1Cet ouvrage collectif coordonné par Philippe Bance [1] interroge le concept d’« État stratège », que la théorie circonscrit généralement au champ économique. L’étude associe économistes, politistes, administrateurs et juristes, dont les disciplines respectives éclairent cette notion de manière transversale et à ce titre, inédite. Les auteurs tentent d’identifier les principaux déterminants de l’État stratège et d’en proposer un « idéal-type ». Leurs contributions visent à « préciser ce que pourrait être une nouvelle conception de l’État stratège » (p. 9), à mettre en lumière les difficultés induites par les dispositifs institutionnels qui lui sont associés et à en anticiper les évolutions possibles.
2Près de trente ans après l’émergence de la notion d’État stratège, ses théoriciens et praticiens semblent partagés sur son contenu et les suites à lui donner. Comme le relève Philippe Bance, « des interrogations majeures subsistent sur la capacité du modèle français à faire de son État un stratège » (p. 9). Comment l’action stratégique de l’État doit-elle se déployer ? Est-il préférable d’avoir « un État réduit, qui cherchera à compenser, par l’intelligence de ses calculs, la faiblesse de ses moyens ? » Faut-il plébisciter un « État proactif, prenant en compte la présence et le rôle croissant d’autres acteurs, mais gardant en main les atouts nécessaires à la réalisation de ses objectifs ? » (p. 414).
3Les auteurs mobilisent l’économie, le droit et la sociologie pour répondre à ces questions. Leurs analyses se fondent sur leurs expériences professionnelles et sont sources d’enseignements précieux. Les contributions pluridisciplinaires éclairent finement les enjeux et spécificités de ce modèle d’action publique. Selon Philippe Bance, « les analyses […] convergent […] pour considérer qu’il existe un besoin de refonder le modèle français autour d’une conception plus démocratique, plus participative et plus efficace de l’action publique » (p. 10). La lecture révèle toutefois de nombreuses divergences entre auteurs. Ces divergences ne permettent pas de faire émerger une vision uniforme et cohérente de l’État stratège. L’ouvrage n’en conserve pas moins toute son importance du fait de la nécessité actuelle de repenser ce modèle.
4Nous verrons ici que cette étude propose une cartographie exhaustive des caractéristiques de l’État stratège, des obstacles auxquels il se heurte et des voies d’amélioration possibles. Mais, aussi nécessaire et étayée soit-elle, l’étude ne parvient pas tout à fait à délimiter les contours de l’État stratège d’aujourd’hui et de demain.
L’action stratégique de l’État se déploie de manière transversale, dans tous les domaines de l’action publique
5L’ « État stratège » est une notion polysémique, dont les acceptions ont sensiblement évolué au cours des dernières décennies. Jean-Marc Sauvé, vice- président du Conseil d’État, le définit en ces termes : « À un État interventionniste, s’est substitué un État stratège et pilote, soucieux de faire participer les citoyens à l’élaboration des décisions administratives, sans pour autant se déposséder de ses compétences ni de ses prérogatives » [2]. Selon cette définition, l’État stratège associe les citoyens à la conception des politiques publiques, sans leur en déléguer l’initiative ni renoncer à les impulser à l’échelle nationale. Cette appréhension juridique et « processuelle » de l’État stratège s’oppose à une autre définition académique, davantage orientée vers le champ économique : « Par État stratège, nous entendons un État construisant ou participant à la construction de secteurs économiques de telle manière que ceux-ci remplissent des objectifs spécifiques liés à leurs activités » [3]. L’État stratège obéit ici à une vision tactique élaborée avec ses partenaires économiques. Selon cette seconde définition, l’État stratège a vocation à s’appliquer dans le champ des politiques économiques.
6Ces deux conceptions contrastent elles-mêmes avec le portrait qu’en propose Philippe Bance, coordinateur de l’étude : « Dans la volonté de faire de l’État un stratège, on entend le doter de la capacité de définir et piloter efficacement les politiques publiques nationales à moyen et long termes. On préconise pour ce faire le recentrage de son action sur ses fonctions essentielles, pour délaisser toute intervention jugée secondaire » (p. 31). Cet ouvrage se fonde donc sur une définition distincte de l’État stratège. Son action stratégique excède le seul champ économique. L’État recherche « une plus grande efficacité dans le pilotage de long terme de l’économie nationale et en matière de gouvernance des politiques publiques » (p. 9). La « cohésion sociale », que certains rattacheraient à l’État providence garant de la protection des individus, relève ainsi des attributions de l’État stratège. L’architecture du livre et les disciplines qu’il convoque traduisent ce changement de paradigme. Consacrée aux « grands objectifs de l’État stratège », la première partie traite des politiques industrielles, sociales et de l’emploi. Y sont précisées les orientations à donner dans ces domaines et les fonctions stratégiques de l’État (chapitres 1 à 5). L’étude évoque ensuite « l’organisation et le fonctionnement de l’État stratège », à l’aune des rapports qu’il entretient avec les entreprises publiques et ses relais institutionnels (Agences des participations de l’État et Caisse des Dépôts et Consignations). La troisième partie décrit les rapports de l’État stratège avec « l’Europe et le monde ». Enfin, son action est analysée en lien avec différents champs sectoriels (enseignement supérieur, santé, numérique, environnement, etc.) qui relèvent ici de l’action stratégique de l’État.
7Cette étude se singularise donc par une approche novatrice de l’État stratège. Son intérêt tient à l’inventaire exhaustif qu’elle propose des caractéristiques, limites et bénéfices de ce modèle de gouvernance. La richesse et la diversité des contributions en obscurcissent paradoxalement le message. Elles dressent en creux le portrait de l’État stratège. Ses déterminants et spécificités ne se lisent qu’en filigrane, ce qui complexifie la tâche du lecteur.
Chaque contribution met en lumière les défis et difficultés qui se présentent actuellement à l’État stratège
8L’État stratège coexiste, sur un plan théorique, avec l’État providence, l’État régalien, l’État régulateur, dont les visées et modalités d’action diffèrent sensiblement. La puissance publique est « multicéphale ». La Cour des comptes le rappelait dans un rapport publié en janvier 2017 : « L’État actionnaire coexiste avec l’État porteur de politiques publiques et prescripteur de missions de service public, l’État gestionnaire des finances publiques, l’État régulateur et l’État client » [4]. La puissance publique exerce ces rôles simultanément. La diversité des objectifs poursuivis a pour effet de démultiplier ses interlocuteurs et de l’exposer à de nombreuses contradictions. Cette polyphonie est un facteur d’affaiblissement de l’État stratège, comme le montrent de nombreuses contributions. On en retiendra deux exemples empruntés à Nicole Questiaux [5] et à André Tiran [6]. En matière de cohésion sociale notamment, l’État stratège doit « assumer sans complexe les valeurs qui fondent la solidarité nationale », dont il doit conserver le monopole (p. 103). Toutefois, s’il se veut stratège et donc « recentré sur son périmètre fondamental », il doit accepter de se défaire d’une partie de ses compétences au profit des associations, collectivités territoriales et acteurs de terrain au fait des besoins des populations locales.
9En matière d’éducation, la conciliation de ces objectifs est également malaisée. Les réformes intervenues dans le champ de l’enseignement supérieur ont renforcé l’emprise du ministère sur les universités, « contrairement aux objectifs de l’État stratège [7] », censé leur ménager une marge de manœuvre plus large. Chaque contribution rappelle combien « ce modèle présente de graves défauts, car source de coûts d’organisation, de transaction et de coordination en matière d’action publique » (p. 11). En matière sociale, à titre d’exemple, la coordination entre acteurs territoriaux et administrations centrales est souvent insuffisante (selon Nicole Questiaux, p. 104). Les auteurs formulent plusieurs propositions pour en rénover les voies d’action. On retiendra un exemple. La conduite de « grands projets » d’intérêt général s’inscrit pleinement dans la démarche stratégique de l’État. Barrages, éoliennes, centrales nucléaires, aéroports, suscitent mécontentement et colère des populations affectées par ces projets. Thierry Mignaux [8] (p. 173) propose divers outils permettant de dépasser les désaccords et définir des formes originales de participation.
10Quel modèle d’État stratège en France ? propose donc une cartographie étayée par de nombreuses données empiriques. Il semble toutefois difficile de refonder le modèle de l’État stratège sur le fondement de cette seule étude, comme le souhaiteraient ses auteurs.
Leurs propositions divergentes ne permettent pas tout à fait de dégager une vision uniforme de l’État stratège
11Malgré sa richesse, ce livre soulève deux difficultés, d’ordre méthodologique et conceptuel. La force de cette étude, on l’a dit, tient à la confrontation d’acteurs issus de milieux professionnels distincts. Cette polyphonie obscurcit toutefois le propos général du livre et ne permet pas de faire émerger une vision cohérente de l’État stratège « de demain ». Des points de vue contradictoires s’y expriment. À titre d’exemple, s’interrogeant sur les conditions optimales de mise en œuvre d’une action stratégique de l’État, Jacques Fournier (p. 125) en appelle au maintien de dispositifs institutionnels comme l’Agence des participations de l’État (APE). À l’inverse, David Azéma [9] recommande la suppression de la même APE au profit d’une configuration resserrée : l’État actionnaire doit se limiter à une gestion strictement patrimoniale des actifs qu’il détient au sein des entreprises publiques.
12Le rôle international de l’État stratège fait également débat. L’État stratège, nous dit-on, doit s’engager au niveau européen et s’intégrer dans une logique de rayonnement mondial. Trois contributions appellent ainsi l’État à peser sur le contexte international, à la faveur d’une nouvelle géopolitique (Viveret, p. 295), d’une réforme du système monétaire et financier international (Morin, p. 251) et de la taxe sur les transactions financières (Rey, p. 259) ou encore, d’un affaiblissement des agences de notation (Arnaud, p. 283). À l’inverse, certains auteurs appellent à limiter son action au seul champ national. S’agissant des attributions de l’État stratège, certains auteurs souhaitent les limiter à la régulation des activités économiques et sociales. En matière énergétique, Gérard Magnin (p. 369) en appelle ainsi à une mutation profonde du système énergétique français et à « l’empowerment » de la société française dans ce domaine. Ne sera stratège, que l’État « qui aura accepté de se dépouiller de ses prérogatives et fait confiance à la société et aux niveaux décentralisés pour mettre en œuvre notre futur paradigme énergétique ». À l’inverse, l’État se fait, par le biais d’entreprises publiques comme La Poste, le garant de la cohésion sociale, territoriale et économique. Son action en la matière doit être confortée et pérennisée (Borsenberger et Joram, p. 349).
Conclusion
13Ce livre confronte des points de vue d’une telle diversité, qu’il ne permet pas d’identifier précisément les composantes d’un modèle français de l’État stratège, malgré le projet de ses auteurs, ainsi formulé par Philippe Bance (p. 419) : « Ce livre a cherché à en tracer les contours et permis, espérons-le, de dresser une esquisse de ce qu’est ou plutôt devrait être un État stratège ». Le travail de synthèse fourni n’en demeure pas moins conséquent et d’une grande richesse. À l’image des articles qui composent cet ouvrage, la démarche de l’État stratège semble porteuse de tensions et de contradictions. Une clarification du corpus de doctrine de l’État stratège demeure nécessaire. Elle peut se faire sur la base de cette riche étude, qui en constitue le premier jalon.
Notes
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[1]
Président de la commission scientifique économie publique du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (France) – CIRIEC-France.
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[2]
Sauvé J.-M., (2014), « Le droit de la régulation économique », Allocution d’ouverture du colloque organisé par l’Association des Conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne (ACA-Europe), 16 juin, [en ligne] http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Le-droit-de-la-regulation-economique
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[3]
Billows S. et Viallet-Thévenin S. (2016), « La fin de l’État stratège ? La concurrence dans les politiques économiques françaises (1925-2015) », Gouvernement & Action publique, no 4, p. 9-22.
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[4]
Cour des comptes (2017), « Entités et politiques publiques. L’État actionnaire », Rapport public thématique, synthèse, janvier.
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[5]
Questiaux N., « L’État stratège et la cohésion sociale et territoriale », in Bance P. (dir.) [2016], Quel modèle d’État stratège en France ? CIRIEC-France, PURH, chap. 4.
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[6]
Tiran A., « L’État stratège et la réforme des universités », in ibid., chap. 16.
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[7]
Tiran A., loco citato.
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[8]
Mignaux T., « La contestation des grands projets et l’exercice de la démocratie : l’État stratège en question ? », in ibid., chap. 9, p. 173.
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[9]
Entretien avec David Azéma, « État stratège, politique industrielle et entreprises publiques », p. 168.