CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Paru en juillet 2020, un an et demi après la révélation fracassante de la naissance des jumelles chinoises, premiers bébés à être nés avec un génome modifié, le livre du philosophe Jonathan Glover vient à point nommé – même si son édition anglaise remonte à 2006. J. Glover aborde la question du choix reproductif anténatal à l’heure où la génétique accroît le « pouvoir de réduire le poids des handicaps et des maladies » (p. 7). Il dialogue avec des auteurs peu connus en France, comme R. Nozick, A. Buchanan, J. Harris ou J. Savulescu, et sa réflexion le situe dans la mouvance de « l’eugénisme libéral » : un courant, anglophone, se réclamant du libéralisme, favorable au fait que les parents puissent choisir avant la naissance, au moyen de l’ingénierie génétique, le phénotype de leur enfant.

2 Le sujet, complexe, déjoue toute vision sommaire, optimiste ou pessimiste. Certes, J. Glover penche du côté de l’optimisme mais, aux diverses questions qui se posent, il refuse d’apporter des réponses simples, préférant montrer la complexité des problèmes et la variété des situations. Le premier chapitre concerne les choix génétiques liés au handicap. Qu’est-ce qu’un handicap ? Est-il toujours défendable de choisir d’avoir un enfant qui en soit dépourvu et, à l’inverse, que faut-il penser du choix, dans certaines conditions, d’avoir un enfant qui soit, par exemple, sourd ? Le deuxième chapitre traite des conflits possibles entre la liberté de choix parentale et les intérêts de l’enfant. Enfin, le troisième chapitre aborde le thème des bébés « génétiquement modifiés » et de l’augmentation des capacités humaines.

3 Au terme du premier chapitre, l’auteur écrit : « toutes choses égales par ailleurs, il est bon de réduire la fréquence des maladies et des handicaps » (p. 68). Mais s’en tenir là serait schématiser une analyse beaucoup plus subtile. J. Glover définit le handicap par contraste avec le « fonctionnement humain normal ». Il n’est pas simplement, comme le croit J. Harris, une « condition désavantageuse » qu’une personne rationnelle préférerait éviter. Néanmoins, le philosophe n’est pas dupe du flou que génère la notion de normalité. Le critère clé serait donc l’épanouissement humain : le handicap renvoie, à des degrés divers, à des fonctionnements qui empêchent l’épanouissement, même si ce dernier est à son tour délicat à définir. Autrement dit, « il n’y a rien en soi de condamnable dans l’intention d’avoir des enfants qui, parce qu’ils n’auront pas de handicap, naîtront avec de meilleures chances de s’épanouir » (p. 66). J. Glover admet toutefois la force de l’objection « expressiviste » : vouloir ne pas avoir d’enfant handicapé peut exprimer une « attitude répugnante » envers les personnes handicapées et menacer leur droit à un égal respect. Mais ce n’est pas forcément le cas. Si le critère de l’épanouissement humain est bien ce qui motive le choix, alors il s’agit de sentiments nobles qu’il faut « communiquer de façon suffisamment claire de manière à réduire, voire à éliminer, le préjudice redouté » (p. 69).

4 Il n’y a ainsi rien d’immoral dans le choix génétique visant à éviter d’avoir un enfant sourd ou aveugle. Mais, contrairement à d’autres, J. Glover se refuse à condamner le choix opposé : dans certaines circonstances, par exemple lorsque les parents sont eux-mêmes sourds, il est défendable de choisir un géniteur sourd en vue d’avoir un enfant qui le soit aussi. L’argument du préjudice personnel envers l’enfant n’a aucun poids, sauf à penser que le fait d’être né serait en soi préjudiciable (on se souvient que cette question du « préjudice du seul fait de sa naissance » était au centre de l’affaire Perruche en France, entre 1992 et 2010, et qu’elle a finalement été tranchée par la négative). Or, il est absurde de soutenir que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue pour une personne sourde et qu’il aurait mieux valu pour elle de ne pas naître. Il est donc acceptable que, lorsque l’enfant est appelé à vivre parmi des malentendants, des parents sourds puissent choisir d’avoir un enfant sourd et que le choix d’écarter la surdité soit, à l’inverse, perçu comme une façon d’imposer une « normalité ». À nouveau, le critère clé est l’épanouissement humain et, comme ce dernier peut être diversement compris, il est nécessaire d’être attentif aux expériences individuelles.

5 Doit-on étendre la « liberté procréative », au-delà de la décision d’avoir ou non un enfant, au type d’enfant que l’on souhaite ? J. Glover reconnaît, dans le chapitre deux, que la liberté des parents peut entrer en conflit avec les intérêts de l’enfant. Entre l’intérêt parental de choisir le patrimoine génétique de l’enfant et le souci de l’enfant, la frontière est cependant ténue. Les parents ont probablement eux-mêmes intérêt à ce que leur enfant ne souffre pas d’un handicap trop lourd. Les accuser d’égoïsme serait naïf. Une part des difficultés vient de ce que les décisions reproductives impactent à la fois l’enfant à naître, à travers d’éventuels préjudices personnels (si l’enfant n’a pas obtenu ce qui lui était dû), et le monde dans son ensemble, à travers ce que D. Parfit appelle des « préjudices impersonnels » contribuant « à rendre le monde pire qu’il n’est » (p. 87), quand bien même l’enfant n’aurait aucun reproche à adresser à ses parents. Les deux aspects comptent : un choix est éthique parce qu’il rend le monde meilleur et parce qu’il est conforme à ce que nous devons aux autres. J. Glover diffère ici de J. Savulescu pour qui l’objectif de rendre le monde meilleur justifie que les parents aient l’obligation morale de choisir l’enfant promis à la meilleure vie.

6 Il faut donc réfléchir à « ce que nous devons à nos enfants », quitte à limiter les choix parentaux sous cet angle. Il est toutefois délicat de cerner ce qu’il faut entendre par là. Outre respecter leur autonomie, cela implique, pour J. Glover, de faire le nécessaire pour leur donner « une chance raisonnable de mener une vie heureuse » (p. 107). Les principes abstraits ont ici leur limite et bien des choses dépendent de contextes particuliers. L’auteur suggère de raisonner sur la base d’un seuil minimal, de nombreuses situations relevant d’une vaste zone grise. L’obligation morale serait d’éviter « un risque sérieux pour l’enfant de tomber sous ce seuil minimal, en deçà duquel la vie ne vaut pas la peine d’être vécue » (p. 115). Une maladie génétique comme celle de Lesh-Nyhan qui s’accompagne d’automutilations sur lesquelles le traitement médical n’a pas prise et qui, en l’absence de thérapie, conduit à la mort au bout de cinq ans, se situerait ainsi en deçà du seuil. Cependant, J. Glover dit éprouver de la sympathie à l’égard des parents dont l’objectif est d’obtenir un enfant dont les chances de s’épanouir sont les plus élevées possible même s’il juge que leur attitude n’est pas moralement obligatoire. En outre, la thèse de A. Buchanan selon laquelle les handicaps d’origine génétique sont une injustice naturelle qu’il faudrait corriger au moyen de la génétique n’est pas récusée. Finalement, l’extension du choix reproductif serait une bonne chose et ne saurait être assimilée ni à l’eugénisme nazi, ni à l’hubris de parents égocentriques « se prenant pour Dieu ».

7 L’hypothèse de l’augmentation humaine est au cœur du dernier chapitre. J. Glover refuse de l’opposer sommairement à la thérapie et estime qu’augmenter les capacités des enfants à naître en vue de leur procurer de meilleures chances de vie n’est pas illégitime. Par exemple, la possibilité d’éliminer la disposition génétique à la paresse serait un bienfait pour la personne et pour le monde. Outre le fait que devoir à son enfant une certaine augmentation humaine contredise la mise en garde kantienne, selon laquelle il existe une limite relative aux facultés de l’intellect et aux catégories de pensée de l’être humain, J. Glover admet que cette augmentation puisse avoir des effets négatifs sur la société, et par ce biais sur l’épanouissement de chacun, et qu’il faille poser des bornes au choix reproductif. Le « supermarché génétique » prôné par R. Nozick est rejeté. Une régulation des décisions individuelles est nécessaire.

8 Un effet négatif non voulu est le danger d’uniformité : si de nombreuses personnes font les mêmes choix génétiques, la diversité de l’espèce humaine en sera réduite. Ce risque est renforcé par la compétition qui s’instaurera inévitablement entre parents et qui entraînera une dégradation de la situation de tous : tout le monde ne peut pas être le plus intelligent. Il n’est pas sûr que les avantages compensatoires obtenus par cette course à l’augmentation (être plus intelligent est en soi un bienfait même si l’avantage comparatif est annulé) compensent les frustrations de ce piège compétitif. Les inégalités génétiques constituent un autre effet négatif (contredisant en partie le premier) : si l’accès à l’ingénierie génétique est réservé aux plus riches, des lignées de « riches en gènes » se formeront, a fortiori dans le cas de la modification du génome des cellules germinales, transmissible à la descendance, auxquelles s’opposeront les « pauvres en gènes ». Riches et pauvres connaîtraient alors un développement séparé, remettant en cause l’unité de l’espèce humaine.

9 Ne pourrait-on protéger certains aspects de la nature humaine ? J. Glover suggère plutôt de réfléchir à ce qu’est une vie bonne et, dans la foulée, à ce qui permet de contenir « la part sombre » de la nature humaine. Un consensus pourrait se dégager sur le fait que les dispositions génétiques à la violence, à la cruauté, etc., ne méritent pas d’être préservées. Reste qu’il est difficile de s’accorder sur ce qui définit une vie bonne. Le mieux serait de concilier optimisme théorique (confiance dans la science et rejet d’une vision rigide du principe de précaution) et prudence pratique (améliorer l’homme sans renoncer à son humanité).

10 Pour conclure, J. Glover insiste sur « le droit des enfants à un avenir ouvert » (p. 187) : les choix génétiques ne doivent pas endommager leur chance de devenir des adultes autonomes. Il revient aux parents de fournir autant d’incitations que possible à cette autonomisation, principe qui pourrait servir d’axe à la régulation des choix génétiques. Le défi est immense et l’auteur reconnaît que son analyse ne demande qu’à être poursuivie et approfondie.

11 J. Glover est un eugéniste libéral modéré : le choix du génotype de l’enfant à naître n’est pas une mauvaise chose à condition qu’il soit encadré. Il se distingue d’autres partisans de l’eugénisme libéral : R. Nozick ne croit qu’au marché ; J. Harris est trop négatif dans son approche du handicap ; J. Savulescu fait peser un fardeau moral excessif sur les parents. J. Glover paraît plus nuancé au risque que ses analyses ne débouchent sur aucune recommandation pratique. Au sujet des bornes que l’eugénisme libéral ne devrait pas dépasser, il écrit : « Je suis moi-même très loin d’avoir défini ma propre conception de ces limites » (p. 187). Que penserait-il des deux jumelles chinoises nées avec un génome modifié ? Il y a dans ses analyses de quoi appuyer des arguments pro et contra. Sans doute ne s’opposerait-il pas au principe et serait-il plus réservé sur le choix clinique, avis d’ailleurs partagé par de nombreux eugénistes libéraux. Mais le livre ne permet guère d’aller au-delà.

12 J. Glover ne désavoue pas l’étiquette d’eugénisme libéral. Or, s’il prenait toute la mesure du piège de la compétition génétique, il devrait admettre que l’eugénisme libéral sauvage est en lui-même contraignant sous l’effet pervers de cette compétition. Quant au scénario qui a sa préférence, celui d’un eugénisme libéral régulé, du fait d’une attention aux préjudices impersonnels, il n’est pas non plus dépourvu de contraintes : « éviter que le monde ne soit détérioré » peut servir à justifier l’obligation morale à faire tel choix génétique dans l’intérêt de la société. On doit, dès lors, s’interroger sur ce qui distingue réellement cette version libérale de l’eugénisme des versions plus classiques.

13 La réponse à l’objection « expressiviste » au sujet du handicap est faible – les choix reproductifs visant à l’éliminer doivent se désolidariser de tout mépris à l’égard des personnes handicapées. Quelle que soit l’intention individuelle, à l’échelle collective ces décisions auront pour effet la marginalisation des handicapés. Si la grande majorité des parents marquent leur préférence pour une vie sans handicap, comment la personne handicapée peut-elle ne pas se sentir dévalorisée ? Pour un auteur si attentif aux effets émergents non voulus, une telle position semble naïve.

14 Enfin, l’invitation à maintenir un avenir ouvert pour les enfants reste évasive. Il faudrait se demander si le fait d’intervenir sur l’équipement génétique de l’enfant est ou non compatible avec le droit à un avenir ouvert. Que devient ce droit si l’enfant a été configuré par ses parents pour avoir tel goût ou tel talent ? Peut-on programmer une personne à avoir un avenir ouvert ? N’est-ce pas un oxymore ? Le rapprochement avec l’éducation parentale ne tient pas. L’enfant peut toujours contester, même ultérieurement, les décisions éducatives de ses parents ; cette possibilité disparaît lorsque le trait phénotypique a été fixé génétiquement par les parents.

15 Cela dit, si la qualité d’une thèse se mesure aux questions qu’elle soulève et aux pistes d’analyse qu’elle dégage, le lecteur trouvera largement dans cet ouvrage de quoi mener sa propre réflexion.

Jean-Hugues Déchaux
Professeur de sociologie. Responsable du master de sociologie.
Centre Max-Weber (CNRS UMR 5283). Université Lyon 2.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/04/2022
https://doi.org/10.3917/rfas.221.0135
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