CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le travail d’Émile Durkheim consista pour grande partie à produire une analyse sociologique sur des terrains qui relevaient a priori d’autres types de registre analytique, comme la religion, l’éducation ou le suicide. En publiant L’interprétation sociologique des rêves, Bernard Lahire perpétue la démarche de conquête sociologique des objets réservés et des « chasses gardées » : il montre que cet objet particulier qu’est le rêve, à l’instar du suicide ou des maladies mentales, est aussi un fait social et qu’il n’y a pas, en définitive, d’objets qui seraient plus sociaux que d’autres. Ce faisant, Bernard Lahire récuse à son tour la division du travail scientifique entre le « normal », alors attribué à la sociologie, et le « pathologique », réservé à la psychologie (Durkheim, 1969 ; 1981) : il vient placer le rêve, jusque-là indissociable de la psychanalyse, dans le champ d’investigation de la sociologie.

2Pour ce faire, Bernard Lahire propose d’appliquer au rêve le programme de sociologie à l’échelle individuelle qu’il a développé depuis une vingtaine d’années, et qui consiste à comprendre comment les dispositions incorporées puis réactualisées en contexte structurent l’action individuelle jusque dans « ses plis les plus singuliers » (2013 ; 1998 ; 2002). Comme Maurice Halbwachs avant lui, il propose ainsi de gommer la séparation entre les sciences (psychologiques) de l’individu d’un côté, et les sciences (sociales) du collectif de l’autre. Appelant les sociologues à ne plus fermer les yeux lorsque les enquêtés s’endorment (p. 12), il pose les jalons théoriques et méthodologiques d’une sociologie à même de s’emparer de cet objet d’étude qui s’apparente à un « château entouré de ronces et protégé par un dragon ».

3Outre le fait de constituer le rêve en objet d’étude pour les sciences sociales, cet ouvrage poursuit également un objectif plus large mais aussi plus implicite, qui consiste à discuter, si ce n’est à faire dialoguer, l’approche psychanalytique des pratiques et des représentations à l’aune du schéma « dispositionnaliste-contextualiste » que l’auteur s’emploie à développer. L’interprétation sociologique des rêves offre un nouveau terrain pour l’analyse des relations entre psychanalyse et sociologie – jusque-là explorées de façon relativement sporadique (Bastide, 1995 ; Bourdieu, 1994 ; Coutant et Wang, 2018 ; Maître, 1993, 1994 ; Politix, 1995). Sur ce point, et au prix de quelques distorsions (tout le pan de la psychanalyse lacanienne n’est pas discuté par l’auteur), la principale contribution de Bernard Lahire consiste à présenter une discussion serrée des travaux de Freud sur les rêves.

4Tout en saluant l’effort scientifique réalisé par le père de la psychanalyse et l’impressionnant travail de synthèse qu’il opéra pour construire son modèle, il pointe diverses insuffisances qui affaiblissent l’interprétation des rêves (p. 133). Le modèle proposé par Freud est entaché, selon lui, d’un triple réductionnisme (infantile, sexuel et événementiel). D’abord, si Freud comprend l’importance de la famille dans la fabrication sociale des individus et s’il accorde, à juste titre, un poids décisif aux primes socialisations, il reste pris selon l’auteur dans un certain déterminisme infantile qui le conduit à rapporter les rêves à des contenus exclusivement infantiles. Cette focalisation sur l’enfance l’amène à négliger les dimensions multiples et continues de la socialisation. Entre l’adulte qui consulte le psychanalyste et les événements de la petite enfance se trouve une multitude d’expériences et de relations qui ne sont pas seulement d’ordre familial. Si Lahire et Freud partagent un intérêt commun pour la prime socialisation familiale, ils se différencient aussi par le fait que le second ne porte guère d’intérêt aux expériences socialisatrices vécues en dehors de la sphère familiale et tout au long des parcours de vie des individus.

5Ensuite, Bernard Lahire, après tant d’autres (psychologues, psychanalystes ou sociologues), critique l’explication sexualiste – et monocausale – de Freud : pour celui-ci, on le sait, le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir sexuel refoulé. Freud projette sur les rêves comme sur les mythes une grille d’interprétation sexuelle. S’en tenant à l’acception freudienne de la notion de désir [1], Lahire rappelle ici que tout ne résulte pas de la libido sexualis et propose un modèle pluriel des désirs socialement constitués : les désirs ne sont pas que d’ordre sexuel, « il y a, au fond, écrit-il, autant de désirs (et d’intérêts) possibles que de dimensions sociales explorées par les êtres humains : sexuel, affectif, corporel, technique, cognitif, moral, politique, etc. » (p. 133). On retrouve là ce que disait Pierre Bourdieu lorsqu’il invitait à analyser « la transformation de la libido originaire, c’est-à-dire des affects socialisés constitués dans le champ domestique, en telle ou telle forme de libido spécifique, à la faveur notamment du transfert de cette libido sur des agents ou des institutions appartenant au champ » (Bourdieu, 1997, p. 197). Les rêves ne se laissent donc pas réduire à la dimension sexuelle des expériences : Lahire invite au contraire à traquer dans le monde onirique les rapports de pouvoir, qui sont aussi structurants que la sexualité (p. 137). Rappelant ce qu’écrivait Carl Schorske – « Freud oublie qu’Œdipe était un roi ! » (p. 138) –, il livre ici quelques belles pages sur la façon dont le monde social, « tramé par des rapports de domination et des luttes pour le pouvoir de natures variées » (p. 135), pénètre le monde onirique.

6Enfin, c’est à une critique de l’événementialisme de Freud que se livre Bernard Lahire : il reproche au fondateur de la psychanalyse d’entretenir, en lien avec son déterminisme infantile, un « culte de l’événement déterminant » (p. 181) qui occulte les « logiques mentales et comportementales qui se sont constituées dans la durée plutôt que par des chocs événementiels uniques » (p. 183). Pour Lahire, Freud a tendance à chercher des tournants dans la trajectoire, des événements marquants, plutôt qu’à mettre au jour des répétitions et des schèmes de dispositions. Cependant, Lahire ne se contente pas de relever les insuffisances de ce déterminisme infantile : il met en exergue le potentiel dispositionnaliste qui réside, à l’état plus ou moins explicite, dans la théorie psychanalytique freudienne et pointe par-là les accointances entre ces deux disciplines. C’est là tout l’intérêt de sa démarche. S’il reconnaît des affinités entre sociologie dispositonnaliste et psychanalyse, Bernard Lahire mesure également tout ce qui l’éloigne de l’analyse freudienne : il s’agit pour la sociologie de rendre intelligibles des comportements et des représentations dans une perspective analytique, alors que la psychanalyse cherche d’abord à guérir, en sondant avant tout le domaine de l’inconscient.

7Cette confrontation des points de vue amène l’auteur à discuter la conception freudienne de l’inconscient comme produit du refoulement. Bernard Lahire refuse tout scientisme menant à la négation pure et simple de l’inconscient. Mais contre Freud, il défend une conception d’un inconscient sans refoulement. Pour lui, les expériences passées non nécessairement rendues conscientes à l’individu (il y a « amnésie de la genèse » disait Bourdieu) constituent ce qu’il appelle le « continent du non-conscient », et demeurent de ce fait justiciables d’une analyse sociologique. De ce désaccord en découle un second autour de l’idée d’une censure et d’un contournement de celle-ci par le rêve (chapitre 6). Alors que le modèle d’interprétation des rêves proposé par Freud érige la censure en principe explicatif du rêve et de la forme qu’il revêt « en tant que travestissement d’une pensée latente qui doit échapper au contrôle de la censure », Bernard Lahire postule l’inverse : le rêve est caractérisé par une absence de censure et constitue une des formes d’expression – qu’il faut resituer sur un continuum expressif – les plus libres. Affranchie des normes et des codes régissant l’ordinaire des relations, cette forme d’expression apparaît selon Bernard Lahire moins comme une « conséquence de la censure » que de la « communication de soi à soi » (p. 285). Pour Lahire, l’hypothèse de la censure ne représente pour Freud qu’une sorte de nécessité théorique, lui permettant de franchir une étape déterminante dans le décryptage des codes du langage onirique (symbolisation, condensation, déplacement, etc.).

8S’appuyant sur cette lecture de Freud, Lahire développe une formule générale d’interprétation des rêves qui vise à entrer dans le processus de leur fabrication plutôt qu’à s’en tenir à l’étude de leur environnement, à cette sorte d’écologie des rêves à laquelle les sciences sociales ont trop souvent été assignées jusque-là (comme pour les maladies mentales) (p. 70). Il postule que la pratique du rêve réactualise, dans un contexte contraignant, des dispositions intériorisées au fil des expériences passées. Lahire s’appuie ici sur la formule d’interprétation des pratiques qu’il a développée dans ses travaux antérieurs « Dispositions ↔ Contexte d’action → Pratiques ». Il propose de l’adapter à l’objet du rêve, en distinguant trois séquences constitutives de l’expérience onirique : 1) la situation éveillée ante-rêve, qui est marquée par l’interaction entre les préoccupations du rêveur, ses dispositions et le contexte pré-onirique ; 2) la situation de sommeil, au cours de laquelle les dispositions du rêveur interagissent avec des stimuli internes et le cadre du sommeil pour générer le rêve ; 3) la situation éveillée post-rêve où les souvenirs de rêves se combinent au nouveau contexte d’éveil et aux dispositions, produisant les récits de rêves. Le processus de fabrication des rêves est ainsi marqué par le jeu entre le passé incorporé de l’individu (chapitre 4), l’ensemble des préoccupations, conscientes ou non, qu’affronte l’individu et qui évoluent tout au long de la vie (chapitre 7), et des événements déclencheurs significatifs (chapitre 8) provenant du contexte ante-rêve. Reprenant la notion de « problématique existentielle » développée dans son ouvrage sur Franz Kafka (2010), Bernard Lahire émet l’hypothèse que « l’espace du rêve est le lieu de traitement des problèmes en cours non résolus, mais qui font écho à des situations problématiques du passé » (p. 246). À l’instar de la littérature qui offre aux écrivains la possibilité de transposer leurs expériences marquantes, le rêve met en jeu la « problématique existentielle » du rêveur. La sociologie des rêves devient de ce fait une sociologie des préoccupations ou des soucis.

9Au total, l’ouvrage de Bernard Lahire constitue le premier volet théorique d’un travail visant à asseoir aux côtés des interprétations psychanalytiques une sociologie du monde onirique du point de vue de sa fabrication et de sa dimension individuelle. Il reste pour l’auteur à relever le défi de l’enquête sociologique, qui doit faire l’objet d’un second ouvrage consacré à l’analyse d’un corpus de rêves recueillis auprès de rêveuses et de rêveurs à partir d’entretiens longs et répétés spécifiquement pensés pour saisir l’expression onirique.

Notes

  • [1]
    La notion de désir a fait l’objet de nombreux débats et approfondissements dans le champ de la psychanalyse tout au long du xxe siècle.

Références bibliographiques

  • Bastide R. (1995), « Sociologie des rêves », in Bastide R., Sociologie et psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, p. 190-210.
  • Bourdieu P. (1994), « Avant-propos dialogué avec Pierre Bourdieu », in Maître J. (dir.), L’Autobiographie d’un paranoïaque, l’abbé Berry (1878-1947) et le roman de Billy Introibo, Paris, Anthropos.
  • Bourdieu P. (1997), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.
  • Coutant I., Wang S. (dir.) (2018), Santé mentale et souffrance psychique. Un objet pour les sciences sociales, Paris, CNRS Éditions.
  • Durkheim E. (1969) [1897], Le suicide. Étude de sociologie, Paris, Presses universitaires de France.
  • Durkheim E. (1981) [1937], Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France.
  • Lahire B. (1998), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, collection « Essais & Recherches ».
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  • En ligneLahire B. (2010), Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, collection « Laboratoire des sciences sociales ».
  • En ligneLahire B. (2013), Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, collection « Laboratoire des sciences sociales ».
  • Maître J. (1994), L’Autobiographie d’un paranoïaque, l’abbé Berry (1878-1947) et le roman de Billy Introibo, Paris, Anthropos.
  • Maître J. (1993), Une inconnue célèbre. La Madeleine Lebouc de Janet, Paris, Anthropos.
  • En ligneMemmi D., Pudal B. (1995), « Transferts disciplinaires. Psychanalyse et sciences sociales », Politix, vol. 8, n° 29, p. 186-221.
Joseph Hivert
Doctorant à l’Institut d’études politiques (IEP) de l’université de Lausanne, enseignant-chercheur à l’université de Mulhouse et collaborateur à la Revue française des affaires sociales (RFAS). Il prépare actuellement une thèse sur la transmission intergénérationnelle de l’activisme au sein des familles marocaines militantes.
Olivier Quéré
Maître de conférences à l’université de Haute-Alsace. Il est membre du laboratoire SAGE UMR 7363 et mène des recherches en sociologie de l’État et sur la socialisation au handicap. Il a récemment publié « Hiérarchie des places, hiérarchie de l’administration. Trajectoires de (dé)classement des cadres intermédiaires de la fonction publique en formation », Politix, 2018/4 (n° 124), p. 135-160.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/01/2020
https://doi.org/10.3917/rfas.194.0275
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