1Sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Christine Castelain-Meunier s’intéresse depuis plus de trente ans aux évolutions contemporaines des places et des rôles parentaux ainsi qu’à leurs impacts sur l’évolution du masculin. Dès les années 1990, elle évoquait dans un ouvrage de référence sur les pères la « diminution » de la puissance paternelle et ce que d’aucuns qualifiaient alors de « féminisation » de ces derniers (Castelain-Meunier, 1997). C’est que le désir des pères de s’investir dans l’éducation de leurs enfants a longtemps été ignoré, marginalisé, voire raillé. Depuis, celle qui a fait partie en 2000 des défenseurs du premier congé de paternité auprès du ministère délégué à la Famille est à la fois une observatrice et une militante du renforcement des liens pères-enfants. En témoigne le sous-titre de ce livre, qui vise autant à vulgariser qu’à promouvoir l’avènement en cours d’une « parité parentale » qui serait portée par les aspirations de nouvelles générations d’hommes. L’ouvrage convoque pour ce plaidoyer des travaux de sociologie, de psychologie, de neurosciences et d’anthropologie dans un bel exercice d’interdisciplinarité.
2Christine Castelain-Meunier démontre d’abord comment l’instinct paternel, « impulsion innée, inconsciente » [1] qui pousse les pères à se tourner vers leur enfant, a été nié par une culture affirmant à la fois la supériorité de l’homme, intelligent et capable d’apprentissage, sur les animaux, mus par leurs comportements innés, et sur la femme qui, à la suite de l’engendrement, serait seule dotée d’aptitudes instinctives, « naturelles », à l’éducation. Et l’auteure de citer plusieurs exemples piochés dans la littérature de Balzac, Loti ou Mauriac qui opposent les instincts, dépréciés, à la domination rationnelle et virile, valorisée [2]. Pourtant, les exemples d’instincts paternels dans la nature ne manquent pas et viennent infirmer la représentation biologique qui voudrait que femelles et mâles remplissent nécessairement des fonctions très différenciées auprès de leur progéniture. La chercheuse pointe le rôle de la psychanalyse et de la psychologie dans l’entretien de cette représentation « traditionnelle ». Elles ont rétréci la place du père en lui assignant un rôle symbolique, celui qui sépare l’enfant de sa mère et permet en cela d’ordonnancer les désirs « naturels » par rapport à la loi qu’il incarne. Complément de la mère chez le pédopsychiatre Donald Winnicott [3], le père n’est guère plus présent chez Jacques Lacan auprès de sa progéniture, si ce n’est sous forme de métaphore abstraite. Quant aux théories de l’attachement intervenues à compter du milieu du xxe siècle, elles se sont dans un premier temps focalisées sur le lien mère-enfant, avant de laisser une place minime au père, figure auxiliaire, intervenant en substitution à la mère en cas de défection de cette dernière. Ces approches, qui cantonnent le père à son rôle traditionnel de gouvernement du foyer, l’éloignent de l’univers de la naissance et de la petite enfance.
3Mais Christine Castelain-Meunier nous indique dans la deuxième partie de son ouvrage que cette « paternité institutionnelle », qui rejette l’instinct paternel comme une hérésie, est en train de voler en éclats au profit d’une « paternité relationnelle » moins nouvelle qu’il n’y paraît au premier abord. À partir d’une analyse historique allant du néolithique à la période contemporaine, elle donne à voir en quoi la place des pères a été plus complexe qu’il n’y paraît selon les époques [4], alternant des périodes d’interactions fortes avec l’enfant et des périodes d’éloignement, notamment à partir de la révolution industrielle, en lien avec le développement du salariat urbain des hommes et le recul d’une société rurale dans laquelle sphère domestique et sphère publique étaient peu différenciées. Le début du xxe siècle va parachever cette différenciation des fonctions entre pères et mères au sein des familles nucléaires et il faudra attendre le mouvement de libération des femmes dans les années 1970 et les législations qui l’ont conforté pour faire évoluer les rapports de pouvoir au sein des couples. C’est cette (r)évolution qui, par extension, va permettre aux nouvelles générations de pères de s’émanciper des contraintes antérieures et de réinvestir la relation éducative quotidienne à leurs enfants. Une nouvelle norme de paternité s’impose dès lors, qui valorise progressivement la place du père dans la vie du foyer, mais elle n’a cependant rien d’évident. L’auteure signale que cette norme fait face à des résistances fortes au sein de la société, qu’il s’agisse des tenants d’une masculinité défensive, qui s’inquiètent de la perte de pouvoir des hommes ou de l’indifférenciation des rôles parentaux [5], comme de certaines femmes qui refusent de laisser les hommes pénétrer cet univers de l’enfance, le seul dans lequel elles régnaient, en particulier dans des contextes de séparation. Elle est également confrontée aux attendus contradictoires du monde du travail, qui peine toujours à laisser au père du temps pour se libérer des impératifs économiques, le considérant également comme un parent secondaire [6].
4Pour donner plus de chair à ces considérations, Christine Castelain-Meunier dépeint dans une troisième partie une mosaïque de situations de pères aux prises avec ces aspirations et des difficultés à la fois organisationnelles mais aussi plus intimes ou émotionnelles. Elle montre comment ces transformations contemporaines de la place du père constituent un tsunami identitaire, fait de bonheurs mais aussi de flottement et d’incertitudes. L’auteure mobilise pour ce faire des travaux de recherches récents, essentiellement français, ainsi que des entretiens avec des pères réalisés par ses étudiants de l’École des psychologues praticiens. La sociologue n’occulte aucune configuration familiale, y compris celle des pères séparés se chargeant de l’éducation des enfants sur des temps courts, beaux-pères de familles recomposées, pères homosexuels élevant des enfants issus de mères porteuses ou partageant une garde alternée d’enfants élevés en coparentalité avec des couples de femmes. Alors que plusieurs figures défendant la famille traditionnelle s’étaient émues de la crise des alliances qui mettrait en péril cette instance d’intégration fondamentale [7], Christine Castelain-Meunier épouse un progressisme affirmé : c’est bien l’enfant qui fait le père, rappelle l’auteure, et non l’alliance. Le défi de la complexité actuelle, qu’elle n’omet pas, réside à la fois dans la mobilité des identités qui amène chacun à choisir ce qu’il désire être, tout en souscrivant à l’impératif d’excellence éducative de plus en plus assigné aux parents. Quoi qu’il en soit, la multiplicité des modèles familiaux et des techniques de procréation assistée valorisent pour la chercheuse le lien parental, qu’il soit biologique ou social. Cette implication dans le projet éducatif, dans tous les types de familles, majore selon elle le rôle du père et renforce son instinct paternel, qui doit être encouragé par une impulsion forte de l’action publique.
5C’est ainsi par une dizaine de propositions que l’auteure finit par répondre à la question : « Comment mieux accompagner les pères ? » Elles vont d’un renforcement de leur place avant la naissance et dans les maternités à un soutien à la fonction parentale pendant l’adolescence, en passant par le renforcement de la présence des hommes parmi les professionnels de la petite enfance et le choix d’une éducation permettant de lutter contre les stéréotypes de genre. Sans surprise, l’allongement du congé paternité, permettant d’aller au-delà du soutien à la mère pour renforcer les liens d’attachement aux jeunes enfants, figure en bonne place dans cet ensemble de mesures. Inspirée par les pays nordiques, la sociologue estime à trois mois la durée minimale qui devrait être indemnisée [8].
6En dépit des nombreux concepts issus des disciplines touchant à la famille et au genre qu’il manie avec aisance, l’ouvrage reste d’un abord accessible à un large public, alternant propos savants et exemples de situations de vie pour les illustrer. Sur une question qui a fait l’objet d’un intérêt renouvelé ces dernières années, l’auteure adopte une approche originale en attribuant aux pères, à front renversé, un « instinct » que les intellectuelles féministes ont tant cherché à déconstruire. Alors que l’iconique Élisabeth Badinter avait démontré le caractère culturel et contingent de l’amour maternel (Badinter, 1980) et que les sociologues lui préfèrent le concept plus neutre de « travail parental » [9], Christine Castelain-Meunier introduit dans ce titre ce qui peut apparaître comme un oxymore ou une provocation. En réalité, elle part de la même interrogation que la philosophe mais depuis le constat inverse : pourquoi a-t-on dissocié la paternité de l’instinct paternel alors que l’on a lié la maternité à l’instinct maternel ? Cela lui permet de démontrer d’abord en quoi ce mouvement des hommes vers leurs enfants a été empêché par la société. Et quant à ce qu’on peut qualifier de prédisposition parentale en tant que telle, l’auteure s’appuie sur des travaux récents d’éthologie et de neuroscience pour postuler son existence, dès les premiers moments de la vie. L’ouvrage s’efforce donc, un peu trop rapidement pour être parfaitement convaincant, de dépasser la traditionnelle dichotomie entre nature et culture ainsi que les frontières disciplinaires : il y aurait un « instinct parental », mais il serait fortement modelé par la culture, elle-même étant façonnée par les institutions. L’utilisation de cette notion permet ainsi à l’auteure d’embrasser la question paternelle dans une universalité qui transcende les différences de conditions et doit pousser les pouvoirs publics à adopter des politiques généralistes afin d’éviter que cet instinct ne soit contrarié.
7Au-delà du choix de ce terme, la thèse qui présente l’avènement de la paternité relationnelle comme un mouvement de fond fait régulièrement l’objet de débats dans la littérature scientifique, qui s’interroge sur son caractère situé socialement et culturellement. Anne-Marie Devreux, autre chercheuse qui s’intéresse à la sociologie des rapports sociaux de sexes, indique par exemple que les discours sur les « nouveaux pères », « ont tendance à transformer en généralité les quelques changements observés chez les hommes de certains milieux sociaux intellectuels » (Devreux, 2004, p. 61). Dans ce sillage, des études plus catégorielles ont montré que les pères de classes moyennes et supérieures auraient effectivement une communication verbale plus dense avec leurs enfants et des activités communes fréquentes, et adopteraient plus volontiers des stratégies de négociation, mais que les pères de milieux populaires conserveraient quant à eux un rôle plus différencié des mères, avec un profil plus coercitif (Lepape, 2009 ; Neyrand, 2019). Ces variations importantes selon le milieu social sont occultées par Castelain-Meunier, qui ne présente pas la méthode de constitution de l’échantillon de pères interviewés qu’elle mobilise et fait le choix d’une analyse générationnelle qui peut sembler trop globale. Pourtant, l’enquête de grande ampleur (11 000 pères répondants) menée par les observatoires des familles des unions départementales des associations familiales (UDAF) de 48 départements en 2015 apporte un éclairage intéressant sur ce débat. Elle montre certes l’inégale participation des pères aux activités parentales selon leurs catégories socioprofessionnelles, mais souligne massivement l’importance du facteur générationnel évoqué par l’auteure. Ainsi, 86 % des pères déclarent élever leurs enfants d’une manière plutôt ou totalement différente de leurs propres pères, lesquels ont été généralement peu ou pas impliqués à leur égard. On a donc bien affaire à une rupture dans l’exercice de la paternité, le fait d’être « présent » auprès de ses enfants étant perçu désormais comme la qualité principale du « bon père ». Cependant, au diapason de l’ouvrage, cette enquête témoigne d’une insatisfaction liée à une évolution plus lente de la société, qui les soumet à des attentes contradictoires (Réseau national des observatoires des familles, 2016) et concourt aux faibles avancées récentes en matière de temps passé par les pères aux tâches parentales, ainsi qu’à leur diversité encore limitée (Brugeilles et Sébille, 2013).
8Ce « plaidoyer », qui gagne en enthousiasme et en normativité ce qu’il perd en neutralité axiologique, épouse donc bien les aspirations contrariées des pères d’aujourd’hui, qui font face à une forte résistance des normes « traditionnelles », et pas seulement dans l’entreprise [10]. Gérard Neyrand évoque à ce propos l’existence d’une « tension normative omniprésente », entre modèle égalitariste et assignations normatives naturalistes, qui produit une situation d’incertitude (Neyrand, 2019). C’est donc aussi pour en sortir que cet ouvrage engagé, au-delà de son intérêt scientifique, met en avant un « instinct paternel » aussi étonnant que percutant. Il concourt ainsi à un travail sur les représentations qui doit permettre de redéfinir la paternité autour de la quotidienneté des liens avec les enfants. Car c’est probablement en s’appuyant sur une prise de conscience plus forte de cette nécessité que les acteurs publics pourront sortir d’une forme d’impuissance à changer la répartition des activités familiales (Boyer et Céroux, 2010) et parvenir à un partage plus équilibré des responsabilités éducatives.
Notes
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[1]
Début de définition issue du lexique que l’auteure a intégré en fin d’ouvrage, dans lequel elle s’attarde sur des notions telles que le « complexe d’Œdipe », la « domination masculine » ou encore la « filiation ».
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[2]
Au-delà de ce rapport à l’instinct, force est de constater que la littérature française a peu valorisé les relations père-enfant, comme en témoignent les extraits les illustrant retenus par Claude Thélot dans son anthologie (Thélot, 2008), qui reprennent globalement les figures du père au mieux exigeant, au pire absent ou maltraitant.
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[3]
La prévalence affective de la dyade mère-enfant paraît incontestable pour Winnicott et minore la relation concrète de l’enfant avec le père, comme en témoigne cet extrait de Jeu et réalité, publié en 1971, cité par Neyrand (2002) : « le père est incapable de tirer du plaisir du rôle qu’il doit jouer et incapable de partager avec la mère la grande responsabilité qu’un bébé représente toujours pour quelqu’un. »
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[4]
Il existe des controverses parmi les historiens de la famille sur ce point. L’auteure rend compte, par exemple, de la critique de la médiéviste Danièle Alexandre-Bidon contre le choix de ne retenir systématiquement que les comportements qui entretiennent l’image du mauvais père lorsque l’on évoque la vie familiale au Moyen Âge. On peut citer également Anne Verjus, qui souligne pour sa part que l’histoire de la paternité concrète, quotidienne, a été finalement encore peu étudiée (malgré quelques travaux émergents qui en montrent toute la richesse) au profit d’une histoire du père comme sujet juridique et politique (Verjus, 2013).
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[5]
Le pédiatre Aldo Naouri s’inquiète ainsi de la tendance actuelle à faire du père une « autre mère », qui n’est plus capable d’autorité (Naouri, 1995).
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[6]
À titre d’illustration, une enquête qualitative menée auprès des hommes qui réduisent leur temps de travail de 20 % pour s’occuper de leurs enfants de moins de 3 ans (et qui bénéficient à ce titre du complément de libre choix d’activité) montre qu’ils ont le sentiment de dévier par rapport aux normes sexuées. Dans les entretiens réalisés, ils disent souvent chercher à « passer inaperçus » sur leur lieu de travail, en cachant au maximum cette situation spécifique à leurs collègues (Boyer, 2016).
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[7]
On pense à la charge sévère sur ce point d’Évelyne Sullerot (2000), qui mettait en garde contre une époque dans laquelle la valorisation de l’amour compterait plus que l’institutionnalisation du couple et provoquerait, par l’exacerbation de l’individualisme, une instabilité des structures familiales préjudiciable aux enfants.
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[8]
À la suite de la remise du rapport de la commission d’experts présidée par Boris Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours de l’enfant, qui a proposé un allongement du congé de paternité à neuf semaines (Cyrulnik, 2020), une mesure d’allongement de ce congé a été intégrée au projet de lois de finances de la Sécurité sociale pour 2021. La durée d’indemnisation permettant aux pères de rester auprès de la mère et de son enfant a ainsi été portée à 28 jours, soit 14 de plus qu’auparavant, à compter du 1er juillet 2021.
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[9]
Le travail parental est défini par la sociologue Marie Vogel en termes de tâches pratiques (occupation) et de charge mentale (préoccupation, disponibilité) [Verjus et Vogel, 2009].
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[10]
La publicité constitue à cet égard un exemple éloquent de l’entretien des stéréotypes sexistes (Macé, 2013).