CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La thématique des « aidants profanes » traitée dans ce numéro présente trois caractéristiques typiques de l’analyse des politiques et de l’action sociales. En premier lieu, la contribution des profanes dans ce domaine vient rappeler la pluralité des prestataires et des logiques de la protection sociale et des solidarités. Les profanes sont des individus non professionnels de l’action sociale, de la santé, du travail ou de l’accompagnement social, liés à des personnes vulnérables, malades, en situation de handicap, en perte d’autonomie ou autre et qui sont amenés à agir pour leur bien-être. Les liens qui unissent ces personnes sont parfois ceux de la parenté, mais peuvent également relever de la cohabitation, du voisinage, de l’amitié, de relations de travail, communautaires ou autre. La perspective d’analyse de la place des profanes renvoie ainsi à la pluralité des formes de solidarité et de protection sociale, mais aussi à leur dynamique. La famille et, à travers elle, les femmes, surtout, ont été depuis longtemps reconnues comme des pourvoyeuses essentielles de protection sociale (Lewis, 1997). Elles exercent cette mission aux côtés de l’État et des formes privées de solidarité, qui s’étendent des associations, mutuelles, coopératives ou communautés jusqu’aux entreprises, actives notamment sur le marché des services à la personne. Le présent numéro ne porte pas sur la (re-)familialisation des politiques sociales, mais bien sur le rôle de liens sociaux plus divers (qui peuvent servir de fondements à la solidarité) et sur des types de prestations spécifiques qui concernent les soins, l’accompagnement ou encore la surveillance d’une personne vulnérable. Le glissement de la catégorie « famille » vers celle de « profanes », souvent utilisée au sens de « proches », marque autant l’individualisation de la relation à la protection sociale ou la déstabilisation des liens familiaux que la pluralisation des liens sociaux donnant lieu à solidarité ou responsabilité entre individus, ainsi que la prise en compte croissante de ces nouveaux liens sociaux par l’action publique.

2Cette pluralité dynamique des pourvoyeurs et des logiques d’organisation de la protection sociale, notamment dans le domaine du soin et de l’accompagnement, donne lieu, dans le contexte de l’action publique, à la recherche de complémentarités et de coordinations dont les logiques se renouvellent en permanence. Il s’agit là de la deuxième caractéristique typique de l’analyse de la place des proches aidants dans la protection sociale : la pluralité non seulement des questions soulevées par cet enjeu, mais aussi celle des apports disciplinaires qu’il suscite. L’intervention croissante des profanes remet en effet en cause les frontières disciplinaires traditionnelles. Les enjeux économiques, juridiques, professionnels ou organisationnels de cette évolution donnent d’ores et déjà lieu à des travaux ancrés dans les champs concernés. La perspective principale développée dans ce numéro s’inscrit avant tout dans l’articulation entre les transformations de l’action publique (laquelle tendrait à susciter, à organiser et, le cas échéant, à compenser une place croissante des aidants profanes auprès de personnes vulnérables) et ses modalités concrètes sur les conditions, le vécu, ou encore les formes d’intervention des profanes auprès de personnes vulnérables.

3Enfin, la troisième caractéristique de cette perspective réside précisément dans sa dépendance relative aux évolutions des orientations de l’action publique elle-même. De ce point de vue, notamment pour le cas français, les incertitudes persistantes sur la catégorisation des aidants (naturels, familiaux, proches…) ou des accompagnants (personne de référence), leur définition légale relativement tardive (surtout à partir des années 2000) et encore peu unifiée, tout comme la définition peu explicite d’une politique publique de soutien aux aidants, indiquent que cet enjeu d’action publique reste émergent.

4Cependant, depuis plusieurs décennies, une série de décisions a été prise en France, comme dans d’autres pays d’Europe, dans le champ de la santé, de l’accompagnement du handicap ou de la perte d’autonomie des personnes âgées, qui favorisent le maintien à domicile des personnes ou leur insertion en dehors des institutions traditionnelles. L’hospitalisation à domicile ou la désinstitutionnalisation sont autant de formules qui, derrière le « domicile » ou l’intégration en « milieu ordinaire », impliquent également la mobilisation des proches des personnes vulnérables concernées, à un titre ou à un autre. Le cas de l’hospitalisation à domicile est exemplaire de ces formes d’enrôlement de profanes dans un dispositif de soin (Hirtz et Pellet, 2014). Alors que cette formule est disponible depuis 1970, elle se développe aujourd’hui avant tout à l’occasion de la fin de vie, également pour des raisons financières, et suppose que les proches des malades concernés soient engagés, présents, parfois formés, bref fassent l’objet d’une véritable intégration dans le système de soin (ibid.). Dans le domaine de l’accompagnement de la perte d’autonomie, la présence d’aidants fiables est déterminante dans le recours aux services d’aide et de soins à domicile (Gramain, 1997). Y compris dans le cadre de l’accueil en institution, les proches sont sollicités pour développer certaines activités pourvoyeuses de bien-être pour les résidents (animations, lecture, sorties extérieures, etc.) ou pour participer aux tâches de gestion (conseil de vie sociale). Plus largement, on assiste à un mouvement analogue dans d’autres champs de l’intervention sociale comme ceux de l’insertion ou de la protection juridique (curatelle, tutelle). Bien sûr, les formes de cette implication et de cette sollicitation des proches se différencient selon les populations concernées (personnes âgées, personnes en situation de handicap, personnes en insertion, etc.), notamment du fait de la place prise par les associations de proches. Cependant, le mot clé du « libre choix », formulé à propos des personnes vulnérables depuis plusieurs décennies déjà, n’intègre pas toujours la situation des profanes. Ces derniers se trouvent aux prises avec des tâches d’aide plus ou moins lourdes qui obèrent leurs capacités à formuler leurs propres choix de vie.

5Précisément, les concepts de « libre choix » et d’« enrôlement » permettent de lire certaines tensions et ambiguïtés de l’action publique dans ce domaine : les dispositions concernant les aidants profanes relatives à la formation, aux possibilités de congés professionnels, voire à l’indemnisation ou à la rémunération de leur action au bénéfice d’une personne proche, peuvent s’interpréter à la fois comme un soutien de leur implication et un élément de reconnaissance de la valeur de leur contribution, mais elles sont aussi des modalités institutionnelles de leur enrôlement. Au-delà du retour de la philanthropie qui concerne notamment les aspects financiers de la protection sociale, de nouvelles économies morales et politiques de la solidarité conduisent, dans différents contextes nationaux et branches des politiques sociales, à mobiliser, voire à enrôler de façon spécifique, des aidants profanes dans des tâches finalisées.

6En parallèle, des personnes issues du secteur associatif ou de mouvements sociaux composés de patients ou de personnes en situation de handicap revendiquent la reconnaissance de leur expertise spécifique dans le soin ou dans différentes formes d’accompagnement. Entre choix et assignation, revendication et contrainte, la place des aidantes et aidants profanes est en tension, dévoilant des figures d’engagement parfois contradictoires. La question des frontières et des zones de friction entre les professionnels et les aidants profanes interroge celle des savoirs respectifs, mais aussi celle des sources et corpus permettant de juger ce qui fonde un « bon soin » ou une insertion réussie dans un milieu social non institutionnel pour des personnes vulnérables. Par exemple, dans le champ sanitaire, l’autonomie même des « actes médicaux » est remise en cause par l’importance croissante de l’intervention des profanes (Hazif-Thomas, David et Thomas, 2013). Les formes de concurrence ou de collaboration qui résultent de ces situations ne se lisent pas seulement dans les relations interindividuelles, mais aussi dans les formes instituées de l’accompagnement. Ainsi, les plans d’aide voient leur contenu varier selon les possibilités concrètes d’intervention de ces aidants profanes. La difficulté des professionnels du secteur social ou médical à être réactifs à la parole de l’aidant profane, par exemple sur la qualité du service ou de soins intimes, est sans doute révélatrice de cette ambivalence.

7Les ambiguïtés tiennent notamment à la confrontation entre des légitimités d’expertise fondées les unes sur la formation et la qualification professionnelles reconnues et les autres sur la connaissance plus intime de la personne aidée (sa trajectoire sociale et familiale, ses goûts et ses phobies, etc.). Les complémentarités entre les apports des profanes et ceux des professionnels font aujourd’hui l’objet d’analyses précises (Buthion et Godé, 2014). Du point de vue des profanes, ces aidants proches, les incertitudes découlent cependant avant tout des ambivalences quant à deux enjeux complémentaires de régulation. Du côté de la protection sociale en elle-même se pose la question des effets des statuts, droits sociaux, formes de rémunération ou d’indemnisation proposées par les institutions. Du côté de l’emploi, se posent les enjeux de la disponibilité des personnes sur le marché du travail, de la reconnaissance et du soutien des entreprises vis-à-vis de personnes en butte à ces formes de conciliation ou encore de leur possible professionnalisation dans les domaines du sanitaire et du social, au sens large, dans lesquels elles ont acquis des compétences.

8Proposer une analyse différenciée des relations multiples que les aidants profanes, dans les conditions les plus diverses, entretiennent avec cette activité est l’une des contributions clé de ce numéro. Les personnes qui jouent le rôle d’aidant sont généralement des proches, enfants, parents, voisins, collègues de travail, amis ou parfois simples relations de l’aidé. Elles peuvent assumer ce rôle par choix personnel, par nécessité ou à la suite d’une décision du groupe familial. Cette désignation de l’aidant n’est en tout cas jamais neutre et les modes d’implication, les investissements relationnels, moraux et économiques mobilisés dans l’aide varient selon la nature des liens qui unissent l’aidé à l’aidant. Les rapports de force et les différentes perceptions de la situation d’aide selon les places respectives occupées par les aidants et les aidés (parents-enfants, conjoint, etc.) ont fait l’objet de plusieurs études (Weber et al., 2003, 2012). Au sein des fratries, la répartition de l’aide et le choix de l’aidant principal donnent lieu à des transactions complexes, l’histoire familiale venant nourrir ou contredire les engagements du présent. Plusieurs études mettent l’accent sur l’influence des structures familiales sur les comportements d’aide. Florence Weber (2010) distingue ainsi, pour la prise en charge des personnes âgées dépendantes, un « ordre de la mobilisation » : la charge de l’aide revient en premier lieu au conjoint puis, en son absence ou en cas d’incapacité, aux enfants, puis à la famille plus éloignée. Cet ordre désigne la personne qui se retrouve « en première ligne », c’est-à-dire qui assume la responsabilité et la coordination des aides. Il s’agit donc de la désignation de l’aidant principal, qui laisse ouverte l’implication d’autres aidants.

9Le genre et les normes culturelles influencent aussi fortement l’engagement des aidants. Alors que les études disponibles montrent le poids prépondérant des femmes investies dans l’aide à des proches vulnérables [1], l’application différentielle de tous les mécanismes mentionnés ici en fonction des genres représente une question nodale. Fortement articulée à la question du genre, l’influence des traditions culturelles sur les définitions de rôles, les assignations familiales et la structuration des modèles de solidarités intra et extrafamiliales mérite d’être observée.

10Une fois l’aidant désigné, la construction de son parcours et l’articulation entre vie professionnelle et activité d’aide peuvent recouvrir des réalités contrastées, bien que la précarité de ces trajectoires demeure une condition largement partagée [2]. Les études convergent vers un constat de vulnérabilité socioéconomique des aidants. Nombre d’entre eux sont amenés à modifier leur mode de vie, à réduire leur temps de travail, voire à prendre une retraite anticipée. Plusieurs auteurs soulignent que les aidants ressentent un effet négatif de l’aide sur leur travail : salaire, progression dans la carrière, temps partiel subi (Campéon, Le Bihan et Martin, 2012 ; Auth, Dierkes, Leiber et al. 2015 ; Sirven, Naiditch et Fontaine, 2015).

11Deux éléments viennent toutefois nuancer ce constat. En premier lieu, l’engagement dans l’aide a des implications différentes selon qu’elle s’inscrit dans la logique d’un parcours professionnel (prolongement d’un emploi d’aide à domicile ou d’assistante maternelle, première expérience dans un projet de professionnalisation…) ou qu’elle vient freiner, voire rompre, la carrière professionnelle de l’aidant.

12En outre, l’entrée dans le rôle d’aidant peut s’accompagner d’avantages ou de protections. En marge ou au sein des familles s’élaborent des arrangements multiples, des solidarités croisées entre l’aidant et l’aidé. Il y a échange de protection contre la vulnérabilité physique de l’un et la vulnérabilité sociale de l’autre, où sont souvent associés des enjeux de proximité affective et de soutien économique, à plus forte raison lorsque l’activité d’aide est rémunérée. Plusieurs approches qualitatives et anthropologiques analysent ainsi l’aide dans le cadre des interdépendances et des réciprocités familiales (Weber, Gojard et Gramain, 2003 ; Campéon, Le Bihan et Martin, 2012). Dans les cas où l’aide est rémunérée [3], l’échange économique autour du service d’aide et la relation d’emploi entre aidé et aidant soulèvent aussi des enjeux spécifiques selon qu’ils s’exercent entre parents ou lient l’aidé à une personne extérieure au cercle familial.

13Les parcours d’aidants construisent ainsi des identités plus ou moins légitimes, valorisantes et revendiquées. Aude Béliard, Solène Billaud, Ana Perrin-Heredia et Florence Weber (2012) élaborent une typologie qui distingue le « parent piégé » (un obligé alimentaire unique, par exemple un conjoint sans enfant ou un enfant de veuf ou veuve à qui seul revient la charge de l’aide ; s’il la refuse, il est confronté à la charge morale de l’abandon), le « proche désigné » (à l’absence d’obligé alimentaire, comme c’est le cas dans 10 % des cas, il s’agit d’un parent éloigné, d’un ami ou d’un voisin qui assume la responsabilité de l’aide, notamment vis-à-vis des institutions et au nom du principe d’assistance à personne en danger) et les « aidants assignés » (l’aide se répartit entre plusieurs obligés alimentaires : il y a assignation différentielle au rôle d’aidants et intériorisation différentielle des contraintes morales, selon des processus à étudier).

14Au-delà de ces figures plus ou moins contraintes, les aidants s’approprient leur rôle et l’investissent suivant un éventail de positionnements contrastés, selon qu’ils l’envisagent comme une source d’épanouissement personnel ou d’utilité sociale, comme l’affirmation d’un choix de vie qui reflète la maîtrise de leur environnement ou, au contraire, une pure restriction de liberté. Devoirs moraux, obligations légales, compétences, inclinations et opportunités animent et encadrent ainsi, de manière singulière, les modes d’engagement et d’enrôlement des aidants.

15Les contributions présentées dans ce numéro apportent différents éclairages originaux sur l’implication de ces acteurs dans l’aide et l’accompagnement de personnes proches. Issus de travaux exploratoires ou découlant d’exploitations d’enquêtes de la DREES et mobilisant des disciplines variées des sciences sociales, ces articles montrent d’abord la variété des champs dans lesquels ces interventions se développent. Les domaines de la santé, du handicap et de la dépendance sont ici privilégiés. Ils soulignent des frontières floues ainsi qu’une grande diversité et une réelle fragilité de ces formes d’aide. Au-delà des éléments empiriques améliorant la connaissance de la place des aidants profanes, les articles réunis ici soulèvent les enjeux généraux posés par cette implication. Ainsi, la reconnaissance sociale de leur rôle est loin de correspondre à l’importance réelle de celui-ci. Si la tension avec les professionnels stricto sensu tient parfois de la spécificité de leur savoir expérientiel, elle est liée aussi à une sollicitation excessive, qui est source de souffrance, face à des situations complexes comme la démence sénile. L’inégale implication des proches dans ce rôle d’aidant doit se lire non seulement à travers les difficultés et les opportunités pratiques, mais aussi à travers le temps long des relations familiales et les dimensions affectives parfois complexes qui les caractérisent. Plus globalement, l’articulation de la sphère de l’intime et de celle de l’activité qui définit la fonction d’aide interpelle l’action publique de multiples façons que plusieurs articles tentent d’éclairer.

16À travers une approche ethnographique, Célia Le Cocq-Foltz cherche à identifier les facteurs qui expliquent l’invisibilité du dispositif d’accueillante familiale malgré son ancienneté. Elle rappelle la fragilité de sa reconnaissance institutionnelle liée, d’une part, aux modalités de l’agrément nécessaire qui privilégie un modèle proche de celui de la domesticité et, d’autre part, aux compétences encore mal identifiées pour exercer cette fonction. Les formes de socialisation valorisant le domestique, mais aussi une culture familiale d’accueil ou des expériences professionnelles et familiales particulières, ont contribué à construire des savoir-faire à la fois invisibles et indispensables pour maîtriser ce monde de l’intime et du soin qui caractérise l’accueil familial. Ainsi, le plaisir d’accueillir ne suffit pas à construire une identité professionnelle, d’autant plus que les conditions d’exercice de ce métier ont très sensiblement évolué au cours des dernières années.

17À partir d’un cadre d’analyse mobilisant l’interactionnisme symbolique et une méthodologie fondée sur l’analyse des réseaux personnels, Alexis Ferrand s’intéresse à la surveillance relationnelle de la santé. Il rappelle d’abord que le rôle de malade est le résultat d’une construction sociale qui met en jeu des critères, des représentations et des conflits d’interprétation multiples. Il présente ensuite les premières observations tirées d’une pré-enquête exploratoire visant à appréhender si un proche d’une personne négligeant sa santé perçoit les problèmes de santé de celle-ci, les identifie et tente d’intervenir pour qu’elle adopte un comportement approprié. L’originalité de la démarche est d’analyser le processus qui se déroule en amont de la relation d’aide proprement dite. Son importance tient au fait qu’il participe aux formes de contrôle social des comportements de santé.

18Partant du constat que le rôle des aidants profanes, principalement familiaux, s’est largement développé à la suite du mouvement de désinstitutionnalisation de la prise en charge en psychiatrie, Viviane Kovess-Masféty et Murielle Villani examinent l’émergence des « pairs aidants ». Il s’agit d’analyser le rôle de ces aidants particuliers que sont les usagers de la psychiatrie dans le soin prodigué à d’autres patients. Leur histoire personnelle apporte une expérience de la maladie et une connaissance du système de soins qui sont des éléments d’amélioration des protocoles standard. Les enjeux posés par ces savoirs expérientiels sont multiples, tant au niveau des pairs eux-mêmes et des équipes médicales concernées qu’à celui plus général des politiques de santé et de démocratie sanitaire.

19Dans une perspective voisine, mais sans doute plus critique, Thomas Jammet, Audrey Linder et Krzysztof Skuza s’intéressent à la place des parents dans les interventions thérapeutiques auprès de leur enfant souffrant d’un trouble du spectre de l’autisme. L’investigation, conduite en Suisse, dans le canton de Genève, montre un phénomène d’externalisation d’une partie du travail thérapeutique et de ses coûts auprès des proches. Si les associations revendiquent l’établissement d’un partenariat thérapeutique reconnaissant le rôle des parents et concourant à leur formation pour gérer les comportements problématiques, les formes de collaboration et de coopération proposées aux parents sont diverses. Elles oscillent entre, d’une part, un simple soutien parental fondé sur un meilleur accès à la connaissance du diagnostic et à un accompagnement psychologique et, d’autre part, une implication active des parents en charge d’interventions assistées auprès de leur enfant. Les auteurs soulignent les enjeux de cette deuxième orientation. En effet, les parents ne sont pas toujours à même d’assumer pratiquement ce statut de cothérapeute. De plus, une telle implication tend à reporter sur eux la responsabilité du succès ou de l’échec de la prise en charge de leur enfant et notamment de son devenir.

20À partir de l’enquête Handicap-Santé de 2008 de la DREES, Anaïs Cheneau s’intéresse à la diversité des formes d’aide et à ses répercussions sur les aidants. Dans une première étape, huit groupes d’aidants sont distingués en fonction de l’âge de l’aidé et de son lien à l’aidant. Chacun est caractérisé avec plusieurs indicateurs (moyenne d’âge de ses membres, proportion de femmes et de diplômés, taux d’emploi des aidants de moins de 60 ans). La prise en compte de ces différents paramètres fait ressortir la grande variété des situations d’aide. Dans un deuxième temps, la diversité des formes d’aide selon les groupes d’aidants est appréhendée à partir de la prise en compte de trois critères : intensité de l’aide, diversité de l’aide, réseau d’aide. L’analyse fait également ressortir les groupes qui partagent des similitudes dans leur façon de réaliser l’aide. Enfin, le traitement des données cherche à cerner l’incidence des formes d’aides, au regard d’autres caractéristiques, pour déterminer les effets négatifs de l’aide sur la vie professionnelle des aidants, sur leur vie sociale, sur leur situation économique et financière et sur leur santé. Les répercussions sur la santé apparaissent le plus fréquemment. La description fine des formes d’aide apportée par un proche permet d’identifier les aidants ayant le plus besoin de soutien compte tenu des difficultés rencontrées et des conséquences encourues. Plus globalement, ces résultats conduisent à s’interroger sur la conciliation des différents temps sociaux.

21S’intéressant à la question du genre en matière d’aide familiale aux seniors dépendants, Maks Banens, Julie Thomas et Cécile Boukabza apportent un éclairage intéressant sur l’inégale implication des hommes et des femmes. Mise en évidence par de nombreuses enquêtes, la moindre implication des hommes revêt de multiples aspects : elle est moins fréquente, de durée moindre, avec une préparation moins significative, de moindres compétences, etc. Au-delà de cette caractérisation globale, les auteurs s’attachent à identifier les éléments explicatifs d’une telle distorsion à travers les résultats d’une post-enquête par entretien de l’enquête CARE 2015 de la DREES. En ce qui concerne l’aide conjugale, ils montrent que si elle s’exerce sans égard au sexe de l’aidé et de l’aidant, l’influence du genre réapparaît dans la manière dont elle est vécue. À l’inverse, en matière d’aide filiale, le genre joue un rôle important dans la désignation des enfants aidants, dans la forme de leur implication et dans le sens qu’elle revêt. Si l’enjeu symbolique lié au rôle d’aidant principal rend difficile une égale répartition de l’aide entre les membres d’une fratrie, il faut aussi prendre en compte les positions affectives anciennes entre enfants et parents et, plus largement, l’histoire de leurs relations aux multiples composantes.

22À travers un cadre d’analyse original qui appréhende l’aide apportée par un proche rémunéré comme relevant à la fois du travail et des relations d’intimité, Anne Petiau et Barbara Rist s’attachent à identifier les dilemmes moraux découlant de la nécessité de combiner ces deux registres qui engagent des rapports d’autorité et des normes spécifiques à chacun d’entre eux. Les relations d’intimité familiale relèvent à la fois de sentiment et d’obligations ; les relations de travail s’inscrivent dans un ensemble de droits et de devoirs. Dans ces conditions, la question se pose sur ce qu’il est légitime de faire ou de ne pas faire. À partir d’une recherche financée par la CNSA dont l’un des volets s’est intéressé au vécu de l’aide par ces proches aidants recueilli par entretien, les auteures caractérisent d’abord finement la pluralité des normes en jeu dans chacun de ces deux registres. Cette multiplicité rend délicate la définition du « bon soin » ou de la « juste distance » pourtant indispensable à l’intervention. L’article aborde, ensuite, les revendications, les conflits et les stratégies de résistance que le matériau recueilli permet d’identifier. Dans ces situations de domination rapprochée, les conflits s’incarnent dans les interactions quotidiennes entre les aidants et les aidés à travers lesquelles s’opère la construction de l’activité d’aide. Celle-ci reflète l’arbitrage réalisé entre les besoins, en fonction des ressources personnelles et locales ainsi que de l’histoire familiale. Plus ou moins exprimés et vécus de manière souvent isolée, les conflits revêtent des formes parfois aiguës dans les situations de démence sénile qui ne laissent plus place à l’argumentation. Quant aux revendications, sans être absentes, elles sont faibles, notamment du fait de la grande invisibilité du cadre d’emploi et de la prégnance de la norme d’entraide liée à la relation d’intimité. Il en découle plutôt des stratégies de retrait.

23La troisième vague de l’enquête Longévité, dépendance, risque et soutien (ELDERS) de la fondation Médéric Alzheimer s’est intéressée à la génération pivot des 40-64 ans pour mesurer les conséquences économiques de l’aide apportée à un parent en situation de perte d’autonomie. Son exploitation permet à Nina Zerrar de développer une approche originale combinant besoins d’aides, obligations familiales et professionnelles. Elle propose des éléments de réponse à la question de la liberté des aidants quant au soutien apporté à leur(s) parent(s) en situation de perte d’autonomie. Partant de la distinction entre liberté positive (capacité à faire ce que l’on souhaite) et liberté négative (absence d’entraves à ces actions), l’auteur développe une analyse économique portant sur le rôle des préférences individuelles dans l’aide apportée, combinée à des tests économétriques. Après la description de quelques caractéristiques principales des aidants, elle montre que le choix d’aider est partiellement et diversement contraint par la situation familiale et la situation professionnelle. Plus largement, l’analyse montre l’effet contrasté des deux indicateurs de liberté positive que sont l’altruisme et la réciprocité positive. Le premier augmente la propension à aider son parent tandis que le second conduit à une aide plus intense.

24En se fondant sur une approche qualitative, Cécile Charlap, Vincent Caradec, Aline Chamahian et Véronika Kushtanina examinent ce qu’ils nomment « le travail de l’articulation » entre la sphère professionnelle d’un aidant et l’aide à un proche âgé dépendant. Ils montrent comment le recours à des droits sociaux généraux ou conventionnels (congés payés, congés maladie, RTT, etc.) se combinent avec des arrangements locaux souvent peu officialisés pour assumer cette fonction d’aide. L’assouplissement informel des contraintes professionnelles dépend de nombreux facteurs, tels que les ressources et les pratiques du salarié, l’organisation du travail de l’entreprise, l’attitude compréhensive de la hiérarchie et des collègues, etc. Cette grande diversité engendre des inégalités importantes pour concilier la vie professionnelle et l’aide à un proche dépendant. L’action publique dans ce domaine en est interpelée.

25À travers l’analyse des débats publics portant sur la rémunération des aidants profanes dans les politiques du handicap et du vieillissement et suite à la réalisation d’entretiens auprès des principaux acteurs du domaine, Adbia Touahria-Gaillard et Arnaud Trenta soulignent les différences que l’on peut observer entre les considérations générales et les pratiques locales. Les arguments formulés à l’encontre de cette rémunération s’expriment au plan national et sur un mode moral. Ils se fondent sur le fait que les activités des aidants profanes sont considérées comme se déroulant hors du monde du travail, même si elles ouvrent certains droits en matière de formation, de soutien ou de congés. Leur rémunération serait source de confusion dans les rapports familiaux et pourrait engendrer un désengagement de l’État. Cependant, les observations conduites localement auprès de travailleurs sociaux font apparaître une acceptation pragmatique de la rémunération des aidants. Elle permet en effet une reconnaissance du service rendu et procure un soutien financier à des personnes en situation de précarité.

Notes

  • [1]
    Les femmes représentent 57 % de la population des aidants et s’investissent plus que les hommes auprès de plusieurs personnes dépendantes (Weber, 2010). Lorsque l’aidé est un homme, l’aidante unique est une femme dans 87 % des cas. Lorsque l’aidée est une femme, l’aidant unique est un homme dans seulement 58 % des cas.
  • [2]
    L’âge moyen des aidants est de 52 ans et près de la moitié d’entre eux sont en emploi (47 %) [enquête Handicap-Santé-Aidant (HSA), 2008, p. 88].
  • [3]
    Les aidants peuvent être rémunérés pour l’aide apportée au travers des deux dispositifs publics soutenant l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées. Un bénéficiaire de l’allocation personnalisée pour l’autonomie (APA) peut salarier un ou plusieurs de ses proches, à l’exception de son conjoint, et un bénéficiaire de la prestation de compensation du handicap (PCH) peut dédommager un membre de sa famille.

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Olivier Giraud
Jean-Luc Outin
Barbara Rist
Maîtresse de conférences en sociologie au Conservatoire national des arts et des métiers (CNAM), membre du Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE, UMR CNAM-CNRS).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/05/2019
https://doi.org/10.3917/rfas.191.0007
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