Introduction
1Le paysage des politiques sociales a été profondément modifié par les différentes lois de décentralisation qui se sont succédé depuis le début des années 1980. Avec le transfert des compétences de l’État, les collectivités locales sont aujourd’hui l’échelon privilégié et incontournable de mise en œuvre des politiques d’action sociale. Cette territorialisation apparaît être un moyen d’adapter ces politiques aux spécificités locales, afin de permettre une plus grande cohérence et une meilleure qualité de l’intervention. La décentralisation traduit en effet la volonté de s’appuyer sur l’atout de la proximité afin d’améliorer l’efficacité des politiques d’action sociale. Elle incarne l’ambition d’une approche plus locale et transversale des politiques sociales, afin de dépasser les approches verticales et sectorielles, traditionnellement orientées vers des publics ciblés (Borgetto et Lafore, 2015 ; Palier, 2002). À l’origine, la décentralisation constitue aussi une impulsion destinée à amplifier les démarches de participation citoyenne et la mobilisation des ressources locales, comme stratégie de prise en compte des besoins sociaux et d’amélioration des conditions de vie. L’approche territoriale renvoie à la volonté d’impliquer les citoyens à l’élaboration et à la mise en œuvre de l’action publique, en particulier dans le champ social (Delevoye, 1997 ; Behar et Estebe, 2002).
2Parallèlement, les politiques sociales se sont peu à peu complexifiées dans l’articulation des niveaux territoriaux et la multiplication des acteurs publics et privés. Cette diversité des interventions dans le champ social (État, collectivités locales, organismes de sécurité sociale, associations) interroge d’une part la répartition actuelle des compétences et d’autre part le degré de coopération entre ces acteurs autour d’un projet de territoire. En effet, l’action publique locale s’est émancipée de sa tutelle, mais elle demeure aujourd’hui largement compartimentée, segmentée, et manque souvent de lisibilité. En même temps, les politiques d’action sociale ont été emportées par une vague de nouveaux dispositifs, de programmes et de prestations, dans une logique d’empilement, de ciblage et de technicisation croissante des interventions.
3L’acte II de la décentralisation, en 2004, a consacré le département comme chef de file de l’ensemble des politiques d’aide et d’action sociales [1]. On a pu qualifier cette étape comme incarnant l’avènement du « Département-providence » (Lafore, 2004) tant il est vrai que cette collectivité a vu ses responsabilités sociales s’accroître considérablement [2]. Cependant, le rôle principal du département dans le champ social n’est pas exclusif, car il est entouré par d’autres acteurs dont l’ancrage historique en ce domaine est également largement reconnu. Ainsi, bien que les compétences légales des communes en matière sociale soient très limitées, les responsabilités municipales, dans les grandes villes plus particulièrement, n’ont cessé de croître. Les communes (avec leurs regroupements le cas échéant) jouent de fait un rôle important dans la plupart des domaines de la vie quotidienne des citoyens, en particulier les plus démunis, de l’enfance à la vieillesse, et peuvent, en matière sociale, faire à peu près tout par l’intermédiaire des centres communaux d’action sociale (CCAS), notamment, et par le biais du partenariat associatif (Avenel, 2013a). De plus, les régions sont positionnées sur le plan de la formation professionnelle, notamment en matière sanitaire et sociale. Quant à l’État, ses responsabilités restent importantes, en particulier dans le domaine de l’action médico-sociale, par le biais du pilotage des agences régionales de santé (ARS). Enfin, le rôle de l’Europe s’est progressivement imposé dans les orientations législatives nationales, et le Fonds de solidarité européen (FSE) est devenu un instrument financier des politiques sociales sur le plan local.
4La décentralisation amorce aujourd’hui une nouvelle étape, avec une réforme de l’organisation des territoires destinée à clarifier les modalités d’exercice des compétences des collectivités locales et à améliorer l’efficacité et l’efficience de l’action publique et de ses missions. Cette réforme territoriale se fonde sur trois textes de loi qui ont été présentés successivement sur une période de trois ans. Après la mise en place des métropoles avec la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM), puis la refonte de la carte régionale avec la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions (réduites de 22 à 13), la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) pose à nouveau la question du devenir des compétences sociales sur les territoires.
5La loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), comme son nom l’indique, n’est pas une loi de politique sociale en tant que telle. Elle réforme l’organisation des territoires en visant à clarifier les compétences et à optimiser la gouvernance de l’action publique. Cependant, et c’est là l’une des difficultés, cette loi engendre par ricochet des modifications effectives de la politique sociale, qui pourraient s’avérer très importantes. Et ce d’autant plus que la réforme ne repose pas véritablement en amont sur l’affirmation d’une doctrine d’ensemble de l’action sociale, d’une explicitation de son rôle, de ses finalités et de son caractère décentralisé. En effet, l’analyse du processus législatif laisse apparaître une impression très contrastée, voire mitigée, dans la mesure où les débats parlementaires se sont montrés très chaotiques et finalement peu lisibles sur le plan de la conception d’ensemble de la décentralisation. Les trois textes de loi inaugurent moins un nouvel acte de décentralisation qu’ils ne constituent une tentative de rationalisation de l’existant, mais ils portent en germe toutefois une profonde réorganisation sur le plan local et, par effet rebond, du secteur social.
6L’objectif de cet article est de mettre en perspective les enjeux et les impacts de la réforme territoriale pour ce qui concerne la conception de la politique sociale et les modalités de sa mise en œuvre au plan local. Au fond, comment sont articulées ensemble (ou non) modernisation territoriale et modernisation de l’action sociale ? L’analyse qui va suivre s’assigne d’abord de dresser le bilan de cette nouvelle réforme territoriale au niveau de l’architecture administrative d’ensemble et des évolutions en matière des compétences sociales qui sont inaugurées par les textes de loi. Ensuite, il s’agira de s’interroger sur l’impact de ces évolutions concernant le modèle et les enjeux propres de l’action sociale.
Méthodologie
Le cadre de la nouvelle organisation territoriale
7La réforme de l’organisation des territoires a pour ambition de clarifier les modalités d’exercice des compétences des collectivités locales en spécialisant leur vocation à partir d’une désignation de chefs de file : aux régions l’économie et les grandes orientations stratégiques, aux départements la solidarité et au bloc communal les services de proximité. Le nouveau statut de métropole fait son entrée remarquée dans l’architecture territoriale.
Une volonté de clarifier les compétences des différentes collectivités territoriales
8Au départ, le projet de loi NOTRe prévoyait une profonde modification dans l’organisation des pouvoirs locaux, en particulier avec l’annonce de la suppression progressive des départements [3]. Cette orientation pouvait engager la réflexion sur des scénarios de dévolution des compétences sociales actuellement assurées par le département entre, d’un côté, la consolidation de l’intercommunalité voire de la métropole et de l’autre celui du niveau régional. Par la suite, on sait que la suppression du conseil départemental n’a plus été à l’ordre du jour. On a assisté, au contraire, à la réaffirmation du rôle de l’actuel chef de file en matière de politiques de solidarité, même si des incertitudes demeurent et que des évolutions sont à l’œuvre, avec en particulier la suppression de la clause générale de compétences (pour le département et la région) et le processus consolidé de métropolisation. Entre ces deux pôles, la loi NOTRe effectue un recentrage du conseil départemental sur ses missions de « solidarités territoriales et humaines ».
Le département maintenu et recentré sur les missions de solidarité et de développement social
9Le rôle du conseil départemental en matière d’action sociale est donc confirmé « pour mettre en œuvre toute aide ou action relative à la prévention ou à la prise en charge des situations de fragilité, au développement social, à l’accueil des jeunes enfants et à l’autonomie des personnes » (article 94). Il est également compétent pour « faciliter l’accès aux droits et aux services des publics dont il a la charge » (article L. 3211-1). La loi MAPTAM, il faut le souligner, ajoute la compétence en matière de développement social et inscrit cette notion, pour la première fois, dans la loi, en confiant la mise en œuvre au département, renommé « chef de file de l’action sociale et du développement social ». Cette orientation inscrit l’action sociale et le travail social dans un projet politique élargi à une perspective de développement social [4].
10Une fois encore – comment ne pas le noter ? – on remarquera l’étonnante capacité du département à transformer ce qui est, pour certains, son handicap (il serait l’échelon intermédiaire de trop, hérité d’un autre âge) en un avantage et un levier incontournable au service des politiques de solidarité. En effet, le département semble à chaque fois − non sans confusion − se renforcer des annonces de suppression dont il est la cible : 1983, 2004, 2014 sont autant d’étapes qui réitèrent le même scénario. « Intercesseur » entre les territoires ruraux et urbains (Béhar, 2002), circonscription administrative historique des services déconcentrés de l’État, ancien espace politique et électoral dans le prolongement de la loi de 1871 (Le Lidec, 2008) et inscrit souvent, de ce fait, au centre du débat sur la critique de l’empilement des niveaux de collectivités, le département se trouve en réalité au centre du système (Gregory, 2014). Toutefois, la nouvelle carte régionale a finalement légitimé indirectement le maintien du département comme échelon de proximité. En effet, la réforme territoriale crée des régions trop grandes pour qu’elles puissent réaliser des opérations relevant de l’action sociale de proximité. Paradoxalement, l’échelon infrarégional se trouve donc renforcé. Dans ce cheminement, il faut le souligner, l’assemblée des communautés de France, dans son rapport intitulé Intercommunalité et Développement social (ADCF, 2015), affiche une grande réserve sur l’éventuelle reprise des compétences sociales départementales par les communautés de communes. Ce rapport défend le modèle du département, chef de file des politiques de solidarité, dans l’animation des partenariats locaux, notamment avec les communautés de communes. De fait, il n’y a pas vraiment de candidat à la reprise des compétences sociales départementales.
Consolidation des intercommunalités et montée en puissance des métropoles
11Si la loi NOTRe réaffirme le rôle du département, elle consacre aussi la montée en puissance des intercommunalités (ou « bloc local ») comme unité de base du système territorial. Le seuil de création des intercommunalités passe de 5 000 habitants à 15 000 habitants. Toutes les communes devaient par ailleurs adhérer à un EPCI au 1er janvier 2017. On assiste donc à la consolidation de l’intercommunalité [5], tant sur le plan territorial avec l’émergence de grandes voire de très grandes entités, que sur le plan des organisations avec des compétences obligatoires étendues (collecte des déchets, tourisme, accueil des gens du voyage, traitement de l’eau et assainissement). En effet, au 1er janvier 2017, la France compte 1 263 intercommunalités, soit une réduction de 39 % par rapport à 2016. La majorité d’entre elles comptent dorénavant entre 15 000 et 50 000 habitants (contre 5 000 à 15 000 habitants auparavant). Mais, sur le plan politique, il n’y a pas encore l’accès au suffrage universel direct au niveau de l’intercommunalité, car les maires s’y opposent. Avec le scrutin, la commune est souveraine. Le mode de représentation politique du niveau intercommunal reste toutefois une question en devenir. L’affirmation des métropoles, nous y reviendrons, s’inscrit dans ce processus général. Dans la lignée du rapport Balladur (2009), la loi du 16 décembre 2010 sur la réforme des collectivités territoriales avait déjà impulsé cette volonté. Mais cette loi s’était révélée être un acte manqué, car il s’agissait d’un objet nouveau sans compétences. La loi MAPTAM franchit cette fois une étape en instaurant le statut de la métropole, destinée à partager la dynamique de rayonnement international avec les grandes régions. Or, la loi permet aux métropoles de prendre en main sur leur territoire certains blocs des compétences sociales départementales.
Renforcement des régions, acteurs stratégiques
12Une autre évolution, impulsée par la loi NOTRe, réside dans une régionalisation plus forte, ne serait-ce que par la taille des nouvelles entités, visant à inscrire l’intervention locale de celles-ci dans des échelles plus grandes. Les régions ont dans leur main l’orientation, la formation professionnelle et le développement économique (mais pas Pôle emploi). L’entité régionale se doit d’établir de nombreux schémas destinés à donner un cadre de programmation et d’orientation aux pratiques locales. La compétence renforcée en matière de développement économique se traduit notamment par l’élaboration d’un schéma régional de développement économique, d’innovations et d’internationalisation (SRDEII) [6]. La loi accroît donc les responsabilités de la région et opère en particulier des transferts de compétences des départements vers les régions. Ces dernières sont confirmées comme des acteurs stratégiques de premier plan.
13En définitive, la loi NOTRe dessine grosso modo le paysage suivant : les communes sont installées dans leur rôle de proximité avec la clause de compétence générale ; les intercommunalités montent en puissance, avec un nouveau rôle des métropoles dans la structuration des territoires ; les départements sont recentrés sur la solidarité sociale et territoriale ; et enfin les régions se trouvent confortées dans l’aménagement du territoire et le développement économique. Mais, au bout du compte, cette nouvelle réforme territoriale crée une strate supplémentaire (métropole) en plus des quatre échelons déjà existants. Le système politico-administratif local de la IIIe République est maintenu (commune/département), en même temps que s’affirme structurellement le modèle région/intercommunalité/métropole, comme sorte de palliatif des inadaptations du premier modèle. En somme, on reste ainsi collectivement dans une sorte d’hésitation entre un modèle et l’autre, les différentes parties prenantes ne parvenant pas véritablement à choisir. Résultat : on aboutit à une situation d’empilement de structures [7] qui ne semble pas aller dans le sens d’une clarification des responsabilités, notamment sur le plan social.
La suppression de la clause de compétence générale pour le département
14L’une des questions récurrentes du débat depuis le début de la décentralisation des années 1980 concerne l’enchevêtrement des compétences et la volonté de rationaliser leur attribution en les distinguant de celles de l’État et en les ordonnant par collectivités. La suppression de la clause de compétence générale est ainsi un sujet qui revient sans cesse. Dans un premier temps, la loi prévoyait de rétablir la clause de compétence générale des départements et des régions qu’avait supprimée, à compter du 1er janvier 2015, la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, suppression de nouveau envisagée avec la loi NOTRe, un an après…
15Sous cet angle, l’un des changements non négligeables, ne serait-ce que sur le plan symbolique, tient donc dans la suppression de la clause de compétence générale (article 94) pour les départements (ainsi que pour les régions). La commune demeure ainsi l’unique échelon de collectivité à disposer de la clause de compétence générale. La suppression de cette clause contribue à spécialiser les territoires et leur vocation à partir d’une définition ciblée des responsabilités et la désignation de chefs de file : développement économique et orientations stratégiques de la politique de formation pour les régions, politiques de solidarité pour les départements. Mais les compétences « culture, sport et tourisme » (ainsi que « la promotion des langues régionales et de l’éducation populaire ») ne sont pas concernées et restent des compétences partagées entre les différentes collectivités, et pourront donc toujours contribuer à nourrir la politique sociale générale du département. Par ailleurs, de nombreuses exceptions et dispositions législatives inscrites dans d’autres codes que le Code général des collectivités territoriales (CGCT) autorisent les collectivités concernées à exercer des actions au titre des compétences facultatives, y compris dans des champs de compétence où d’autres échelons sont désignés exclusivement compétents. Certaines analyses juridiques en viennent dès lors à douter de l’effectivité même de la suppression de la clause de compétence générale (Pauliat et Deffigier, 2015).
16Nous pouvons donc relativiser certaines hypothèses, pour lesquelles cette suppression engendrerait une contradiction entre la spécialisation des responsabilités sociales du département et la perspective d’une approche globale du développement territorial. Par exemple, l’intervention au titre de la clause de compétence générale du département dans le champ du développement économique pouvait contribuer à irriguer la politique d’insertion socioprofessionnelle générale du département. De plus, la concrétisation d’un objectif d’intervention globale du département en faveur des solidarités relève d’une approche transversale, qui ne concerne pas seulement la politique d’action sociale, mais implique la mobilisation de l’ensemble des politiques départementales – sociales et également économiques, urbaines, éducatives, culturelles – sur le territoire (Dinet et Thierry, 2012). Dans cette perspective, la suppression de la clause de compétence générale pourrait resectoriser massivement l’action sociale et remettre en cause l’approche territoriale et son référentiel (diagnostic partagé/projet/contrat). Cette dynamique interviendrait à rebours du travail de décloisonnement et de développement engagé par les départements. Cette crainte semble toutefois excessive au vu des possibilités ouvertes par les compétences obligatoires restantes et par les compétences facultatives mobilisables, qui laissent des marges de manœuvre non négligeables en termes d’innovation sociale.
17En effet, le champ des politiques de solidarité, tel qu’il est défini par la loi NOTRe, renvoie aux « capacités d’intervention pour les solidarités territoriales et humaines », ce qui confère au département une amplitude d’intervention importante. Plus précisément, il est à la fois maintenu dans son rôle de chef de file de l’action sociale et sommé de s’affirmer dans la mise en œuvre des « solidarités territoriales [8] ». Cette vocation de solidarité territoriale du département est concrétisée à l’article 98 par la compétence d’élaboration, en collaboration avec l’État et en association avec les intercommunalités, d’un « schéma départemental d’amélioration de l’accessibilité des services au public » (SDAASP). Ce schéma doit se conclure par des conventions avec des communes/EPCI et avec des opérateurs privés. Le législateur met l’accent sur le rôle d’accès aux droits et aux services des populations dont le département a la charge. Le passage de l’expression « services publics » à celle de « services au public » n’est pas neutre : la première relève d’une action publique, la seconde est plus large et associe des services privés (comme La Poste en milieu rural). Cette disposition ouvre pour le département la possibilité de créer en partenariat avec les organismes de sécurité sociale et les services de l’État des « maisons des services aux publics » qui font émerger l’idée de concrétiser un premier accueil social inconditionnel, dans l’optique d’un guichet intégré [9].
18De ce point de vue, la loi NOTRe semble favoriser une fonction d’ingénierie territoriale du département, en articulation avec les responsabilités sociales. Elle accorde à cet échelon un rôle d’équilibre et de régulation entre les territoires. Toutefois, le rôle du département en matière de solidarité territoriale est subsidiaire par rapport à celui des autres collectivités. Il intervient en complément. Il n’y a donc, finalement, qu’un nombre relativement limité de compétences directement exercées en priorité par le département. Dans l’ensemble, les compétences du département se réduisent [10]. Cet échelon semble davantage positionné, avec sa fonction d’assistance à certaines communes, dans son rôle historique d’acteur des territoires ruraux, dans la mesure où l’amorce des délégations ou des transferts de compétences à la métropole le destine à s’éloigner des zones urbaines. La réforme laisse ainsi perdurer la place ambiguë du département entre les grandes régions aux ambitions économiques internationales consolidées et les intercommunalités et les métropoles qui s’inscrivent de façon structurelle dans le paysage. Il demeure certes la collectivité chef de file des politiques de solidarité. Mais la loi NOTRe ne fait qu’attester cette situation, elle ne la renforce pas véritablement. En somme, elle constate les compétences sociales du département, plus qu’elle ne les consacre.
La nouvelle donne : l’ancrage des métropoles
19La loi MAPTAM marque une nouvelle étape, qui consiste à délimiter le rôle des métropoles et à leur conférer un statut [11]. Il est question, en particulier, de passer du projet urbain de la ville au projet métropolitain, dans lequel la politique sociale aurait toute sa place. La métropole consacre la reconnaissance du fait urbain dans la société française en matérialisant sa prise en compte juridique et administrative. Elle signifie la traduction politique et institutionnelle de la métropolisation urbaine, déjà à l’œuvre dans les modes de vie au quotidien (Aescher, 1995 ; Bassand, Joye et Kaufmann, 2007). Ce phénomène est facteur de rayonnement et de dynamisme aux échelles régionale et européenne et susceptible d’appuyer et de développer une grande force d’innovation des politiques publiques (Le Galès, 1995 ; Lefèvre, 2009 ; Négrier, 2012). La métropole incarne non seulement le principal moteur de la croissance économique du pays, mais elle offre également la possibilité d’une gestion plus intégrée de compétences traditionnellement disjointes sur les plans économique, urbain, social et environnemental, avec une opportunité de mutualisation des moyens. Toutefois, ce projet soulève encore des questions qui sont loin d’être résolues et dont les réponses ne font guère consensus, tout particulièrement sur le plan des compétences sociales, notamment dans un contexte où la métropolisation donne la priorité au développement économique et urbain.
La diversité des métropoles
20La loi MAPTAM crée un nouvel échelon territorial en instaurant 13 métropoles. Le législateur distingue en premier lieu les métropoles de « droit commun » de celles à « statut spécifique », ces dernières tenant au traitement particulier accordé à Paris, Lyon et Marseille. Les métropoles de droit commun, créées au 1er janvier 2015, ont le statut d’EPCI à fiscalité propre et concernent un ensemble de plus de 400 000 habitants dans une aire urbaine supérieure à 650 000 habitants : Bordeaux, Grenoble, Lille, Nantes, Rennes, Rouen, Strasbourg et Toulouse. Le texte prévoit également que des métropoles situées dans des bassins d’emploi de plus de 400 000 habitants pourront être créées sur la base du volontariat. Cette dernière disposition s’applique à Brest et à Montpellier [12]. Cette nouvelle carte de France vient rejoindre la métropole de Nice, première métropole française mise en place le 31 décembre 2011, sur la base de la loi de réforme des collectivités territoriales de 2010. Ensuite, les métropoles à « statut spécifique » d’Aix-Marseille-Provence et du Grand Paris sont également des EPCI à fiscalité propre depuis le 1er janvier 2016, mais leurs compétences ou leurs modes de gouvernance justifient un traitement particulier. La métropole de Lyon, quant à elle, est la seule à être érigée au statut de collectivité territoriale, en fusionnant la communauté urbaine de Lyon et le département du Rhône. Elle constitue une véritable innovation et vise à capitaliser sur la réussite de la construction intercommunale tout en renforçant le caractère intégré du territoire. Cette construction doit permettre à cet acteur unique d’articuler les politiques de développement urbain et de développement économique avec celles du développement social.
La métropolisation incertaine des compétences sociales départementales
21La liste des compétences attribuées aux métropoles forme un ensemble touffu, variable selon les cas et au bout du compte très complexe. Sans en faire un inventaire précis, dont l’intérêt serait limité, on peut retenir trois grandes caractéristiques.
22La première est que la métropole récupère dans un transfert automatique de nombreuses compétences communales (liées à l’urbanisme et à l’économie essentiellement), mais elle peut également absorber de façon facultative un certain nombre des compétences de l’État, des régions et des départements, qui peuvent être déléguées ou transférées en fonction d’accords négociés localement et formalisés dans des conventions. Les fenêtres d’opportunité sont ouvertes pour négocier une dynamique territoriale innovante avec la métropole en fer de lance. Le fait que la métropole soit un EPCI et non une collectivité territoriale montre toutefois qu’elle représente bien plus une étape de transition qu’une transformation de l’architecture territoriale existante (commune, intercommunalité, département et région) [13].
23La deuxième caractéristique est que toutes ces métropoles sont essentiellement situées dans le champ des compétences de la gestion des services territoriaux et des enjeux socio-économiques et urbains, avec le développement économique, le transport, l’aménagement du territoire, les grands services de l’eau et du ramassage des déchets, le développement durable. Le champ social n’en est pas (du tout) une compétence emblématique.
24Cependant, troisième caractéristique, les métropoles peuvent être aussi dotées, au moins partiellement, de compétences sociales définies par le législateur. Il s’agit d’abord d’un ensemble composé des actuelles compétences sociales des EPCI (logement, politique de la ville, compétences facultatives), qui reviennent donc à la métropole, auxquelles s’ajoutent ensuite des compétences qui peuvent être déléguées ou transférées par d’autres personnes publiques (État et conseils départementaux). Le champ concerné, toutefois, est variable selon les métropoles : à Lyon, les compétences issues du conseil départemental sont transférées de droit et non ouvertes à délégation, puisque la métropole procède de la fusion du Grand Lyon et du département.
25Mais la loi NOTRe franchit un pas supplémentaire en instaurant la possibilité pour les métropoles de prendre en main sur leur territoire certains blocs des compétences sociales départementales : son article 90 prévoit une négociation obligatoire entre le département et la métropole, soit pour délégation, soit pour transfert, au sujet de neuf compétences bien définies, dont six relèvent directement du champ social. Cette négociation doit se conclure par la signature d’une convention entre le département et la métropole. Or l’élément nouveau de la loi NOTRe porte sur le cas où cette négociation n’aboutit pas : en effet, en cas d’absence d’accord sur au minimum trois des compétences concernées, le transfert automatique et total des neuf compétences – les six compétences sociales énumérées ci-dessous, avec le tourisme/culture, la gestion des routes et l’aménagement des collèges – du département à la métropole interviendrait de fait au 1er janvier 2017 (sauf celle qui concerne les collèges). La loi NOTRe incite donc fortement au transfert de compétences des départements vers les métropoles [14].
Les compétences sociales concernées par l’article 90 de la loi notre
- L’attribution des aides au titre du Fonds de solidarité pour le logement (FSL) ;
- les missions confiées au service public départemental d’action sociale, c’est-à-dire des travailleurs sociaux des circonscriptions d’action sociale du département ;
- la compétence d’adoption, d’adaptation et de mise en œuvre du programme départemental d’insertion (PDI) ;
- la gestion du Fonds d’aide aux jeunes en difficulté (FAJ) ;
- les actions de prévention spécialisée (PS) auprès des jeunes et des familles en difficulté ou en rupture avec leur milieu ;
- l’action sociale menée auprès des personnes âgées, sans les prestations légales d’aide sociale.
26Cette disposition sur les métropoles soulève plusieurs types de questions qui conduisent toutes à souligner la grande perplexité que génère cette réorganisation, perplexité tenant à la difficulté de déceler la doctrine d’ensemble qui y préside.
27De façon générale, cette liste, qui délimite et regroupe d’une façon peu évidente six attributions sociales, suscite une première interrogation, souvent formulée par les représentants des départements, concernant le risque de morcellement accru des compétences sociales. Les possibilités de délégation ou de transfert de certaines compétences sociales du département vers la métropole ne procèdent-elles pas d’une « vente à la découpe » (Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé des départements – ANDASS, 2014) qui désassemble ce qui a été assemblé depuis plus de trente ans par les départements ? Selon cette analyse, la loi NOTRe dessine une « métropolisation directive » des compétences sociales, qui pourrait créer une complexité administrative supplémentaire pour les bénéficiaires en exigeant le passage par un guichet de plus (celui de la métropole) sans supprimer les autres déjà existants : département, CCAS, caisse d’allocation familiale (CAF)… On assisterait ainsi à une accentuation de l’éclatement des compétences sociales. Cette inquiétude semble renforcée par la distinction qui va s’opérer entre les départements avec une métropole et les départements sans métropole. En effet, les compétences sociales vont se trouver dorénavant dispersées à l’intérieur d’un même département (avec métropole) et entre les départements (Lafore, 2015).
28En second lieu, la délimitation de ces compétences sociales qui peuvent être déléguées ou transférées laisse dubitatif. En effet, il apparaît bien difficile de trouver une cohérence d’ensemble, qui reposerait sur une orientation explicite du rôle qu’on entend faire jouer à l’action sociale, dans cette intégration à la dynamique de la métropole. Ainsi, pour ce qui concerne par exemple les politiques relatives à l’autonomie, le transfert des compétences sociales à la métropole porte sur l’action sociale en faveur des personnes âgées, mais il n’intègre ni les prestations légales (allocation personnalisée d’autonomie – APA) ni la politique du handicap, qui sont dissociées et continuent de relever du département. Dans l’article de loi, les politiques menées en direction des personnes âgées et des personnes handicapées sont ainsi distinguées et séparées, là où les politiques de l’autonomie, mises en place par les départements, s’étaient efforcées de produire les conditions d’une convergence entre les deux domaines avec les maisons de l’autonomie (Piveteau, 2014). Si par exemple le département souhaite construire une maison départementale de l’autonomie, seuls l’information et l’accompagnement des personnes âgées (et non le versement de prestations financières) relèveront de la métropole. De la même façon, il peut paraître surprenant que la prévention spécialisée d’une part et l’aide sociale à l’enfance d’autre part soient considérées là encore de façon distincte, puisque la première peut faire l’objet d’une convention avec la métropole pour la délégation ou le transfert, mais pas la seconde, qui reste de la compétence du département. Or la prévention spécialisée est inscrite historiquement dans le champ de l’aide sociale à l’enfance dans le cadre de la mission de protection de l’enfant. Cette potentielle séparation, qui pourrait s’opérer dans le cadre d’un transfert de compétence, ne manque pas de relancer les tensions sur la pertinence de la prévention spécialisée par rapport aux préoccupations souvent contradictoires mettant en avant pour les uns la protection de l’enfance et pour les autres la tranquillité publique liée à la délinquance juvénile (Jacquat et Bouziane-Laroussi, 2017).
29Par ailleurs, la loi NOTRe permet le transfert ou la délégation aux métropoles, par les départements, du programme départemental d’insertion (PDI). Pour autant, la loi ne mentionne pas les autres outils existants en matière d’insertion, qui ont été créés avec le revenu de solidarité active (RSA, loi du 1er décembre 2008). Ces outils sont à la main du président du conseil départemental : c’est le cas de l’instruction des demandes de RSA, de l’orientation de ses bénéficiaires, des équipes pluridisciplinaires, des contrats d’engagements réciproques et du pacte territorial pour l’insertion (PTI). Ainsi, la politique d’insertion menée par la métropole pourra s’écarter de celle du département. En cas de transfert du PDI, la lecture de la loi imposerait que le président du conseil départemental signe des contrats d’engagements réciproques (CER), élaborés par des référents placés sous la responsabilité de la métropole. Inversement, il paraît difficile d’imaginer que le président de la métropole signe les CER alors que le département reste compétent en matière de versement (et de suspension éventuelle) du RSA. Si le PDI est transféré à la métropole, quelle sera l’articulation entre les parcours d’insertion et le versement de l’allocation ? Un transfert de recettes doit-il compenser les sorties du RSA ?
30C’est le volet relatif au logement qui semble offrir le cadre le plus cohérent et le plus attractif. En effet, si la métropole se positionne sur la gestion du Fonds de solidarité pour le logement (FSL), c’est pour elle la possibilité de tenir dans la même main la chaîne intégrée de cette politique, à savoir les aides à la pierre et les aides à la personne. Dans cette perspective, la métropole adosserait alors une action sociale spécifique à la compétence du logement, voire à celle de l’hébergement d’urgence.
31Cependant, au bout du compte, la lecture d’ensemble suscite une grande perplexité, concernant d’une part la cohérence de cette liste de compétences en matière de doctrine d’action sociale et d’autre part le sens et la portée qu’il convient de donner à cette inflexion. S’agit-il de considérer que cette évolution vers la métropolisation des compétences sociales va dans le sens de l’histoire et que la loi commence par des « petits bouts », aussi disparates soient-ils, afin d’amorcer la dynamique de transfert des compétences du département à la métropole et, à terme, le remplacement sur le territoire urbain dense des départements par les métropoles ? De ce point de vue, le chemin à suivre serait donc le modèle lyonnais. Pour autant, certaines compétences sociales départementales ne peuvent pas contracter pour l’instant, ce qui veut dire que le modèle lyonnais ne semble pas pouvoir se développer dans l’état actuel des textes.
32Ou alors, veut-on simplement doter la métropole d’un champ d’intervention sectoriel homogène, en adossant certains dispositifs sociaux à l’aménagement du territoire, son cœur de métier, c’est-à-dire les dispositifs liés au logement (FSL, hébergement d’urgence), et à l’économie (mais de façon moins nette avec les dispositifs d’insertion) ? Avec le regroupement des compétences « habitat, politique de la ville, transports et développement économique », la loi MAPTAM structure en effet davantage le rôle d’aménageur de la métropole (INET, 2014). De plus, la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) et la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine conduisent à renforcer un peu plus la place des métropoles et des EPCI dans les politiques sociales liées à l’habitat et à la question des quartiers ciblés par la politique de la ville. En effet, d’un côté les plans locaux d’urbanisme et les programmes locaux de l’habitat deviennent métropolitains, et de l’autre côté les nouveaux contrats de ville passent de la municipalité à l’échelle intercommunale et métropolitaine. Ces attributions confèrent ainsi à la métropole un rôle-clé dans la gestion des politiques de peuplement et la lutte contre la ségrégation résidentielle pour ce qui concerne les mécanismes d’accès au logement des personnes défavorisées, en intégrant la problématique des « quartiers sensibles » dans une conception urbaine d’ensemble (Avenel, 2013c). Enfin, avec le plan local d’urbanisme, les métropoles obtiennent non seulement les compétences des communautés d’agglomération, mais elles peuvent également exercer une délégation des compétences de l’État dans son fonctionnement déconcentré en matière de logement et d’hébergement. Dans le cas de Paris, le rôle de l’État est directement questionné : si la métropole choisit des délégations dans le champ du logement, elle devra également prendre en charge l’hébergement (cette compétence étant insécable).
33En définitive, ce serait bien le logement qui constituerait le socle de base de l’intégration de certains dispositifs sociaux au cœur des métropoles. Cet axe du logement permettrait d’unifier à partir de la métropole des dispositifs souvent morcelés entre différents niveaux d’acteurs, avec toutefois quelques nuances. En effet, la compétence du logement sépare nettement la métropole du Grand Paris des autres métropoles spécifiques et de droit commun. Toutefois, ces compétences sociales métropolitaines, qu’elles soient liées au logement ou aux autres transferts possibles, restent limitées. Déjà, parce qu’elles pèsent peu parmi l’ensemble des compétences dont sont dotés les EPCI, qui sont avant tout des échelons de mutualisation de compétences techniques (assainissement, déchet, gestion d’équipements, entre autres). Ensuite, parce que l’intercommunalité dans les grandes agglomérations urbaines n’a que peu investi la compétence sociale [15].
34Force est donc de constater que cette nouvelle organisation territoriale, qui fait de la contractualisation, fût-elle directive, un principe central, se révèle somme toute assez complexe et aussi très modulable en fonction de l’appétence des métropoles à se saisir des problématiques sociales départementales. Sur ce dernier point, de nombreux indices permettaient de douter du fait que les métropoles fassent appel de ces compétences sociales auprès des départements. D’une part, parce que l’exercice de ces compétences est perçu comme complexe et rattaché à d’importantes difficultés de financement. Les compétences sociales renforcent les craintes d’une évolution des administrations métropolitaines vers des administrations de gestion lourde, là où, par ailleurs, la compétence sociale métropolitaine pourrait également absorber les compétences sociales communales, ce qui va d’ailleurs à l’encontre de la volonté des élus communaux. D’autre part, les départements ne sont généralement pas favorables à transférer des compétences sociales qu’ils adaptent et mettent en œuvre dans les territoires depuis plus de trente ans. Il n’est donc guère étonnant que tout cela ne se concrétise finalement que par des accords a minima.
Article 90 de la loi NOTRe(1)

Article 90 de la loi NOTRe(1)
ASPA : action sociale menée auprès des personnes âgées.SDAC : service public départemental d’action sociale.
(1) À l’exception des Bouches-du-Rhône.
35De fait, comme le montrent les conventions conclues au 1er janvier 2017, les 12 métropoles de droit commun ne se sont emparées que des trois ou quatre compétences départementales, soit le minimum fixé par la loi. Et pour la moitié de ces métropoles, le transfert n’intègre que deux compétences sociales stricto sensu, la troisième compétence visant le tourisme et la culture (de façon partielle et très variable selon les cas) et la quatrième la voirie (transfert partiel également). Ainsi, le transfert concerne pour l’essentiel le binôme FAJ (12 métropoles) + FSL (10 métropoles), renvoyant par ailleurs à un faible transfert de charges, binôme qui se trouve associé en second lieu avec la prévention spécialisée (8 métropoles avec Marseille [16]). Seule la métropole de Nantes a transféré la coordination gérontologique (avec le FAJ + le FSL). Par ailleurs, aucune métropole de droit commun ne prend en délégation ou en transfert le programme départemental d’insertion (PDI).
36En définitive, les métropoles se sont surtout attachées à limiter le transfert de compétences dans la continuité de leur cœur de métier et des politiques déjà engagées en matière de logement/habitat (FSL), de politique de la ville et des mesures d’aide à l’insertion des jeunes (FAJ et PS). On est donc loin de la généralisation de l’exemple lyonnais et du modèle de la métropole intégrée. Il n’y a pas eu de vague de métropolisation de la cohésion sociale.
37Alors, tout ça pour ça ? À court terme, probablement. À moyen terme, pas si sûr. Car la loi NOTRe peut potentiellement donner lieu à une plus grande diversité des organisations locales entre les métropoles et les départements. De plus, il est probable que d’autres agglomérations rejoignent dans les mêmes conditions ce groupe de métropoles (avec la loi de février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain), parachevant alors l’armature territoriale du mouvement métropolitain. Ce constat d’hétérogénéité est renforcé par les possibles délégations ou transferts des compétences de l’État aux métropoles et, là encore, d’une façon différenciée selon les territoires. De nombreux indices laissent supposer l’émergence d’un paysage très varié avec d’un côté le cas spécifique de Lyon et de l’autre côté une logique de métropole « à la carte », avec des conséquences non négligeables sur les conseils départementaux et les services de l’État.
38Mais, au bout du compte, la réforme territoriale ne semble pas encore offrir les conditions d’élaboration de politiques sociales métropolitaines plus innovantes et intégrées, dans la mesure où sont considérés des dispositifs sociaux disparates qui peuvent être retirés de la compétence des départements, des communes et de l’État, par transfert ou délégation, mais selon une logique d’ensemble qui reste prisonnière d’une approche sectorielle, conduisant finalement à ajouter une couche supplémentaire aux échelons administratifs. Dans le domaine de l’action sociale, la capacité d’innovation de la métropole et de renouvellement des politiques sociales, adaptée aux besoins sociaux des citadins, semble à ce stade relativement faible. Cette analyse semble d’autant plus pertinente que la loi NOTRe (la loi MAPTAM également) crée les métropoles sans modifier l’action sociale facultative des communes ni le champ d’intervention des CCAS. Or ces derniers sont devenus, particulièrement dans les grandes communes urbaines des métropoles, des acteurs incontournables des politiques sociales locales avec une ingénierie acquise. Le texte ne dit rien sur le lien entre les métropoles et les communes en matière sociale [17]. C’est toute la problématique de l’action sociale de proximité et de son portage politique par les élus locaux qui est ainsi escamotée, avec tout particulièrement l’enjeu des complémentarités et des coopérations entre les communes et leurs regroupements (EPCI) d’une part et aussi, dorénavant, d’autre part entre les communes et les métropoles. Or il y a là un enjeu de « clarification par le bas de l’action sociale » (INET, 2015) qui demeure un point nodal de la décentralisation.
39En définitive, il est en l’état bien difficile d’évaluer quel sera l’impact de la métropole sur l’action sociale. Elle se présente comme une nouvelle structure émergente, certes, mais s’inscrit dans le paysage des collectivités territoriales comme une strate supplémentaire d’un système politico-administratif local maintenu dans sa configuration historique et au sein duquel on souhaite redistribuer des compétences dans une conception d’ensemble qui n’est pas véritablement modifiée.
Des métropoles puissantes et attractives, mais solidaires et inclusives ?
40Nous pouvons donc nous interroger sur les articulations futures entre les collectivités productrices des politiques sociales (conseils départementaux, communes et État) et cet échelon nouveau des métropoles tourné vers l’aménagement et le développement économique et urbain. De ce point de vue, la métropole met en évidence au moins deux enjeux déterminants sur le plan de la politique sociale : celui de la proximité et celui des inégalités.
41En premier lieu, la métropole recèle en elle les germes de la technostructure bureaucratique et centralisée, avec les risques d’une gestion administrative embolisant l’initiative locale et l’urbanité de la ville. Pour ce qui est de la politique sociale, la métropole ne peut renoncer à l’échelon de proximité qu’est actuellement la commune, même s’il peut exister à l’intérieur de son périmètre une déconcentration, comme le montrent déjà Paris, Lyon et Marseille. En effet, les métropoles sont porteuses d’un projet de territoire qui ne se réduit pas à des intercommunalités urbaines « XXL ». La définition du législateur insiste sur la volonté d’impulser « un espace de solidarité » afin de concrétiser « un projet d’aménagement et de développement économique, écologique, éducatif, culturel et social de leur territoire afin d’en améliorer la compétitivité et la cohésion ». Avec cette définition, les métropoles devraient incarner l’ambition d’une approche intégrée de l’action publique et le socle d’une nouvelle organisation urbaine et citoyenne de recomposition du tissu social. Et tout l’enjeu de la réforme serait peut-être là : affirmer un échelon de stratégie à long terme, qui est celui de la métropole, et un échelon de proximité, de concertation et de développement social, que la commune continue d’incarner. Dans cette perspective, la métropole n’éliminerait pas le rôle de la municipalité qui se renforcerait avec l’exercice des compétences métropolitaines, dans la proximité. Quel que soit le scénario institutionnel, un enjeu essentiel repose sur la capacité de la métropole à articuler de concert la puissance et la proximité (Veltz, 2002), l’attractivité territoriale et la cohésion sociale locale.
42En second lieu, la métropolisation est un processus de concentration des pouvoirs et des richesses en un seul lieu et pose donc la question des inégalités entre les territoires et les populations (Davezies, 2012). Ainsi, elle porte en elle le risque de formation d’un clivage entre les grands centres urbains, ayant le monopole de la vie économique, culturelle, politique, administrative et universitaire, et les autres territoires qui peuvent alors se vider progressivement de leurs ressources et de leur ingénierie, privés de capacité de décision et réduits à un rôle d’exécutant. Cette évolution permet de souligner la formation de nouvelles dynamiques territoriales et d’une nouvelle géographie humaine qui transforment la lecture des fractures sociales : on passe d’une analyse qui insistait sur les fractures internes aux métropoles (entre les quartiers les plus pauvres et les quartiers les plus riches notamment) à une approche plus large des inégalités entre métropole et territoires environnants (Charmes, 2014). De ce point de vue, la métropole soulève le risque d’une politique sociale différenciée entre les territoires urbains et les territoires ruraux, en termes d’égalité de traitement et d’accès aux droits pour les usagers. En effet, la cohérence des politiques départementales pourrait être affectée par la concentration de leur action sociale sur les territoires ruraux, alors que le département assurait jusque-là une forme de péréquation. Nous pouvons penser que les départements concernés par une métropole manqueront de ressources financières et de capacité à maintenir le niveau de leur politique sociale, ce qui va dans le sens d’un accroissement des disparités entre la métropole et le reste du département. La couture entre métropole et espace rural est donc une vraie question, en raison d’un possible décrochage des territoires non métropolisés. Quoi qu’il en soit, la métropolisation ne peut être pensée sans prendre en compte le territoire environnant (périurbain et rural), donc avec le département maintenu et la région consolidée.
43Il serait donc très hasardeux, même si la formule peut paraître séduisante, de parler d’un avènement de la Métropole-providence, certes puissante sur le plan de l’attractivité économique et territoriale, mais très incertaine sur le plan des solidarités et de la cohésion sociale. En effet, cette analyse institutionnelle des métropoles ne doit pas masquer la dynamique à l’œuvre qui est essentiellement soutenue par les acteurs économiques de ces territoires (Portier, 2016). La métropole se présente comme un objet économique qui tire sa raison d’être de la concurrence internationale et des logiques d’attractivité urbaine. Mais c’est là aussi l’une des difficultés majeures, car la promotion des métropoles est bien plus alimentée par la nécessité de rayonnement et de compétitivité que par la volonté de prendre réellement en compte les conditions de vie des citoyens les plus démunis ou des franges importantes de la population qui se sentent déclassés voire relégués. D’un côté, il faudrait pouvoir affirmer la fonction de développement économique et d’attractivité internationale sans engendrer un sentiment de déclassement des agglomérations qui ne rentrent pas dans ce statut et des territoires qui jouxtent la métropole. D’un autre côté, la reconnaissance des métropoles est confrontée au défi majeur de la cohésion urbaine et sociale au sein de leurs propres territoires, sujet souvent escamoté des débats, alors que des enjeux considérables se posent en termes de ségrégation. La création des métropoles doit donc surtout préciser le statut de la politique sociale, qui constitue un impensé dans la plupart des grandes agglomérations urbaines.
La résistible montée de l’intercommunalité sociale en milieu rural
44La loi NOTRe recèle les germes d’une évolution concomitante – peu visible encore, mais potentiellement structurante – dans la réorganisation actuelle de l’intercommunalité, qui pourrait, dans les prochaines années, bousculer l’exercice des compétences sociales. En effet, la face cachée de la réforme territoriale pourrait être la montée en puissance de l’intercommunalité sociale en milieu rural. Le territoire intercommunal se restructure actuellement en grandes, voire très grandes intercommunalités [18], pendant que s’affiche parallèlement la volonté d’accompagner ce développement d’une responsabilité plus affirmée sur le plan des enjeux de la cohésion sociale et de l’action sociale. L’intercommunalité se configure donc actuellement comme un acteur des services territoriaux avec une armature robuste susceptible de s’emparer progressivement du volet social. Cette hypothèse est également étayée par le fait que les scénarios de dévolution des compétences sociales actuellement assurées par le département au niveau régional appartiennent désormais au passé. Bien que les compétences légales des communes et de leurs regroupements en matière sociale soient actuellement très limitées, elles pourraient se profiler à moyen terme comme l’échelon de proximité indispensable de la réponse sociale dans les territoires.
45Toutefois, l’observation le montre, ce sont dans les plus petites intercommunalités que les dispositifs d’action sociale se sont surtout développés (rapport ADCF, 2015). On pourrait donc tout aussi bien assister à une dynamique inverse qui verrait se jouer une déstabilisation/dilution du volet social au sein des intercommunalités de petite taille au moment de leur intégration dans les grandes, ces dernières ayant vocation à intervenir sur l’aménagement du territoire. Nous le voyons, de façon paradoxale, la loi NOTRe annonce potentiellement des évolutions incertaines et contradictoires, mais elle ouvre le jeu des recompositions possibles et des espaces de négociation et de co-construction de l’action publique. Dans tous les cas, il semble clair que l’articulation des complémentarités entre les politiques d’action sociale du conseil départemental et le projet social des intercommunalités et leurs centres communaux et intercommunaux d’action sociale constitue un avenir de la décentralisation.
Alors que penser du devenir du « Département-providence » ?
46Dans l’ensemble, la réforme territoriale suscite donc une lecture flottante de l’évolution du pilotage de l’action sociale, du périmètre d’intervention du département et de son rôle d’assembleur des politiques de solidarité. En effet, elle maintient une certaine forme d’ambiguïté sur la place du département qui apparaît sans cesse en pointillés, entre la montée en charge des grandes régions et surtout la consolidation des pouvoirs locaux intercommunaux et métropolitains. En particulier, son rôle de chef de file, bien que réaffirmé, semble toujours aussi complexe et incertain, même si la loi NOTRe cherche à conforter le principe d’un échelon territorial pilote de l’action sociale et du développement social. Des dispositions ont été promulguées en ce sens par le législateur pour répondre aux besoins de coordination des acteurs et pour faciliter le pilotage des interventions, mais l’absence de contenu effectif voire prescriptif de la technique de chef de file contribue d’autant plus à affaiblir le département que l’effet ciseau financier continue pleinement à s’exercer sur son action.
La notion de chef de file toujours en question
47L’organisation du rôle de chef de file passe par l’utilisation de dispositions incitant les autres collectivités publiques (État, régions, groupements de communes et communes) à se coordonner avec le département lorsqu’elles souhaitent intervenir dans son champ de compétences. Le cadre de négociation est la conférence territoriale de l’action publique (CTAP) prévue par la loi MAPTAM. Sous la présidence des régions, cet outil de coordination entre collectivités locales vise à impulser une nouvelle dynamique de régulation entre les territoires en articulant leurs compétences de façon plus rationalisée. Pour autant, l’expérience acquise en matière de coordination des acteurs conduit à s’interroger sur la capacité de cet outil à constituer une force d’innovation, au regard des contraintes qui déterminent les interventions. Cette interrogation se renforce si nous prenons en compte, plus généralement, l’actualité des lois récentes adoptées dans le champ des politiques sociales et qui délimitent un rôle de chef de file susceptible d’interprétations contradictoires.
48Ainsi, l’article 76 de la loi d’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 confirme clairement le rôle majeur du département [19] comme coordonnateur des politiques en matière d’autonomie : « Le département définit et met en œuvre l’action sociale en faveur des personnes âgées et de leurs proches aidants […]. Il coordonne, dans le cadre du schéma départemental d’organisation sociale et médico-sociale […]. Il définit des secteurs géographiques d’intervention. » Cette place prépondérante du chef de file devrait ainsi conduire les autres collectivités et les services publics à s’adapter aux secteurs d’intervention du département. Pour autant, la responsabilité de l’État demeure importante, avec le pilotage des agences régionales de santé (ARS), qui établissent un projet régional de santé ainsi qu’un schéma régional d’organisation sanitaire et un schéma régional d’organisation médico-sociale. La nécessité et la difficulté d’articuler les interventions au sein d’une configuration locale complexe d’acteurs apparaissent clairement. L’ARS doit en particulier coordonner sa démarche régionale avec les schémas définis par les divers départements situés sur son territoire.
49Dans les autres domaines, le rôle du département est contrasté. Ainsi, la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance peut être analysée, en partie, comme le retour à un encadrement plus fort de l’État pour une compétence considérée comme la plus décentralisée des politiques sociales. À tout le moins, cette loi se singularise par l’affirmation d’une nouvelle gouvernance nationale de la protection de l’enfance, destinée à homogénéiser les pratiques sur le terrain. Cette mesure est justifiée par le constat persistant d’importantes disparités territoriales, d’un manque de coopération entre les acteurs, d’un manque de cohérence et de stabilité des parcours des enfants et des adolescents. Mais, dans le même temps, la loi confirme le rôle du président du conseil départemental, qui doit renforcer le suivi de l’accompagnement et du parcours des enfants dans la continuité de la loi-cadre du 5 mars 2007. Dans cette lignée interprétative, le nouveau « schéma départemental des services aux familles » est à l’initiative du préfet (« sous la coordination du préfet ») et repose sur l’adhésion des différents acteurs de la politique de la petite enfance et du soutien à la parentalité au déploiement d’une stratégie territoriale pour le développement des services. Dans d’autres domaines proches, les communes et intercommunalités, avec les CCAS, jouent un rôle de coordination plus affirmé que les départements, par exemple dans les actions de réussite éducative. Avec l’accueil de la petite enfance, l’investissement accru dans les activités culturelles et périscolaires, la gestion des cantines, le pilotage des programmes de réussite éducative, d’accompagnement social, de prévention de la délinquance, de développement de la médiation sociale, le partenariat étroit avec les centres sociaux et, dans une moindre mesure, les actions de soutien à la parentalité, les communes et le cas échéant leurs groupements sont avec les CAF résolument inscrites dans une politique de prévention et de bien-être de l’enfant et de ses parents.
50Quant au revenu de solidarité active (RSA), de nombreuses analyses ont souligné à l’occasion de la décentralisation du revenu minimum d’insertion (RMI), en 2004, les ambiguïtés et les limites de l’exercice du rôle de chef de file départemental qui s’effectue sans véritable moyen juridique et dans le cadre de la décentralisation d’une prestation de solidarité nationale, dont les conditions d’ouverture sont entièrement déterminées par la loi, sans compensation intégrale du transfert de compétences (Avenel et Warin, 2007). Le dispositif du RSA est alors moins situé dans une décentralisation que dans une certaine forme de déconcentration ou de délégation de compétence par l’État, dans la mesure où les responsabilités confiées au département ne sont pas véritablement accompagnées d’une autonomie de gestion. L’État décentralise les moyens et une partie du financement, mais il conserve la définition des objectifs, du montant et des conditions d’attribution du RSA, qui restent fixés au niveau national.
51Dans tous ces domaines, les difficultés de pilotage sur le territoire de la politique d’action sociale résultent de la désignation d’un chef de file départemental avec des compétences qui se trouvent étroitement bornées par les compétences des autres acteurs, celles des collectivités locales d’un côté et celles des organismes de sécurité sociale, des agences et de l’État de l’autre. Le département doit ainsi développer un rôle d’animation et de coordination de l’action sociale et de l’insertion sans véritable capacité de direction (Lafore, 2004 ; Eydoux, 2013). En somme, ce rôle l’installe dans une posture d’animateur et de manageur fonctionnel sans autorité hiérarchique, mais son leadership se révèle très incertain. Nous observons, de fait, une grande hétérogénéité des façons de définir le sens du rôle de chef de file et d’envisager le contenu même de la politique sociale dans les territoires.
L’enjeu décisif du financement de la solidarité
52Cette analyse est d’autant plus importante que la loi NOTRe délimite un recentrage du département sur l’action sociale en même temps que s’accroît le poids des difficultés financières et que diminuent les marges de manœuvre des collectivités. La question du financement du RSA soulève en effet une incertitude majeure qui semble traverser tout le dispositif : il existe une inadéquation des moyens entre les recettes qui diminuent et les dépenses qui augmentent. Les départements s’orientent vers une impasse (Odas, 2016). Ainsi, le coût du dispositif d’une part et la question de la compensation financière par l’État d’autre part ne sont pas les moindres des préoccupations des collectivités. Il s’agit même de l’une de leurs principales questions. Or l’articulation entre solidarité nationale et solidarité locale n’est pas stabilisée. La dépense d’allocation augmente en effet plus vite que les recettes fiscales spécifiques destinées à compenser le transfert de compétences. La non-compensation des dépenses engagées implique alors une prise en charge croissante du RSA par la solidarité locale, sans mécanisme de péréquation entre départements pour prendre en compte les différences de richesse et de potentiel fiscal. Face aux difficultés financières rencontrées, les départements ont jusqu’ici partiellement compensé l’augmentation de la charge nette de l’allocation RSA par une baisse de la dépense d’insertion, utilisant dès lors cette dernière comme une variable d’ajustement. Les départements, aujourd’hui confrontés à une crise du financement, revendiquent ainsi une amélioration des règles de compensation pour éviter que la mise en œuvre du RSA n’aggrave leurs difficultés, tout particulièrement dans les territoires les plus concernés par le chômage. Pour autant, les pistes de réforme proposées (Sirugue, 2016) et notamment la recentralisation des dépenses de RSA – afin de recentrer l’action des départements sur l’insertion – ont révélé l’absence de consensus sur cette question au sein des départements. Cette question du poids financier de l’allocation pourrait engendrer des effets contre-productifs, tels que le basculement dans une approche étroitement comptable de la politique sociale au détriment des enjeux liés à la dynamisation de l’offre d’insertion en lien avec le développement local [20]. À ce stade, les départements revendiquent le maintien de l’allocation dans le giron de la solidarité nationale (avec l’État qui définit les conditions d’accès aux droits comme aujourd’hui) et une gestion décentralisée de la politique d’insertion, en proximité et avec les moyens appropriés.
Vers un nouveau modèle de politiques sociales
53Au bout du compte, le département est maintenu dans son rôle d’assembleur des politiques de solidarité sociales et territoriales et se trouve par ailleurs dans le même temps plus « urbanisé » et « féminisé » dans sa représentation [21]. Mais il existe suffisamment d’indices qui convergent pour entrapercevoir une évolution très incertaine de cette collectivité, si l’on additionne la réduction des compétences attribuées, la métropolisation des territoires urbains et le poids de la question budgétaire. La situation des départements diffère en effet sensiblement de celle des autres collectivités territoriales, en raison de l’importance croissante des dépenses sociales obligatoires dans leur budget, c’est-à-dire des dépenses dont les modalités sont cadrées et délimitées par des dispositions législatives. Or, depuis le début de la décentralisation, les départements ont dû faire face à un déséquilibre croissant entre leur rôle de gestionnaire des compétences réglementaires (liées notamment au versement de nombreuses prestations) et les responsabilités plus politiques d’un acteur du développement territorial. Au cœur du rôle de chef de file s’est ainsi peu à peu développée une tension entre l’objectif d’animation locale du partenariat et la fonction d’administrateur de dispositifs organisés en silos. Cette évolution est susceptible de contraindre les départements à se constituer en institution de gestion des prestations et à renoncer à certaines de leurs politiques d’intervention, comme l’insertion, la culture, le sport, c’est-à-dire à la plupart des leviers du développement social. Le Département-providence ne serait pas loin de se muer en « Département-agence » (Estèbe, 2007).
54Mais une autre hypothèse peut également être formulée, car il existe des dynamiques locales à l’œuvre qui contribuent à adapter les interventions des services départementaux aux spécificités de chaque territoire avec pour objectif de partager un diagnostic, de mieux connaître les besoins des populations les plus fragiles, de renforcer les démarches partenariales et transversales, d’impulser de nombreuses innovations et projets collectifs. Les contraintes financières et le poids des problèmes sociétaux constituent également une opportunité de mutation et suscitent chez les acteurs locaux une ouverture nouvelle au risque pour faire bouger les lignes et irriguer un projet social destiné à démultiplier l’impact du projet économique et territorial du département. C’est ainsi, à y regarder de près, qu’une nouvelle façon de répondre aux problématiques de la cohésion sociale peut se constituer progressivement au niveau local, même si cette dynamique demeure encore paradoxalement peu visible, reconnue et soutenue, et se développe souvent aux marges des tendances lourdes (Avenel, 2016).
55Or une nouvelle étape de la décentralisation repose moins sur l’organigramme canonique de la répartition des compétences et des différents niveaux territoriaux que sur les capacités d’articulation du développement économique et du développement social, dans une approche durable. Arrimée aux objectifs de développement économique et d’attractivité urbaine, la réforme territoriale induit un défaut de conception de la politique sociale, réduite au traitement des difficultés et des carences. Le social est alors défini comme une dépense et une charge et non comme un investissement ou un instrument dynamique de construction du bien commun local. Pour que la réforme des territoires soit une opportunité qui redonne un troisième souffle à la décentralisation des politiques sociales, le projet de transformation de l’action publique ne doit pas seulement se situer dans la logique de redistribution des compétences, mais aussi dans celle d’une élaboration progressive d’une nouvelle réponse sociale adaptée aux besoins sociaux d’aujourd’hui. Cette nouvelle réponse doit substituer aux interventions verticales et sectorielles usuelles une approche plus transversale et décloisonnée. Cette orientation renvoie à la volonté des acteurs locaux et nationaux de conduire la politique d’action sociale vers une logique de développement social, non seulement corrective et réparatrice, mais également plus préventive, participative et inclusive (Dinet et Thierry, 2012 ; Note Directeurs généraux des services –DGS– des conseils départementaux, 2013 ; États généraux du travail social – EGTS, 2015 ; Bourguignon, 2015). Cette analyse implique une conception stratégique de la politique sociale appelée à investir les enjeux de cohésion sociale et d’investissement humain, à l’échelle des territoires, au cœur du projet économique et urbain. Ainsi, pour ce qui concerne la politique sociale, le véritable enjeu est de savoir si un autre modèle d’intervention – organisé à partir des politiques de droit commun (emploi, logement, éducation, formation, culture, sport..) et des stratégies effectives de participation citoyenne – peut émerger et se concrétiser sur le terrain. Comment faire pour que le social ne reste pas continuellement envisagé comme second par rapport à l’économique ? Comment inscrire la réponse sociale au cœur du développement territorial ? Là est la question. Le défi est d’avancer dans le sens d’une approche plus intégrée de la politique sociale, afin de garantir son unité, sa cohérence et sa qualité.
56Les problématiques sociales, qui sont par nature complexes et multiniveaux, bousculent sans cesse les « périmètres » et les tentatives de rationalisation par « blocs de compétences » (IGAS, 2008). Elles requièrent moins la recherche d’un hypothétique optimum territorial de la réponse aux besoins sociaux que la mobilisation de coopérations optimales entre les pouvoirs locaux et le niveau central. Elles impliquent de travailler les passerelles, les continuums et les articulations entre les échelles, les acteurs et les territoires. L’enjeu est situé autant sur la transversalité des interventions publiques, la capacité de coopération entre les acteurs et les territoires, que sur l’ajustement du périmètre des compétences. La structuration des complémentarités par une gouvernance « interterritoriale » (Vanier, 2008) ou « multiniveau » (Kazepof, 2010) ou encore « multiscalaire » (Giraud, 2014) et intersectorielle (Jessop, 1997) entre les acteurs locaux concernés par les politiques sociales et de cohésion sociale en constitue une clé de voûte. Cet enjeu accélère pour la décentralisation la nécessité d’inventer de nouvelles formes de régulation entre l’État et les conseils départementaux (en prenant en compte la montée de l’intercommunalité), d’établir des conférences territoriales prévues par la loi entre les espaces urbains et les espaces ruraux, de développer des formes inédites de coopération et de redéfinir les modalités de la péréquation entre les territoires.
Conclusion
57La réforme territoriale devrait permettre d’agir autant du côté de la clarification des compétences que de la rénovation profonde des pratiques et des modes de coopération autour d’un projet de territoire. Le constat du morcellement et du manque de lisibilité des interventions qui engendrent une dilution des responsabilités et une perte d’efficacité de la décision est largement partagé aujourd’hui. Les conditions requises pour franchir une nouvelle étape de la décentralisation des politiques sociales en relevant le défi du développement social ne sont certes pas acquises. Soit on observera l’accentuation d’une approche gestionnaire commandée par les déficits publics et l’effet ciseau entre les recettes qui diminuent et les dépenses qui augmentent. Soit les acteurs concernés parviendront à faire de ces contraintes les leviers de mobilisation d’une action sociale portée par une logique de développement territorial et, donc, à trouver des espaces et du temps pour libérer le pouvoir d’agir des citoyens, des élus, des professionnels et des organisations.
58La loi NOTRe visait à ouvrir la voie à un transfert de certaines compétences sociales du département à un petit nombre de métropoles. Mais, dans les conditions actuelles, l’observation montre que le processus lyonnais ne se propage pas à une partie plus importante du territoire. Les agglomérations urbaines ne se sont guère précipitées pour revendiquer les compétences obligatoires du département, qui sont des compétences lourdes sur le plan financier et complexes sur le plan technique. De fait, l’observation, depuis 2004, de l’évolution du rôle des départements en matière de chef de file des politiques d’action sociale incite les grandes villes à la prudence. En effet, le département gère des compétences qui sont étroitement bornées selon une évolution en apparence paradoxale : avec la décentralisation de l’action sociale, nous avons bien assisté à une émancipation progressive de l’action publique départementale par rapport à l’intervention de l’État et aussi, en même temps, à une inscription croissante des départements dans les politiques publiques de l’État et dans les dispositifs sociaux calibrés nationalement.
59Pour l’instant, les parties prenantes semblent osciller entre le modèle de l’intercommunalité ayant des compétences et des instruments renforcés afin de déployer une politique de cohésion sociale et urbaine sur son territoire, et le modèle consolidé du département chef de file avec de réelles marges de manœuvre juridique et financière pour organiser et animer le partenariat local au service du développement social et territorial. Dans le mélange et le brouillage des deux modèles, la décentralisation des politiques sociales demeure caractérisée par la persistance des ambiguïtés, des contradictions et du manque de cohérence : nous observons actuellement une spécialisation du département dans les compétences de solidarité et dans son rôle en termes d’accessibilité des services au public dans les territoires ruraux, avec une montée en charge des métropoles a priori destinées à exercer ce rôle en milieu urbain, mais selon (pour le moment) un transfert étriqué et a minima de certaines compétences sociales départementales. Ces dernières se trouvent alors plus morcelées encore qu’elles ne l’étaient, les métropoles jouant surtout un rôle sur le logement. En conséquence, les limites persistantes du chef de file départemental ne sont guère un atout ni un gain pour la politique sociale. Pour autant, la métropole ne peut être seulement conçue comme un outil de développement économique et urbain. Elle est surtout conduite à s’affirmer à terme comme une institution de gouvernement des défis sociaux d’aujourd’hui, qui s’expriment avec force et intensité sur son propre territoire. Le risque est bien d’assister à une séparation entre une métropole moteur de la croissance économique et un département réparateur des problèmes sociaux engendrés. C’est dire et souligner l’enjeu d’articulation de la question sociale et de la question territoriale, afin que les politiques de solidarité ne soient pas simplement traitées en second lieu et cantonnées à un rôle purement curatif.
60Nous acheminons-nous alors vers un scénario de diversité des modèles de gestion territoriale à la carte ? Verrons-nous s’installer des métropoles qui remplaceront peu à peu dans les zones urbaines très denses le département, avec la permanence dans les zones moins denses des conseils départementaux et des communautés de communes, voire des fédérations d’intercommunalité, qui exercent leurs prérogatives ? Il s’agirait alors moins, pour l’État, de favoriser un cadre unique, que de faciliter la possibilité de modes opératoires différenciés sur le plan local. Dans tous les cas, les missions de solidarités sociales et territoriales ne pourront être que fortement sollicitées au regard de la situation économique et sociétale du pays.
Notes
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[1]
Avec la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.
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[2]
Le département est le principal acteur des politiques d’aide sociale à l’enfance, d’aide aux personnes âgées et handicapées et des politiques de lutte contre les exclusions. Il gère également trois grands types de prestations légales : la prestation de compensation du handicap (PCH), l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et le revenu de solidarité active (RSA). En 2015, les dépenses sociales nettes des départements représentent 36,1 milliards d’euros (DREES, 2017).
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[3]
Avec le discours de politique générale du 8 avril 2014 du Premier ministre qui annonce la suppression des départements à l’horizon 2021.
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[4]
En cohérence avec le plan d’action interministériel en faveur du travail social et du développement social (21 octobre 2015).
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[5]
La loi du 16 mars 2015 favorise également la création de « communes nouvelles ».
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[6]
Les régions sont également responsables d’activités non strictement économiques, mentionnées dans le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), dans le plan régional de prévention et de gestion des déchets et, enfin, dans le schéma régional de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
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[7]
Depuis la Révolution française, on peut montrer la récurrence du discours sur le mille-feuille territorial et sur la nécessité de le rationaliser, avec de multiples réformes qui annoncent toutes une simplification et qui se concrétisent finalement par une complexification croissante des instances locales. L’empilement gagne sur la substitution (Offner, 2006).
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[8]
Possibilité d’assistance technique aux EPCI qui comptent moins de 15 000 habitants pour l’exercice de leurs compétences optionnelles, de financement des projets développés par les communes et également au financement des activités d’investissement en faveur des entreprises des services marchands en milieu rural, et aussi en faveur de l’entretien et de l’aménagement de l’espace rural.
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[9]
Le rapport Piveteau Zéro sans solution (2014) a exploré cette approche plus intégrée de l’accueil pour les personnes handicapées. [En ligne] http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_zero_sans_solution.pdf.
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[10]
Les transferts de compétences les plus importants de cette réforme territoriale concernent en effet celles du département vers la région.
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[11]
Nous le soulignons, dans la mesure où la métropole est un sujet absent de l’Acte II, consacré au Département-providence.
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[12]
La communauté urbaine du Grand Nancy a pu rejoindre, le 1er juillet 2016, l’ensemble des métropoles, ce qui porte le groupe à 15 métropoles. La loi du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain assouplit les critères d’éligibilité au statut de métropole, alors ouvert aux agglomérations de Dijon, Orléans, Saint-Étienne, Toulon, Clermont-Ferrand, Metz et Tours, ce qui pourrait porter l’effectif total des métropoles à 22.
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[13]
De fait, le droit de l’intercommunalité est complexe avec pas moins de six catégories différentes d’EPCI : syndicats de communes, communautés de communes, communautés urbaines, communautés d’agglomération, syndicats d’agglomération nouvelle et métropoles (Marcou, 2015).
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[14]
N’entrent pas dans ce dispositif la métropole du Grand Paris ni celle de Lyon.
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[15]
La montée de l’intercommunalité s’est accompagnée, de façon très variable et inégale depuis les années 2000, du développement d’un rôle social (Frinault et Le Saout, 2011), surtout pour les communautés de communes, car la mutualisation dans les territoires ruraux est la seule possibilité pour mettre en place des services sociaux (structures d’accueil de la petite enfance, centres sociaux, insertion, logement social). Cette relative montée en charge concerne un nombre très limité d’intercommunalités (ADCF, 2015).
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[16]
La métropole d’Aix-Marseille-Provence s’étend sur trois départements (Bouches-du-Rhône, Var, Vaucluse).
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[17]
La loi NOTRe (article 79) met fin à l’obligation d’ouvrir un CCAS dans les communes de moins de 1 500 habitants. Il s’agit donc désormais d’une création facultative, mais la loi incite à la fusion des CCAS au niveau des nouvelles intercommunalités, qui ne doivent pas être inférieures à 15 000 habitants. À terme, cela entraînera une diminution significative des centres communaux et intercommunaux d’action sociale.
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[18]
Le nombre des communautés de plus de 50 communes a été multiplié environ par trois (1er janvier 2017).
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[19]
De même, cet article 76 réaffirme le rôle du département en matière « d’information, de conseil et d’orientation du public sur les aides et les services relevant de sa compétence. » Il prévoit aussi que : « Le département coordonne, dans le respect de leurs compétences, l’action des acteurs chargés de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques intéressant les conditions de vie des personnes âgées, en s’appuyant notamment sur la conférence des financeurs […] et sur le conseil départemental de la citoyenneté et de l’autonomie ». Il dispose ensuite que : « Le département peut signer des conventions avec l’agence régionale de santé, les organismes de sécurité sociale ou tout autre intervenant en faveur des personnes âgées pour assurer la coordination de l’action gérontologique. »
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[20]
Récemment, le gouvernement engageait une nouvelle impulsion à l’insertion pilotée par les départements, d’une part en rénovant le Fonds de mobilisation départementale pour l’insertion sociale et professionnelle (FMDI) et d’autre part en créant le Fonds d’appui aux politiques d’insertion (FAPI), qui conditionne un soutien financier de l’État à des objectifs contractualisés avec les départements volontaires.
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[21]
En effet, la loi de mai 2013 sur l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires a transformé le mode de scrutin des représentants des assemblées départementales, qui deviennent des conseillers départementaux avec un scrutin uninominal à deux tours. De plus, le binôme est paritaire, composé d’un homme et d’une femme. Le texte modifie également les circonscriptions électorales, les cantons, sur des bases démographiques qui opèrent un rééquilibrage de la campagne vers les villes, les aires urbaines étant plus peuplées. Cette loi introduit ainsi une véritable évolution de la composition des assemblées départementales qui sont dorénavant des espaces plus « féminisés » et plus « urbains », alors qu’ils étaient jusque-là essentiellement masculins et ruraux (Bergery, 2016).