Ou encore, « les membres d’un club rotarien s’engagent à transporter à la high school, dans leur auto, chacun à leur tour, un enfant orphelin ». Les rotariens seraient-ils donc avant tout des philanthropes ?
Pas tout à fait. Ce sont des hommes qui veulent « servir ». « Rotary, et son grand idéal du service, voilà ma religion, s’écrie l’un d’eux. L’humble Nazaréen qui marchait sur la rive de la mer de Galilée était le premier rotarien. Le second, c’est celui qui a fait peut-être plus pour l’espèce humaine qu’aucun autre homme, Abraham Lincoln. Si l’esprit rotarien avait pénétré tous les gouvernements de l’Europe, la France ne serait jamais entrée dans la Ruhr, et l’Allemagne aurait payé. »
Mais je crois bien qu’au fond les rotariens se proposent surtout, comme ils disent, « de développer avec intensité des rapports d’amitié ». Ils veulent être de « bons enfants » et d’abord, tout simplement, « des enfants ». J’ai avec moi, dit un des membres, mon ami Bill Smith, qui est venu à Jacksonville rendre visite aux rotariens. « Bill se lève et, de tous côtés, on crie : Lo ! Bill ! Hi ! Bill ! Sur quoi le président déclare : « Ce n’est pas à Edward T. Dickinson, président de la société telle ou telle, que vous vous adressez, mais à l’être humain, à l’enfant éternel, à Ed. ! » Et les assistants chantent en chœur un hymne inoffensif : R. O. T. A. R. Y.
Cela se prononce ro-ta-ree, etc.
En somme, chez nous, la sociabilité est dans l’air. On se réunit entre amis, on cause, dans un salon, dans un café, dans la rue, spontanément, sans y penser d’avance : cela se fait tout seul. En Amérique, pour se réunir et jouer aux cartes, on forme un club. Des femmes qui veulent causer, ou coudre ensemble, forment un club. Il faut créer des institutions de sociabilité. Et il y a d’ailleurs, encore, autre chose : chez nous, une réunion mondaine, ou d’amis, se suffit. On ne voit pas plus loin. En Amérique, il y a toujours une arrière pensée civique et sociale. Une partie de campagne, un dîner, n’a pas sa fin en elle-même. L’idée du service est toujours là.
Je ne dis pas d’ailleurs que ces clubs ne servent à rien. Dans ce pays où le gouvernement et l’administration sont souvent si déficients et inspirent si peu de confiance, il n’est pas mauvais que de libres associations privées d’hommes et de femmes interviennent. Les clubs n’en sont pas moins le symptôme d’une disposition d’esprit particulière, et propre à l’Amérique : ils montrent à quel point la préoccupation utilitaire à mis sa marque sur toute cette société.
M. H.
Lettres des Etats-Unis DE CHICAGO A WASHINGTON [32]
C’est sous forme de notes un peu décousues que je vais noter mes dernières impressions de Chicago. Après tout, cette ville immense est encore en train de s’accroître. Elle change d’aspect avec une rapidité surprenante. Après trois mois que j’y ai passés, je n’en connais encore qu’une partie. Il n’y en a pas, je crois, qui donne mieux l’idée de l’Amérique moderne, avec ses réalisations imposantes, ses possibilités indéfinies, je ne sais quoi de trouble et d’inquiétant, d’exaltant aussi et d’émouvant, peut-être comme une porte ouverte sur l’avenir.
D’abord, quelques chiffres pour donner une idée de la rapidité avec laquelle elle a poussé. 4.000 habitants en 1840 ; 30.000 en 1850 ; 108.000 en 1860 ; 300.000 en 1870 ; 500.000 en 1880 ; 1 million en 1890 ; 2 millions en 1910, près de 3 millions et demi actuellement. Ville frontière il y a soixante ans, avec des maisons de bois comme dans les régions de Settlement, dans les villages de fermiers de la prairie ; aujourd’hui, accumulation de buildings, magnifiques et luxueuses façades toutes blanches dans une lumière dorée au bord du lac Michigan.
Trente-cinq lignes de chemins de fer s’y croisent. Il y a, à Chicago, autant d’espace occupé par des réseaux ferrés que dans la Belgique tout entière. En rapide, il faut plus d’une demi-heure pour en sortir : on ne voit autour de soi que des lignes de rails, des voies de garage, des chantiers, des usines, et l’on se figurerait qu’il n’y a rien d’autre [34]. Mais, dans ce réseau aux très larges mailles, entre ces lignes et ces voies ferrées, la ville s’étend, plus de 200 rues parallèles et numérotées du nord au sud, sur une longueur de près de 40 kilomètres, sur une largeur de 15 à 20. De même que les buildings ne seraient pas possibles sans les ascenseurs, on ne conçoit pas qu’une telle ville ait pu se constituer sans les trains et les tramways électriques, et sans les automobiles.
Beaucoup d’immigrants, et beaucoup d’ouvriers. Chicago a été fameux de tout temps par ses abattoirs. Les Stock Yards occupent toujours, à l’ouest, un très vaste espace, d’où s’exhalent, à certaines heures, une odeur assez écœurante de charnier [35]. Mais il y a beaucoup d’autres industries, en particulier, au sud-est, des fonderies, de gros établissements métallurgiques, et le soir, dans cette direction, on aperçoit des feux ardents, des fournaises embrasées. Les diverses couches sociales de la population se succèdent presque sans transition. Au nord, derrière, la gold coast, le quartier doré des millionnaires ou des milliardaires, au bord du lac, s’allongent des rues d’appartements meublés, où logent des homeless men, les célibataires sans famille, population flottante et bohème. C’est aussi là qu’on trouve la petite Sicile, peuplée d’Italiens, région peu sûre, où l’on compte le plus d’assassinats [36].
La population américaine de Chicago est elle-même beaucoup plus fruste et primitive que dans l’Est [37]. En comparaison, New-York est déjà l’Europe. Ce sont d’anciens fermiers, des hommes dont les parents étaient installés dans le Middle-West, sur des terres en friches, et qui ont gardé bien des traits de ces communautés paysannes dispersées, rudes et incultes. Tous ceux qui le pouvaient ont afflué vers cette grande ville où il se créait de la richesse, où les occasions de commerces fructueux et d’affaires lucratives se multipliaient, où la vie était large et luxueuse. Ils y ont apporté ce qu’on appelle l’esprit des pionniers, un certain cynisme réaliste, le goût persistant des risques et des aventures, une préoccupation exclusive du grain, et beaucoup d’indifférence quant aux intérêts publics. Ainsi s’explique le scandale des gangsters et le régime extraordinaire qui est toléré à Chicago depuis huit ou dix ans, et dont il m’est bien difficile de ne pas dire ici quelques mots [38].
C’est un fait que, depuis la prohibition, tout le commerce de l’alcool de contrebande a été monopolisé par de hardis forbans, qui le distribuent d’autorité entre les tenanciers de ces établissements occultes, appelés speakeasies, qui ont remplacé les anciens saleons, où l’on peut aller boire sans risque, à des prix naturellement très élevés. Ce qui est grave, c’est qu’un monopole aussi fructueux a été l’occasion de batailles sanglantes, et que ceux qui le disputaient ont organisé de véritables bandes d’assassins pour s’éliminer les uns les autres. Or, personne n’ignore que les gangsters ont réussi à corrompre la municipalité, et qu’ils peuvent compter sur la complaisance de la police et des juges, qui sont des fonctionnaires municipaux.
Il y a des honnêtes gens, dans la police et la magistrature, qui voudraient bien rentrer dans l’ordre et la légalité. J’ai assisté, à l’Université, à une conférence où des inspecteurs de police et des professeurs étudiaient en commun les moyens d’y parvenir. Jusqu’à présent, leurs efforts demeurent vains. Ce n’est pas seulement la contrebande de l’alcool, c’est le vice, comme on dit ici, c’est-à-dire la prostitution, et aussi le jeu, qui sont ainsi trustés. Bien plus, on ne compte pas moins de 90 industries et commerces qui sont obligés de payer une taxe aux mêmes personnages, sous peine d’être exposés aux attaques et pillages de bandes armées. C’est ce qu’on appelle le racketeering.
On oublie un peu toutes ces misères, et l’on reprend confiance dans l’avenir de la nation américaine, après quelques jours passés à Washington. Je n’ai pas voulu m’en aller sans avoir vu la capitale des Etats-Unis. C’est une belle ville, harmonieuse et noble, dont le plan a été tracé par un architecte français, et où s’évoque tout le passé de ce pays depuis la guerre de l’Indépendance [39]. On y montre la petite maison qui fut celle de Washington, avant qu’il se soit installé dans sa somptueuse résidence de Mount Vernon et le tombeau du président Wilson. On y a élevé un mémorial en l’honneur de Lincoln, qui est comme un temple. Le Capitole, la bibliothèque du Congres, le Sénat, la Chambre des représentants, la Cour suprême se groupent en un ensemble imposant. La Maison Blanche, d’une impressionnante simplicité, s’abrite dans les verdures d’un parc. Du mémorial de Washington, obélisque monumental, on voit s’allonger à ses pieds la courbe élégante du Potomac. Sur l’autre rive, se dresse le plateau d’Arlington, où reposent les morts de la guerre de Sécession.
Tout ce paysage, ces monuments, ce cimetière, sont comme une leçon d’histoire. Ce peuple a traversé de grandes crises, et il en est sorti plus fort et plus uni, parce qu’il a été guidé à chaque époque par de grands citoyens. Le Sud est là, le « Sud solide », qui n’a rien oublié, et qui s’est cependant résigné. L’Amérique a aboli l’esclavage, au risque de briser son unité.Le Sud a mis trente et quarante ans à se relever du coup presque mortel porté à sa prospérité. Comment les Américains hésiteraient-ils à porter le fer dans cette autre plaie peut-être plus honteuse qu’est la corruption, par les bootleggers et les gangsters, de leurs pouvoirs publics, de leurs municipalités, de leurs juges, de leur police ? Chicago, après tout, n’est qu’une cité géante, poussée trop vite. Elle parait plus petite, vue du berceau des libertés américaines, dans la perspective d’un siècle et demi d’histoire.
M. H.
Lettres des Etats-Unis LE DÉPART [40]
« Give a job for Christmas ! » « Donnez un emploi, donnez du travail, pour Noël ! » Voici ce qu’on peut lire sur les murs de New-York, affiches géantes et transparents lumineux, en ces journées pluvieuses et embrumées de l’année finissante. Cette façon spéciale de comprendre et encourager la charité ne laisse pas de surprendre. Car, si le travail manque, est-ce la faute des hommes, et comment multiplier les emplois, comment engager de nouveaux ouvriers, si les débouchés se ferment, si les commandes se refusent ?
Rien sans doute mieux que l’absurdité de cet appel n’aide à comprendre à quel point les Américains sont déconcertés par la crise, qui atteint leur économie au moment où la prospérité semblait reposer sur des bases inébranlables. Depuis dix ans, depuis 1921, l’exemple des Etats-Unis était célébré par les économistes de tous les pays. On voyait là un modèle qu’on pouvait bien essayer d’imiter, mais sans se faire illusion sur l’abîme qui séparait le pays le plus riche du monde, aux possibilités indéfinies, et nos vieilles nations péniblement traînées à la remorque. Et voilà que le spectacle change. L’Amérique souffre à son tour du chômage. Ceux qui sont venus là comme dans une terre promise, fermée maintenant, jalousement, aux nouveaux arrivants, se demandent s’ils n’auraient pas mieux fait de rester chez eux. C’est un rude coup pour l’orgueil américain. Il semble d’ailleurs qu’ils ne veuillent pas admettre la situation telle qu’elle est. Un citoyen libre ne demande pas la charité. Il demande du travail. « Give a job for Christmas ! »
Je suis descendu ici chez des amis américains, dans la famille d’un avocat, d’un lawyer qui a son office dans la partie la plus affairée de Broadway, et je n’entends parler que de la crise. « Comment expliquer, me dit-on, ce paradoxe : notre production est considérable. D’autre part, les besoins sont considérables aussi. Il y a toute une partie de notre population qui réclame des produits : aliments, vêtements, logements, etc. Comment se fait-il, cependant, que toute une partie de la production ne se vende pas, que les produits n’aillent pas à la rencontre des besoins ? » Autrement dit, puisque l’Amérique est le pays le plus riche du monde, il n’est pas admissible qu’elle connaisse les mêmes difficultés et qu’elle subisse les mêmes limitations que les nations moins fortunées.
Voici un calcul que je relève dans le New-York Times, mais tel qu’on le trouve, en ce moment, dans tous les journaux américains : « La richesse nationale des Etats-Unis dépasse 400 milliards de dollars. Elle est égale à la richesse additionnée de tous les pays suivants : le Royaume-Uni (non compris les Dominions), la France, l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Etant donnée notre population de 122 millions, cela donnerait environ 3.400 dollars par tête. Pour les 400.000 habitants des six autres pays, on trouverait juste 1.000 dollars par tête. Mais il faut compter pour la Russie environ 300 dollars par tête seulement. L’Américain moyen est plus de dix fois aussi riche que le Russe moyen. Il n’est que quatre fois aussi riche que l’Italien et le Japonais moyen (800 dollars par tête), trois fois autant que l’Allemand moyen (1.000 dollars par tête), et deux fois seulement autant que le Français moyen (1.500 dollars par tête). Quant à l’Anglais moyen (2.800 dollars par tête), il s’approche des cinq sixièmes de la fortune de l’Américain moyen. » Si on considère non plus la fortune, mais le revenu moyen, l’avantage de l’Amérique n’est pas moins éclatant. Tout cela est dû à la méthode, à l’énergie, aux ressources naturelles de l’Amérique. C’est là un juste motif de fierté et de confiance —jusqu’au jour où l’on n’est plus très sûr que cette richesse n’est pas en partie apparente, et que ses sources ne risquent pas de tarir. A partir de ce moment, aussi, le citoyen des Etats-Unis cesse d’être convaincu qu’il vaut deux Français, trois Allemands, quatre Italiens, dix Russes, etc.
Ne nous faisons pas d’illusion cependant. Certes, l’Amérique que je viens de voir ces derniers mois n’est plus exactement ce qu’elle était il y a deux ou trois ans. Elle est « dégonflée » disent déjà quelques-uns. C’est aller trop vite. Peut-être, assagie par les épreuves qui commencent, rendue plus modeste par l’incertitude de l’avenir, nous apparaît-elle plus humaine, plus proche des autres nations, plus sympathique en somme pour nous Européens. Moins éblouis par l’éclat de sa richesse, nous découvririons alors que cette civilisation est plus complexe qu’on ne pourrait croire, qu’il y a en réalité plusieurs Amériques, et qu’il n’est pas encore possible de dire quelle figure elle présentera aux hommes de l’avenir.
Pour le moment, tenons-nous-en à admirer la résolution avec laquelle les Américains se défendent [42]. Voici le chômage. Six millions d’ouvriers sans travail, plus peut-être. Je puis dire que, plusieurs fois dans les rues de Chicago, j’ai été abordé par des ouvriers qui me demandaient l’aumône. Leurs illustrés représentent des groupes d’hommes, bien vêtus, d’ailleurs, mais sans abri, et qui le soir, dans des terrains vagues, se forment autour de grands feux, et doivent passer les nuits d’hiver dans des hangars ouverts à tous les vents. Faut-il donc employer les mêmes remèdes qu’en Europe, abaisser le niveau de vie pour tout le monde réduire la production, arrêter les machines, ralentir le rythme haletant de l’industrie ?
Sans doute, il faut réunir des secours, et l’on n’y manque pas. On fait appel à la générosité des riches. De tous côtés, les millions de dollars affluent. Mais c’est là un remède provisoire. Peut-être la crise sera-t-elle de courte durée. Elle s’explique peut-être par des causes telles que de trop grosses récoltes de blé mondiales, ou par une catastrophe financière survenue après une série d’années où l’on a spéculé aveuglément [43]. Mais peut-être aussi n’est-ce que le commencement d’une période de dépression, qui peut durer
Alors, on envisage de grands travaux projetés depuis longtemps. On décide, par exemple, qu’on réalisera sans tarder cette canalisation des grands lacs qui permettrait aux bateaux de commerce d’aller directement du Saint-Laurent au Mississipi et jusqu’au golfe du Mexique ce qui, sans doute, porterait un rude coup à l’Est, mais serait un élément de prospérité pour les Etats-Unis dans leur ensemble.
L’Amérique ignore l’Europe, et peut-être l’Europe le lui rend-elle bien. En tout cas, le commencement de la sagesse sera, peut-être, pour les Etats-Unis, de tourner un peu plus souvent leurs regards vers l’ancien monde. Je crois bien qu’elle s’en rend compte obscurément. L’équilibre économique s’établira ou par en bas, si les salaires et les prix des Etats-Unis s’abaissent au niveau de l’Europe, ou par en haut, si le niveau de vie européen s’élève. La seconde solution serait, évidemment, la meilleure Mais comment serait-elle possible, si les deux mondes restent séparés ?
Les Etats-Unis sont riches, mais ils ne consolideront leur richesse que s’ils trouvent des débouchés assurés en Europe, ce qui implique qu’ils abaisseront aussi leurs barrières douanières, et sortiront de leur isolement. Ce cri d’appel, « donnez du travail », reprend tout son sens, s’il s’adresse au delà de l’Océan.
« L’Amérique est adulte. « America goes of age », et elle veut prendre sa place dans la communauté des nations plus âgées » : tel est le message que le voyageur étranger voudrait rapporter en Europe [44].
M. H.
2 L’examen attentif des sources d’information et d’inspiration de Halbwachs auquel nous venons de procéder permet de démêler un peu l’entrelacs complexe d’expériences et de lectures, d’idées anciennes et de découvertes, d’observations anecdotiques et d’analyses savantes qui forment la substance de ces « Lettres des Etats-Unis ». Essayons maintenant de rassembler ce que nous avons glané au fil du texte.
Choses vues
3 Dans les récits de voyage, la part des choses vues est primordiale. C’est ce qu’attend le lecteur, c’est aussi ce qui assure l’autorité de l’auteur : Halbwachs connaissait fort bien ce pacte de lecture et il fit le nécessaire pour satisfaire à ses exigences. Ses articles sont ponctués de « J’ai vu », « J’ai été voir », « J’ai sous les yeux », « On m’a raconté que ». Lorsqu’on regarde de près la nature des observations que rapporte le sociologue, le trait qui me paraît le plus marquant est qu’il s’agit dans presque tous les cas de regards à distance, sans contact direct avec les personnes, dans des situations analogues à celle où se trouve le touriste.
4 Il en est ainsi lors des brèves heures passées à New York ou à Washington : la vision de la pointe de Manhattan depuis le bateau, celle de Broadway, celle du National Mall sont manifestement de cette nature et leur récit, pourtant chargé d’autant d’émotion que notre auteur était capable d’exprimer, est tout à fait convenu. Il en fut un peu différemment à Chicago, car Halbwachs disposait du temps nécessaire pour se confronter à la grande ville. Toutefois, un inventaire détaillé des déplacements dont fait état sa correspondance laisse apparaître que, si Halbwachs se promena seul et à pied dans Hyde Park et dans le Loop – le quartier de l’université et le centre des affaires – ses visites dans les « quartiers d’immigrants », les parcs de la périphérie, les districts industriels et de résidence ouvrière furent des « randonnées » en voiture, en compagnie de personnes faisant office de guide. La correspondance mentionne une seule exception : une longue promenade solitaire, en tramway et à pied, à travers la Black Belt et le long des Stock Yards, qui conduisit Halbwachs vers le Ghetto et Little Sicily (à Yvonne, 8 novembre). S’il décrivit longuement à sa femme le spectacle de la rue ce jour-là – dans des termes qui furent repris, presque à l’identique dans le Progrès (lettre v) et l’article des Annales (p. 24) – il ne mentionna aucune conversation. De multiples obstacles s’opposaient à ce type d’interaction : la double distance sociale du touriste étranger et du professeur, la timidité naturelle du personnage, mais aussi la langue [1]. On ne visite pas sans guide, on ne converse pas sans présentations : dans le monde social de Halbwachs, il était sans doute exceptionnel de déroger à ces maximes. Les choses qu’il entendit à Chicago furent donc prononcées dans les milieux où il était introduit : l’université, les cercles français et francophiles de la bonne société locale, fugitivement les dirigeants du syndicalisme.
5 L’affirmation souvent répétée selon laquelle Halbwachs se serait converti à « l’enquête ethnologique » et « aux méthodes de l’École sociologique de Chicago » [2] est donc dénuée de tout fondement. Non seulement sa pratique des promenades urbaines relevait d’un exercice différent mais, en 1930, les sociologues de Chicago eux-mêmes collectaient leurs informations selon des procédures très éloignées de ce qui fut plus tard appelé field work par Robert Redfield puis, à partir des années 1940, par William F. Whyte ou Everett C. Hughes [3].
Choses lues
6 « J’ai sous les yeux le dernier census américain. Il contient beaucoup de chiffres » (lettre v) [4]. On est frappé par l’importance accordée par l’auteur des « Lettres des Etats-Unis » aux statistiques. Halbwachs, ne l’oublions pas, s’était forgé une stature de spécialiste des méthodes statistiques et c’était pour une large part à ce titre qu’il avait été invité à Chicago et pris en charge par Ogburn, un professeur récemment recruté pour être l’homme de la statistique au sein du département de sociologie. Halbwachs, à l’époque de ses thèses (1909 et 1912), était dans ce domaine un parfait autodidacte, qui bricolait des solutions techniques inventives et maladroites inspirées du travail de son ami Simiand [5]. Depuis sa nomination à l’université de Strasbourg (1919), il avait fait de grands progrès, jusqu’à publier avec un collègue mathématicien de son université, Maurice Fréchet, un manuel de calcul des probabilités (1924) [6]. Ce ne sont toutefois pas ces notions avancées qu’il mobilisa dans les articles du Progrès, mais tout bonnement des chiffres issus de la statistique administrative susceptibles de donner une mesure des performances attribuées aux États-Unis et des faits de population majeurs dans ce pays ou, plus souvent, à Chicago. Les principales sources utilisées sont celles qui étaient familières au sociologue : le recensement de 1920 (lettres ii, iv, v, vii) et les enquêtes de budgets (lettre ii) – l’une et l’autre furent à nouveau mises à contribution dans les deux articles savants qui résultèrent de son voyage. Il y ajouta des statistiques glanées dans ses lectures : André Siegfried (lettre iv), la presse quotidienne (lettres ii et viii) et, surtout, les Lynd (lettres iii et vi) à propos desquels et sans les nommer, Halbwachs rendit hommage aux « méthodes ingénieuses de la statistique américaine », qu’il pouvait aussi juger parfois « déconcertantes » (lettre iii). Il n’en demeure pas moins que c’est l’argument : « Tels sont les chiffres » (lettre v) qui permet, aux yeux du sociologue, de poser correctement et, parfois, de résoudre les problèmes suggérés par l’observation.
7 Soulignons d’autre part que deux des articles de Halbwachs (lettres iii et vi), qui semblent à première vue relater des choses vues ou entendues dans l’environnement immédiat du voyageur, concernent en réalité Murcie, une petite ville de l’Indiana, qui, sous le nom de Middletown, avait été le site de l’enquête réalisée en 1924-1925 et publiée en 1929 par Robert S. Lynd et Helen Merrell Lynd [7]. Ne pas citer sa source aurait été choquant, selon les critères universitaires de l’époque, s’il s’était agi d’une publication savante ; ce ne l’était sans doute pas dans un article de journal publié de façon anonyme. Cette petite transgression nous rappelle aussi que genre savant et genre journalistique n’étaient pas très nettement séparés en matière de sociologie au début du xxe siècle, en particulier aux États-Unis. Dans les magazines et sous forme de livres, fleurissait une littérature de description sociale qui prenait notamment pour objet les quartiers d’immigrés des grandes villes. Le dandy voyageur Paul Morand, par exemple, fonctionnaire du quai d’Orsay devenu littérateur, utilisa abondamment de tels récits dans son New York (1929-1930) pour évoquer le pittoresque des quartiers juif, chinois et italien [8]. De leur côté, les sociologues qui travaillaient aux côtés de William I. Thomas, puis de Robert E. Park et Ernest W. Burgess, utilisaient largement la presse comme source de documentation : dans les thèses des années 1920, un extrait d’article de journal valait preuve. Les étudiants étaient en outre invités par leurs maîtres – Park avait lui-même été longtemps journaliste – à écrire de façon vivante, comme les reporters, de façon à ce que leurs livres touchent un large public [9]. Halbwachs était totalement étranger à cette tradition et regardait avec condescendance comme « de la sociologie comique » (à Yvonne, 20 octobre) l’ouvrage des Lynd, qui répondait au contraire à ces maximes et fut un grand succès de librairie.
Conversations françaises
8 Les articles de Halbwachs pour le Progrès de Lyon sont néanmoins chargés d’authentiques « impressions ». Celles-ci ne sont toutefois pas aussi spontanées qu’il paraît : elles sont, comme toute perception et toute description, socialement préconstruites. Les cadres cognitifs et les débats qui les organisaient étaient, on ne s’en étonnera pas, français. Lorsque le sociologue s’embarqua pour New York, il existait en effet un réseau dense de chroniques françaises de l’Amérique qui, dans leur diversité, fixaient un programme visuel, définissaient un ensemble de questions à explorer par tout voyageur lettré, offraient aussi de puissantes catégories de description. Nous ne pouvons connaître quels furent tous les ouvrages de ce type que Halbwachs a emportés, en quelque sorte, dans ses bagages. Nous savons seulement qu’il fait référence dans ses articles du Progrès à trois d’entre eux : « le beau livre de Duhamel » (lettre i), « le livre bien connu d’André Siegfried » (lettre ii) et Babbit, « le fameux roman de Sinclair Lewis » (lettre vi).
9 Les États-Unis d’aujourd’hui était un ouvrage de facture savante publié par André Siegfried, un « grand bourgeois fortuné, […] sensible à l’appel du large » [10]. Ce docteur ès lettres, conférencier épisodique à l’École libre des sciences politiques et grand voyageur, avait visité pour la première fois les États-Unis à l’âge de vingt-trois ans (1898). Il y retourna à plusieurs reprises pendant la guerre et, après avoir été chef de la section économique du service français à la Société des nations en 1920-1922, il fut envoyé en « mission d’étude » dans le monde « anglo-saxon » par le Musée social du Havre, une institution créée par son père et financée par la fortune industrielle de la famille [11]. Il en tira deux ouvrages à succès : L’Angleterre d’aujourd’hui (1924) et Les États-Unis d’aujourd’hui (1927), dont plus de treize mille exemplaires furent vendus en France et plus de vingt mille aux États-Unis en un an ou un peu plus. Cette notoriété mondaine ouvrit à l’auteur les portes du Collège de France (1934). Siegfried, qui fut plus tard sacré rétrospectivement fondateur de la science politique française pour son Tableau politique de la France de l’Ouest (1913) [12], était un grand amateur de psychologie des peuples, qu’il regardait volontiers comme des « races » – latine ou anglo-saxonne, germanique ou française et, bien entendu, noire ou blanche. Son ouvrage sur les États-Unis portait sur deux grands thèmes : l’économie américaine considérée comme un « système » rationalisé de production de masse et la « crise ethnique du peuple américain ». C’est sur ce point que Halbwachs rencontrait Siegfried. S’agissant des « nègres », il reprenait exactement sa conclusion sur le caractère inassimilable de cette population. S’agissant des immigrants, en revanche, il s’en écartait nettement car il pensait qu’à l’exception probable des juifs, toutes ces races européennes finiraient par s’intégrer dans la race américaine [13]. Halbwachs, comme son maître Durkheim, n’avait certes pas une conception biologique de la race et, s’agissant de l’assimilation des populations, privilégiait le rôle des institutions. Mais la catégorie de « race » constituait néanmoins pour lui, comme pour Siegfried, un principe majeur d’intelligibilité de l’expérience américaine [14].
10 Halbwachs donna ailleurs son opinion sur la question de l’efficacité industrielle à l’occasion du compte rendu d’un récit rapporté des États-Unis par un ouvrier mécanicien français. L’ouvrage l’a convaincu que, « contrairement à une opinion assez répandue » le système Taylor n’a nullement rendu l’ouvrier « esclave de sa machine ». Le travail de l’ouvrier professionnel n’est pas supprimé, mais déplacé et si les « automates humains » remplacent quand c’est possible l’ouvrier professionnel, c’est avant d’être à leur tour remplacés par des machines : « C’est autant de gagné ou de retranché sur la peine des hommes » [15].
11 L’essai de Duhamel et le roman de Sinclair Lewis, tous deux parus en avril 1930, étaient, plus encore que le livre de Siegfried, destinés à un très large public. Peut-être en avait-on discuté en famille, car la sœur de Halbwachs, Jeanne Alexandre, rédigea un compte rendu des deux ouvrages [16]. Duhamel était un écrivain reconnu depuis Civilisation (1918), un livre de guerre qui avait obtenu le prix Goncourt, et c’est en 1920 qu’il abandonna son emploi de médecin dans un laboratoire scientifique pour vivre de sa plume. Scènes de la vie future, dont le succès fut foudroyant, doit sans doute être rangé parmi les classiques de « l’antiaméricanisme français » du xxe siècle [17]. On peut aussi considérer que ce pamphlet au vitriol, affichant la haine de la machine et le mépris de la « foule », œuvrait en même temps à reclasser son auteur dans le monde des lettres. Duhamel s’était fait un nom en dénonçant les horreurs de la guerre, avait été proche du groupe Clarté (1920) et avait, encore récemment, signé un appel contre la guerre du Rif (1925). Sans qu’il eût besoin de rien renier, la nature de ses répulsions contre les États-Unis proclamait désormais son appartenance à une aristocratie de la pensée dont le lectorat naturel était une élite conservatrice désireuse de voir défendre ses goûts distingués et sa supériorité culturelle. L’ouvrage reçut d’ailleurs un prix spécial de l’Académie française, où Duhamel fut reçu peu après (1935) [18].
12
Halbwachs, en rendant hommage à son « beau livre », pensait sans doute à l’auteur qu’il pouvait regarder comme un membre de sa famille de pensée : pacifiste comme l’étaient (non sans excès à ses yeux) sa sœur et son beau-frère, étranger à la religion catholique et à l’antisémitisme, partisan de causes « progressistes ». Certains des aspects de l’Amérique de Halbwachs ne sont pas éloignés de ceux énoncés par Duhamel, qui lui-même amplifiait des lieux communs largement partagés. Mais le sociologue, « ahuri par tout ce [qu’il voyait] » (à Yvonne, 30 septembre), étourdi par la démesure de toute chose, l’abondance matérielle, la vitesse, ne pouvait s’empêcher d’admirer ce contre quoi le futur académicien fulminait :
À propos du Merchandise Mart [19] :« J’ai pris le train vers onze heures : des wagons d’une longueur impressionnante, où tout le monde est assis, et qui filent vite. Débarqué à la Randolph Street, qui est le terminus. On se trouve de nouveau à New York : c’est le même mouvement, plus intense encore. Et la foule est plus pittoresque. Toute une région comprise entre le lac Michigan et la rivière de Chicago, où s’accumulent les gratte-ciel, cinémas, restaurants, boutiques et magasins somptueux. Mais la tête me tournait ».
Qu’à aucun moment Halbwachs n’évoque, comme Duhamel, les horreurs du règne des masses ou de la civilisation machinique [20], Jeanne Alexandre en donne peut-être la raison :« Je ne connais rien de comparable à leur Hall des marchandises, sur la rive nord de Chicago river. Nous sommes montés au 20e étage. Un luxe inouï de bureaux, de studios, de salles d’exposition. Figure toi une Exposition universelle dont toutes les sections occuperaient des étages différents. On est enfoncé soudain dans une sorte d’immense labyrinthe à trois dimensions, où l’électricité court partout, où l’on prend vue, par de vastes fenêtres vitrées, sur des salles plus vastes éclairées de lumières multicolores, comme au fond d’une grotte marine à vingt mille lieues sous les mers. À travers les vitres on aperçoit à l’étage inférieur, un orchestre de musiciens costumés en rouge et vert, dont on ne voit que les gestes, les vitres interceptant le son, ou bien une sorte d’officine bizarre où des hommes déplacent des lettres sur un clavier, tournent des appareils, reçoivent et renvoient des communications téléphoniques, on ne sait pourquoi. Tous ces corridors peuplés d’un personnel très chic, demoiselles élégantes et jolies, huissiers et grooms d’hôtels tirés à quatre épingles : le dernier mot de la civilisation. Quand on sort, sous le soleil, cette architecture géante, élancée, à la forme [un mot illisible] et légère, ces édifices tout neufs, blancs et dorés, font un fier effet ».
La caractérisation par Halbwachs des immigrants comme ouvriers, l’attention, même mesurée, qu’il porta aux chômeurs qui mendiaient dans les rues de Chicago et de New York [22] et l’espoir qu’il avait d’une Amérique moins sûre d’elle-même du fait de la crise vont dans ce sens.« Qui, s’il en avait le choix, déciderait de rejeter la grande masse des hommes au pain noir, à la crasse ? [Duhamel] n’a pas l’audace de dire que ce faux paradis qu’il nous décrit avec horreur n’est qu’une apparence, qu’un tel monde n’est économiquement parlant pas possible ; que le chômage et la misère frapperont à la porte et que par suite le remède serait de faire comprendre que cette prétendue tentation n’est qu’un mirage [21]. »
Conversations américaines
13 Halbwachs avait vu, en revanche, dans le roman de Sinclair Lewis (lettre vi) les prototypes d’une espèce étrange, l’Américain, ce « grand enfant » présentant des ridicules un peu touchants. Jeanne Alexandre était plus généreuse : si Babbit avait eu un tel succès aux États-Unis, c’est que les Américains n’étaient pas « un peuple d’automates, […] résolus organiquement, à la façon de l’abeille, à conserver leur ruche en sa forme et à imposer celle-ci au monde ». En effet, s’ils « se reconnaissent dans cette peinture, c’est qu’ils se connaissent, c’est qu’ils ne sont pas cette humanité nouvelle, marquée au signe du contentement de soi, aussi étrangère que les Martiens de Wells » [23]. Du fait du confinement social de Halbwachs dans le monde universitaire, il ne rencontra pas de Babitt – dont le romancier avait fait un agent immobilier.
14 Ses connaissances à Chicago semblent se partager en deux catégories : ceux auprès desquels il se sentait bien et les autres. Les premiers étaient peu nombreux : c’étaient William F. Ogburn, William Jaffé et, rencontres plus ponctuelles, des hommes comme l’anthropologue Edward Sapir, « aimable et intelligent » (à Yvonne, 15 octore) et le sinologue Berthold Laufer, « fin, ouvert, intelligent » (à Yvonne, 30 octore), l’un et l’autre amis de Marcel Mauss. Tous ces gens étaient cultivés au sens où Halbwachs l’entendait, ouverts à la vieille Europe où ils avaient voyagé, sensibles à leurs origines – qu’elles soient « anglo-saxonnes » ou « juives ». On a le sentiment que les autres Américains restèrent des énigmes pour le professeur français. D’abord pour la raison très concrète qu’il avait le plus grand mal à comprendre l’accent du Middle West, très prononcé chez un collègue comme Burgess (« qui a un terrible accent nasillard », à Yvonne, 3 octobre) ou chez les syndicalistes (« J’ai quelque peine à les comprendre, d’ailleurs, parce qu’ils sont très près du peuple », à Yvonne, 29 novembre). Ensuite parce que Halbwachs était souvent dérouté par les situations, notamment lorsqu’un sujet sexuel ou un décalage dans les rôles de genre était en cause. Des malentendus cocasses eurent lieu avec Ogburn et Burgess (à Yvonne, 14 novembre) et notre professeur était bien embarrassé devant ces femmes qui le promenaient en auto de façon si libre et à une allure si vive : « C’est la femme qui conduisait, et elle est partie à une allure vertigineuse, avec des arrêts terrifiants. […] C’est le ton américain, la rapidité, avec de petits éclats de rire quand cela devient scabreux. » (à Yvonne, 2 octobre). Ou parfois même troublé, comme par cette invitation au musée à l’initiative de la fille d’un professeur de physique (à Yvonne, 3 décembre).
15
Le voyageur trouvait toutefois des consolations secrètes dans une forme bénigne de mépris. Au début de son séjour, au musée des Beaux-Arts :
Plus tard :« Il me semble que j’ai seul le droit de contempler ce qu’ont peint nos maîtres, et que je le reprends un peu à ces milliardaires ».
« Les jeunes filles sont souvent jolies, teint laiteux, yeux clairs et souriants, regards intenses, mais trop simples, trop gonflés en effet du lait des nourrissons, je ne sais quoi d’innocemment nu, qui est à la fois cynique et décevant. Quant aux hommes, ou bien secs comme des triques, ou bien de grands bébés souriant aussi et trop facilement installés dans la vie. La nature a l’air de gaspiller ici le matériel humain […] ».
Ici, là-bas : l’épreuve et la tentation
16 Outre les conversations que Halbwachs soutenait à distance avec les autres chroniqueurs français de l’Amérique, c’est la situation impliquée par la relation de voyage qui structurait, plus profondément, ses impressions américaines. Le sociologue, en écrivant à sa famille, « pour Delaroche », ou pour ses pairs dans les Annales, s’était placé dans une posture comparatiste. Comme il est d’usage en pareil cas, il posait d’un même mouvement deux entités : ici et là-bas, l’Ancien Monde et le Nouveau. C’était constamment par différence avec une « civilisation européenne » – connue du lecteur, ce qui en assurait la connivence – qu’était construite et pensée la « civilisation américaine ». Chez Halbwachs comme chez les autres voyageurs, celle-ci était décrite par des attributs collectifs observables dans le spectacle de la vie, de la rue, de la ville, en même temps qu’associés aux traits de caractère des individus. Observation des choses et observation des hommes se renforçaient, se confirmaient et s’éclairaient mutuellement. Le glissement d’un registre à l’autre est constant dans les « Lettres d’Amérique » : lorsque Halbwachs faisait de la psychologie collective chez lui, il s’intéressait aux classes sociales, mais lorsqu’il avait franchi la frontière, il ne pouvait faire que de la psychologie des peuples.
17
Deux aspects, toutefois, de l’expérience américaine de notre voyageur restèrent des secrets qu’il ne partagea qu’avec ses proches. L’un avait dominé le premier mois de son séjour : c’était l’épreuve de l’éloignement et de l’étrangeté.
« Je ne sais pas si l’Amérique me rend agoraphobe, mais j’ai une crainte maladive de sortir. J’ai peur de me perdre, et de me trouver dans un milieu si nouveau tout seul ».
« Jamais je ne te quitterai plus. Je me prive des plus grandes joies : te voir, voir les enfants. Pour élargir un peu ma surface, car je vois et lis beaucoup de choses ici. […] Ce voyage d’Amérique est une tâche et une épreuve ».
Le second secret, qui avait pris forme à la fin de son séjour, c’était la tentation de l’Amérique. Ce fut à sa mère qu’il en réserva la confidence :« J’ai pensé à toi ces jours-ci comme un enfant abandonné ».
« […] je ne crois pas qu’on ait pu prendre contact avec l’Amérique sans avoir le secret espoir d’y retourner. Je ne peux dire exactement ce que c’est. Leur air plus pur et plus léger qui vous maintient en état de griserie, l’espace, les possibilités indéfinies. Je ne sais quoi de plus riche et de plus libre. Toute une humanité “blanche”, si différente de nous, si tranquille et résolue dans son dessein d’atteindre le bonheur par ses voies propres. L’allègement de tout le fardeau des traditions. Et cependant, toute l’Europe, tout le passé, toutes nos races et tous nos sangs fondues et refondues [sic] en d’étranges métissages, rajeunies aux sources éternelles, transplantées sous le ciel des commencements. Me voilà bien lyrique ! Je sens que je serais heureux d’être et de rester Américain, s’il m’était possible d’oublier l’Europe. C’est peut-être l’oubli, l’oubli sans effort, l’oubli définitif, qui fait la jeunesse de ce peuple. Et c’est bien, aussi, pourquoi nous avons tant de peine à nous comprendre ».
Notes
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[1]
Le Progrès, lundi 15 décembre 1930 (pp. 1-2). Article référencé ici comme « lettre v ».
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[2]
Thanksgiving est le quatrième jeudi de novembre, ce qui correspond au 27 novembre 1930 (et non au 28).
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[3]
Une législation adoptée en 1917, 1921 et 1924 avait déjà interdit l’immigration en provenance de la majeure partie de l’Asie et instauré des quotas très limitatifs pour la plupart des autres origines.
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[4]
« Le dernier census américain » est celui de 1920. Les chiffres sur les nationalités des immigrants de Chicago sont aussi utilisés par Halbwachs dans son article des Annales (« Chicago, expérience ethnique », Annales d’histoire économique et sociale, vol. 4, n° 13, 1932, pp. 30-43).
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[5]
« Le livre bien connu d’André Siegfried » (1875-1959) est Les États-Unis d’aujourd’hui (Paris, Armand Colin, 1927).
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[6]
Le principal interlocuteur de Halbwachs au département de sociologie, William F. Ogburn (1886-1959), était, aux yeux du visiteur français, le modèle même de ces « Américains de vieille roche ». Après un thé pris chez les Ogburn, Halbwachs notait qu’ils venaient du Sud et que leurs ancêtres anglais étaient arrivés au xviiie siècle : « C’est une manière de noblesse. […] Ils trouvent que les gens de Chicago sont encore tout près des fermiers et des immigrants pauvres, mal adaptés à la vie des grandes villes » (à Yvonne, 30 octobre). Mrs Ogburn écrivit plus tard plusieurs ouvrages sur les origines de la famille (dont Rubyn Reynolds Ogburn, As I Was Told About the Ogburn & Wynne Families, Richmond, Dietz Press, 1958).
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[7]
L’article des Annales, dont l’objet central est la question de l’assimilation des immigrants, permet de mieux comprendre ce que Halbwachs entend par cette réserve : après quelques pages de description de scènes de rue, il poursuit en affirmant que « le meilleur moyen d e pénétrer un peu plus avant dans la structure sociale de cette ville », ce sont « les données numériques » (Annales, pp. 29-30). Il passe ensuite à l’analyse statistique. Ce point a été souligné par Jean-Christophe Marcel (« Maurice Halbwachs à Chicago ou les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 1, 1999, p. 58).
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[8]
La promenade dont il s’agit eut lieu en automobile le dimanche 16 novembre au matin en compagnie de deux jeunes filles – une Française accompagnée de son père et une Américaine – rencontrées deux jours plus tôt lors d’une conférence donnée par Halbwachs à la Maison française de l’université. Ce sont elles qui le conduisirent vers le quartier italien puis le quartier russe, elles aussi qui l’introduisirent à Hull House (à Yvonne, 16 novembre). Le projet d’« aller chez les catholiques » irlandais ou italiens, était né après une nouvelle visite à la chapelle de l’université le dimanche 2 novembre (à Yvonne, 2 novembre).
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[9]
On peut noter que les repères spatiaux et le lexique de Halbwachs sont ici très français, voire même parisiens : vieille ville/ville moderne, rive droite (est)/rive gauche (ouest). De même lorsqu’il relatait ses promenades dans les quartiers d’immigrants : « Ce qui est curieux, c’est que ça se trouve dans le vieux Chicago, sur la rive gauche de la rivière. Le Chicago moderne s’est construit sur la rive droite, en gagnant du terrain sur le lac, ou très au-delà des anciennes limites, au nord et au sud » (à Yvonne, 8 novembre). La géographie locale était sans nul doute mieux décrite dans le langage du modèle de Burgess (« The Growth of the City : An Introduction to a Research Project », in Robert E. Park, Ernest W. Burgess et Roderick D. McKenzie, The City, Chicago, University of Chicago Press, 1925, p. 55) : le Loop, district des affaires et du commerce signalé par les gratte-ciel, marquait le centre de la ville et était entouré par une « zone de transition » faite de quartiers de taudis en attente de transformation habités par les immigrants récents. La Chicago River, formant une sorte de boucle et coulant dans le sens inverse de sa pente originelle, ne séparait en tout cas pour personne une rive droite et une rive gauche, et le quartier italien n’était sûrement pas considéré comme « la vieille ville », mais comme Little Italy ou Little Sicily.
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[10]
À propos de cette église : « Public très pittoresque, veilles paysannes à fichu, têtes florentines ou vénitiennes, et une quantité de petits garçons et de petites filles de basse classe […] » (à Yvonne, 16 novembre). La chapelle méthodiste italienne est mentionnée dans la même lettre.
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[11]
Les settlement houses étaient des institutions éducatives créées par des universités ou des églises dans les quartiers populaires des grandes villes. Elles comprenaient généralement des résidents permanents, jeunes femmes ou hommes qui s’établissaient pour quelque temps au milieu des pauvres, mais un personnel professionnel prit peu à peu le dessus. Hull House, fondée par Jane Addams (1860-1935) en 1889 sur Halsted Street était un des plus célèbres social settlements du pays, c’était aussi un lieu qui faisait partie du circuit de visite de Chicago pour les étrangers cultivés. Assez tôt dans le séjour de Halbwachs, David, un jeune Français connu de la famille, avait proposé de le conduire « dans quelques settlements dirigés par les “femmes sociales” » (à Yvonne, 30 octobre). Après la visite, Halbwachs raconta : « Puis nous repartons jusqu’à un settlement, dirigé par Jeanne Adams [sic], qui est une personnalité connue. Une Américaine assez piquante, tout à fait “femme sociale”, Miss Jennison, nous l’a fait visiter en détail. Elle était vêtue d’une chemise roumaine qui m’a rappelé les tiennes. […] Cette Miss J. est féministe et ligue des nations. Elle m’a demandé avec avidité des détails sur l’activité de Mme Duchesne et de Marc Sangnier. Dommage que Jeanne et toi n’ayez pas été là. Très suffragette… » (à Yvonne, 16 novembre).
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[12]
À propos de l’église russe, où Halbwachs a pu admirer de « magnifiques popes » : « C’est le peuple le plus religieux d’Europe parce que le plus asiatique » (à Yvonne, 16 novembre).
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[13]
Des Américains d’origine irlandaise contrôlaient en particulier la police de Chicago.
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[14]
À en juger par sa correspondance, Halbwachs fit une unique promenade, le 3 novembre, dans le quartier de Maxwell Street : « Entre la 16e et la 12e, c’est le “Ghetto”. J’ai passé une heure dans un marché vraiment extraordinaire où l’on parle toutes les langues d’Europe, mais surtout le judéo-allemand. J’ai vu Xavier Léon qui vendait des casquettes. Baron derrière un étalage de fruits, des juives jeunes et vieilles, qui semblaient sorties ou descendues d’un tableau de Rembrandt. Toutes les classes. De pauvres diables qui se débattent avec des négresses, des jeunes gens corrects et élégants comme des Anglais riches, mais qui gesticulent comme des Orientaux. Tout cela est d’un pittoresque inouï » (à Yvonne, 8 novembre). Xavier Léon fut le fondateur, en 1893, de la Revue de métaphysique et de morale ; je n’ai pas pu identifier « Baron ». Une description en des termes très proches est donnée dans l’article des Annales (p. 24).
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[15]
Halbwachs ne mentionne pas cette conversation dans sa correspondance. Ce « riche commerçant [juif] de Chicago » n’a certainement pas été abordé dans la rue, l’hypothèse la plus plausible étant que Halbwachs l’a rencontré lors d’une soirée chez un collègue universitaire : par exemple chez les Jaffé le 13 octobre ou le 22 novembre, ou lors du dîner habillé chez les Ogburn le 14 novembre, où il y avait « des amis hors de l’université » et où Halbwachs se tailla un succès mondain en racontant l’affaire Dreyfus (à Yvonne, 16 novembre).
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[16]
Les « milieux juifs intellectuels » fréquentés par Halbwachs à Chicago se résument pour l’essentiel à la famille et l’entourage de William Jaffé (1898-1980), jeune professeur assistant de science économique à Northwestern University, de nationalité canadienne et ayant fréquenté et étudié la France. Les autres contacts avec des universitaires pouvant être classés comme « juifs » se limitèrent à un déjeuner ou un dîner au club.
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[17]
Halbwachs décrivait ainsi un Mexicain aperçu à Hull House : « J’ai vu un de ces derniers [les Mexicains] modeler des poteries, comme ses ancêtres. Type espagnol-peau-rouge, assez humble et timide, mais avec je ne sais quoi de sauvage et même de féroce. C’est la dernière vague d’immigrants » (à Yvonne, 16 novembre).
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[18]
Il s’agit, bien sûr, du héros du roman The Last of the Mohicans : A Narrative of 1757 (1826), qui fut immédiatement disponible en français (Le dernier des Mohicans, 1826).
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[19]
On peut noter que la gradation des capacités d’assimilation des divers groupes d’immigrants et des Noirs exposée ici par Halbwachs est identique à celle qu’il s’efforça de démontrer par la statistique dans son article des Annales : avait-il déjà réuni ses chiffres ou ceux-ci se trouvèrent-ils confirmer des évidences préformées dans la conversation ordinaire du savant avec ses collègues ?
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[20]
Le vendredi 28 novembre, Halbwachs fut « convoqué » à un banquet de l’Amalgamated Clothing Workers of America, le syndicat des travailleurs du vêtement, par « deux secrétaires de fédérations ouvrières, à qui [il avait] envoyé des lettres d’introduction de Thomas » (à Yvonne, 29 novembre). Albert Thomas (1878-1932), directeur du Bureau international du travail à Genève, ancien député et ministre socialiste, ami de Halbwachs depuis l’École normale, avait en effet écrit au mois d’août précédent des lettres d’introduction à Victor A. Olander, secrétaire de l’International Seamen’s Union of America, et John H. Walker, secrétaire de l’United Mine Workers of America (carbones en annexe de Thomas à Halbwachs, 24 août 1930. Voir aussi à Marcelle 26 novembre). Avant le dîner, Halbwachs fut reçu par Olander (né en 1 873), « tout à fait sympathique et séduisant » (Halbwachs à Thomas, 3 décembre 1930), auquel il se réfère sans doute ici.
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[21]
Le Progrès, samedi 27 décembre 1930 (pp. 1-2). Article référencé ici comme « lettre vi ». Pas de date ni lieu d’origine pour cet article : n’aurait-il pas été écrit en octobre en même temps que la lettre iii ?
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[22]
Il s’agit, comme dans l’article sur l’instruction daté du 26 octobre (lettre iii), d’informations trouvées dans Middletown, ouvrage de Robert S. Lynd et Helen Merrell Lynd (New York, Harcourt, Brace & World, 1929) où les clubs sont longuement étudiés (chap. xix, « The Organization of Leisure », pp. 285-312). Les chiffres donnés par Halbwachs résultent d’une part d’un questionnaire envoyé par les Lynd à plus de 400 clubs de Middletown (c’est-à-dire Murcie, dans l’Indiana) au printemps 1924, d’autre part d’entretiens méthodiques avec 124 familles appartenant à la working class et 40 à la business class (pp. 507-509). Deux tableaux en annexe donnent les résultats détaillés (pp. 527 et 528).
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[23]
Les chiffres mentionnés par Halbwachs sont surprenants. D’après les résultats des Lynd, en effet, sur 123 ouvriers faisant l’objet de l’enquête, 53 n’appartenaient à aucune organisation et 70 à au moins une (dont 60 à un club ou plusieurs et 17 à un syndicat) ; sur leurs 123 épouses, 44 appartenaient à au moins une organisation et 79 à aucune. On voit mal d’où provient ce chiffre de 101, sinon d’une coquille. D’autre part, sur 39 membres de la classe commerçante, si un seul homme n’appartenait à aucun club, ceux qui « paient des cotisations » à cinq organisations ou plus étaient au nombre de cinq ; 36 de leurs épouses appartenaient à au moins une organisation, dont neuf à cinq ou plus (tableau XIX, p. 528).
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[24]
On pouvait lire dans le Chicago Tribune du 22 novembre 1930 les titres suivants (p. 9) : « Yale cherche sa revanche sur Harvard aujourd’hui dans un classique de l’année » et « Notre Dame et North Western combattent aujourd’hui pour la première place du classement national ». Il s’agissait dans les deux cas de matchs de football (américain). Relevons que l’importance du baseball a échappé à Halbwachs.
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[25]
Il était prévu que, le dimanche 19 octobre, Halbwachs assistât en compagnie de Ogburn à « une séance de foot ball avec le président de l’université » et fit la connaissance de celui-ci à cette occasion. Mais il y eut une vague de froid, le professeur français prit un rhume et il fallut décommander (à Yvonne, 19 octobre). La correspondance ne mentionne pas d’autre événement sportif auquel Halbwachs aurait assisté.
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[26]
Cette liste est empruntée à Middletown (p. 289) et combine des sujets traités dans trois clubs féminins différents. Halbwachs tenait en piètre estime les prétentions intellectuelles des femmes de la classe moyenne américaine. Après un déjeuner chez William A. Nitze, le chef du département des langues romanes, il note qu’il y avait « beaucoup de dames » : « Tout l’arrière ban des femelles de club. Des poètes, des romancières » (à Yvonne, 23 novembre).
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[27]
Cette citation est, elle aussi, empruntée à Middletown (p. 298).
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[28]
Les Lynd, qui décrivirent longuement les clubs féminins de Middletown, mettaient beaucoup d’espoir dans « les préoccupations qui apparaissent chez ces femmes pour “Sociology and Civics” » (p. 294). On comprend que Halbwachs ait choisi pour traduction « la fonction civique et sociale » : cette terminologie, qui mettait la sociologie à l’abri d’usages du terme qu’il était préférable d’oublier, était devenue courante en France dans l’entre-deux-guerres, notamment dans « Union féminine civique et sociale », nom d’une organisation catholique en plein essor depuis 1927.
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[29]
Le banquet est celui de l’Amalgamated Clothing Workers (voir lettre v, note 20). Rien, dans la correspondance, ne permet de déterminer qui était le « rotarien » voisin de table de Halbwachs. Le Rotary Club de Chicago avait été fondé en 1905 par l’avocat Paul P. Harris et, après que le mouvement eut essaimé sur tous les continents, le Rotary International fut créé en 1922.
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[30]
Sinclair Lewis (1885-1951), Babbit, New York, Harcourt, Brace and Co, 1922. Une traduction française par Maurice Rémon, préfacée par Paul Morand, venait de paraître (Paris, Libraire Stock, Delamain et Boutelleau, achevé d’imprimer le 9 avril 1930). Sinclair Lewis ayant reçu le prix Nobel de littérature en 1930, son œuvre ne pouvait passer inaperçue.
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[31]
En fait de documentation fournie par l’informateur de Halbwachs, tout ce qui suit sans exception est tiré des pages consacrées au Rotary Club dans Middletown (pp. 301-306). Si une partie du développement peut avoir l’apparence d’un récit, il s’agit en réalité d’un montage de citations relevées par Lynd ou ses assistants au cours de plusieurs réunions différentes.
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[32]
Le Progrès, dimanche 18 janvier 1931 (pp. 1-2). Article référencé ici comme « lettre v ».
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[33]
Halbwachs quitta Chicago pour Washington le 20 décembre. Arrivé dans la capitale fédérale le 21, il en partit le 22 dans l’après-midi pour New York où il arriva le soir et d’où il prit le bateau pour le Havre le 24 dans l’après-midi. Dès novembre, Halbwachs annonçait à sa femme qu’au retour il passerait par Washington pour voir des gens pour qui Thomas lui avait donné des lettres et « des organisations économiques et statistiques très remarquables que je voudrais voir avant de m’en aller » (à Yvonne, 2 novembre). Thomas avait écrit à deux dirigeants syndicaux à Washington : William Green, président de l’American Federation of Labor (AFL), et L. Magnusson, de l’International Labor Organization (carbones en annexe de Thomas à Halbwachs, 24 août 1930). À Washington, Halbwachs vit Magnusson, mais pas Green (Halbwachs à Thomas, Strasbourg, 19 janvier 1931).
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[34]
Halbwachs a visité une seule fois la périphérie éloignée de Chicago, où il fut conduit en voiture le 8 décembre par le jeune David. « […] une grande randonnée à travers les quartiers d’immigrants, et dans des régions de Chicago que je ne connaissais pas. L’espace occupé dans cette ville par les 39 lignes de chemin de fer qui s’y croisent est fantastique. Il y a autant de milliers de voies et même plus que dans la Belgique toute entière. Vastes paysages industriels. Autour des voies, aux environs des fabriques, des maisons, très souvent à deux ou trois étages, en bois, entourées de petites cours et jardins. On comprend que l’on ne puisse pas faire la police dans ces zones à demi-urbaines, à demi-campagnardes, et que les gangs y prolifèrent. […] C’est comme une série de settlements, d’établissements de pionniers. Elles se sont rapprochées jusqu’à former une ville énorme. Mais une grande partie de la population a encore le même esprit d’aventure et de sauvagerie. Cela s’étend indéfiniment, comme si on avait voulu conquérir le sol en hâte en y installant des bâtiments d’habitation provisoires » (à Yvonne, 12 décembre).
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[35]
Contrairement à d’autres voyageurs français contemporains (voir notamment Duhamel, Scènes de la vie future, chap. viii), Halbwachs n’a pas visité les abattoirs de Chicago. Il est passé une fois à proximité le 3 novembre : « Un tram rouge sang de boeuf m’a conduit le long d’une rue qui s’appelle l’Alsted [Halsted Street], d’abord devant les Stock Yards ou abattoirs (une puanteur tragique…) puis à la 16e rue où je suis descendu » (à Yvonne, 8 novembre).
-
[36]
Cette description du Near North Side en trois zones est directement reprise du livre d’Harvey W. Zorbaugh, un élève de Park, The Gold Coast and the Slum : A Sociological Study of Chicago’s Near North Side (University of Chicago Press, 1929). Sur l’enquête de Zorbaugh, voir Christian Topalov, « La fin des communautés locales vue par un sociologue de Chicago : Harvey W. Zorbaugh », Annales de la recherche urbaine, n° 93, mars 2003, pp. 159-167.
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[37]
Cette opinion sur la population de Chicago reprend celle des Ogburn (voir lettre v note 6).
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[38]
La seule conversation sur le thème des gangsters dont la correspondance fait état eut lieu le 8 décembre, lors de la « randonnée » en auto avec David. Celui-ci exprimait toutes les opinions reprises ici. Halbwachs concluait ainsi : « Aucune protestation n’est possible, puisque ceux qui payent achètent le droit de ne pas obéir aux lois. Pour supprimer cela, il faudrait supprimer les lois [de prohibition], rétablir ce genre de libertés. Mais ce serait la fin de l’illusion puritaine » (à Yvonne, 12 décembre). Halbwachs avait lu l’ouvrage de Frederic Thrasher, The Gang (University of Chicago Press, 1927) sur les bandes de jeunes à Chicago, qui comprenait une rapide étude de la criminalité organisée (ce livre est cité dans l’article des Annales, p. 21 et la carte de Gangland établie par Thrasher sert de fond de plan à la « carte ethnique de Chicago » publiée par Halbwachs, p. 27). En revanche, Halbwachs n’était pas en rapport avec les réformateurs municipaux du département de sciences politiques. On sait qu’au dîner de l’Amalgamated Clothing Workers, il entrevit Merriam « un prof. de science politique qui joue un certain rôle dans la vie municipale, ami de Mauss », mais sans doute rien au-delà (à Yvonne, 29 novembre). Charles E. Merriam (1874-1953) n’était pas exactement « ami de Mauss » : il avait effectué une mission à Paris en juin-juillet 1929 pour la Rockefeller Foundation, en vue de déterminer à quelle institution française en sciences sociales celle-ci devait donner son appui. À cette occasion, il avait rencontré Mauss qui lui avait fait « une impression profonde » (Rockefeller Foundation Records, Record Group 2-1929, Box 554, Folder 372B, « Social Science in Paris and related subjects. July 1929. By Charles E. Merriam », f. 9).
-
[39]
Le major Pierre-Charles L’Enfant (1754-1825) qui a tracé un plan pour la capitale fédérale en 1791-1792 n’était pas un architecte mais le fils d’un peintre de la cour de France devenu ingénieur militaire dans l’armée révolutionnaire américaine. Attribuer aux Français un rôle important (généralement très surestimé) dans les origines des États-Unis était fréquent dans les commentaires des voyageurs français de l’époque. La description que Halbwachs fait des monuments de Washington suggère qu’il a parcouru le Mall depuis le Capitole et, au-delà du monument de Washington, jusqu’au monument de Lincoln et à la rivière Potomac.
-
[40]
Le Progrès, lundi 2 février 1931 (pp. 1-2). Article référencé ici comme « lettre viii ».
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[41]
Cet article a probablement été écrit sur le bateau du retour plutôt qu’à New York, où Halbwachs est resté peu de temps. Les « amis américains » chez lesquels Halbwachs est « descendu » comptaient peut-être parmi les personnes pour lesquelles Ogburn lui avait donné « une quantité d’introductions pour Washington et New York » (à Yvonne, 18 décembre). Au cours de ce très bref séjour à New York, Halbwachs a néanmoins « causé » avec Wesley C. Mitchell (à Albert Thomas, Strasbourg, 19 janvier 1931). Mitchell (1878-1948) était professeur de science économique à l’université Columbia, où Ogburn fut professeur avant de l’être à Chicago. En octobre, Halbwachs avait lu Business Cycles, « très riche et déjà classique » (à Yvonne, 19 octobre), soit dans l’édition originale (Berkeley, University of California Press, 1913), soit, probablement, dans l’édition la plus récente (Business Cycles : The Problem and Its Setting, New York, National Bureau of Economic Research, 1927).
-
[42]
Au moment où Halbwachs quittait les États-Unis, le président Hoover annonçait un vaste plan de travaux de secours (relief works) doté de 724 millions de dollars, à dépenser principalement pour de grands travaux routiers, mais aussi pour l’achèvement accéléré de canaux entre Missouri et Mississipi (New York Times 24 décembre 1930). À ce moment, William Green (1870-1952), le président de l’AFL, évaluait le nombre de chômeurs à 5 300 000, mais se disait optimiste. Il précisait cependant : « nous ne pouvons pas espérer d’amélioration générale avant mars » (ibid., p. 3). Ces annonces de l’administration et leur évaluation positive par les dirigeants de l’AFL ont sans doute contribué à la tonalité générale plutôt confiante de l’article de Halbwachs : « Les Américains, qui ne sont pas révolutionnaires, ont décidé, m’a-t-on dit quand je partais, d’employer les chômeurs à de vastes travaux projetés depuis longtemps, en particulier à la canalisation des grands lacs […] » (à Albert Thomas, 31 janvier 1931).
-
[43]
La veille de l’arrivée de Halbwachs à New York, un économiste français, Francis Delaisi, publiait un long article dans le New York Times sous le titre : « Trop de blé : un grand dilemme mondial » (21 décembre 1930, part II, p. 3).
-
[44]
On relèvera l’incorrection « America goes of age » au lieu de « comes of age ». America Comes of Age est le titre qui fut donné à la traduction anglaise de l’ouvrage d’André Siegfried (New York, Harcourt, Brace and Co, 1927). André Maurois fit un peu plus tard un commentaire identique à celui de Halbwachs : avec la crise économique, qui est une crise de croissance, « America comes of age […]. L’Amérique atteint sa majorité. Cette bruyante enfance est terminée » (L’Amérique inattendue, Paris, Mornay, 1931, p. 34).
-
[1]
Si Halbwachs, qui avait pris des cours d’anglais avant son départ (à Yvonne, 30 septembre), conversait sans difficulté avec ses étudiants et certains de ses collègues, on voit mal comment il aurait pu relever et transcrire des phrases prononcées dans la rue avec un fort accent yiddish, comme celles qu’il rapporte dans les Annales (p. 24).
-
[2]
Annette Becker, Maurice Halbwachs. Un intellectuel en guerres mondiales, 1914-1945, Paris, Agnès Viénot, 2003, p. 378.
-
[3]
Ce point a été établi par Jennifer Platt, « The Development of the “Participant Observation” Method in Sociology : Origins, Myth and History », Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 19, n° 4, 1983, pp. 379-393 et « The Chicago School and Firsthand Data », History of the Human Sciences, vol. 7, n° 1, 1994, pp. 57-80. Sur les origines du fieldwork aux États-Unis, voir (malgré la propension au dithyrambe) le dossier réuni par Daniel Cefaï (éd.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.
-
[4]
Et aussi : « J’ai sous les yeux une des enquêtes les plus récentes […] » (lettre ii). Cette formule répétée donne à l’énoncé des chiffres la force argumentative des choses vues.
-
[5]
Voir Christian Topalov, « “Expériences sociologiques” : les faits et les preuves dans les thèses de Maurice Halbwachs (1908-1912) », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 1, 1999, p. 11-46.
-
[6]
Maurice Fréchet et Maurice Halbwachs, Le calcul des probabilités à la portée de tous, Paris, Dunod, 1924. Fréchet avait précédé Halbwachs à Chicago, où il avait enseigné pendant un trimestre en 1924 (Halbwachs à Faris, 30 avril 1930, University of Chicago, The Joseph Regenstein Library, Department of Special Collections, President’s Papers, 1925-1945, Box 108, Folder 10).
-
[7]
Middletown : A Study in Modern American Culture, New York, Harcourt, Brace & World, 1929.
-
[8]
New York parut d’abord dans la Revue de Paris (n° V, VI et VII, 1929) avant de devenir un livre (Flammarion, 1930). Morand cite les descriptions de Paul Adam (Vues d’Amérique ou la nouvelle jouvence, Paris, Ollendorf, 1906) et Konrad Bercovici (Dust of New York, New York, Boni and Liveright, 1919). Voir Voyages, Paris, Robert Laffont, 2001, pp. 244-253.
-
[9]
Voir Rolf Lindner, Die Entdeckung der Stadtkultur : Soziologie aus der Erfahrung der Reportage, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990 (trad. angl., The Reportage of Urban Culture : Robert Park and the Chicago School, Cambridge, Cambridge University Press, 1996).
-
[10]
Pierre Favre, Naissances de la science politique en France, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, p. 293. Sur Siegfried, voir chap. viii-x. Sur le tirage des États-Unis…, p. 289.
-
[11]
Voir Henri Stehle, « André Siegfried », in Hommes et destins, Paris, Académie des sciences d’outre-mer, 7 vol., 1975-1986, relevé dans World Biographical Information System, Bibliothèque nationale de France
-
[12]
Loïc Blondiaux et Philippe Veitl, « La carrière symbolique d’un père fondateur. André Siegfried et la science politique française après 1945 », Genèses, n° 37, 1999, pp. 4-26.
-
[13]
Les juifs repérables comme tels dans les rues du Ghetto de Chicago vers 1930 étaient principalement des immigrants venus de Russie avant la Première Guerre mondiale (voir Louis Wirth, The Ghetto, Chicago, University of Chicago Press, 1928, chap. x).
-
[14]
L’opposition soulignée par Gérard Noiriel entre le point de vue des « sociologues de la République » et celui de Siegfried sur les « races » et autres « ethnies » (Les origines républicaines de Vichy, Paris : Hachette, 1999, chap. v) mériterait d’être revisitée à la lumière de l’« expérience ethnique » de Halbwachs à Chicago. Je m’y essaierai dans un autre article.
-
[15]
Maurice Halbwachs, « Dans les Etats Unis d’aujourd’hui : impressions d’un ouvrier français […] », Annales d’histoire économique et sociale, vol. 3, n° 9, 15 janvier 1931, pp. 79-81 ; à propos de Hyacinthe Dubreuil, Standards. Le travail américain vu par un ouvrier français, préface par Henry Le Chatelier, de l’Académie des sciences, Paris, Grasset, 1929.
-
[16]
[Jeanne Alexandre], « Etats-Unis d’Amérique. Scènes de la vie future par Georges Duhamel (Mercure, 1930) ; Babbitt par Sinclair Lewis (traduction française, Stock, 1930) », Libres Propos, vol. n.s. 4, n° 11, novembre 1930, pp. 530-533.
-
[17]
Philippe Roger, bien sûr, en fait son miel (L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Paris, Seuil, 2002, passim).
-
[18]
Voir Gisèle Sapiro, « Georges Duhamel », in Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels, Paris, Seuil, 1996, pp. 400-401.
-
[19]
Construit par Graham, Anderson, Probst et White (1930), il était alors le plus grand immeuble du monde.
-
[20]
Relevons que Halbwachs n’a pas visité les abattoirs qui, pourtant, semblent avoir fait partie des visites obligées d’un touriste à Chicago. Peut-être la description apocalyptique qu’il en avait lue dans Duhamel (Scènes…, op. cit., ch. viii) avait découragé notre professeur que nous savons un peu sensible ou, plus important, aucun des interlocuteurs de Halbwachs à l’université ou dans les milieux français n’a sans doute jugé cette visite pertinente. On sait en outre (grâce à Michel Amiot, « Le système de pensée de Maurice Halbwachs », Revue de synthèse, 4e s. vol. 112, n° 2, 1991, pp. 265-288) que l’opinion de Halbwachs sur le travail ouvrier était faite depuis longtemps : « dans la mesure où il entre en contact avec les choses, l’homme est contraint d’oublier ses semblables » (« Matière et société », Revue philosophique, vol. 90, 1920, p. 89). Inutile, donc, d’étudier cette activité retranchée de la société.
-
[21]
J. Alexandre, « Etats-Unis… », op. cit., pp. 531-532.
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[22]
S’il les évoque dans la lettre viii, il ne les mentionne à aucun moment dans sa correspondance.
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[23]
J. Alexandre, « Etats-Unis… », op. cit., pp. 532-533. Les Martiens sont les héros du roman de Herbert G. Wells, War of the Worlds (1898).