1L’existence de mesures sociales définies à un niveau local est, en France, un fait ancien. Visant initialement l’assistance aux pauvres, ces aides ont précédé la mise en place d’un système national de protection sociale. D’ailleurs, l’avènement de la IIIe République est marqué par « la confirmation du référent territorial en matière d’assistance et d’hygiène publiques » (Pollet, 2013). De même, la charte municipale de 1884 donne aux communes une grande liberté d’action, en leur attribuant une clause générale de compétences. La base solidariste à caractère professionnel sur laquelle se sont construites les assurances sociales puis, après 1945, la Sécurité sociale, a contribué à une mise à l’écart partielle de l’assistance et à un effacement corrélatif du local. L’extension de la société salariale a conforté, jusqu’au début des années 1980, la prépondérance prise par les mécanismes d’assurances sociales à base professionnelle ou interprofessionnelle assortis d’une couverture nationale. Cependant, l’assistance n’a pas pour autant disparu. Elle a continué à se développer en se renouvelant, confortant ainsi le cadre local d’une partie des aides sociales.
2En 1982, année qui marque une première étape dans la décentralisation, la notion de « bloc de compétences » est utilisée pour délimiter les prestations et services relevant de l’État et les interventions sociales du ressort des collectivités locales. Cette nouvelle donne territoriale s’est accompagnée, après 1992, d’un mouvement de déconcentration au sein même de l’administration de l’État. La maîtrise politique des prestations d’aide sociale et des décisions concernant les établissements et services sociaux est devenue la norme avec le transfert aux conseils généraux des compétences correspondantes.
3La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 qui a ouvert l’acte II de la décentralisation a affirmé, dans son article premier, l’organisation décentralisée de la République. Elle consacre l’existence juridique des régions et garantit une autonomie financière aux collectivités locales en l’assortissant de mécanismes de péréquation. De plus, la loi relative aux libertés et responsabilités locales du 13 août 2004 a énuméré l’ensemble des nouvelles compétences transférées par l’État aux collectivités locales. Dans ce cadre, les départements, considérés avec les intercommunalités comme les piliers de la proximité, se sont vus attribuer un rôle de « chef de file » en matière d’action sociale en prenant à leur charge l’ensemble des prestations d’aide sociale. En matière de logement social, le texte prévoit que l’essentiel des responsabilités est transféré aux départements et aux groupements intercommunaux.
4Acte III de la décentralisation, la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, du 27 janvier 2014, vise à clarifier les compétences des collectivités territoriales et à doter les métropoles, structures intercommunales les plus intégrées, d’un véritable statut pour permettre leur développement. De plus, en créant des « conférences territoriales de l’action publique », le législateur a cherché à développer la concertation entre les collectivités. Cela est rendu d’autant plus nécessaire que la réponse aux besoins et les interventions concrètes correspondantes mettent fréquemment en jeu différents niveaux territoriaux et plusieurs champs d’intervention.
5Enfin, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, du 8 août 2015, a renforcé le rôle des régions en matière économique et d’aménagement durable du territoire et conforté les intercommunalités. Si le département conserve son rôle d’acteur local central en matière de solidarité, il perd sa clause de compétence générale marquant la volonté de circonscrire son champ d’intervention. À l’inverse, la commune la conserve, mais elle peut ou doit transférer une partie de ses compétences à l’échelon intercommunal. Dans le champ de l’action sociale, la mise en place de centres intercommunaux d’action sociale en est une illustration parmi d’autres. Enfin, le Plan pauvreté, présenté à l’automne 2018, oriente résolument l’action publique dans ce domaine vers sa territorialisation et prévoit la mise en place, pour sa mise en œuvre, d’un « service public de l’insertion » qui appelle un nouvel ordonnancement des acteurs locaux.
6En redéfinissant le rôle des différents échelons territoriaux, l’État central cherche à impliquer de nouveaux acteurs, non seulement dans la gestion de l’action publique, mais aussi dans sa définition, voire dans sa conception : la proximité et la transversalité sont ainsi fréquemment mises en avant mais la portée pratique de ces principes reste à mieux caractériser. De plus, la mutation des prérogatives et de l’organisation des collectivités territoriales en matière d’action sociale induit des systèmes complexes mobilisant différents niveaux territoriaux faute de savoir ou de pouvoir définir le niveau pertinent de l’intervention (Avenel, 2017). Enfin, l’État reste un acteur central comme l’atteste le rôle qui est le sien dans la définition des dispositifs et des conditions d’attribution des prestations. Dans ce sens, la notion de décentralisation, souvent utilisée pour caractériser l’implication des collectivités locales, s’apparente plutôt à une délégation dont la portée est à interroger du point de vue de sa pertinence pour articuler l’économique et le social et ne pas limiter celui-ci à une fonction réparatrice (R. Lafore, 2016).
7Pour apporter des éléments d’analyse et d’illustration de ces évolutions et de leurs enjeux, la DREES et la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales) ont lancé, en mars 2015, un appel à projets de recherche proposant d’aborder les politiques sociales locales et la territorialisation des politiques sociales à partir de quatre axes relatifs aux principes qui les (la) fondent, aux dispositifs qui les (la) concrétisent, aux acteurs qui les (la) portent et aux modes de régulation qu’elles (elle) mettent (met) en œuvre (Dauphin, Outin, 2019). Le présent numéro de la Revue française des affaires sociales rassemble des contributions issues de ce programme.
8D’une certaine manière, les observations présentées ici font écho aux préoccupations exprimées à l’occasion du mouvement dit des « gilets jaunes » qui a débuté en novembre 2018 et du Grand débat national du début de l’année 2019. Parmi les thèmes abordés, celui de la fracture territoriale a été particulièrement présent. Ainsi, le document de synthèse des débats organisés par les conseils économiques sociaux et environnementaux régionaux mentionne que « les citoyens et des maires ont des difficultés pour appréhender la place de leur commune sur le nouvel échiquier » territorial. Cela contribue à un sentiment d’éloignement de la décision publique. De plus, la réorganisation par fusion des collectivités territoriales et l’évolution concomitante de l’aménagement du territoire engendrent le sentiment que les écarts entre territoires vont croissant. Cela est conforté par de nombreux facteurs tels que la présence moindre des services publics, des politiques de péréquation et de compensation financières de l’État plus réduites, moins lisibles et peu anticipatrices, les retards de certains territoires en matière d’équipements de télécommunication ou encore la tendance à l’urbanisation et la concentration des activités économiques sur quelques pôles. La diversité de ces éléments et leur cumul plus ou moins important contribuent à étayer cette appréciation d’une fracture territoriale. Elle rend encore plus nécessaire l’appréhension de chaque territoire comme un tout aux composantes variées dont la complémentarité doit être soutenue et non comme la juxtaposition d’espaces particuliers plus ou moins concurrents.
9Les articles présentés dans ce numéro consacré aux politiques sociales locales apportent, en filigrane de leurs objets empiriques, des éclairages sur au moins trois questions : la configuration du territoire d’intervention, la redéfinition de la prestation, les systèmes d’acteurs.
Le territoire et le renouvellement des fondements des politiques sociales
10La complexification des situations sociales et des réponses à apporter remettent en cause la notion de bloc de compétences censée clarifier le rôle des différentes collectivités locales. En effet, l’intervention sociale devient plus composite. Au « modèle tutélaire » des origines qui s’était combiné avec un « modèle réparateur » dans la période de l’après-guerre, s’est adjoint, dans les années 1980, un « modèle intégrateur ». Dans le cadre de celui-ci, le territoire devient une catégorie centrale des actions destinées à accompagner des populations « interstitielles » mal prises en compte dans les formes d’intervention antérieures (Lafore, 2007). On passerait ainsi d’un modèle de type « social d’intervention » à un modèle « social contractualiste » ou de responsabilité. Le premier est marqué par l’attribution d’aide à des populations ciblées à travers des conditions générales ; le second est fondé sur des projets impliquant largement les acteurs locaux (Ion, 2000).
11Ces approches sont l’occasion de problématiser la manière dont le territoire participe aux recompositions que l’on observe au sein des politiques sociales. À l’évidence, il ne se limite pas à un cadre géographique ou administratif ; il met en jeu un espace qui est tout à la fois social, économique et politique au sein duquel s’expriment des besoins et se partagent des ressources en fonction d’intérêts et de représentations qui se confrontent. De plus, au-delà de ses caractéristiques observées à un moment donné, le territoire s’inscrit dans une trajectoire longue. Sa dimension locale ne préjuge en rien la portée, générale ou à la marge, des aménagements qui s’y élaborent dans le champ de la solidarité collective, que ce soit en termes de droits et de devoirs ou dans la recherche d’une nouvelle combinaison entre les principes de sécurité sociale, d’assistance et de prévoyance que l’on observe dans la protection sociale.
12Enfin, cette promotion du territoire interroge les inégalités de traitement des populations qui peuvent en découler. Il s’agit, en effet, de trouver un équilibre entre les principes d’égalité et de solidarité nationale, d’une part, et les libertés locales, d’autre part. Se trouve ainsi posée la question de la tension entre l’autonomie des collectivités territoriales et l’encadrement normatif de l’État relatif à la mise en œuvre des politiques sociales. Cette dimension inhérente au processus de décentralisation s’avère particulièrement cruciale dans ce domaine puisqu’à travers les droits sociaux correspondants, elle met en jeu des droits constitutionnels fondamentaux.
13Au-delà de ces considérations générales, des interrogations plus circonscrites sont ouvertes. L’extension des intercommunalités et la mise en place des métropoles fournissent des opportunités nouvelles pour aborder ces questions du fait de la recomposition des territoires d’intervention qui leur sont liés. Ainsi, l’approche de l’action publique par le territoire conduit à examiner l’échelon pertinent qu’il convient de retenir pour concevoir les politiques sociales. La répartition des compétences dévolues à chaque circonscription géographique peut se heurter au développement nécessaire d’interventions combinant des champs variés (l’emploi, la formation, l’hébergement, l’action sociale, la santé, etc.) et relevant d’échelons différents. La transversalité des approches accentue, sans doute, la tendance à l’agencement multiniveau des interventions. Les questions relatives à leur coordination dans la durée, en termes de priorités à définir, de ressources à mutualiser, de formes d’intervention pluri-institutionnelle à concevoir se trouvent posées. Par exemple, la notion de chef de file, utilisée pour désigner le rôle éminent confié aux départements dans la mise en œuvre du RSA, ne suffit pas à définir un mode de coordination à la fois stratégique et opérationnel (Avenel, 2017). Cependant, la pertinence du périmètre de l’intervention sociale ne peut être examinée simplement à travers le prisme de l’efficience gestionnaire et de la rationalisation des moyens. La question doit être également abordée du point de vue de ce qui fonde sa légitimité. Si les transferts d’attributions construisent un cadre juridique indispensable à celle-ci, il faut prendre en compte les processus longs qui forgent les identités locales et les instances qui assurent l’expression politique des populations. D’un point de vue plus concret, ces inégalités territoriales s’inscrivent dans des trajectoires socio-économiques longues. Plus largement, elles reflètent des histoires locales marquées par des évènements, des acteurs et des compromis (Martin et Pouchadon, Lemercier).
14Comment les différences de ressources qui en découlent influent-elles sur la conception des dispositifs locaux et sur les partenariats mobilisés ? La recomposition actuelle du paysage politico-institutionnel local confère une acuité particulière à cette question. L’organisation politico-administrative du territoire – fondée traditionnellement sur un modèle uniforme illustré par le triptyque « commune, département, région » fait place à une diversité plus grande. Sans doute, des modes différenciés d’organisations des territoires se rencontrent dans d’autres pays européens. Mais ils s’inscrivent dans des traditions nationales très différentes. En France, les « territoires d’exception », marqués par des interventions spécifiques, montre que l’intervention publique a visé à faire émerger une stratégie de développement social et une logique de projet en lieu et place d’une logique de guichet.
Les prestations, les équipements et les services : vers une recomposition cognitive
15Les prestations, les équipements et les services dont il est question ici prennent place, du point de vue juridique et institutionnel, dans le cadre de l’aide sociale et de l’action sociale. La première, à caractère obligatoire, est fondée sur des lois et règlements de portée générale qui configurent les prestations. Les droits correspondants ont trois caractéristiques principales : ils sont « alimentaires » (c’est-à-dire fondés sur l’expression de besoins particuliers), « subjectifs » (le besoin exprimé est soumis à l’appréciation d’une instance), « subsidiaires » (c’est-à-dire qu’ils interviennent en dernier recours et peuvent mettre en jeu des solidarités privées). Dans ces conditions, le cadre normatif général peut donner lieu à interprétations locales, ce qui contribue à une certaine variété des prestations réelles. L’action sociale, quant à elle, est intrinsèquement plus diverse puisqu’elle met en place des interventions facultatives relatives à des aides directes ou indirectes, des équipements et services collectifs (comme les équipements d’accueil du jeune enfant), ou bien des mesures d’accompagnement et de suivi social. Par ailleurs, la crise économique qui s’est ouverte en 2008, par son ampleur et sa durée, a eu des conséquences sociales importantes. La stabilisation de la pauvreté monétaire observée à partir de 2012-2013 s’effectue à un niveau sensiblement plus élevé que celui atteint avant la crise et se double d’un accroissement sensible de la part des personnes en situation de pauvreté durable (Onpes, 2018).
16À un niveau général, l’analyse des conditions de mise en place de ces prestations, équipements et services ainsi que l’examen des transformations intervenues au cours des années récentes informent sur les besoins et les populations que l’action publique locale cherche à satisfaire. La limitation des ressources n’est pas sans incidences sur les choix que les collectivités ont à opérer pour répondre à de nouvelles demandes, se recentrer sur certains publics et en évincer d’autres, plus ou moins subrepticement. Sans doute, cette question ne peut être abordée à un niveau d’ensemble. Les choix réels varient selon que les dispositifs concernent la petite enfance, le handicap, la dépendance, la pauvreté, l’insertion sociale, etc. Il s’agit alors d’examiner les prestations, les équipements et les services correspondants sous l’angle des conditions d’attribution, des barèmes utilisés pour calculer le coût résiduel à la charge de l’usager, des durées d’intervention de professionnels accordées, des règles en matière d’obligation alimentaire ou de récupération successorale, de suivi et d’accompagnement, de régime des sanctions, etc. Dans la mesure où ces interventions reflètent des choix ou des compromis politiques au-delà de leurs caractéristiques juridiques et institutionnelles concrètes, plusieurs questions se posent.
17Les travaux présentés ici montrent une certaine volonté de mettre à l’écart les logiques sectorielles héritées qui découpent bénéficiaires et organisations par publics cibles en construisant des modes d’interventions (prestations matérielles et financières) selon des catégories et sous-catégories, chacune étant orientée vers une filière organisationnelle spécialisée depuis l’inscription dans le statut catégoriel jusqu’à la prise en charge. On tend, sur les divers espaces observés, à substituer à ce modèle d’appréhension des problèmes sociaux une approche qui se veut « globale » et « transversale », centrée sur les « besoins » de chaque personne singulière avec un ensemble de prestations diversifiées intervenant successivement ou simultanément, cela obligeant à décloisonner les acteurs au sein de l’action sociale et à désectoriser ce secteur d’action publique en le connectant à l’emploi, à la santé, à l’éducation, à la formation, au logement, etc. Les thèmes du « parcours », de « l’accompagnement », de « l’individualisation » comme ceux de « l’accès aux droits » et de « l’inclusion » sont autant de symptômes de ces reconfigurations.
18Mais, il faut également examiner la question sous l’angle des modalités de mise en œuvre des prestations du fait des instruments contractuels (plans d’aide, contrats d’engagement réciproque, etc.) qui leur sont liés. L’accompagnement des personnes semble emblématique à cet égard. En faisant du bénéficiaire un acteur à part entière dont les projets et les compétences sont reconnus, le registre de l’intervention se modifie pour passer « d’un idéal éducatif à un horizon capacitaire » (Guiliani, 2013). De plus, l’accompagnement s’inscrit dans le cadre d’un parcours mettant en jeu des champs d’intervention différents et des acteurs dont la coordination est délicate, comme le soulignent plusieurs contributeurs (Anne Eydoux et al., Christophe Trombert).
19On observe ainsi une forte prégnance des arrangements catégoriels hérités qui structurent encore l’appréhension et le traitement des situations problématiques de telle sorte que l’impact de ce nouveau modèle dit « inclusif » paraît relativement réduit en pratique. Même s’il jouit d’une forte légitimité, le modèle de « l’inclusion » suscite aussi des controverses dont il faut apprécier la nature et la portée en termes de « sens ».
20Sur le premier aspect, les observations empiriques présentées montrent que les principes qui le commandent (droits individuels, adaptation aux situations singulières, maintien au plus près du droit commun, etc.) parviennent difficilement à constituer un ensemble cohérent nettement identifiable et identifié comme tel par les acteurs, qui se démarquerait des représentations qui fondaient antérieurement les interventions sociales. Sur le second, si la référence générale à « l’inclusion » constitue un socle de significations mobilisatrices du fait de son potentiel novateur, cela n’est pas sans ambiguïté, dès lors qu’il s’agit de la rendre opérationnelle. Des différences d’interprétation apparaissent selon les champs d’intervention et les cultures professionnelles, non seulement en termes de contenu et de transition individuelle (insertion professionnelle/accès à des droits sociaux) mais aussi en termes de droits et obligations respectives des bénéficiaires et de la collectivité.
21Enfin, la question des critères de « justice locale » tels que le besoin, le mérite, l’efficacité, etc. au sens de J. Elster (1995) reste posée. Une autre façon de l’aborder est de reprendre la distinction entre le « social de compensation », remède à l’exclusion et le « social de compétition » qui cherche à remettre les individus dans le circuit de l’emploi pour qu’ils retrouvent une autonomie personnelle (Donzelot, 1994). L’examen des processus de reconnaissance des besoins et de mobilisation des ressources permet de préciser comment les dispositifs en vigueur portent la trace de ces débats via les caractéristiques des prestations et leurs conditions d’attribution.
Les systèmes d’acteurs territoriaux : entre hiérarchie et coopérations, encadrements et autonomie
22L’une des caractéristiques des politiques sociales locales est sans doute la multiplicité des acteurs en présence, qu’ils appartiennent à la sphère publique (État, collectivités locales de différents échelons territoriaux et établissements publics) ou bien à la sphère privée, de l’ordre marchand ou non marchand (entreprises, associations). Sans doute, l’implication de chacun de ces acteurs est variable selon que l’on se place au niveau de la définition des interventions, de leur financement ou de leur mise en œuvre opérationnelle. Elle varie aussi selon les champs d’intervention.
23Si la décentralisation a modifié la place et le rôle de ces différents acteurs, ils restent tous présents et doivent coopérer plus ou moins activement ou inscrire leur intervention spécifique dans les cadres réglementaires et budgétaires définis par d’autres. D’ailleurs, la transversalité accrue des interventions croise les champs de l’insertion professionnelle et/ou sociale, du sanitaire et médico-social qui mobilisent des professionnels bien différents. De plus, l’intervention d’opérateurs (en matière de conseils ou de prestations spécifiques, par exemple) et de fonctionnaires territoriaux en charge des dimensions budgétaires, de contrôle et d’évaluation diversifie encore davantage le système d’acteurs. Enfin, au-delà de celle des professionnels reconnus, il faut considérer la place des bénévoles, par exemple les aidants profanes, et celle des usagers de plus en plus sollicités au nom d’un principe de responsabilisation.
24Bien sûr, les configurations d’acteurs se différencient selon les mesures considérées : petite enfance, pauvreté et urgence sociale, dépendance, etc. Cependant, deux séries d’interrogations générales, au moins, doivent être abordées. La première porte sur les relations de pouvoir existant entre ces acteurs dont les légitimités (électives et politiques, professionnelles et techniques, militantes et altruistes, etc.) doivent être plus ou moins conjuguées pour organiser ces réseaux. Les logiques de projets et la transversalité liée au renouvellement des approches impliquent non seulement une gouvernance partagée, souvent à géométrie variable selon les territoires et les dispositifs, mais aussi le passage de modes hiérarchiques de gouvernement à des formes de coopération négociée au sein des systèmes d’acteurs. Les articulations entre les différents niveaux de collectivités sont une question d’autant plus importante que la dernière réforme territoriale interroge des principes généraux tels que la clause de compétence générale ou la pertinence de dispositions comme les blocs de compétences ou encore la notion de chef de file. La montée en puissance des métropoles comme des intercommunalités peut limiter d’autant le rôle du « département providence ». De plus, les autres acteurs tels que les organismes sociaux, les associations et les entreprises ne peuvent pas être réduits à un simple rôle d’opérateurs : leur technicité et leurs ressources leur donnent des moyens d’infléchir des modes d’intervention généraux (Letablier, 2015).
25La seconde dimension concerne les ressources de toute nature que tous ces acteurs apportent dans cette coordination obligée. La pluralité de ces derniers soulève plusieurs questions. Entre l’encadrement normatif produit par les uns et la mise en œuvre par les autres, des glissements et des tensions peuvent se produire. Si le contexte économique local influence les ressources financières disponibles et les modalités d’éligibilité via, par exemple, la tarification pratiquée, il faut prendre en compte des éléments non monétaires tels que les systèmes de valeurs et les critères de légitimation utilisés pour définir les normes d’intervention pratique. La logique de projet ne peut se résumer à une dimension instrumentale ou procédurale. La coordination des acteurs et la définition d’outils et de dispositifs transversaux et multiniveaux ne dispensent pas de l’explicitation d’une base plus substantielle. Celle-ci porte, par exemple, sur le sens que chaque acteur donne au social et sur les normes de justice particulières qu’il utilise pour allouer des ressources rares entre les personnes à accompagner ou pour définir les critères d’éligibilité à une prestation ou à un service. L’exemple de l’orientation des allocataires du RSA ou la définition des degrés d’autonomie chez des personnes dépendantes illustrent, parmi beaucoup d’autres, la réinterprétation que les « opérateurs » font des règles générales qui leur sont fournies.
26Sur ce plan, les positionnements institutionnels et les identités professionnelles permettent sans doute d’éclairer l’ensemble des pratiques des acteurs et les difficultés de coopération entre eux. Les registres des droits et devoirs, de l’urgence et du secours, de l’autonomie et de l’accompagnement, etc. s’interprètent de manière en partie spécifique selon qu’ils sont mis en œuvre dans les différents champs des politiques sociales et pour les différents publics.
27En conclusion, les observations réalisées sur les recompositions de l’action sociale au niveau des « territoires » invitent à prolonger l’analyse en s’interrogeant sur la « prestation » elle-même, c’est-à-dire sur les modalités concrètes de prise en charge des personnes concernées. En effet, les prestations du modèle « d’inclusion » semblent se caractériser par une combinaison de ces deux types de logique : prestation en espèce connectée à des prestations en nature (accompagnement, appui divers) comme dans le cas du RSA. L’enjeu est alors de doser les rapports entre un « droit » (prestation en espèce) et une forme de contrepartie, soit l’engagement et les efforts du bénéficiaire inscrits dans un instrument qui, de plus, mobilise une responsabilité répartie (et souvent diluée) entre plusieurs acteurs publics ou parapublics. La question est de savoir si la « territorialisation » de l’action sociale combinée au modèle de « l’inclusion » ne produit pas des effets dans les logiques des prestations ou si, dans l’autre sens, selon les prestations considérées (ASPA – AAH/APA – PCH [1]), leurs modalités d’utilisation ne se modifient pas pour accompagner des transformations dans les modes d’intervention qui deviennent plus composites.
28Ainsi, le développement d’un modèle « économie des services » à travers lequel les choix et arbitrages opérés par les bénéficiaires tendent à modeler l’offre peut coexister avec un maintien des logiques de régulation par les financeurs et les opérateurs sous forme d’un contrôle de l’offre de services et de prises en charge, les prestations monétaires étant intégrées par ce modèle sans interférer sur l’offre. Ces inflexions dans le modèle de prestations conduisent à examiner la manière dont l’autorité qui les fournit les conçoit, selon qu’elle les considère comme un bien ou comme un droit. Dans le premier cas, cela interroge les conditions de sa production en termes de quantité/qualité, coût ; dans le second, l’accent est mis sur les conditions d’éligibilité et d’accès effectif.
29On peut examiner également si les modalités de mise en œuvre des services (service public/délégation à associations/services marchands) interfèrent sur les caractéristiques de la prestation ou du service en termes de quantité, prix, qualité ou mode de rationnement.
30L’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit de savoir si la « territorialisation » de l’action sociale induit un changement dans la régulation des ressources, avec notamment un renforcement du poids des demandeurs. Sous l’influence du modèle « inclusif », on peut assister à des évolutions vers un modèle beaucoup plus ouvert de prestataires et un recul ou, a minima, une transformation du contrôle public de l’offre. Dans une telle perspective, le modèle « territorialisé » et « inclusif » serait porteur d’une recomposition du système prestataire en le poussant inéluctablement vers une logique de prestations monétaires, lesquelles peuvent passer rationnellement comme le meilleur moyen de donner au bénéficiaire le maximum d’autonomie. De là, les pouvoirs publics verraient leur rôle évoluer vers la « régulation » d’une offre « conforme » à des normes réglementaires plutôt que de rester dans l’aménagement d’un secteur d’opérateurs qu’ils structurent. Sans doute, les observations de terrain ne permettent pas de répondre clairement, dans la mesure où ces évolutions sont plus ou moins amorcées selon les territoires et les champs d’intervention.
31La question revêt aussi un second plan, mis en avant de façon récurrente, mais peu exploré : dans un système « national » de prestations, leur « territorialisation » suppose qu’il existe des marges d’interprétation et d’application des législations au niveau des acteurs publics locaux. Ces marges sont variables selon les prestations, la distinction « prestations en nature/prestations monétaires » pouvant passer là encore comme une variable décisive. Les prestations en nature ouvrent un champ d’appréciation aux pouvoirs locaux quand les secondes, soumises à une logique réglementaire stricte, les transforment en simples gestionnaires de prestations légales.
32Avec la territorialisation, mais aussi avec « l’inclusion », les prestations en nature doivent en principe être pensées en fonction de l’existence d’opérateurs pertinents sur chacun des territoires concernés ainsi qu’à travers la plus ou moins bonne adéquation entre cette offre et les « besoins » du territoire. Le « local » (et ses caractéristiques) prend donc un poids nouveau. Se pose la question de savoir si cela ouvre des marges nouvelles aux acteurs publics et opérateurs dans l’application des législations ou, au contraire, si cela les met davantage sous l’emprise du pouvoir central qui, en dernière instance, répartit les ressources. En tout état de cause, il s’instaure une nouvelle dialectique « national/local » qui peut être explorée en relation avec la diversité des configurations d’acteurs et de leur mode de coopération et avec l’impact de la territorialisation sur l’organisation des services, les pratiques des professionnels et la diversité des critères d’attribution des aides.
33Si la nature monétaire ou non des prestations peut apparaître centrale, selon les publics et les prestations (le RSA est sans doute différent à cet égard de l’AAH ou de l’ASPA), les facteurs territoriaux et la façon dont les acteurs les affrontent ouvrent des marges d’interprétation différenciées. Ces dernières produisent probablement de très grands écarts dans la prise en charge effective des bénéficiaires et, au final, dans le contenu même de leurs droits.
Présentation des contributions
34À travers sa présentation de l’aide et de l’action sociales des collectivités territoriales, Isabelle Leroux rappelle d’abord l’importance relative des budgets correspondants. Représentant environ 10 % des dépenses totales de protection sociale, ce champ implique des acteurs très variés parmi lesquels les départements ont un rôle prépondérant tant du point de vue des masses financières mobilisées que du nombre d’actions mises en œuvre. L’inégale répartition géographique des aides et des dépenses des départements découle non seulement des différences de contextes sociaux, économiques et démographiques mais aussi des priorités retenues pour définir les interventions. Au niveau communal, l’action sociale est présente sous au moins une forme dans la quasi-totalité des collectivités. La diversité de l’offre de services et de prestations est, ici, très corrélée avec leur taille. La variété des besoins mais aussi la présence d’acteurs locaux, publics ou privés, des secteurs marchands ou non marchands contribuent à soutenir des innovations permettant de dépasser le traditionnel colis de fin d’année et de mobiliser des ressources financières souvent combinées. Enfin, ces données montrent l’importance prise par les intercommunalités puisque près de la moitié d’entre elles attribuent maintenant des prestations d’action sociale.
35S’appuyant sur une démarche monographique, l’article d’Elisabetta Bucolo, Anne Eydoux, Laurent Fraisse, Alexandra Garabige, Léa Lima, Jules Simha, Loïc Trabut et Claire Vivès, intitulé « Penser global, agir local ? Désectorisation des politiques sociales et échelles d’action publique », présente une analyse des recompositions opérées dans l’action sociale territoriale à partir de dispositifs mis en place en direction de personnes âgées dépendantes, de demandeurs d’emploi en difficulté d’insertion professionnelle et de mères isolées précaires.
36Les auteurs présentent une synthèse des diverses observations réalisées et en tirent des enseignements généraux permettant d’apprécier comment les montages dédiés à ces trois types de publics se constituent, fonctionnent et affrontent avec plus ou moins de succès les difficultés qui ne manquent pas de surgir.
37Dans un premier temps, ils rappellent que la transversalité ne peut pas être appréhendée à un échelon local particulier et qu’elle renvoie à des formes d’organisation variées. Dans bien des cas, les dispositifs correspondants sont multiniveaux et relèvent de plusieurs modèles : le case management de courtage fondé sur un accueil généraliste destiné à diagnostiquer les besoins des personnes, le case management clinique impliquant la coordination de l’offre de services par un professionnel et le modèle de transversalité intégrée au niveau d’une structure ou via la coopération entre professionnels de structures différentes au sein d’un dispositif.
38Dans un deuxième temps, l’article analyse les difficultés rencontrées dans le cadre de l’approche transversale. Pour l’essentiel, elles tiennent à la nécessité de dépasser le modèle sectoriel d’action sociale afin d’articuler les acteurs à tous les niveaux, qu’ils gouvernent les domaines concernés ou qu’ils soient en charge directe des interventions. L’examen pointe le réagencement délicat des compétences institutionnelles sur le territoire. Il montre aussi que ces dispositifs transversaux interrogent l’organisation géographique des interventions et les métiers et compétences professionnelles des accompagnants.
39Dans un troisième temps, les auteurs examinent ce qui contribue à la gouvernance effective de la transversalité : la production de savoirs et d’outils territorialisés destinés à dépasser les approches sectorielles, la mise en place d’instances ad hoc pour faciliter l’accès des publics ou la coopération des professionnels. La question des financements s’avère ici d’autant plus délicate qu’elle se confronte aux logiques sectorisées des financeurs et à leurs normes de gestion spécifiques.
40Finalement, en éclairant les tenants et aboutissants de ce nouveau paradigme qui tend à structurer l’action sociale pour affronter la complexité des situations individuelles et favoriser leur approche globale, l’analyse fait apparaître de nouveaux enjeux autour des relations de pouvoir entre les acteurs impliqués.
41En examinant « l’émergence de “politiques de l’autonomie” sur le plan local : entre innovations et prégnance des filières d’action sociale », Marie-Laure Pouchadon et Philippe Martin montrent les avancées et les difficultés rencontrées pour concrétiser ce qu’ils n’hésitent pas à nommer une révolution dans la conception de l’action sociale et médico-sociale. En effet, le paradigme de la société inclusive, au cœur de la loi du 11 février 2005, implique de faire de l’individu l’acteur de sa propre vie. Dans cette perspective, l’environnement doit offrir les ressources nécessaires pour répondre aux aspirations et aux choix de chacun. D’où l’intérêt de cet objet pour examiner la territorialisation des politiques sociales et les enjeux qui en découlent.
42À travers les observations réalisées dans les deux départements des Landes et de la Gironde, les auteurs analysent, dans un premier temps, les signes de transformation des politiques en direction des personnes âgées et des personnes handicapées : mise en place d’organisations départementales moins cloisonnées, dynamiques de coordination impliquant des outils et des agents nouveaux ou encore innovations sociales locales telles que le Village landais Alzheimer ou, en Gironde, le « territoire 100 % inclusif ». Dans un deuxième temps, l’analyse souligne cependant la prégnance des logiques traditionnelles de filière et de secteur. Plusieurs facteurs y contribuent : l’existence de catégories sociales et juridiques distinctes pour traiter les deux populations visées, la combinaison variée des cultures professionnelles dans l’évaluation des besoins des personnes ou encore les défis de l’accompagnement individualisé.
43Au total, il apparaît que les principes fondant la démarche d’inclusion impliquent une transformation assez radicale dans la manière dont les personnes en situation de handicap ou de dépendance sont considérées. D’où la nécessité de multiples évolutions pour les institutions, afin d’adapter les organisations et les pratiques professionnelles. La territorialisation de l’intervention en est une dimension. Cependant, ces évolutions s’opèrent sans que les mots désignant les « transformations cognitives » correspondantes soient dits. Cela contribue à l’ambivalence de la territorialisation opérée : les politiques la visent mais l’action reste largement verticale et organisée en filières.
44L’article de Quitterie Roquebert, « Disparités départementales dans l’accompagnement des personnes âgées fragiles : un état des lieux », interroge l’incidence de la décentralisation en rappelant qu’elle se manifeste tant sur la solvabilisation de la demande d’accompagnement que sur la régulation de l’offre. Si un cadre légal est fixé au niveau national, il laisse des zones d’incertitude et des marges de manœuvre qui débouchent sur des pratiques variées. Il s’agit donc non seulement de mesurer l’ampleur de ces écarts, mais aussi d’examiner leurs conséquences sur l’accompagnement des bénéficiaires en termes de qualité du service et de prix acquitté, du fait des ressources financières mobilisées par les collectivités locales. Les tensions entre des préoccupations de gestion rapprochée et les exigences d’équité globale d’un dispositif social induisent des politiques différentes. Ce sont donc plus fondamentalement les caractéristiques redistributives du dispositif qui sont interrogées.
45Les travaux antérieurs, de nature ethnographique, qui ont identifié les facteurs influant les pratiques départementales sont actualisés à partir de nouvelles enquêtes conduites entre 2012 et 2015 et affinées à travers la prise en compte des caractéristiques sociodémographiques des territoires. L’auteure prolonge l’analyse en examinant la manière dont les pratiques départementales influent, d’abord, sur l’ouverture des droits, via la reconnaissance de la perte d’autonomie et la définition du plan d’aide, puis sur l’offre à travers les choix faits en matière de producteur d’aide ou de tarification des services et enfin sur le partage de leurs coûts entre le bénéficiaire et la solidarité publique.
46À travers ces trois prismes successifs, l’analyse montre la responsabilité de l’acteur départemental et les enjeux qui découlent des choix faits, aussi bien en termes d’accès à une aide financée publiquement, de propriétés assurantielles du dispositif, de recours à une aide professionnelle, de qualité de la main-d’œuvre employée et de propriétés redistributives de la prestation. L’approche dépasse donc largement, la question de la variété de l’intervention pour s’adapter à des besoins locaux spécifiques. On pourrait sans doute prolonger la réflexion en s’interrogeant sur la nature même de la prestation servie, entre ses caractéristiques affichées et ses modalités réelles.
47L’accompagnement global des demandeurs d’emploi en difficulté, instauré en 2014 par un protocole national, est questionné par Anne Eydoux, Jules Simha et Claire Vivès pour examiner le renouvellement du service public de l’emploi et les politiques locales d’insertion. Ce dispositif, qui combine accompagnement social et accompagnement professionnel, s’avère complexe à mettre en œuvre du fait de son architecture partenariale, transversale et multiniveau.
48En s’appuyant sur des enquêtes monographiques dans les deux départements du Maine-et-Loire et de la Seine-Saint-Denis, l’article s’intéresse à la construction de savoirs territorialisés concernant les diagnostics, les valeurs et les objectifs affichés, les normes d’action, les instruments et les modèles de référence. Ces éléments structurent les représentations des problèmes à traiter et des solutions à apporter en matière d’accompagnement global. Il revient d’abord sur la genèse du dispositif pour rappeler sa mise en œuvre délicate et les décalages existant entre sa définition nationale et ses déclinaisons locales. Puis, il présente les outils de la transversalité élaborés dans les départements pour rendre opérationnel le travail d’accompagnement conjoint, développer les connaissances mutuelles ou désamorcer les conflits. Enfin, à travers l’examen de l’outil particulier qu’est le Fonds social européen (FSE), les auteurs montrent que, pour le financement d’un dispositif partenarial, les normes de gestion par les nombres et par la performance qui sont requises sont problématiques.
49Tous ces constats empiriques révèlent que le renouvellement attendu du dispositif d’accompagnement global n’a pas eu véritablement lieu dans les départements observés, malgré un outillage bien développé. D’où un décalage entre une transversalité formelle et les pratiques réelles du travail conjoint. Celui-ci découle davantage d’initiatives bricolées qui interrogent la notion même d’accompagnement global.
50Abordant la prise en charge de proximité sous l’angle des parcours, l’article de Christophe Trombert, « Territoires d’intervention, parcours de prise en charge, mobilités », cherche à appréhender l’action sociale territorialisée à partir des usagers et des questions que posent leurs parcours aux professionnels de terrain. Deux approches sont développées.
51La première examine les phénomènes de concurrence entre les acteurs locaux pour accéder à des ressources rares, ainsi que l’impact des indicateurs d’activité et de résultat sur leurs pratiques. Elle identifie cela comme des obstacles au déploiement réel d’une action sociale territorialisée. Ainsi, l’analyse de la domiciliation administrative illustre comment la délégation locale des interventions dans un contexte de rareté des ressources d’aide engendre des phénomènes de concurrence inversée, produisant des délestages entre services, aggravés par la crainte de demandes ultérieures dans d’autres domaines de l’action sociale locale. De même, la recherche de bons indicateurs de résultats susceptibles d’avoir un impact favorable sur les financements peut entrer en contradiction avec les besoins des usagers, en termes de nature et de durée d’accompagnement, par exemple.
52Dans un deuxième temps, c’est la question des publics appréhendés comme « bons ou mauvais risques », qui est envisagée. Sont surtout mis là en évidence les phénomènes d’éviction de certains usagers par les structures, craignant qu’ils n’affectent leur efficience et/ou leurs bons rapports avec d’autres acteurs. Plus largement, la question de la cohérence des parcours est posée au regard du vécu des usagers.
53En mobilisant des matériaux issus de nombreuses enquêtes, les auteurs abordent des questions centrales pour la mise en œuvre des politiques d’action sociale qui se veulent « territorialisées » et structurées de façon à assurer des « parcours » pour les usagers concernés. L’intérêt principal, du fait de l’approche qualitative et des analyses du type street level bureaucracy, est de montrer que, loin des finalités partenariales et systémiques mises en exergue par les promoteurs de ces politiques, des obstacles tenant aux logiques des divers acteurs ainsi qu’aux contraintes dans lesquelles ils se trouvent, conduisent à produire des cloisonnements, des mécanismes d’éviction de certains usagers, des concurrences, etc. Ces distorsions sont appréciées à l’échelle des acteurs de terrain qui sont en prise directe avec les usagers et qui opèrent dans un cadre les conduisant à adopter des rationalités peu en accord avec les objectifs affirmés mais, en revanche, en adéquation avec les mécanismes de financement et d’évaluation de leurs actions.
54Dans son article « Que faire des enfants des “Autres” ? Reconfigurations institutionnelles de la protection de l’enfance à Mayotte », Élise Lemercier interroge le sens que peut avoir, d’une part, le retour au territoire dans un espace marqué par la faiblesse des normes nationales et, d’autre part, la quasi-absence de mobilisation des acteurs publics et privés dans ce champ de l’intervention sociale. En effet, dans ce territoire devenu département français en 2011, les politiques sociales s’y sont institutionnalisées en même temps qu’elles étaient décentralisées. Relatant les débats entourant l’ouverture d’une maison d’enfants à caractère collectif, l’auteure analyse les tensions qui ont marqué les relations entre l’État et le département, l’un et l’autre se renvoyant la responsabilité de l’insuffisance des actions mises en place.
55Dans un premier temps, l’article interroge la pertinence d’une politique d’aide sociale à l’enfance dérogatoire invoquée par certains, notamment au sein du conseil départemental. Confrontant deux approches, l’une privilégiant les liens familiaux et l’autre l’intérêt supérieur de l’enfant, cette politique sociale ne peut se comprendre sans faire référence à « l’enjeu de la légitimité politique de ces mineurs à vivre sur le sol mahorais ». Dans ce contexte, la mise en place d’un foyer d’accueil pour les enfants joue un rôle symbolique essentiel dans les négociations financières entre l’État et la collectivité départementale. D’un point de vue plus pratique, les professionnels se réfèrent à leur expérience pour soutenir le placement en hébergement collectif. Plus largement, l’action associative et les constats établis par différentes instances contribuent à rendre public le problème.
56Dans un deuxième temps, l’auteure revient sur l’inscription de la question à l’agenda du conseil départemental. La stratégie incitative développée par l’État, notamment à travers un volet financier de rattrapage, se combine avec l’entrée en scène d’une nouvelle génération d’élus locaux pour reconnaître que l’inaction n’est plus possible. De plus, un ciblage plus large de l’aide sociale à l’enfance permet l’émergence d’un compromis entre la normalisation des prises en charge et les attentes du corps électoral en matière de préférence locale. Cependant, il reste fragile car le département est un acteur majeur dans « la fabrique des frontières nationales de la citoyenneté sociale » et l’État opte pour une réserve prudente face à ces questions cruciales dont la portée dépasse largement le cadre départemental étudié ici.
57En complément des articles principaux, deux « points de vue » présentent la mise en place d’interventions sociales particulières dans deux territoires différents. Le premier concerne une initiative locale relative à la mise en place d’un dispositif de prévention du suicide dans un cadre intercommunal et l’autre est relatif à l’expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » dans l’agglomération de Lille. Pour faire avancer un projet commun sur les territoires, ces deux expériences soulignent d’abord les synergies à impulser entre des acteurs locaux très variés (professionnels de différents champs, élus, associatifs, citoyens) pour que chacun change de posture, coopère et se lance dans l’innovation. Ensuite, elles montrent l’importance des cadres mis en place (instances, chartes, etc.) pour permettre tant l’organisation de l’intervention concrète que l’approfondissement du projet initial. En effet, l’animation est indispensable pour rechercher des solutions aux questions qui ne manquent pas de se poser et pour soutenir la mobilisation des acteurs dans leur démarche d’innovation. Enfin, le soutien des élus fournit une légitimité indispensable à la pérennisation de l’intervention.
Notes
-
[1]
ASPA : allocation de solidarité aux personnes âgées ; AAH : allocation aux adultes handicapés ; APA : allocation personnalisée d’autonomie ; PCH : prestation de compensation du handicap.