CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Je ne peux manquer de souligner l’extraordinaire coïncidence entre cet hommage à Marianne et le moment où la Russie envahit l’Ukraine de manière intolérable. Nous sommes nombreux à savoir combien la Russie et la chute du mur de Berlin comptaient pour elle ; d’autres pourraient en parler mieux que moi.

2 Je n’ai jamais été un collaborateur de Marianne, mais nos carrières se sont croisées à plusieurs reprises. Je garde le souvenir de sa personnalité lumineuse, d’une haute fonctionnaire et d’une chercheuse tenace et modeste, digne représentante de l’éthique de la science au service du progrès social. Je souhaite évoquer ici ces moments forts qui m’ont particulièrement marqué.

3 Le premier moment correspond à notre rencontre à la MIRE [1], dont elle a assuré la direction de 1992 à 1999. Évoquer la MIRE de ma jeunesse suscite en moi beaucoup d’émotions car 2021 fut une année cruelle. En février, nous apprenions la disparition de Lucien Brams, premier directeur et leader charismatique de la MIRE (1982-1991), puis au cours de l’été celle de Marianne qui lui a succédé avec brio.

4 Il revient à Lucien Brams d’avoir lancé les recherches sur les « questions sociales » et notamment sur la « protection sociale » [2], et à Marianne de les avoir développées de manière incontestable. En 1986, j’obtiens un contrat afin de réaliser un état de la recherche internationale sur les systèmes de protection sociale. Durant quatre années, aiguillé par ces jeunes chargés de mission talentueux (notamment Dominique Vuillaume, auquel va succéder Bruno Palier), je mène à bien ce travail en essayant de faire connaître les grandes synthèses internationales (Flora, Alber, Heidenheimer), les travaux de l’école scandinave (Esping-Andersen, Korpi, Baldwin) et américaine (Heclo, Skocpol, O’Connor, Wilensky) [3]. L’année 1990 est le point culminant de cette aventure intellectuelle ; à Paris se déroule le 1er grand congrès international de recherche sur les comparaisons internationales de protection sociale [4] qui réunit, sous l’égide de la MIRE et de l’Association internationale de sécurité sociale (AISS) [5], un grand nombre de spécialistes internationaux (de toute l’Europe, des États-Unis et jusqu’à l’Australie). Il met fin à l’isolement scientifique de la France.

5 1992 : Marianne succède à Lucien Brams. Sous sa direction, la MIRE devient un puissant aiguillon de la recherche internationale sur les systèmes de protection sociale. Les relations avec l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS) sont renforcées. Les appels d’offres permettent d’approfondir le champ des connaissances de manière significative. Les congrès d’Oxford (1995), de Berlin (1996), de Florence (1997) et de Copenhague (1999) réunissent tous les spécialistes internationaux de la recherche. En quelques années, ce champ de recherche, totalement ignoré jusqu’alors en France, devient un secteur majeur de la recherche en sciences sociales et politiques.

6 Le deuxième moment correspond au début des années 2010. Depuis plusieurs années, Marianne et moi siégeons au comité de lecture de la Revue française des affaires sociales. J’ai eu, à de nombreuses reprises, l’occasion de collaborer avec le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et le Bureau international du travail (BIT) dans les « pays en développement ». Marianne a toujours montré un intérêt très vif pour les autres cultures et les autres systèmes. Sa volonté de comprendre est immense. Le comité nous confie la préparation d’un numéro spécial sur la protection sociale dans les pays en émergence. Tâche ardue qui demande beaucoup de relances. Le numéro sort en 2014 [6]. Cette période est difficile pour moi, qui suis accablé par de gros problèmes de santé. Marianne sait toujours trouver le mot juste, sa bonne humeur m’encourage. Une autre raison m’évoque cette période : Marianne est habitée par la mission Inspection générale des affaires sociales-Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (IGAS-CGAAER), consacrée à la pauvreté en milieu rural, qu’elle vient de conclure. Elle me parle sans arrêt des avancées méthodologiques et des résultats d’une recherche sur un sujet alors totalement méconnu [7]. J’ai eu récemment l’occasion de mener à mon tour des études sur la pauvreté rurale dans le sud-ouest de la France [8]. J’ai souvent pensé à elle. Il est indéniable que son travail a marqué une étape remarquable, aussi bien méthodologique que conceptuelle, dans la compréhension d’un monde rural qui ne se limite pas au monde agricole.

  • Le 3 mars 2022
  • François-Xavier Merrien
  • Professeur émérite à l’université de Lausanne
  • MSC, Maignaut-Tauzia

Notes

  • [1]
    Sur la MIRE et le caractère « exceptionnel » de cette structure dans le système politico-administratif français : Michel Chauvière (2005), « L’enracinement de la recherche au ministère des Affaires sociales » et « Entretien avec Lucien Brams », in Bezes P. (éd.), L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la Ve République, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », p. 143-176 et p. 216-226 ; voir aussi Maruani M. (2021), « Le travail à l’épreuve du féminisme, propos recueillis par Jacqueline Laufer, Hyacinthe Ravet », Travail, genre et sociétés, vol. 2, n° 46, Paris, La Découverte, p. 5 à 25.
  • [2]
    Informations communiquées par Dominique Vuillaume, chargé de mission à la MIRE de 1984 à 1991, que je remercie très sincèrement.
  • [3]
    Nous avons présenté une analyse conceptuelle de ces travaux dans un article de la revue Sociologie du travail : « État et politiques sociales : contribution à une théorie néo-institutionnaliste », octobre 1990, p. 267-294.
  • [4]
    La comparaison internationale des systèmes de protection sociales, actes du congrès, Paris, MIRE, 1990. Soulignons le rôle de liaison entre la MIRE et l’AISS effectué par A. Catrice-Lorey (CNRS) pour la préparation de ce congrès.
  • [5]
    Durant cette période V. Rys puis D. Hoskins dirigent l’AISS qui bénéficie d’un statut spécial au sein du BIT.
  • [6]
    Berthod-Wurmser M. (dir.) (2014), « Protection sociale dans les pays en émergence », Revue française des affaires sociales, n° 3, [en ligne] www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2014-3.htm (consulté le 23 avril 2022).
  • [7]
    Berthod-Wurmser M. (dir.) (2009), « Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural », rapport IGAS-CGAAER, septembre, [en ligne] www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/094000616.pdf (consulté le 23 avril 2022). Berthod-Wurmser M. (2012), « En France, les pauvres s’en vont aussi à la campagne », CERISCOPE Pauvreté, [en ligne] http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part2/en-france-les-pauvres-sen-vont-aussi-a-la-campagne?page=show (consulté le 23 avril 2022).
  • [8]
    « Le bonheur est-il encore dans le pré ? », rapport pour GERS SOLIDAIRE, 2021.
Francois-Xavier Merrien
Professeur émérite à l’université de Lausanne. Il poursuit des travaux d’études sur les politiques sociales au niveau local au sein de MSC, Maignaut-Tauzia. Dernière publication : « Misère de l’assistance », La vie des idées, 29 mars 2022.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/07/2022
https://doi.org/10.3917/rfas.222.0141
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