Introduction
1Le management en Établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE) pose de plus en plus question ces dernières années, comme le montre la multiplication des dossiers d’étude commandés par la Caisse nationale d’allocations familiales – CNAF sur ces sujets (Odena, 2009 ; Petrella, Richez-Battesti, Laurent et al., 2014 ; Ulmann, Betton et Jobert, 2011). Ce thème émerge suite à trois évolutions principales récentes qui interrogent toutes l’organisation du travail dans les structures d’accueil de la petite enfance.
2Premièrement, les missions sociales de l’accueil de la petite enfance s’affirment. Les établissements d’accueil, issus d’une histoire sanitaire (Rollet et Morel, 2000), sont de plus en plus incités à se positionner sur des missions éducatives, concernant par exemple l’investissement social sur la petite enfance (Esping-Andersen et Palier, 2008) ou la lutte contre la pauvreté.
3Deuxièmement, les modalités de l’accueil des jeunes enfants évoluent, avec la mise en place, en 2002, de la prestation de service unique [1] et la demande corrélative d’adaptation du fonctionnement des établissements aux besoins des parents. Alors que le dernier rapport de l’Observatoire national de la petite enfance compte 2,5 enfants par place d’accueil en moyenne, les accueils à temps partiel, occasionnels, accueils d’urgence augmentent considérablement. L’activité n’est plus principalement axée sur la bonne prise en charge sanitaire et éducative d’un groupe stable d’enfants, mais aussi et surtout sur la gestion d’un flux d’accueil demandé pour des motivations diverses : activité professionnelle, socialisation, support à une démarche d’insertion, etc. Les professionnels doivent donc repenser leur activité, son cadre, ses finalités en fonction du public et de ses évolutions.
4Troisièmement, le positionnement des professions au sein des EAJE est bouleversé. Le décret d’août 2000 et ses différentes révisions (2007 et 2011) ont modifié le statut des éducateurs de jeunes enfants (EJE), qui peuvent être en poste de direction pour les établissements de moins de 40 berceaux, en direction adjointe ou en relais de direction pour ceux de taille plus importante. Ces EJE, qui travaillent également auprès des enfants, sont donc en tension entre deux pôles : l’activité auprès des enfants et l’activité de direction-management des équipes. À ce premier changement s’est ajoutée l’arrivée de nouvelles professions via les CAP et BEP petite enfance (auxiliaires de crèche) aux côtés des auxiliaires de puériculture. Ces nouveaux professionnels ne peuvent prodiguer des soins ; ils assurent une partie de l’animation, de la surveillance et des tâches auprès des enfants. Au vu des différences de durée et de contenu des formations de ces divers intervenants auprès des enfants, leur légitimité et, par contrecoup, leur management, sont interrogés (Bardaille et Bouvier, 2012 ; Cresson, Delforge et Lemaire, 2012 ; Devetter, 2012).
5Ces changements interrogent l’articulation entre les professions (à dominante sanitaire ou sociale/éducative) présentes en EAJE, ainsi que les formes de leur management. Ils interviennent dans un contexte marqué par la coexistence de trois principaux types de gestionnaire d’EAJE : les collectivités territoriales – 61 % des établissements en 2013 –, les associations – 31 % – et les entreprises de crèches – 7 % – (CNAF, Atlas des EAJE, années 2011 et 2013). À ceux-ci correspondent tendanciellement trois modèles de fonctionnement au sein des EAJE (Odena, 2009). Le premier repose sur un fonctionnement centralisé et vertical, particulièrement caractéristique des services municipaux de petite enfance, avec d’une part une prédominance des rapports de hiérarchie statutaires entre professionnels (autorité de la puéricultrice sur les auxiliaires de puériculture, prépondérance de ces dernières sur les CAP et sur les BEP petite enfance notamment) et d’autre part la relégation de la question des projets d’établissement au second plan. Le second modèle met en scène un fonctionnement horizontal, caractéristique des associations d’aide à la personne où la dimension de projet est première et où « les tâches de conception et d’exécution ne sont pas principalement réparties en fonction de la position hiérarchique de chacun, mais en fonction de son apport au projet » (Odena, 2009, p. 68). Le troisième concerne les crèches privées avec une « coordination verticale centrée sur des objectifs de rentabilité ».
6Cet article vise à analyser l’évolution et les conditions de possibilité du management au sein des EAJE à travers l’histoire singulière d’un service municipal de la petite enfance. Ce service est issu de la municipalisation de crèches associatives présentes auparavant sur la ville. Au fil des ans, les équipes ont connu le passage d’une gestion plutôt horizontale, par projets au sein de petites associations, à une gestion plus verticale en étant rassemblées au sein d’une seule association de grande taille, prestataire de service pour la ville, et enfin, à une gestion très verticale au sein du service municipal avec notamment une centralisation des décisions d’achats, de mise en place des formations auprès des professionnels, etc. Les relations d’équipe ont été fortement influencées par cette évolution qui met sous tension les relations managériales, avec notamment la naissance d’une concurrence entre EJE et directrices : à mesure que la position hiérarchique des directrices s’est affirmée au gré du changement du mode de gestion, elle est devenue d’autant plus un sujet de contestation. Mais, et c’est ce qui rend le cas de ce service particulièrement intéressant, cette municipalisation s’est également faite au gré d’arrangements et de jeux de pouvoir entre le directeur de l’association devenu responsable du service petite enfance (SPE) au sein de la municipalité et la mairie elle-même. Ces jeux, qui isolent et instrumentalisent les directrices, ont également un lourd impact sur leurs rapports avec les équipes et les EJE.
7Cette double particularité permet d’alimenter la réflexion sur le management de l’accueil de la petite enfance. La transition d’une gestion horizontale à une gestion verticale révèle les tensions et mécanismes de concurrence sous-jacents entre directrices, pour la plupart puéricultrices et EJE, pour la définition du leadership légitime. Cette mise en concurrence, dans une transition « ordinaire » entre ces deux modes de gestion, aurait pu être éphémère. C’est là que les jeux de pouvoir interviennent. En isolant et en affaiblissant relativement les directrices, ils la font perdurer et la rendent encore plus visible et, surtout, ils intègrent les équipes [2]. Aussi, ce qui se donne à voir, c’est tant la lutte parallèle pour le leadership des encadrants, que le type de leadership demandé par les équipes à travers leurs insatisfactions face à la vacance de management, voire leur prise de pouvoir sur ce dernier. Les directrices et les EJE proposent ainsi un leadership fondé d’une part sur l’encadrement hiérarchique, d’autre part sur l’accompagnement et la reconnaissance du travail. En définitive, l’histoire singulière de ce service donne à voir la « grammaire » spécifique du management de la petite enfance (quelles compétences les managers doivent-ils avoir ? Et quelle est la nature du cadre que les équipes demandent ?).
8Nous nous appuierons principalement sur les apports de la sociologie des organisations françaises (Bernoux, 2011 ; Crozier, 1963 ; Friedberg, 1997) et sur la théorie de la régulation de J.-D. Reynaud pour mettre en lumière les mécanismes de construction des modes de régulation locaux par l’analyse de l’interdépendance entre acteurs, de leur jeu sur et autour des règles, des conflits et des négociations locales (Reynaud, 1997). Quatre hypothèses méthodologiques guident cette recherche. En premier lieu et suivant en cela l’héritage de M. Crozier lorsqu’il décrit la formation des systèmes d’action concrets bureaucratiques, « ce sont les acteurs qui produisent le système » (Terssac (de), 2003, p. 20) : les acteurs sont relativement autonomes, ils ne sont pas le seul produit des règles qui les encadrent. Pour comprendre la formation des modes de régulation, il convient de partir de l’analyse de leur stratégie et de leurs interactions et non des règles elles-mêmes. En second lieu, le conflit est un mode normal de fonctionnement. Chaque acteur est porteur d’une rationalité qui lui est propre. La rencontre de ces acteurs par le conflit les constitue en une communauté qui construit une action collective en inventant des règles du jeu communes. Leur interdépendance les oblige à échanger et à se confronter pour régler leurs différends. Nous nous focaliserons donc sur l’analyse des conflits, des dysfonctionnements, des négociations et des marchandages. En troisième lieu, il s’agit de décrire le jeu des acteurs sur les règles : comment ces derniers les détournent-ils à leur avantage, comment créent-ils de nouvelles règles qui leur permettent de contrôler l’initiative de leur alter ego [3] ? En dernier lieu, les équilibres sont instables : il ne s’agit pas tant de s’intéresser aux régulations d’un système déjà construit, que de prendre comme objet l’activité même de régulation par laquelle les individus construisent les règles. Dans cette optique, l’explicitation de la construction des modes de régulation globaux nécessite une analyse temporelle : la genèse du secteur de la petite enfance considéré est donc une étape indispensable.
9Cet article s’appuie sur une campagne exhaustive de 98 entretiens semi-directifs avec les professionnels des EAJE et des services d’une des communes urbaines les plus importantes de France (tableau 1). En 2013, la petite enfance est le premier secteur d’intervention de cette commune qui offre 296 places d’accueil pour les enfants de moins de trois ans, dans 11 EAJE. Il mobilise d’importantes ressources humaines – plus de 100 agents employés – et financières – le budget annuel s’élève à 4,1 millions d’euros.
Répartition des entretiens

Répartition des entretiens
10Trois guides d’entretien ont été construits : le premier pour les auxiliaires de puériculture (AP) ; les auxiliaires de crèche (AC) ; les assistantes maternelles (AM) ; les éducatrices de jeunes enfants (EJE) et les AC du pool remplaçant. Le deuxième pour les directrices de structures et le dernier est destiné au personnel de mairie – service petite enfance (SPE) et direction générale (DG) de la municipalité. Tous partageaient cependant une même trame, pondérée différemment selon le public : une série de questions historiques pour faire ressortir les enjeux de la reprise en régie par la commune depuis 2003, une série de questions portant sur les relations de travail pour faire émerger les problèmes directement organisationnels, une série de questions qui portaient sur les pratiques afin d’identifier d’éventuels problèmes de souffrance au travail.
11Dans un premier temps, l’étude de la genèse du service petite enfance permet de saisir le vécu des directrices d’établissement, des équipes du service petite enfance et des autres services de la mairie, passant d’un mode de coordination horizontal à un mode vertical ; elle permet également de comprendre comment les directrices d’établissement se retrouvent « prises au piège » de luttes d’influence. Nous serons alors à même d’identifier dans une deuxième partie les modes de régulations locaux en intégrant le personnel des EAJE dans l’analyse. Quatre configurations de rapports de pouvoir – entre directrices, éducatrices et équipes – au sein des établissements du service seront décrites. Ces configurations, les prises de positions et les enjeux auxquelles elles répondent permettront en conclusion d’élargir notre réflexion à la « grammaire » du management de l’accueil de la petite enfance.
Genèse du service petite enfance et naissance de problèmes gestionnaires
12Pour comprendre l’influence des rapports de force interprofessionnels sur la coordination entre agents et les problèmes de management induits, contextualisons l’émergence des modèles organisationnels des EAJE étudiés. Cela nécessite une étude longitudinale de la morphologie du secteur (François, 2008) : qui sont les acteurs principaux (statut légal, ressources et contraintes) ? Comment sont-ils reliés les uns aux autres ? Comment leurs relations se stabilisent-elles ?
Tensions politiques et rapports de force institutionnels : d’une gestion associative à la reprise en régie
13Jusqu’à la fin des années 1990, cinq petites associations gèrent les équipements de la commune. Ceux-ci ne sont pas coordonnés, et leurs missions ne se recoupent pas. L’hétérogénéité de pratiques, couplée à l’augmentation de la population, les pousse à créer une association gestionnaire en 1991, pour réguler les flux, homogénéiser les pratiques et centraliser la prise de décision. La commune soutient cette démarche ; mais deux événements, économique et politique, la poussent à enclencher un processus de reprise en régie. Tout d’abord, l’association fait face à des problèmes financiers de plus en plus importants :
« Les relations ville-association, elles tournent toujours autour des financements. Comme par hasard, il n’y en a jamais assez, il faut toujours en rajouter. Et donc à chaque année, au moment de la négociation de la subvention […], l’association venait pleurer pour démontrer qu’elle avait besoin d’une aide supplémentaire de la ville. »
15Ensuite, le président de l’association se présente aux élections municipales contre le maire sortant en 2001, faisant de l’association « le bras armé » (membre DG municipalité) de cette opposition. Dans ce contexte, le changement du mode de financement des EAJE par la caisse d’allocations familiales (CAF) est le prétexte pour déclencher la mise en œuvre de la municipalisation en 2003.
16Cette reprise en régie pose immédiatement deux problèmes. La municipalité doit d’abord gérer l’intégration de 150 agents, dont une grande partie n’est pas favorable au changement par crainte de perdre des avantages statutaires et matériels. Ensuite, les services de la mairie n’ont d’autre choix que de nommer responsable du service petite enfance (SPE) l’ancien directeur de l’association, un proche du président. Lui seul connaît les établissements, et sa connaissance du terrain le rend indispensable :
« Forcément, sans lui, ça ne pouvait pas marcher. Les élus avaient décidé sur un coup de tête de municipaliser, mais la compétence, c’est lui qui l’avait. Il n’y avait que lui qui savait faire. Comment voulez-vous qu’ils se passent de lui ? »
18Ce processus, qui résulte tant de choix gestionnaires que de luttes politiques locales, déclenche des conflits institutionnels durables entre les services centraux de la mairie et le SPE. L’affrontement met en scène deux idéaux-types organisationnels qui correspondent aux coordinations horizontales et verticales (Odena, 2009). Le SPE, en tant qu’il rassemble les crèches anciennement associatives, reposerait selon les professionnels sur une absence de hiérarchie, sur la similarité et sur la solidarité de ses membres, capables de s’épauler régulièrement lorsque le besoin s’en fait sentir. À l’inverse, les services centraux de la mairie sont vécus comme étant très segmentés, avec une forte différenciation des tâches entre services et entre membres de ces services.
« Je n’ai pas la mentalité mairie, où chacun fait son travail, tout le monde se ferme dans son bureau. Ici, on prend le travail de l’autre, on s’aide, on échange. À la mairie, c’est de la paperasse. Ici, on fait des réunions quand on veut, c’est plus fluide, on est au courant de tout, c’est plus convivial et moins hiérarchique. »
20Les agents du SPE critiquent frontalement le « fonctionnement bureaucratique [4] » de la mairie. Tout d’abord, l’isolement des services est mis en avant. Les services municipaux sont réunis à l’hôtel de ville, alors que les locaux du SPE sont distants de plusieurs kilomètres, à la frontière d’une autre municipalité. Les agents du SPE doivent communiquer avec leurs collègues municipaux par téléphone et les trouvent trop peu disponibles. Ensuite, la formalisation excessive des procédures est un reproche couramment adressé aux services municipaux. Les exemples de lourdeur administrative sont fréquemment mobilisés.
22Le passage en régie donne ainsi le sentiment à nombre de professionnels des EAJE (tant les cadres intermédiaires que les professionnels de terrain) d’avoir perdu et des avantages liés à leur précédente convention collective et de l’autonomie de décision et d’action. Par exemple, un tiers des agents sont restés sous statut SNAECSO [5], alors que les autres relèvent de la fonction publique territoriale. Cette hétérogénéité de statut alimente des conflits entre agents :
« C’est parce que je suis SNAECSO que je suis mise de côté. On en a parlé la dernière fois aux réunions, en nous disant qu’il faudrait quand même qu’on arrive à toutes avoir le même statut. »
24Ce premier climat « simplement » conflictuel va se complexifier et prendre une tournure bien particulière avec les jeux de pouvoir entre chef du SPE, municipalité et directrices.
Des tensions institutionnelles aux tensions organisationnelles
25Au gré de la reprise en régie, le responsable du SPE est condamné à la construction d’une stratégie erratique. Ayant perdu son positionnement autonome de responsable d’association, il se retrouve indirectement inféodé au maire. Aussi cherche-t-il en permanence à profiter de son expertise pour rester en place et conserver une marge de manœuvre. Cependant, cette stratégie de brouillage le rend imprévisible tant vis-à-vis des agents de la mairie que de ceux du SPE :
« [Le responsable du SPE] a une attitude dérangeante par rapport aux personnes du service. Franchement, on vit un enfer. Avec lui, c’est jamais clair ; il y a des jours où ça va et d’autres où ça ne vas pas, on ne comprend pas pourquoi. Il faut toujours redemander, il nous laisse toujours dans le flou. »
27Surtout, la stratégie du responsable du SPE influence directement la marge de manœuvre des directrices d’EAJE, dont le positionnement va être fortement contraint.
28Celles-ci sont a priori des acteurs intermédiaires centraux, à l’interface entre les agents des établissements, le SPE et les services centraux de la municipalité. Potentiellement, cette position nodale leur ouvre des opportunités stratégiques pour gérer leur structure. Elles forment un groupe très soudé, se téléphonent de façon quotidienne, se réunissent en comité de direction une fois tous les 15 jours et assistent à des réunions d’analyse de la pratique tous les mois [6].
« On échange beaucoup entre nous. On est très solidaires. Si jamais il y en a une qui a le moindre souci, on sait qu’on peut faire appel à l’autre. C’est une grande chance. On a des réunions régulièrement ensemble, et s’il y a le moindre souci, moi, je sais que je peux compter sur les autres. »
30Comme les agents du SPE, elles font face à l’imprévisibilité du responsable du SPE :
« La communication passe bien [avec le service SPE], sauf avec [son responsable]. Il est très lunatique. [C’est une personne] de pouvoir, qui aime avoir certaines informations et faire ce qu’il veut […]. Parfois, tout va très bien, parfois, c’est la cata. Quand c’est la cata et qu’il vous a un petit peu dans le nez, là ce n’est pas la peine d’obtenir quoi que ce soit. »
32En outre, la stratégie du responsable du SPE consiste à s’allier parfois avec les agents salariés des EAJE, quitte à s’opposer aux directrices en assimilant leur positionnement à celui de la mairie. En court-circuitant les directrices face à leurs équipes, le responsable du SPE se construit une position de « dernier rempart » des professionnels de terrain face à la coordination verticale des services municipaux, qui lui permet de garder une marge de jeu face à la mairie.
« J’ai une professionnelle qui a directement écrit [au responsable du SPE], parce qu’elle souhaitait avoir tous les ponts du mois du mai. Nous avions dit peu de temps avant en réunion : “au mois de mai, vous vous arrangez dans les équipes pour prendre les ponts à tour de rôle.” La professionnelle a directement écrit [au responsable SPE, qui] m’en a fait part en disant : “Veuillez accorder tous ses ponts.” »
34De façon réciproque, la municipalité court-circuite régulièrement les directrices, dans ce qui devient un jeu de coups et contrecoups avec le responsable du SPE. Un exemple est symptomatique. Dans le courant de l’année 2012, le maire impose de ne pas différencier la composition des repas des enfants en fonction de la confession de leurs parents. La décision pose problème, notamment pour les parents qui souhaitent une alimentation cachère ou sans porc. Ces derniers sont incités à reprendre leurs enfants à midi et à les ramener à l’ouverture de l’EAJE l’après-midi.
« Les directrices se sont exprimées […]. On a dit qu’on n’était pas d’accord. Mais on nous a dit : “Si vous n’êtes pas contentes, c’est ça ou la porte !” […] C’est radical. Donc on a fait, même si on n’est pas d’accord. »
36Les directrices, en opposition avec la municipalité, se retrouvent ici alliées de facto avec le responsable du SPE qui les représente et qui tentera de négocier une adaptation du calendrier de la mise en œuvre de cette décision.
37Au final, les directrices n’ont aucune marge de manœuvre : leur action est entièrement contrainte par les jeux d’acteurs environnants. En opposition vis-à-vis de la municipalité, elles dépendent du responsable du SPE, alors même qu’elles ne sont pas alliées à celui-ci. Les professionnelles dans leurs équipes ne les soutiennent pas systématiquement ; elles ne peuvent former d’alliances stables. Leur solidarité apparaît plus comme une réaction face à l’imprévisibilité des autres acteurs, construite par contrecoup. Prises en étau, elles doivent se résoudre à ménager les uns et les autres, selon les circonstances.
38L’isolement des directrices est déploré, mais aussi approprié et utilisé de façon opportuniste par les agents des EAJE. La subordination n’épuise pas la capacité d’initiative (Terssac (de), 2003). Si le personnel des EAJE est cadré par les règles qui se sont construites au fil du temps entre la mairie, le responsable du SPE, les directrices des EAJE, il négocie en permanence, voire il les combat frontalement. C’est même par cette activité de conflit et de négociation qu’émergent et se stabilisent les modes de régulation locaux. La reconstruction des jeux de pouvoir entre acteurs des EAJE va maintenant nous permettre d’identifier quatre configurations.
Régulation et stabilisation des rapports de force
39Malgré les écarts de taille des EAJE visités (de 18 à 32 places), malgré les différences de modalités d’accueil (crèche, halte-garderie, etc.), seules quatre configurations de relations de pouvoir entre les acteurs ressortent : une configuration régulée, une configuration instable, une configuration autorégulée, une configuration inversée (tableau 2). À ces quatre configurations correspondent en outre trois formes de concurrence (Deroche-Gurcel et Watier, 2002) entre EJE et directrices.
Configurations de relations de pouvoir

Configurations de relations de pouvoir
Une configuration régulée
40Cinq EAJE (deux petits, deux moyens et un grand) correspondent à cette configuration régulée. La directrice occupe ici une position stable. Elle se contente d’épauler les professionnels sur le terrain lorsque les agents lui en font la demande, lors de l’arrivée des enfants le matin, lors des retrouvailles et des transmissions du soir précédant la fermeture et lorsqu’une absence maladie non prévue de courte durée est déclarée. À défaut de disposer de la légitimité statutaire que l’on pourrait attendre du mode d’organisation vertical en place, elle acquiert, tant par cette capacité à soutenir concrètement son équipe que par l’attention à ne pas s’ingérer dans les arbitrages quotidiens de cette dernière, une légitimité auprès de ses professionnels. Elle combine une proximité qui la rend accessible sans dissoudre son rôle ou sa capacité d’arbitrage spécifique :
« La directrice soutient énormément son équipe. [Elle est] sur le terrain quand il faut y être, puis sinon, quand il y a des choses à remonter au niveau de la mairie, elle n’hésite pas ; donc elle prend toutes nos demandes et elle les remonte, et pareil pour faire redescendre les enfants aussi. »
42Elle peut alors se permettre de mettre en œuvre un management participatif (par exemple, faire participer tous les agents à la première rédaction du nouveau projet d’établissement). Dans cette configuration, l’EJE assure la continuité de direction tout en conduisant les projets :
« Quand la directrice n’est pas là, je la remplace. Elle fait confiance, mais elle délègue peu. Ça me convient ; je lui fais remonter les infos du terrain. »
44Réciproquement, l’EJE connaît les limites de son poste et n’hésite pas à se référer à sa directrice. Elle revendique son rôle d’intermédiaire entre l’équipe et la directrice :
« La première étape, c’est d’arriver à détendre l’atmosphère, puis je prends [l’agent] en aparté ; la seconde étape, c’est [lorsque] je vois que ça ne fonctionne pas. Je fais appel à la directrice. »
« On est un petit peu le tampon entre les agents et la directrice, ça fait partie de notre rôle. Moi je fais bien remonter les informations du terrain ou les choses qui ne me semblent pas bien dans la pratique. Et elle est à l’écoute. »
47Les auxiliaires de puériculture et de crèche ne sont pas ou peu en conflit, et l’EJE est intégrée à l’équipe. Les professionnelles arbitrent en autonomie, sans se référer systématiquement à l’EJE ou à leur directrice :
« [La directrice] vous aide de temps en temps ? Par exemple pour l’accueil ? » « C’est rare, non, elle n’est pas beaucoup auprès de nous. Si on vient lui demander, il n’y a aucun souci. Mais autrement, elle n’est pas très présente dans la pièce avec nous. »
49La stabilité organisationnelle repose non sur une logique descendante, dans la mesure où les services de la mairie et le SPE sont pris dans leurs luttes intestines, mais sur l’aptitude de la directrice à tenir un cadre clair, légitimé par une capacité de soutien et de reconnaissance des professionnels en les aidant lors des périodes de tension et sur une capacité de délégation aux EJE pour qu’elles puissent assurer la continuité de direction et conduire des projets. Ainsi, les établissements de cette configuration disposent tous d’un projet d’établissement actualisé. Par ailleurs, la forme de la concurrence entre EJE et directrices envers les agents de terrain est « pure » au sens de G. Simmel : la lutte pour « séduire » les professionnelles est parallèle, au sens où les directrices et les EJE ne sont jamais en conflit direct. Dans cette configuration, et à l’inverse des trois autres cas, les directrices sont toutes de formation sanitaire (puéricultrices). Cela leur permet de développer un management d’accompagnement sans se sentir menacées dans leur position hiérarchique.
Des configurations instables, autorégulées et inversées
50La deuxième configuration est instable ; seul un EAJE de taille moyenne est concerné. À l’inverse de la configuration régulée, la directrice ne se contente pas de dépanner sur le terrain lorsque les agents lui demandent : elle intervient au gré de ce qu’elle estime devoir être corrigé dans les pratiques. Les professionnelles ressentent son intervention comme étant intrusive :
« On a vraiment l’impression qu’il y a un manque de compréhension, d’écoute et de considération, que ça fait un peu de blocus, qu’elle a du mal à entendre nos difficultés de terrain. Et ça, c’est embêtant. Parce qu’au niveau du management, c’est bien qu’il y ait une espèce de soutien, qu’il n’y ait pas que des choses directives. Elle ne laisse pas beaucoup la place à nos compétences […]. Elle dirige énormément toutes nos activités. C’est-à-dire, quand on se met à une table avec des enfants et qu’on dirige une activité, elle intervient régulièrement. Parfois, c’est un peu pesant quand même. »
52Ces interventions concrètes n’ont donc que partiellement le sens d’un soutien et aucunement celui d’une reconnaissance des difficultés des professionnels. Dans cette configuration, la directrice s’arc-boute sur une autorité statutaire, privilégiant les rappels systématiques à la règle formelle et la référence à la hiérarchie. Elle fait montre d’une autorité fermée et indiscutable, d’autant plus oppressante qu’elle n’est pas soutenue par la mairie ni par le SPE. L’EJE occupe une position faible en l’absence de délégation et de considération d’une directrice pour qui la question du projet est secondaire. Elle n’a donc pas la place d’assumer son rôle de continuité de direction et se retrouve discréditée auprès des membres de l’équipe :
« L’EJE a baissé les bras, elle ne sait plus se situer dans son poste. Elle n’est pas stimulante pour l’équipe. »
54Le projet pédagogique, légalement porté et construit par l’EJE, ne peut donc être stabilisé :
« Dans cette crèche, on ne sait pas qui est le garant du projet pédagogique. Il y a un manque d’évaluation de ce qui est mis en place, et pas de bilan proprement dit du travail ou des propositions qui sont faites, qui sont mises en place. C’est dans ce sens-là que je parle de compétence d’encadrement. »
56Face à ce manque de reconnaissance et à l’encadrement vécu comme coercitif de la directrice, l’équipe est fragmentée entre auxiliaires de crèche et de puériculture, mais se coalise surtout contre la hiérarchie (EJE et directrice), avec un sentiment d’injustice prégnant :
« Il y a une grande perte de confiance dans nos capacités de travail, […] pratiquement plus personne ne veut prendre d’initiative. Ça a été même jusqu’à ce que les collègues n’osent pas répondre au téléphone […]. [La directrice] a dit : “C’est plutôt les filles diplômées qui doivent répondre.” [Mais] une auxiliaire diplômée ou une auxiliaire non diplômée n’a pas plus de légitimité à répondre au téléphone ! Donc moi, je regardais la fille, et je dis [à la directrice] : “mais moi, je ne suis pas plus légitime.” Enfin, je la bouscule un peu en rigolant, mais on essaie de faire passer le message qu’il ne faut pas jouer à ça. »
58Conséquence de ce management ultra-statutaire de la part de la directrice et de difficultés de positionnement de l’EJE, le turnover et l’absentéisme des professionnelles se multiplient.
« Il y a énormément de filles qui partent à cause de ça, au niveau des difficultés avec la hiérarchie. Alors, on essaie de discuter avec elle, mais ça marche une semaine et ça repart en fait. »
60Au final, cette configuration est instable, car les agents se coalisent activement contre l’ensemble de la ligne hiérarchique et cherchent à faire valoir leur point de vue à travers la remise en question des différents niveaux d’encadrement.
61La troisième configuration autorégulée inclut deux EAJE moyens et un petit. La directrice est ici esseulée et sa position est faible. Très peu présente, elle reste quasi exclusivement dans son bureau sans aller jamais sur le terrain. Découragée par les jeux entre la municipalité et le service SPE ainsi que par son manque d’autonomie, elle n’investit pas son rôle au sein des structures. Dans cette configuration, elle ne bénéficie ni de la légitimité induite par le soutien quotidien du travail de l’équipe ni de l’autorité induite par une position de fermeté et de fermeture.
« Je ne sens pas [la directrice] très investie. C’est chacun fait son travail, puis voilà […]. Elle reste plutôt pas mal dans son bureau. C’est vrai que je ne la trouve pas trop sur le terrain. »
« Vous pensez que ce serait mieux si elle était proche du terrain ? »
« Oui, parce qu’elle verrait les ressentis. Je pense qu’elle sentirait plus les choses, puis qu’elle verrait les difficultés que ça met au niveau de l’équipe. »
63Faute de délégation d’une autorité que la directrice ne parvient ni à faire exister ni à faire circuler, l’EJE occupe une position faible. Les agents, quand ils la mentionnent, insistent sur son manque de crédibilité :
« On n’arrive pas à se coordonner ; elle prend des initiatives sans consulter les autres et elle me dit ce que j’ai à faire. »
65À l’inverse de la configuration inversée (voir infra), l’EJE ne peut pas profiter de la marge de manœuvre offerte par la directrice. C’est ici la taille des EAJE qui joue : l’autorégulation des auxiliaires est d’autant plus facile que l’établissement est petit. De leur côté, les auxiliaires forment en effet un groupe auquel ni la directrice ni l’EJE n’ont accès. Le fonctionnement autarcique des agents s’accompagne alors d’une multiplication de conflits relationnels entre eux, qui prennent rapidement de grandes proportions faute de régulation externe.
« C’est une équipe, déjà, où il y a beaucoup de caractères forts, et puis une directrice qui est un peu surmenée, je pense, par tout cela ; donc, du coup, c’est un peu difficile. […] Ce sont les relations à l’intérieur de l’équipe qui sont un peu tendues. Là, il n’y a rien de secret, actuellement je cherche donc à changer de poste. »
67Un exemple illustre ces problèmes de management induits par les rapports de force entre acteurs. Dans un des deux EAJE concernés, deux auxiliaires de puériculture furent victimes de harcèlement par un agent de cuisine recruté par la directrice. Malgré les remontées des deux auxiliaires, ni la directrice ni l’EJE n’ont transmis les informations à la mairie ou au SPE, conduisant l’une des deux à porter plainte directement en commissariat.
« Comment avez-vous géré les problèmes de la crèche ? »
« Sans doute insuffisamment, parce que je n’ai pas vu à quel point une de mes collègues était malmenée par cette autre collègue qui est partie. Je sentais qu’elle était malsaine, cette personne. J’ai entendu des réflexions négatives sur les unes et sur les autres, que j’ai essayé de reprendre une ou deux fois avec elle, en lui disant que l’important en petite enfance, c’est quand même qu’il y ait un esprit d’équipe […], que les enfants sentaient les tensions, et qu’il fallait à tout prix [les] éviter. »
69Cet épisode illustre également l’autorégulation subie des professionnelles, qui n’ont d’autre choix que de s’ajuster entre elles au coup par coup, faute de soutien de leur hiérarchie :
« Du coup, vous êtes allée voir la direction ? »
« Une fois, deux fois, trois fois, voilà. »
« Et à chaque fois… »
« Et ben, [la directrice] me disait : “Bon, bon, d’accord.” ou : “Oh, tu es sûre ? On est tous un peu fatigués.” Alors, je me refermais un petit peu sur moi. Et c’est là que je me suis dit : bon ben, je n’ai pas d’écoute quoi ! Donc ma collègue s’est occupée de [la personne qui harcelait], elle nous séparait. »
71La dernière configuration inversée inclut deux gros EAJE. Là encore, la position de la directrice est faible. Se tenant en retrait et ne s’imposant ni par l’autorité ni par le soutien, elle est décrédibilisée auprès de son équipe.
« À [l’EAJE], la directrice laisse un peu trop tout faire. Elle ne s’impose pas, elle ne tranche pas. »
73À l’inverse, la position des EJE est très forte. Lorsqu’elles parlent de leur travail, elles décrivent en réalité les fonctions et les champs de compétences d’une directrice : elles s’occupent de gestion de plannings, des relations avec les parents…
« Ces réunions, autant les exploiter à fond pour faire ce qu’on a à faire, et ne pas parler de la pluie et du beau temps. […] Donc, j’ai demandé [à la directrice] qu’on soit plus souvent en réunion, tous les 15 jours, moins longtemps, une heure, entre midi et deux, pour que ce soit régulier. Et qu’il y ait aussi la possibilité de réunions informelles pour régler les problèmes quand ils arrivent, plutôt que ce soit le fonctionnement actuel où chacune, à tour de rôle, elles vont dans le bureau et dire ce qu’elles ont envie de dire, et après, c’est la dernière qui a parlé qui a raison. C’est très malsain dans une équipe, au moins pour ce qui est professionnel. »
75Leurs propositions sont celles qu’une directrice pourrait mettre en avant : formaliser le statut d’EJE comme étant un statut en continuité de direction, redéfinir les profils de postes, etc.
« On a l’impression que [l’EJE] veut être en direction sur le terrain ; elle est toujours dans le bureau de la directrice, elle est jamais sur le terrain. Elle nous laisse tomber. »
77Les agents sont alors soudés contre leur hiérarchie. Ils mettent directement en cause leur directrice, leur EJE, ou les deux.
« On se sent pas proches de la directrice. Si j’ai des soucis je lui parlerai pas. Elle prend pas de décision, elle laisse son travail à l’EJE. »
« Notre directrice est cloisonnée dans son bureau, elle fait la navette pour voir si tout se passe bien, mais ça s’arrête là […]. L’EJE, dès qu’elle a quelque chose qui lui passe par la tête, il faut tout de suite qu’elle aille dans le bureau, mais quand elle va dans le bureau, c’est une demi-heure, une heure ! Pendant ce temps, nous, on se débrouille comme on peut sur le terrain. Elle nous laisse tomber ! Nous, on en a parlé à la directrice, on lui a dit : “Bon, il faudrait bien déterminer le temps de détachement qu’elle a et tout cela, parce que nous, cela nous pénalise sur le terrain, quand elle nous lâche, elle part.” Bon, […] jusqu’à présent, rien n’a été fait. »
80Dans cette dernière configuration, l’EJE tente de faire exister une autorité que la directrice peine à incarner. Ce faisant, elle s’éloigne des agents de terrain et perd sa légitimité à leurs yeux. Aussi, ces derniers refusent ses tentatives de cadrage et d’animation de leur activité. On assiste alors à un retournement de situation, où la directrice doit faire le tampon entre l’EJE et les agents.
81Deux autres formes de concurrence entre EJE et directrices apparaissent ainsi. Aux configurations instables et inversées correspond une forme de concurrence déséquilibrée où l’un des deux acteurs domine l’autre. Cependant la prise de leadership échoue : les agents de terrain refusent l’autorité statutaire revendiquée par la directrice – configuration instable – ou par l’EJE – configuration inversée. À la configuration autorégulée correspond une concurrence équilibrée entre EJE et directrice, mais de faible intensité (les deux acteurs occupent des positions faibles), qui donne l’impression aux agents que l’EJE et la directrice les abandonnent. Dans ces configurations, le profil des directrices est mixte, sanitaire ou social. En d’autres termes, une direction assurée par les formations de type sanitaire, longtemps considérées comme les seules légitimes à le faire, ne garantit pas une absence de conflit.
Conclusion
82Pour comprendre comment se déploient les problèmes de management du secteur de la petite enfance, nous insistons sur la nécessité de mener des études historiques et sociologiques locales des rapports de force. En nous appuyant sur la sociologie des organisations et sur la théorie de la régulation, cette étude de cas nous a permis de mettre en avant l’importance des conflits et des négociations lors de la construction des modes de régulation locaux. De manière générale, l’étude souligne la nécessité de prendre en compte l’ensemble des acteurs lors de l’analyse des rapports de force. C’est bien la prise en compte des stratégies de tous les acteurs (y compris ceux qui sont externes aux structures) couplée à l’analyse historique des conflits locaux qui permet de faire émerger quatre configurations de relations internes aux EAJE.
83Ces quatre configurations permettent de caractériser plus précisément les enjeux du management et de la coordination des professionnels de la petite enfance au sein des EAJE. On assiste en effet à un jeu à trois joueurs – équipes de terrain, EJE et directrices – autour de deux formes de management.
84La première concerne les dispositifs qui encadrent l’activité : définition stable des bonnes pratiques, des orientations de l’action, et les rapports entre professionnels : la stabilisation des formats d’activité permettant de sortir des conflits. La seconde forme de management concerne l’accompagnement et la prise en compte de l’activité réelle des agents. La première dimension de management est statutaire : elle repose sur une autorité externe à l’activité vécue par les professionnels. Elle est équilibrée par la seconde, qui repose sur une logique relationnelle (Singly (de), 2003) et qui permet de fournir aux professionnels des formats plus proches de leur vécu par l’intermédiaire du soutien du manager, de sa participation et de la prise en compte des contraintes de l’activité. Ces deux formes de management ne sont pas spécifiques au domaine de l’accueil de la petite enfance, mais elles sont fortement attendues par des professionnels qui expérimentent dans leur activité des situations ni prévues ni formalisées dans leur apprentissage initial (Ulmann, Betton et Jobert, 2011).
85Pour les équipes de terrain (premier type d’acteur), il s’agit ainsi de bénéficier d’un management qui encadre l’activité, la reconnaît et l’accompagne. Dans les configurations autorégulées et inversées, les équipes ont certes acquis une marge de manœuvre face à une direction effacée, mais qui ne les satisfait pas. Elles sont en effet laissées seules face à leurs conflits.
86Les EJE (deuxième type d’acteur) et les directrices (troisième type d’acteur) sont quant à elles prises dans une lutte autour de la définition et de l’occupation d’une place de manager – comment articuler dimension statutaire et dimension relationnelle –, dans un contexte où les conflits internes des services municipaux n’aboutissent pas à une définition claire des rôles de chacune. Dans la configuration régulée, la directrice construit une division du travail cloisonnée avec l’EJE. Tout en gardant une position statutaire qui ne devient pas écrasante, car trop univoque, elle actualise une dimension d’accompagnement de l’équipe et permet à l’EJE de construire l’animation du projet – permettant la reconnaissance de l’activité vécue et la construction de la légitimité de l’EJE –. La lutte est donc bien présente, mais elle est parallèle et produit des relations stables entre EJE, directrices et agents. En revanche, dans la configuration instable, l’EJE est prise en étau. La directrice impose en effet fermement un management uniquement statutaire qui ne permet pas ou peu à l’EJE de jouer un « contre-management » fondé sur la reconnaissance de l’activité vécue des équipes. D’où la déception sensible des professionnels face à une EJE trop faible. La concurrence entre EJE et directrice est ici complètement déséquilibrée au profit d’un acteur, à l’instar de la configuration inversée, où l’EJE prend la main. Dans le cas de la configuration autorégulée, la directrice et l’EJE sont toutes deux effacées et ne parviennent ni l’une ni l’autre à formaliser un mode de management, statutaire ou relationnel, d’où le même type de déception des agents, face à la faiblesse des EJE, que dans la configuration instable. La concurrence entre EJE et directrice est ici de faible intensité : face à l’effacement de la directrice, l’EJE ne parvient pas à faire alliance avec l’équipe, parce qu’elle ne met pas en place d’accompagnement et parce que la petite taille des structures rend l’autorégulation des équipes possible.
87Au final, la concurrence entre EJE et puéricultrices autour de la combinaison et de l’actualisation de ces deux dimensions de management est bien spécifique au secteur de la petite enfance. À une plus large échelle, ces dimensions peuvent être identifiées aux compétences sanitaires – statutaires – et éducatives – relationnelles – en jeu à travers la confrontation de ces deux professions.
Notes
-
[1]
La prestation de service unique (PSU), généralisée en 2005, prend en charge 66 % du prix de revient horaire de l’accueil de l’enfant dans la limite du prix plafond fixé annuellement par la CNAF, déduction faite des participations familiales.
-
[2]
Pour G. Simmel, la concurrence est une lutte parallèle (les concurrents ne cherchent pas à se nuire directement) qui produit une « valeur sociale objective » (Simmel, 1999, p. 302) : la concurrence crée un lien social entre chaque concurrent et une tierce personne, à l’exemple de deux commerçants qui cherchent à séduire un même consommateur. Dans cette optique, directrices et EJE en concurrence tentent des opérations de séduction et de négociation envers le personnel des EAJE.
-
[3]
Nous suivrons ici la critique d’E. Friedberg concernant la distinction de J.-D. Reynaud entre une rationalité stratégique (intéressée) qui suppose un agent stable, calculant des intérêts et cherchant à les maximiser, et une rationalité sociale (désintéressée) qui suppose un acteur créant des liens, un apprentissage mutuel. Selon E. Friedberg, il est vain d’opposer les deux rationalités : si l’échange est orienté vers la découverte d’une issue mutuellement acceptable, « il est tout autant orienté par et vers la production et si possible l’augmentation de la capacité de négociation de chaque participant » (Friedberg, 2003, p. 263) : l’échange social est politique et stratégique.
-
[4]
Pour M. Crozier, les quatre traits essentiels du système bureaucratique (étendue du développement de règles impersonnelles, centralisation des décisions, isolement de chaque catégorie hiérarchique et pression du groupe sur l’individu, développement de relations de pouvoir parallèles) sont à l’origine de cercles vicieux organisationnels. La bureaucratie est définie comme une organisation dont l’équilibre repose sur l’existence de cercles vicieux stables (Crozier, 1963).
-
[5]
Le SNAECSO est un syndicat d’employeurs autonome, reconnu comme représentatif des employeurs de la branche professionnelle des centres sociaux et culturels et des EAJE. Les différences entre le statut SNAECSO et celui de la fonction publique territoriale sont nombreuses : le nombre de jours de congés est différent, le personnel SNAECSO perçoit un treizième mois, etc.
-
[6]
Le profil de formation des directrices (puéricultrices ou anciennes EJE) est une variable qui définit en partie la forme de la concurrence entre EJE et directrices, mais elle ne vient pas influer sur les relations entre directrices.