Introduction
1« C’est entre deux et six ans que se joue l’essentiel de la chance d’une profonde démocratisation de l’enseignement. L’école maternelle, premier instrument de justice sociale, est seule capable de compenser un peu l’inégalité fondamentale de l’origine sociale » (Edgar Faure, L’Éducation, 20 février 1969, cité in CRESAS, 1974, p. 114). Il y a déjà près de cinquante ans que le rôle fondamental de l’école maternelle en matière de démocratisation de l’enseignement est souligné. Aujourd’hui plus que jamais, l’éducation des jeunes enfants représente un investissement pour l’avenir et un des « retours » sur les investissements publics les plus rentables (Duru-Bellat, 2012). Elle constitue à la fois un levier pour une politique de prévention et d’intégration sociale, un moyen d’élévation du niveau général de formation et aussi un instrument de justice sociale. C’est ce dernier objectif qui, en France, est de longue date affiché en tête des priorités de l’Éducation nationale. À mesure que l’accès à l’école maternelle a été généralisé à la quasi-totalité des enfants de trois à six ans, la scolarisation des deux ans est apparue déterminante pour la réussite des enfants de milieux populaires (Garnier, 2016a). C’est elle qui est à nouveau visée par la relance d’une scolarisation précoce dans le cadre de la loi pour la refondation de l’école en 2013. Mais que vaut cette ambition politique sur le terrain ? Comment les enfants sont-ils accueillis ? Quelles sont leurs premières expériences de l’école ? Et qu’en pensent les enseignants et leurs parents ?
2Pour répondre à ces questions, notre analyse est focalisée sur l’ensemble des tout-petits, huit enfants d’une classe d’école maternelle en zone d’éducation prioritaire renforcée, dans le cadre d’une recherche [2] plus large sur différents types de structures collectives fréquentées par les enfants de deux à trois ans qui sont précisément à la charnière d’un système d’accueil des jeunes enfants, divisé à la fois selon l’âge et les institutions (Garnier et al., 2015, 2016). Sans reprendre ici les résultats de cette comparaison des expériences vécues par les enfants selon qu’ils sont accueillis en crèche, en jardin maternel, en classe passerelle ou en section de maternelle, l’objectif est de montrer les décalages entre les ambitions d’une politique de scolarisation précoce et la réalité d’une mise en difficulté d’une partie de ces enfants des milieux populaires, dès l’entrée à l’école maternelle. L’investigation systématique d’un petit nombre d’enfants permet de croiser la diversité des points de vue sur ce qui se joue entre les enfants, leurs parents et les enseignants à ce moment fondamental de l’entrée dans le système scolaire.
Scolariser les enfants de deux ans : question de politique et de recherche
3De quel type de politique relève la fréquentation de l’école maternelle par les enfants de moins de trois ans ? La question est posée ainsi dans un récent rapport : « À la question de savoir si la préscolarisation des enfants de cette tranche d’âge relève d’une politique d’accueil du jeune enfant ou d’une politique scolaire, les avis sont partagés. » (Cour des comptes, 2013, p. 34). De fait, les statistiques de la Direction de la recherche, de l’évaluation, des études et des statistiques (DREES) incluent toujours cette fréquentation dans le calcul de cette offre d’accueil, non sans préciser : « Même s’il s’agit d’un accueil d’une autre nature, il convient de prendre en compte également les places occupées par les enfants de deux ans dans les écoles maternelles » (Borderies, 2016, p. 25). Du côté de l’Éducation nationale, cette scolarisation précoce relève clairement d’une politique scolaire, comme en témoigne sa relance récente. Entre politique d’accueil des jeunes enfants et politique scolaire, la scolarisation précoce appelle une réflexion fondamentale sur la façon dont le travail de recherche peut rendre compte des réalités vécues par les enfants.
La relance d’une scolarisation précoce
4Si l’ouverture de l’école maternelle aux enfants de moins de trois ans n’est pas une obligation de l’Éducation nationale, elle a été un des éléments centraux de la politique des zones d’éducation prioritaire, lancée en 1981, qui mettait l’accent sur les enfants des familles défavorisées dans le but de prévenir l’échec scolaire (Warren, 2008, 2011). Or, avec la généralisation de l’école maternelle à la quasi-totalité des enfants de cinq ans au début des années 1970, puis de quatre ans vers 1980, et enfin de trois ans vers 1995, le taux d’accès des enfants de deux ans a atteint 35,5 % au milieu des années 1990 (MEN, 2014). À partir de 2000, l’accroissement démographique, l’absence de politique volontariste et un contexte de réduction budgétaire se sont conjugués pour réduire cette scolarisation, traditionnellement considérée comme une « variable d’ajustement » des effectifs dans le primaire (Suchaut, 2009). Une circulaire de décembre 2012 (MEN, 2013), inscrite dans le projet de loi de refondation de l’école, lui redonne de l’importance en tant que priorité pour l’enseignement primaire. En 2015, le taux de scolarisation de ces enfants est de 12 % et 22,2 % en réseau d’éducation prioritaire (MEN, 2016), avec toujours d’importantes disparités territoriales [3].
5En continuité avec les politiques précédentes, la réussite scolaire constitue la principale finalité de cette relance de la scolarisation des moins de trois ans, tout en marquant l’obligation nouvelle de les comptabiliser dans les prévisions des effectifs à chaque rentrée. Elle en précise les modalités d’accueil, la place des parents et le partenariat entre les services petite enfance et l’école (MEN, 2013). Là où, au début des années 1980, il s’agissait d’une préscolarisation des jeunes enfants (Garnier, 2016a), il s’agit aujourd’hui de favoriser une « scolarisation précoce » qui constitue « bel et bien la première étape d’un parcours scolaire et ne se substitue donc pas aux autres structures pouvant accueillir ces enfants. » (MEN, 2013). Développée à partir du milieu des années 1970, l’institutionnalisation de la maternelle comme étant une « école de plein exercice », pour reprendre ici une expression du programme de 2002 (MEN, 2002), est affirmée ici avec vigueur à l’égard des tout-petits, quels que soient les multiples débats qu’elle continue de susciter : débats sur l’adaptation de l’école maternelle à des enfants de deux ans ; débats en termes de politique démographique, de politique d’emploi et d’égalité hommes/femmes, liés à l’offre insuffisante de places en établissement d’accueil des jeunes enfants ; débats aussi économiques, notamment en termes de répartition de leur financement entre investissements nationaux et locaux, etc. (Garnier, 2016a).
Une chance pour « les familles éloignées de la culture scolaire » ?
6L’un des éléments essentiels de ces débats sur la scolarisation précoce de l’enfant porte sur l’efficacité proprement scolaire de cette politique et figure comme une évidence dans cette circulaire : « il s’agit notamment d’un moyen efficace de favoriser sa réussite scolaire, en particulier lorsque, pour des raisons sociales, culturelles ou linguistiques, sa famille est éloignée de la culture scolaire » (MEN, 2013). Pour diminuer ce qui serait de l’ordre d’une plus ou moins grande distance entre les familles et l’école [4], la politique qui s’impose tout naturellement est celle d’une emprise plus précoce de l’école sur la vie des enfants. Or, les effets d’une scolarisation précoce sur le devenir scolaire des enfants restent conditionnés par les démarches pédagogiques et les conditions d’accueil de ces enfants, dont un rapport récent de l’Inspection générale de l’Éducation nationale demande l’amélioration (Petreault et Buissart, 2014). En outre, ils font aussi débat en termes de résultats des enquêtes statistiques [5] sur le bénéfice scolaire d’une fréquentation précoce de l’école maternelle (Duru-Bellat et al., 1995 ; Ben Ali, 2012).
7En effet, si ce bénéfice d’une année supplémentaire en maternelle est global à l’entrée à l’école élémentaire, mais tend à s’effacer ensuite, il n’est pas homogène, ni égalisateur : « la préscolarisation précoce tantôt compense, tantôt accentue les inégalités initiales » (Duru-Bellat, 2002, p. 67). Mobilisées dans le discours politique comme pièce à conviction justifiant une scolarisation précoce, les statistiques restent impuissantes à clore des débats dont les enjeux sont à la fois pédagogiques, politiques et économiques (Garnier, 2016a). En outre, les chiffres ne disent rien sur les façons dont se (re)produisent ces inégalités sociales. D’où la nécessité d’un travail d’enquête empirique qualitatif pour analyser très précisément les situations vécues par les acteurs de première ligne que sont enfants, enseignants et parents lors de cette toute première année de maternelle.
Des performances scolaires aux expériences des enfants
8Bien que la dimension relationnelle des inégalités sociales de réussite scolaire, entre socialisations familiale et scolaire, soit aujourd’hui largement reconnue (Duru-Bellat, 2002), la plupart des recherches procèdent à la seule mise en rapport des observations des élèves en classe, notamment en termes d’activités dans tel ou tel domaine des apprentissages scolaires, avec le milieu social de leurs parents (Joigneaux, 2009). La question du genre, à ce niveau de la maternelle, est d’ailleurs peu traitée en lien avec la diversité socioculturelle des familles. En outre, les positionnements ou les pratiques des parents, notamment de milieux populaires, sont le plus souvent étudiés indépendamment de l’observation de ce qui se passe en classe pour leurs enfants (Périer, 2005). Enfin, rares sont les travaux qui dépassent une observation centrée sur chacun des élèves pour considérer également les différents réseaux de relations qui se tissent entre les enfants au sein de la classe (Sirota, 1988). Outre la famille et l’école, il faut prendre en compte le développement de cette sociabilité entre enfants (Delalande, 2001) qui, au-delà de la cour de récréation, n’est pas sans lien avec ce qui se joue en classe, du point de vue de leurs formes de participation au « script » (Brougère, 2016a) – entendu comme ce qui est attendu des élèves au fil du déroulement des activités dans l’espace-temps de la classe. S’il est influencé par les contraintes et injonctions de l’institution scolaire, ce script est une construction locale liée à une classe, un contexte, des pratiques pédagogiques et des interprétations du programme par les enseignants. S’attacher à rendre compte de l’expérience de chaque enfant demande ainsi de conjuguer la pluralité de ses dimensions en interaction qui sont marquées par des différences de genre et de milieu socioculturel, en particulier les manières dont les enfants s’approprient le script d’une classe mis en œuvre par son enseignant, ainsi que l’importance des relations avec les autres enfants.
9En outre, mettre en rapport ce que vivent les enfants dans la classe avec le point de vue de leurs parents sur ce qui se passe dans leur famille représente un véritable défi pour la recherche. Il passe ici par le choix d’une méthodologie visuelle, facilitant cette mise en relation. De la même façon, l’analyse du point de vue de l’enseignante, sa propre grille de lecture de ses pratiques professionnelles, passe également par l’adoption d’une méthodologie visuelle. Dans ce sens, il s’agit de favoriser la réflexivité des acteurs, qu’ils soient parents ou enseignants, et de mettre à jour leurs propres modalités de compréhension de l’expérience des enfants. Après avoir présenté cette méthodologie, nous examinerons sous la forme de portraits d’enfants, la diversité de leurs formes de participation au script scolaire et de leur sociabilité entre pairs, en regard de ce qu’en perçoivent leurs parents et ce qu’en dit l’enseignante.
Terrain et méthodologie du travail d’enquête
10Notre analyse est focalisée ici sur un des terrains d’une recherche collective (Garnier et al., 2016) : une classe de toute petite section et petite section (TPS/PS) d’une école maternelle de quatre classes. Le choix de ce terrain ne vise pas une représentativité au sens statistique : il constitue un cas singulier (Passeron et Revel, 2005) d’un contexte ordinaire de scolarisation précoce en éducation prioritaire.
Une classe en éducation prioritaire
11Inscrite dans un réseau d’éducation prioritaire renforcé, l’école maternelle est située dans un quartier d’habitat social d’une ville de 75 000 habitants de la banlieue parisienne. Classé zone urbaine sensible, ce quartier fait également l’objet d’un contrat urbain de cohésion sociale. Le bâtiment, une structure préfabriquée des années 1960, attend une prochaine rénovation et jouxte une autre école maternelle au sein d’un groupe scolaire qui comprend également deux écoles élémentaires.
12La classe de huit tout-petits et 14 petits [6] est encadrée par deux professeures des écoles à mi-temps (dont la directrice, déchargée à mi-temps) et un agent territorial spécialisé des écoles maternelles (ATSEM). Travaillant depuis plus de trente ans dans l’enseignement primaire, la directrice occupe ce poste depuis une dizaine d’années, après y avoir été enseignante. Elle connaît les familles du quartier, et le travail en zone d’éducation prioritaire représente de longue date un choix pleinement assumé. Accompagnée d’une jeune collègue titulaire remplaçante qui a deux ans d’ancienneté et travaille dans deux autres classes en élémentaire, c’est elle qui organise la gestion de la classe et la planification des activités des enfants [7].
Dispositif méthodologique et analyse des données
13Le travail d’investigation empirique dans la classe de TPS/PS comporte trois phases successives, réalisées entre février 2013 et avril 2014.
14Dans un premier temps, les chercheurs ont observé et filmé les rythmes de vie collective, l’organisation des modalités de participation des enfants, les interactions entre eux et avec les adultes, à travers le parcours des huit tout-petits, durant une journée : quatre garçons (Corentin, Rachid, Wallid, Harvey) et quatre filles (Kessia, Jeffica, Sarah, Naissa). Tous sont nés les quatre premiers mois de l’année ; tous habitent les habitations à loyer modéré (HLM) proches de l’école, à l’exception d’un garçon, Corentin, dont la mère est enseignante dans l’autre école maternelle [8]. Ensuite, des entretiens avec les parents ont été réalisés avec le support d’un montage vidéo d’une quinzaine de minutes montrant spécifiquement leur enfant au cours de différents moments d’une journée (accueil, activité en atelier et en regroupement dirigé par l’enseignante, moments dans les coins jeux de la classe, repas et récréation). Enfin, deux entretiens collectifs avec les professionnelles ont été réalisés avec le support d’un montage vidéo montrant les enfants lors de ces divers moments de la journée, puis des montages relatifs aux trois autres structures collectives étudiées par ailleurs (une section de grands en crèche, un jardin maternel et une classe passerelle).
15Cette méthodologie, qui conjugue les observations des enfants avec les points de vue des parents et des professionnelles, s’inspire à la fois de l’approche « mosaïque » (Clark et Moss, 2001) et de la démarche d’une « ethnographie polyphonique » (Tobin, 1989). La préférence accordée aux méthodologies visuelles vise à favoriser une vision des détails (Piette, 1996), qui est d’autant plus nécessaire ici que les rapports entre jeunes enfants et avec les enseignants opèrent de façon très largement non verbale (Zimmerman, 1982). Elles favorisent également un regard réflexif des professionnelles sur leur propre activité et elles offrent aux parents une certaine visibilité sur les activités de la classe et ce qu’y fait leur enfant, car rares sont ceux qui franchissent le seuil de cette classe. L’observation ethnographique systématique des huit tout-petits de cette classe permet de prendre la mesure de la diversité de leurs expériences en dressant une série de portraits conjuguant leurs différences et leurs ressemblances.
Portraits de tout-petits dans la classe
16L’entrée à l’école maternelle signifie la première confrontation des enfants à un script scolaire, c’est-à-dire à l’organisation collective d’un déroulé des activités qui sont attendues d’eux à l’école, ainsi que les interdits liés à son organisation spatio-temporelle, différenciant en premier lieu la cour de récréation et la salle de classe où l’« on ne fait pas n’importe quoi ». Dans la classe de TPS/PS observée, les enseignantes organisent à la fois des moments où les tout-petits sont réunis avec les petits (les regroupements en face d’un tableau, les activités motrices, les temps de sieste, les repas, les récréations…) et des moments séparés, moins nombreux, où ils ont des activités ou des tâches différentes, souvent avec le même matériel. Si on relève une plus grande indulgence pour les tout-petits au niveau des exigences disciplinaires, c’est le rythme collectif des plus nombreux, les petits, qui s’impose à eux dans la classe.
17Entrer à l’école maternelle, c’est aussi pour la majorité des enfants se séparer de leur entourage familial, découvrir une vie collective et tisser des relations avec « les copines et les copains », très fortement valorisées par les parents (Garnier, 2015). Pour les enseignantes de la classe de TPS/PS, la socialisation prend le sens de devenir élève, une des premières finalités du programme officiel de l’école maternelle de 2008 (MEN, 2008), en vigueur au moment de nos observations [9]. L’essentiel est à leurs yeux la dimension individuelle des comportements scolaires des enfants, non pas le développement des relations entre pairs.
Corentin : un enfant qui « fait toujours partie des premiers »
18Dans une école accueillant un public massivement populaire et migrant, Corentin, dont la mère est enseignante, représente un cas à part. Plus que le père, elle a hésité à scolariser son fils avant trois ans même si, explique-t-elle, celui-ci était propre et parlait bien :
« Dans ma carrière qui est toute petite, j’ai déjà vu une enseignante collègue accueillir des tout-petits, et là, c’était juste l’enfer pour eux. »
20Les parents, rassurés par la directrice et préférant donner sa place à son petit frère chez l’assistante maternelle, inscriront l’enfant dans cette école éloignée du domicile familial.
21Au moment de nos observations, en milieu du deuxième trimestre, Corentin paraît avoir très bien intégré le script de la classe, par exemple quand il propose à l’enseignante de sonner la cloche pour rassembler la classe en début de matinée, puis va directement s’asseoir au coin regroupement, ou encore quand il va tout de suite chercher son tablier pour l’atelier peinture. Il est aussi capable de rappeler les règles du fonctionnement de la classe à d’autres enfants, ainsi que corriger le travail d’un enfant quand la consigne n’a pas été respectée, par exemple la tour multicolore de Rachid quand il fallait choisir une seule couleur. Ce qui ne l’empêche pas de faire aussi tout autre chose que ce que l’enseignante demande et d’être souvent rappelé à l’ordre. Ainsi, à un atelier où il s’agit de faire des boules de pâte à modeler pour les placer sur le dessin d’une grappe de raisin : « Depuis le début, tu ne fais pas ce que j’ai demandé, tu me fais quoi ? », intervient l’enseignante. Il ignore la consigne pour faire ce qu’il a envie de faire, quitte à être de nouveau repris : « Au travail, Corentin, si tu ne fais pas au moins une boule… tu n’arrêtes pas. » L’enfant s’exécute : « Regarde ce que j’ai fait ! » En somme, Corentin montre sa capacité à répondre aux attentes de l’enseignante, tout en s’échappant souvent de l’emprise du script. C’est un des tout-petits performants de la classe, dit l’enseignante qui remarque aussi ses désobéissances. Il sait tout à la fois répondre aux attentes de l’enseignante, s’inscrire dans le script de la classe et le déborder par tout un ensemble d’attitudes et d’activités qui ne sont pas attendues.
22À travers le montage audiovisuel, les parents remarquent aussi la participation de Corentin au fonctionnement de la classe :
« Je trouve qu’il se tient vachement bien en fait et je pensais qu’il serait moins posé que ça, qu’il serait moins élève […]. Je ne pensais pas qu’il fait toujours partie des premiers qui vont là où il faut aller… », dit la mère.
24Le père en est moins surpris :
« Moi, je l’imaginais bien comme ça par contre, tu vois : dire aux autres, et puis raconter dès qu’il y en a un qui fait quelque chose mal. »
26La mère décrit ses imitations, à la maison, de l’autorité des adultes :
« Il prend ses animaux et il se joue des scènes : “non, toi, t’es pas sage, tu restes puni” ; enfin, des fois, il joue des scènes de l’école. »
28Au père qui fait remarquer, qu’« à la maison, on est peut-être plus restrictifs qu’à l’école, on leur demande beaucoup », la mère réagit en affirmant que les attentes et les rythmes sont « hypercadrés » dès le début. Enfin, les parents relativisent les rappels à l’ordre :
« Quand on nous a dit qu’il faisait le mariole, qu’il obéissait pas, qu’il faisait ci…, ça nous a fait sourire en coin. »
30Ils valorisent son adaptation aux formes et normes scolaires, tout en exprimant une certaine complicité avec ses échappées hors des injonctions de l’enseignante. Corentin semble s’autoriser des débordements, par sa maîtrise même du « métier d’élève » (Perrenoud, 1984).
31Il a développé une certaine complicité, y compris sous forme d’accrochages, avec Kessia qui, nous le verrons, participe également à la réalisation du script. On le voit aussi jouer avec d’autres enfants à se toucher les cheveux et le visage, notamment au coin regroupement. Mais, que ce soit dans la cour de récréation ou lors du parcours de motricité, il paraît craindre les bousculades, quitte à s’éloigner des autres. Jusqu’au point où il a manifesté son refus d’aller à l’école, comme l’explique sa mère :
« J’ai eu un moment où, je vous dis entre nous, il y a deux semaines justement où il me disait : “les autres me tapent, les autres me poussent, les autres machin” et où je me suis dit : “est-ce que c’est pas le milieu qui fait ça ? À l’école qu’il y a à côté [du domicile familial], est-ce qu’il vivrait la même chose ? […] Alors après, il m’a aussi dit : “ils font pas exprès.” »
33La mère marque ainsi une distance sociale entre son fils et les enfants du quartier, comme une altérité des hexis corporelles, qui joue tacitement dans les relations entre enfants.
Kessia, Naissa, Jeffica, Sarah : une entraide au féminin
34Du côté des petites filles, les rappels à l’ordre scolaire sont moins nombreux et moins appuyés que pour les garçons, comme si l’enseignante acceptait le présupposé d’une volonté de bien faire malgré leurs défaillances. Dans un atelier où il faut coller des troncs d’arbre et leur feuillage en papier, l’enseignante interpelle Naissa qui a oublié de prendre un pot de colle : « Naissa, il faut encore quelque chose. » Kessia le lui apporte et le lui ouvre, mais Naissa commence par prendre la colle dans le pot de Kessia, jusqu’à ce que celle-ci l’interrompe : « Mais non ! » Naissa colle un peu dans le désordre les éléments en regardant Kessia. Celle-ci réalise le travail attendu par l’enseignante ; elle aide également Naissa à respecter la consigne en lui offrant un modèle à imiter. Face au montage vidéo, la mère de Kessia souligne :
« C’est une enfant qui observe, qui écoute, qui est très autonome… qui participe quand il faut. »
36Elle est aussi « très polie », ajoute-t-elle.
37De son côté, l’enseignante est ravie que Kessia reste dans sa classe en petite section l’année suivante :
« Elle sera ma meneuse : quand les autres vont arriver, elle va montrer. »
39Même si Kessia s’attire de nombreuses admonestations, elle est souvent requise pour faire avancer la classe :
« Vous allez me dire ce que vous avez appris ce matin, ce que vous avez fait comme atelier. On va commencer par Kessia. »
41C’est aussi à Kessia qu’elle demande d’ouvrir les coins cuisine et poupées à la fin des ateliers. En revanche, Naissa est davantage en retrait et moins sollicitée par l’enseignante ; elle paraît se laisser guider par Kessia.
42Naissa est aussi en relation étroite avec Jeffica : par exemple, elle l’amène vers les bancs au moment du premier regroupement, puis s’efforce de lui prendre sa poupée en lui intimant : « On range ! », à la fin de la matinée. Au coin regroupement, Jeffica se précipite pour s’asseoir à côté de Naissa ; elles sont vite rejointes par Kessia. Jeffica est souvent occupée à jouer avec ses mains, ses doigts, ses vêtements, lors des regroupements ; elle regarde souvent autour d’elle comme pour chercher des repères et suit avec un léger retard les mouvements du groupe classe. Lors d’un atelier, elle est absorbée par la manipulation d’un des bouliers que l’enseignante a aussi donnés à Rachid et Harvey qui, selon elle, représentent avec la fillette les trois tout-petits « les moins dégourdis » de la classe. Silencieuse et calme, Jeffica suscite rarement les interventions de l’enseignante. En récréation, elle alterne des moments de solitude et des moments d’interactions non verbales, notamment en prenant la main de Wallid lors de balades, de rotations, de courses poursuites ou de rondes avec d’autres filles.
43Toutes les trois partagent des moments de jeu, en compagnie également de Sarah, formant un petit groupe de filles qui se retrouvent dans la cour de récréation. Lors de l’accueil, Kessia donne un feutre à Sarah, lui en apporte un autre, se montre attentive à son dessin, dessine sur sa feuille, puis range les feutres et la feuille de Sarah. Dans le coin lecture, Sarah est assise à côté de Kessia qui dit au chercheur : « C’est ma copine. » Kessia semble commenter son livre, ce qui suscite l’intérêt de Sarah ; celle-ci abandonne le sien pour se pencher sur celui de sa voisine qui devient ainsi une médiatrice de son activité de lecture. En regardant le montage vidéo, le père de Sarah relève qu’elle joue davantage avec des filles et raconte qu’elle aurait dit à un garçon de sa classe : « Nous, on est des filles, on a des robes. » Les parents de Sarah mettent fortement l’accent sur l’autorité des adultes. Sa mère indique :
« Elle a compris que c’est la maîtresse qui commande à l’école, [elle est] assez obéissante avec moi, mais très obéissante à l’école. »
45Son père souligne de son côté l’importance de respecter les normes, les règles et les rythmes scolaires, d’apprendre à « attendre » :
« Sarah écoute plus la maîtresse, parce qu’elle ne peut pas répéter chaque chose à chaque enfant, il y en a trop, alors ça devient automatique, c’est bien. »
47Au total, on remarque une coopération entre les quatre filles, qui n’est pas favorisée par l’enseignante et qui est très largement non verbale, passant par les objets, le regard, les gestes, les contacts et les jeux corporels (jouer avec les cheveux de l’autre, avec sa bouche pour faire des grimaces, etc.). La recherche de proximité physique peut être d’ailleurs reprochée par l’enseignante lors d’un regroupement sur les bancs où Kessia est venue se coincer entre Sarah et un autre enfant :
« C’est pas parce qu’on est copains ou copines qu’on est obligés d’être collés. Est-ce que vous me voyez ici avec mes copines ? »
49Il semble s’être créé un « entre-nous » des filles, même s’il n’exclut pas des relations avec les garçons, en particulier des moments de complicité et d’accrochage entre Kessia et Corentin ou Jeffica et Wallid. En tout cas, Kessia joue un rôle prépondérant à l’égard de Sarah et de Naissa, comme secondairement Sarah avec Jeffica, favorisant leur appropriation du script, en les soutenant dans le respect des routines et du rythme de la classe.
Rachid et Wallid : des enfants « très vifs et qui ont du mal à être à l’écoute »
50Si l’enseignante adresse à tous les enfants de multiples rappels à l’ordre, certains élèves sont plus particulièrement visés. Au moment d’un regroupement, Rachid ne s’occupe pas de ce que dit l’enseignante et réalise une sorte de gymnastique : tout en étant assis, il écarte les jambes et met les mains par terre, la tête presque jusqu’au sol. L’enseignante intervient : « Rachid, qu’est-ce que c’est que ça ? » Il se lève, jambes écartées, et est à nouveau rappelé à l’ordre. Il parle peu dans les moments dits de langage et se montre souvent en retrait des activités commandées par l’enseignante. Ainsi, quand il s’agit de déchirer une feuille orange en petits bouts pour « faire des carottes », il joue avec les papiers et se retrouve à plat ventre sur le sol, pour chercher ceux tombés par terre ; l’enseignante arrive, le soulève et le réinstalle sur sa chaise, ramenant à la logique du script de la classe cet élève dont la performance s’en éloigne trop et trop souvent.
51Plus encore que Rachid, Wallid fait l’objet d’une surveillance spécialement accordée à des élèves perturbateurs. Quand il enchaîne les glissades sur un banc, façon de s’occuper en attendant d’être appelé pour un atelier, il est fortement admonesté :
« Stop Wallid ! Stop ! Et tu m’as très bien entendue, parce que tu me regardais. »
53L’enseignante déclare en revenant vers le groupe :
« C’est comme cela que vous attendez ? […] Wallid, tu me fatigues. Tu vas rester puni toute la matinée. »
55Plus tard, une fois l’atelier fini, l’enfant se précipite pour jouer au coin garage, mais il est déjà trop tard, la cloche appelle à un regroupement de la classe. Il continue cependant à jouer avec une voiture ; l’enseignante l’interpelle :
« Wallid, tu me ranges ça, tu n’es pas en train de jouer ! »
57De fortes attentes disciplinaires vont de pair avec un script rigoureux de l’emploi du temps et des espaces dès la première année de maternelle. Les multiples rappels à l’ordre mettent en exergue les difficultés des enfants à s’y conformer, et ils ne manquent pas d’être remarqués par les parents. C’est le cas de la mère de Wallid, face au montage vidéo :
« Il y a des enfants, ils apprennent bien, ils sont concentrés et puis il y a pas de problème. Mais les enfants qui… enfin moi, je dis Wallid, qui sont très vifs, qui ont du mal à être à l’écoute et tout… C’est surtout lui, en fait, pour l’instant, qui me fait peur. Parce qu’il a des capacités, et j’ai peur qu’en fait, de ce côté-là… qu’on se dise : “bon, bah il… il sait pas se concentrer, il sait pas ça”, et on va le laisser, on va le laisser de côté. »
59Pourtant, cette mère ne critique pas l’enseignante qui jouit d’une forte confiance dans le quartier. C’est bien plutôt la « surcharge » d’élèves dans les classes qui fait l’objet de ses critiques, quand seuls arrivent à suivre les « débrouillards » ou ceux dont les parents sont « assez riches pour payer des cours particuliers ». Elle regrette :
« Enfin on peut pas s’occuper de toute manière de tous les enfants. »
61En décrivant Wallid comme un enfant « intelligent », « très alerte » et « rebelle », qui « ne rentre pas dans le moule » et qui, comme elle-même enfant, « a du mal avec l’autorité », sa mère souligne qu’il ne reçoit pas l’attention qu’il mériterait, et puis relève-t-elle :
« C’est un garçon, ça ! Il oublie la moitié des choses. »
63Tout en ne les remettant pas directement en question, l’inquiétude de cette mère montre l’arbitraire de ces attentes qui définissent certaines compétences enfantines comme des incompétences scolaires.
Harvey : un enfant « seul dans son coin »
64Si la turbulence des garçons est largement stigmatisée par le fonctionnement disciplinaire de la classe, il arrive aussi que leur manque de participation à la réalisation du script soit préoccupant. C’est le cas de Harvey, souvent en retrait des activités proposées par l’enseignante. Il prend rarement la parole dans la classe, ce qui surprend son père :
« Il parle bien ici [à la maison], mais il articule pas bien encore. Mais il sait pas mal de choses ; dans le film, je l’ai même pas vu prononcer. »
66Les parents soulignent en outre son refus d’aller à l’école en début d’année : « Il fallait aller le chercher à 11 heures », dit la mère. « Parce qu’il se déprimait, il voulait pas faire pipi, ni caca, ni rien du tout » ajoute le père. En fin d’année, Harvey pleure encore fréquemment à la cantine, et si nos observations montrent qu’il se lie avec d’autres enfants, il donne à son père – qui, en cachette, l’a d’ailleurs observé pendant la récréation – l’impression d’être encore « seul dans son coin ». Il explique :
« J’aurais voulu qu’il soit un peu plus sociable, qu’il s’amuse beaucoup plus avec ses amis […]. Il est encore un peu jeune, c’est vrai, mais j’aurais voulu qu’il s’adapte déjà. […] C’est ce qui m’inquiète un peu. Il est trop effacé. »
68La responsabilité des difficultés de l’enfant est ainsi imputée au jeune âge et au caractère de l’enfant lui-même, mettant hors de question les pratiques enseignantes ou l’institution.
Des enfants « trop petits » face aux « exigences » de l’enseignante
69Des enfants comme Harvey sont d’emblée « peu performants », pour reprendre les termes de l’enseignante, au sens où ils ne performent pas ce qui est d’emblée requis d’eux en tant qu’élèves : « Ils sont trop petits », justifie l’enseignante, en regardant le montage vidéo. Il y a ainsi, à ses yeux, une incompatibilité de fond entre ces « tout-petits » et le métier d’enseignant : « il faut désapprendre notre métier. » Or, ajoute-t-elle :
71Faire son métier, c’est nécessairement avoir des « exigences », des « objectifs » pour les tout-petits, « sinon quelque part, c’est qu’on les aurait délaissés en tant qu’enseignant. » Et c’est précisément en regard de leur appartenance aux milieux dits éloignés de l’école, que l’enseignante revendique leur scolarisation précoce et ses exigences (Brougère, 2016b). Elle explique :
« Ils ne viennent pas à l’école pour faire ce qu’ils veulent […]. On n’est pas une garderie, justement. »
73C’est cette conception de l’école maternelle et du métier d’enseignante qui permet de construire un script pour les tout-petits, très proche de celui imposé aux petits, c’est-à-dire aux enfants de plus de trois ans qui sont, rappelons-le, les plus nombreux dans cette classe de TPS/PS. Ce script traduit donc des attentes pour une classe de petite section plutôt que pour une classe de toute petite section, ainsi que la difficulté à gérer un double niveau. En effet, pour l’enseignante, la présence des tout-petits est un problème pour les petits qu’ils tireraient vers le bas, alors que c’est l’inverse qui anime le projet pédagogique de la section :
« Je dirais même qu’on essaie de tirer les tout-petits vers les petits, plutôt dans ce sens là. »
75En outre, la présence des petits implique de limiter les différences de traitement entre les deux groupes d’enfants :
« Il y a des moments où ils comprennent pas pourquoi on va accepter des choses chez les tout-petits qu’on va pas accepter chez eux, parce que eux, ils voient pas une différence énorme, en fait. »
77Dans ce cadre, le script repose en grande partie sur l’importance de la relation adulte/enfants, la parole de l’enseignante, l’énoncé de consignes ; ainsi ne pas les écouter, ne pas y être attentif conduit à passer à côté du script, même si cela peut être compensé par le soutien d’un autre enfant ou l’imitation de l’action des autres. La performance légitime des enfants implique une forte maîtrise de l’attention et une focalisation sur l’enseignante, lors même que ces tout-petits sont attirés par leurs pairs.
78En même temps, cette orthodoxie scolaire compose avec une relative indulgence pour les tout-petits par rapport aux petits, et, si les recadrages sont multiples, l’enseignante développe également une relation chaleureuse avec les enfants, dont ils témoignent à leur tour par leurs bisous. Pour rendre supportable leur scolarisation, elle investit une forte affectivité. En particulier, elle personnalise très largement les consignes ; par exemple :
« Qui est ce qui veut bien me faire une tour toute verte ? »
80L’impersonnalité de principe de la forme scolaire de socialisation (Vincent et al., 1994) est ici comme adoucie par une forte personnalisation des relations avec les enfants. Par ailleurs, face aux vidéos des autres structures, l’enseignante déplore un manque de moyens, dans une ville soumise à de fortes ségrégations territoriales (Garnier, 2014). Elle témoigne de son intérêt d’un accueil des deux-trois ans en classe passerelle qui, à travers la présence permanente d’une éducatrice de jeunes enfants, permet de conjuguer des cultures professionnelles différentes (Brougère, 2016b, Garnier, 2016b).
Défaillances des tout-petits dans la classe
81Ces portraits d’élèves/enfants sont comme des photos instantanées : elles ne disent rien de ce qui arrivera dans la suite de leur scolarité, qu’il faudrait investiguer avec un suivi longitudinal. Mais nos observations montrent que les exigences proprement scolaires, auxquelles sont confrontés d’emblée les jeunes enfants, peuvent mettre en difficulté une partie d’entre eux dont les familles sont dites éloignées de la culture scolaire, alors que, paradoxalement, c’est précisément cet éloignement qui justifie leur scolarisation précoce. Dès la toute petite section, les élèves sont jugés par leur performance scolaire, qu’il s’agisse de leur participation aux activités mises en place par l’enseignante, de leurs réponses vis-à-vis du travail attendu ou de leur respect de la discipline. Certains des tout-petits se révèlent ainsi « peu performants », pour reprendre à nouveau l’enseignante. N’est pas en cause son professionnalisme, mais précisément le fait qu’il s’agit d’une professionnalité focalisée sur l’enseignement, avec tout ce qu’elle véhicule de normes et de valeurs sur ce qu’il y a à apprendre à l’école, de jugements scolaires sur les performances des élèves : « Si un enseignant peut démontrer qu’il a suivi le rituel, le blâme ne porte pas sur lui, mais sur le malheureux écolier ou étudiant. L’échec peut être, et est effectivement, imputé à celui-ci » (Hugues, 1996, p. 94). Loin de remédier à ce qui seraient des défaillances des enfants de milieux populaires, une emprise scolaire plus précoce peut les aggraver d’emblée.
82La toute première performance scolaire attendue des tout-petits est celle du corps, qu’il faut savoir maîtriser pleinement pour obéir aux injonctions à l’immobilité ou prendre ses distances avec les autres enfants. Corps qu’il faudrait contraindre dans l’inaction des attentes ou forcer pour suivre le rythme collectif de la classe ou encore pour se concentrer sur des consignes qui, manifestement, ne présentent pas d’intérêt pour une partie d’entre eux. À cette maîtrise corporelle s’articule l’intérêt qu’ils devraient manifester pour des tâches qui imbriquent étroitement dimensions motrices et cognitives. Si, en grande section, Joigneaux (2009) a pu observer les difficultés d’une partie des enfants à coordonner les enchaînements d’actions requises par les fiches de travail scolaire, les difficultés des tout-petits tiennent d’abord à des actions empêchées ou contrariées, sanctionnées comme du « n’importe quoi ». En outre, si en grande section les attentes de réflexivité sur leurs apprentissages apparaissent très discriminantes (Joigneaux, 2009), la question de l’engagement des tout-petits dans le travail attendu d’eux est ici fondamentale ; c’est là que se jouent les toutes premières défaillances d’une partie d’entre eux si, précisément, leur envie de faire plaisir à l’enseignante ne compense pas (ou pas assez) le manque d’intérêt des activités proposées. En moyenne section, les enfants peuvent d’ailleurs exprimer ce poids du « travail » et des contraintes scolaires, la place trop réduite faite à leur activité ludique et, en particulier pour les enfants (de) migrants, la violence symbolique de l’institution (Rayna, 2014).
83Nous avons pu également observer des interactions de soutien et d’appui entre filles pour s’inscrire dans le script, à travers la production d’un « entre-nous » au féminin, dont nous n’avons pas vu l’équivalent du côté des garçons. Non qu’il n’existe pas de sociabilité entre garçons, mais elle ne semble pas se construire comme une relation de sollicitude (Gilligan, 2008). C’est dire l’importance des différences de genre qui composent avec la diversité des « entre-enfants ».
Conclusion
84L’objectif de cet article était d’une part de montrer un hiatus entre les ambitions d’une scolarisation précoce, une visée politique forte sur son rôle dans la lutte contre les inégalités sociales de réussite scolaire et d’autre part les difficultés rencontrées par une partie des élèves dans la classe de TPS/PS observée. Les exigences scolaires auxquelles ils sont d’emblée confrontés font obstacle à la réalisation des objectifs d’une politique de scolarisation précoce, en même temps qu’elles mettent en question leur bien-être (Brougère, 2010). Dans une maternelle devenue « école de plein exercice » (MEN, 2002), la scolarisation des enfants en fait d’emblée des élèves, au lieu de constituer une transition souple entre le milieu familial et le cadre scolaire (Garnier, 2016c).
85Si l’objectif n’était pas ici de comparer cette scolarisation précoce avec d’autres modes d’accueil des enfants de deux-trois ans (Garnier et al., 2015, 2016), l’analyse du point de vue de l’enseignante apporte un éclairage précieux sur ce qui s’y joue en termes d’identité et de pratiques professionnelles. D’une part, elle témoigne d’un antagonisme fort entre des représentations de l’école maternelle comme lieu d’enseignement et de la crèche comme mode de garderie des enfants. D’autre part, elle marque l’intérêt de la classe passerelle, moyen de dépasser cette confrontation en conjuguant ces différentes professionnalités, tout en offrant des conditions d’accueil spécifiquement adaptées aux enfants de moins de trois ans. Ce point de vue de l’enseignante indique du même coup l’importance des moyens humains et matériels à consacrer à une politique prioritaire. De la même façon, l’analyse des points de vue des parents permet de mettre à jour diverses attentes à l’égard des professionnelles et des façons différenciées de s’occuper des enfants au sein des familles. Enfin, même très jeunes, les enfants développent de nombreuses manières de s’approprier (ou non) ce qui leur est donné à vivre par les adultes et de vivre ensemble. Leur diversité mérite également d’être étudiée et prise en compte dans toute politique visant l’éducation des jeunes enfants.
Notes
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[1]
L’ordre de présentation a été défini par les auteurs.
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[2]
Cette recherche sur l’accueil et l’éducation des enfants de deux-trois ans, dirigée par Pascale Garnier, avec Sylvie Rayna, Gilles Brougère, Pablo Rupin et Natalia La Valle, a été financée en réponse à un appel de la Caisse nationale des allocations familiales.
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[3]
Ainsi, selon Abdouni (2014), la Seine-Saint-Denis scolarise 1,7 % des enfants de deux ans, quand plus d’un enfant de deux ans sur cinq est scolarisé dans les départements de l’Ouest, du Nord et du Massif central.
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[4]
Cette métaphore spatiale de familles culturellement « éloignées » ou « proches de l’école », vulgate sociologique reprise par le discours institutionnel, véhicule un ethnocentrisme scolaire (Giuliani et Payet, 2014).
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[5]
Pour une analyse de l’histoire de ces enquêtes statistiques relatives aux effets d’une scolarisation à l’école maternelle sur les résultats scolaires ultérieurs, notamment leur centration progressive sur les seuls enfants de moins de trois ans, et des débats qu’elles suscitent, voir Garnier (2012, 2016a).
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[6]
Ce mélange des tout-petits et des petits dans une même classe est la forme la plus fréquente d’une scolarisation précoce. Selon Abdouni (2014), les classes composées uniquement d’enfants de deux ans ne représentent que 4 % des classes et 11 % des enfants de cet âge accueillis en maternelle. Les enfants de deux ans sont donc scolarisés dans des classes multi-niveaux, 60 % d’entre eux sont dans des classes avec des enfants de trois ans, où ils sont minoritaires (en moyenne 24 élèves par classe dont sept âgés de deux ans). Près de six enfants sur 10 scolarisés à deux ans sont nés au premier trimestre.
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[7]
Les observations mobilisées dans ce texte sont centrées sur les temps de classe pris en charge par cette enseignante, directrice de l’école maternelle. Natalia La Valle, Gilles Brougère et Pascale Garnier ont réalisé le travail de terrain. Nous remercions ici les professionnelles, les enfants et leurs parents pour leur contribution à cette recherche.
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[8]
Le père de Corentin est chef de projet en télécommunication ; tous les autres parents font partie de milieux populaires : la mère de Rachid, divorcée, a repris un travail d’agent d’entretien à temps partiel depuis la scolarisation de son fils ; la mère de Wallid est également agent d’entretien ; les parents de Kessia sont coiffeur et cuisinière ; le père de Sarah est technicien et sa mère, au foyer ; le père d’Harvey est agent municipal et sa mère, au foyer. Malgré son accord pour l’observation et le filmage de sa fille, la mère de Jeffica n’a pas donné suite à nos propositions d’entretien. Tous les prénoms des enfants ont été changés.
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[9]
Notons que ce programme de 2008 ne porte que sur les petites, moyennes et grandes sections et qu’à sa suite, aucun document d’accompagnement n’a été produit spécifiquement pour les tout-petits, comme ce fut le cas du précédent programme, publié en 2002. Dans ce sens, la référence des enseignantes au « devenir élève », qui marque le programme de 2008, s’entend comme leur transposition aux tout-petits des compétences à acquérir dans les cinq grands domaines d’activité présentés dans ce programme.