CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, a ouvert cette journée en annonçant un plan d’action pour la petite enfance[1] et ses principaux objectifs :

  • construire une identité commune aux professionnel•le•s de la petite enfance autour de valeurs, de normes d’accueil et d’actions partagées ;
  • développer un accueil de qualité tenant compte du développement de l’enfant ;
  • rénover les diplômes et les carrières des professionnel•le•s de la petite enfance.

2Ce plan s’inspire largement des recommandations du rapport remis à la ministre en mai 2016 par Sylviane Giampino, psychanalyste et psychologue, vice-présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).

3Franck von Lennep, directeur de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), a fixé à ce colloque scientifique grand public l’ambition de révéler les principaux enjeux des modes d’accueil de la petite enfance. Dans cet esprit, les quatre tables rondes de cette journée ont été conçues selon une approche pluridisciplinaire et transversale, comme l’a rappelé Patrick Aubert, sous-directeur en charge de l’observation de la solidarité à la DREES. Sociologues, économistes, statisticiens, psychologues et formateurs ont présenté l’état des lieux des connaissances sur les modes d’accueil. Les politiques publiques françaises et européennes, puis la conciliation travail-famille des parents et l’implication des entreprises sur cette question ont été abordées lors de la matinée. L’après-midi a été consacrée à la formation et aux pratiques des professionnel•le•s de la petite enfance, avant d’adopter le point de vue des enfants eux-mêmes, en s’intéressant à leur développement et à leur bien-être. Le public, composé principalement de professionnel•le•s de la petite enfance et également de représentants des institutions et de chercheurs, a largement participé aux débats, notamment à ceux qui étaient consacrés aux pistes d’amélioration de la qualité de l’accueil.

4Afin de donner à voir l’organisation des parents et les recours aux modes d’accueil des jeunes enfants en France, Émilie Raynaud, cheffe du bureau Jeunesse-Famille de la DREES, a présenté quelques résultats statistiques issus de l’enquête Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants[2] de la DREES. Les parents peuvent rarement se passer du recours à un mode d’accueil extérieur à la famille. En 2013, seul un tiers des enfants de moins de trois ans sont gardés exclusivement par leurs parents au cours d’une semaine habituelle, du lundi au vendredi, de 8 heures à 19 heures. Sur cette période, 61 % des enfants sont gardés la majeure partie du temps par leurs parents, 19 % sont confiés principalement à un•e assistant•e maternel•le, 13 % à un établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE) et 7 % à un autre intervenant (garde à domicile, grands-parents, école…) Les familles qui ont recours à un mode d’accueil payant dépensent 411 euros par mois en moyenne pour les frais d’accueil d’un enfant de moins de trois ans, soit un coût net pour les familles de 187 euros une fois déduits les allocations et les crédits d’impôts.

Les modes d’accueil et les politiques familiales en France et en Europe

5Lors de la première table ronde, présidée par Bertrand Fragonard [3], président du HCFEA, les intervenants ont montré la convergence des objectifs au sein de l’Union européenne en matière d’accueil de la petite enfance ; mais les moyens mis en œuvre pour atteindre ces objectifs varient selon les États membres.

6Selon Claude Martin [4], sociologue, les pays européens ont adopté une vision commune des enjeux de la politique d’accueil de la petite enfance sous l’impulsion de l’Union européenne qui fixe des objectifs à atteindre. Il s’agit de relever quatre types de défis :

  • des défis démographiques (fécondité, vieillissement de la population) ;
  • des défis macroéconomiques (comme la participation des femmes au marché du travail, la création d’emplois dans le secteur de la petite enfance) ;
  • la lutte contre les inégalités ;
  • la promotion de l’égalité femmes-hommes.

7Toutefois, l’Union européenne laisse aux États membres la liberté des outils à mobiliser pour atteindre ces objectifs communs. Certaines mesures favorisent une « familialisation » de la prise en charge des enfants ; c’est le cas du congé parental, plus ou moins partagé entre les deux parents. D’autres au contraire tendent vers une « défamilialisation » en externalisant la prise en charge des enfants par un mode d’accueil formel, par exemple en proposant des places en crèche.

8Force est de constater l’existence de disparités importantes dans les dépenses en direction de l’enfance dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), comme l’économiste Olivier Thévenon l’a montré. Pourtant, réalisées dans de bonnes conditions (emploi stable, conciliation travail-famille encouragée avec une égalité femmes-hommes…), ces dépenses peuvent constituer un véritable investissement social aux effets positifs multiples pour la société sur le long terme (Thévenon, 2016). En effet, le développement des modes d’accueil a permis la hausse du taux d’emploi des femmes, associée à une incidence positive sur la fécondité dans les pays de l’OCDE. Cet investissement social peut se traduire par d’autres bénéfices importants, comme la création d’emplois dans le secteur de la petite enfance, la réduction du risque de pauvreté des enfants en stabilisant les parents dans l’emploi ou encore la réduction des inégalités dès le plus jeune âge (en accompagnant les parents dès la naissance, en offrant un accueil préscolaire de qualité ayant un effet positif, plus tard, sur la réussite scolaire…), ce qui entraîne une diminution des dépenses sociales beaucoup plus importantes à long terme. De plus, des recherches ont montré que le développement émotionnel, social et cognitif des enfants peut aussi bénéficier d’un investissement précoce et de qualité dans les modes d’accueil formels.

9Même si les objectifs européens sont communs, le chemin à parcourir pour les atteindre n’est pas identique selon le pays considéré, comme l’a rappelé Claude Martin. Alors qu’en France, des investissements existent dans l’accueil de la petite enfance depuis la fin du xixe siècle avec l’école pré-élémentaire, en Allemagne c’est seulement au début du xxie siècle que des investissements importants ont été réalisés dans ce domaine, à la faveur d’une réforme ambitieuse de la politique familiale visant à soutenir la natalité, ralentir le vieillissement démographique, encourager l’activité des femmes et lutter contre les inégalités sociales, comme l’a expliqué la sociologue allemande Ilona Ostner. Dans les faits, cette importante réforme a surtout bénéficié aux mères âgées de 35 ans à 44 ans les plus éduquées qui avaient un emploi ; celles-ci ont été incitées à avoir un deuxième ou un troisième enfant. La Suède, pour sa part, a mis en œuvre des politiques en faveur de la natalité dans les années 1930, puis une politique familiale visant des objectifs socio-économiques (soutien du niveau de vie des familles) dans les années 1945-1965. Depuis le milieu des années 1960, les réformes de la politique familiale répondent à des enjeux sociaux (égalité femmes-hommes et conciliation travail-famille). Selon Ann-Zofie Duvander, sociologue et démographe suédoise, la politique familiale suédoise a permis de réaliser l’égalité d’accès aux modes d’accueil et au congé parental, favorisant une conciliation travail-famille réussie dans le respect de l’égalité femmes-hommes ; néanmoins l’écart de salaires entre hommes et femmes demeure important, et il se creuse lorsque les salariés deviennent parents.

10Les échanges entre les intervenants et avec la salle se sont concentrés sur les façons d’améliorer l’accès aux différents dispositifs et la qualité de l’accueil.

11Réduire les inégalités sociales d’accès au congé parental et aux modes d’accueil est l’un des défis majeurs de la politique d’accueil des jeunes enfants en France, selon Olivier Thévenon. À cet égard, le cas suédois apparaît exemplaire [5]. Le congé parental suédois est partagé équitablement entre le père et la mère (huit mois chacun), indemnisé à hauteur de 80 % du salaire ou rémunéré pour ceux qui ne travaillaient pas (25 euros par jour) et il peut être prolongé par des congés non payés. La protection de l’emploi est garantie pendant le congé parental, et les parents peuvent, à leur retour, réduire leur temps de travail jusqu’aux huit ans de l’enfant. Désormais, 85 % des pères prennent un congé parental, contre 30 % en 1995. L’attribution de la moitié de la durée du congé parental rémunéré aux pères apparaît comme le principal facteur de cette augmentation, selon Ann-Zofie Duvander. Concernant l’accès aux modes d’accueil, l’accueil préscolaire universel des enfants dès l’âge d’un an a été lancé en Suède au milieu des années 1990. À deux ans, 90 % des enfants y sont ainsi accueillis. Les places sont garanties pour tous, les coûts sont largement subventionnés, et les normes pédagogiques sont communes.

12En réponse à cet enjeu d’accueil pour tous, l’Allemagne a fait le choix, depuis 2016, d’un droit opposable à une place d’accueil ; mais la quantité de l’offre prime sur la qualité de l’accueil, et cela fait débat en Allemagne, d’après Ilona Ostner. Il y a notamment un manque de personnel qualifié. Bertrand Fragonard a souligné que l’application d’un droit opposable en France poserait deux difficultés : la désignation d’une collectivité locale compétente et la définition des modalités de l’application du droit opposable aux assistant•e•s maternel•le•s. De plus, la scolarisation des enfants à deux ans, liée à cet enjeu de solution d’accueil pour tous, suscite encore des interrogations ou des réticences en France. Selon lui, l’amélioration de la qualité de l’offre existante constitue en France l’enjeu principal. La qualité de l’accueil et le bien-être des enfants sont aussi des préoccupations en Suède et en Allemagne, où les réflexions portent sur le niveau d’éducation des enseignants, les différentes pédagogies, la durée des journées d’accueil… Par exemple en Suède, le temps partiel et les journées de travail généralement courtes contribuent à réduire la durée des journées d’accueil des enfants, avec un impact positif sur leur bien-être.

L’articulation vie professionnelle-vie familiale

13Lors de la deuxième table ronde, présidée par Marie-Clémence Le Pape, sociologue, les intervenants ont rappelé que les choix d’organisation des parents pour articuler leurs vies professionnelle et familiale sont déterminés par leurs contraintes professionnelles (revenus, horaires de travail, localisation, implication de l’entreprise sur ces questions) et par l’offre de modes d’accueil disponibles et accessibles, plus que par leur préférence pour un mode d’accueil en particulier.

14En dehors de la garde par les parents, les modes d’accueil formels (assistant•e•s maternel•le•s, crèches, garde à domicile) sont les solutions les plus fréquentes. Si le recours aux grands-parents à titre de mode d’accueil principal en journée et en semaine est rare, ils sont des acteurs-clés de l’organisation de la garde ponctuelle d’enfants pendant les vacances, les week-ends, les soirs ou en cas d’imprévu, comme l’a expliqué le sociologue Morgan Kitzmann [6]. Pour certains parents, confier leurs enfants aux grands-parents est une solution choisie pour créer des liens forts, mais pour d’autres il s’agit d’un recours contraint en l’absence d’une autre solution [7].

15Même si la norme d’égalité entre les sexes semble désormais largement diffusée quel que soit le milieu social, les contraintes d’organisation pour articuler travail et famille continuent de reposer essentiellement sur les femmes. En pratique les hommes ont du mal à investir la sphère domestique et les normes traditionnelles de genre restent fortes, comme l’a montré l’économiste Anne Solaz. Les femmes consacrent deux fois plus de temps que les hommes aux enfants. Le déséquilibre entre les pères et les mères est plus élevé quand les enfants sont jeunes, et il augmente avec le nombre d’enfants. De plus, ce sont surtout les femmes qui cessent ou réduisent leur activité à la naissance des enfants. Cette spécialisation des couples (primat de la carrière pour les hommes et du rôle de mère pour les femmes) tend à pénaliser les femmes en termes de carrière, de retraite et en cas de séparation conjugale. Les sociologues Anaïs Collet et Pierre Gilbert [8] ont montré que les arbitrages en termes de modes d’accueil et de conciliation emploi-famille se font en fonction de l’adaptation aux contraintes (offre, revenu, distance, horaires de travail…), même si les préférences et les représentations de ce qui est bon pour l’enfant jouent aussi. Ils ont confirmé le fait que ce sont surtout les femmes qui font face au choix le plus important, à savoir : continuer de travailler, réduire ou cesser son activité. Les hommes se posent plutôt la question d’aménager leurs horaires ou de refuser une promotion. En expliquant que la femme doit être en position de force dans le couple pour pouvoir négocier une plus grande implication de son conjoint dans la prise en charge des tâches parentales et domestiques, Anaïs Collet et Pierre Gilbert ont rappelé que les dispositifs de prise en charge de l’enfant ont un rôle à jouer pour permettre une mise en œuvre concrète de l’égalité femmes-hommes, d’autant plus que les expériences de conciliation réussies qu’ils ont observées renvoient surtout aux couples où le conjoint est impliqué dans la prise en charge des enfants. Sur ces questions, les sociologues Lucie Goussard et Laetitia Sibaud [9] ont montré que dans certains couples où le père est plus impliqué que la mère auprès des enfants, le poids des représentations traditionnelles est si prégnant que les mères culpabilisent de se situer en décalage avec les normes sociales selon lesquelles une bonne mère doit s’occuper des enfants, tandis que le père privilégie sa carrière. La conciliation travail-famille est également difficilement vécue par les mères qui n’ont pas réussi à accorder l’organisation de la prise en charge de l’enfant à leurs envies (travailler plus ou moins longtemps, s’occuper plus ou moins des enfants). Les normes traditionnelles de parentalité sont réinterrogées dans des situations particulières, comme le travail en horaires décalés des deux parents ou la résidence alternée de l’enfant après une séparation conjugale, comme l’a expliqué Anne Solaz. Les pères peuvent alors s’impliquer davantage dans la prise en charge de l’enfant et aménager leur temps de travail et leurs déplacements ; les mères sont dans ce cas plus disponibles pour s’insérer sur le marché de l’emploi ou augmenter leur temps de travail.

16Les employeurs ont leur rôle à jouer dans la réussite de l’articulation emploi-famille, mais ils restent encore peu impliqués en France, d’après Delphine Brochard [10], économiste. Les initiatives qu’elle a recensées dans les entreprises sont de trois ordres :

  • un soutien matériel ;
  • une aide à la concordance des temps ;
  • la sensibilisation des managers au fait familial.

17Mais la portée de ces dispositifs est limitée, soit parce qu’il s’agit d’une aide ponctuelle, soit parce que leur accès est restreint. Ils ne sont pas toujours diffusés, ni appliqués : le congé paternité peut ne pas être encouragé par le management intermédiaire, la présence tardive sur le lieu de travail reste valorisée… De façon générale, elle a remarqué que les dirigeants sous-évaluent les enjeux de la conciliation travail-famille ; de plus, le coût des dispositifs est un frein important pour eux s’ils n’identifient pas clairement le retour sur investissement. Du côté des salariés, au sein des comités d’entreprise, la volonté de ne pas désavantager les salariés qui n’ont pas d’enfants est parfois avancée pour expliquer la faible revendication dans ce domaine. Le manque d’information peut également conduire les salariés à censurer leurs besoins, qu’ils perçoivent comme des contraintes personnelles.

18La flexibilité choisie du temps de travail, la modulation des horaires, le compte épargne-temps et le télétravail constituent des bonnes pistes d’amélioration de l’articulation travail-famille, mais elles restent peu diffusées. Certaines entreprises proposent des dispositifs innovants répondant aux besoins des salariés, comme des aménagements d’emplois du temps pour les parents séparés concernés par la garde alternée, pour ceux qui s’impliquent dans une crèche parentale ou pour ceux qui suivent un parcours de procréation médicalement assistée. Dans le temps d’échange avec la salle, le rôle de l’État et des entreprises et leur capacité à s’emparer de ces questions ont été évoqués à plusieurs reprises. Les enjeux de la conciliation travail-famille concernent l’ensemble de la société, pas seulement les femmes. Selon Delphine Brochard, il faut y voir en particulier un impact social sur le bien-être des enfants. Elle en appelle à une prise de conscience de ces enjeux, notamment pour les intégrer dans la responsabilité sociale des entreprises.

Les métiers de la petite enfance : entre formation et pratiques

19Le cadrage statistique qui a ouvert la troisième table ronde présidée par Danielle Boyer, ethnologue à la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), a illustré l’hétérogénéité des formations des professionnel•le•s (des femmes pour l’essentiel) de la petite enfance. Rémy Marquier, adjoint au sous-directeur de l’Observation de la solidarité à la DREES, a montré une présence importante de diplômés de CAP petite enfance et d’auxiliaires de puériculture parmi les agents des EAJE. Les postes de direction en crèche collective sont occupés pour plus de la moitié par des direct•eur•rice•s puéricult•eur•rice•s et pour un tiers par des éducat•eur•rice•s de jeunes enfants. Les assistant•e•s maternel•le•s sont diplômé•e•s d’un CAP/BEP dans la plupart des cas et un sur quatre n’a pas de diplôme. Les échanges avec la salle ont souligné que la capacité à être bienveillant ou bien-traitant avec l’enfant était une compétence des professionnel•le•s aussi importante que leurs diplômes et leur expérience.

20Du côté des parents qui confient leurs enfants, l’enjeu est de trouver la•le « bon•ne » professionnel•le ou la « bonne » institution, comme l’a expliqué Bertrand Geay [11], sociologue. Selon son étude ethnographique, les parents et les professionnel•le•s ont leurs propres représentations des bonnes pratiques (allaitement, hygiène, soins…) ; ces normes influencent la relation parents-professionnel•le•s. Un désaccord sur les bonnes pratiques est source de tensions ou de conflits ; au contraire, des valeurs communes vont susciter la confiance et la recherche de conseils (sommeil, vêtements…) Bertrand Geay a souligné que les assistant•e•s maternel•le•s et les classes moyennes semblent partager un univers commun de valeurs en raison de leur proximité sociale, tandis que les classes cultivées font davantage confiance aux modes d’accueil institutionnalisés.

21Du côté des professionnel•le•s de la petite enfance, l’un des enjeux consiste à gagner en reconnaissance, en particulier auprès des parents. Lors de cette table ronde, trois professions ont été étudiées plus en détail : les auxiliaires de puériculture, les assistant•e•s maternel•le•s et les gardes à domicile. Pour les auxiliaires de puériculture, l’absence de visibilité du travail effectué, en particulier le fait qu’il génère une extrême fatigue, est une illustration de ce besoin de reconnaissance, selon la recherche ethnographique de la sociologue Anne-Lise Ulmann [12]. Quant aux assistant•e•s maternel•le•s, peu ou pas diplômé•e•s, ils•elles restent souvent moins légitimes que la crèche aux yeux des parents, en matière d’éducation des enfants en âge de marcher, d’après l’étude des sociologues Marie Cartier et de Marie-Hélène Lechien [13]. Enfin, les gardes à domicile employé•e•s directement par les parents ne sont pas toujours déclaré•e•s, ont des horaires extensibles, et beaucoup prennent en charge des tâches domestiques qui ne sont pas toujours liées aux enfants, comme l’a expliqué la sociologue Caroline Ibos.

22La quête de légitimé des professionnel·le·s auprès des parents passe par différentes stratégies. Pour les auxiliaires de puériculture, cette légitimité s’opère au cours de la formation par un apprentissage des soins et d’une distance affective avec l’enfant. Si ce métier est souvent choisi par amour des enfants, la formation s’inscrit en rupture avec l’affect à travers l’apprentissage de gestes techniques calqués sur la démarche de soins du diagnostic infirmier, dans l’optique de légitimer leur professionnalisme. Le soin doit être neutre, uniquement guidé par le savoir. La distance affective est justifiée comme un moyen de rassurer les parents qui craindraient la concurrence affective avec un tiers ; elle a aussi pour effet de normaliser la relation en occultant les affinités et les exaspérations des professionnel•le•s. En pratique, les auxiliaires de puériculture ne peuvent pas cloisonner complètement les affects ; de plus, leur savoir technique demeure invisible pour les parents. Pour Anne-Lise Ulmann, ce décalage entre la formation et la réalité des pratiques apparaît problématique dans la construction de l’identité professionnelle des auxiliaires de puériculture. Leur reconnaissance pourrait passer par une plus grande visibilité de leur savoir et une plus grande valorisation du travail en crèche durant la formation, où le savoir médical domine.

23La stratégie des assistant•e•s maternel•le•s pour asseoir leur légitimité passe par l’exhibition de preuves tangibles de leur travail, permettant de susciter la confiance et de déjouer les soupçons de certains parents, selon Marie Cartier et de Marie-Hélène Lechien. Par exemple, montrer des preuves matérielles des activités (dessin, herbier…) ou créer une salle de jeux dédiée aux enfants accueillis dans leur logement. Les parents y voient un mode d’accueil plus proche de la crèche ou une preuve du dynamisme et de la créativité de l’assistant•e maternel•le. En outre, à l’image des auxiliaires de puériculture, certain•e•s assistant•e•s maternel•le•s ont le sentiment de se voir imposer par les formateurs professionnels une distance affective avec l’enfant (pas de surnoms, pas de bisous) pour les préparer à l’école. Dans le temps d’échanges avec la salle, un responsable de l’accueil petite enfance d’une municipalité a plaidé pour mettre en place une formation complémentaire et souligné que les maisons d’assistant•e•s maternel•le•s [14] peuvent permettre de valoriser la profession, même si ces structures suscitent le débat.

24Concernant les gardes à domicile, c’est moins le travail que la personne elle-même qui est valorisée par les parents, dans une logique de personnalisation du mode d’accueil. Les parents attendent une proximité affective entre l’employé•e et l’enfant. En outre, la question de la confiance est importante pour les parents, puisqu’il y a une disproportion entre la responsabilité confiée (les enfants et la maison) et l’absence de contrôle de l’activité par toute instance extérieure, quand les gardes à domicile sont directement employé•e•s par les parents. Selon Caroline Ibos, le droit, la formation ou les médiations professionnelles sont des leviers pour améliorer la reconnaissance de ce métier.

Le développement et le bien-être des jeunes enfants dans les modes d’accueil

25Lors de la dernière table ronde présidée par Sylviane Giampino [15], psychanalyste et psychologue, vice-présidente du HCFEA, les intervenants ont cherché à dégager des pistes d’amélioration pour une éducation bienveillante en intégrant les dernières connaissances du développement des jeunes enfants dans les formations des professionnel•le•s et dans les pédagogies des modes d’accueil.

26Ainsi, les recherches d’Olivier Houdé ont montré que les enfants apprennent par vagues, en procédant par succès et par échecs. Le cerveau doit inhiber certaines connaissances pour en apprendre de nouvelles. Cette importante découverte remet en cause la linéarité du développement cognitif des enfants, telle que l’avait théorisée Jean Piaget et selon laquelle l’enfant apprend par paliers accumulatifs. À la lumière de ces connaissances, pour Olivier Houdé, il faut d’une part compléter les apprentissages existants en apprenant aux enfants dès le plus jeune âge à exercer la fonction inhibitrice de leur cerveau [16] et leur esprit critique ; d’autre part, revoir l’organisation scolaire en cycles plutôt qu’en classes, par exemple en regroupant les enfants de cinq ans à huit ans. Or, la conception d’un développement cognitif linéaire continue de prévaloir dans le déroulement de la scolarité de l’Éducation nationale, structuré par les années, les âges… D’ailleurs, selon la sociologue Pascale Garnier [17], ces catégories d’âge sont des constructions sociales incarnées dans les pratiques des parents et des professionnel•le•s. Les enfants de 2-3 ans sont à un âge charnière, considérés comme grands en crèche mais comme tout-petits à l’école maternelle. Ces représentations sont aussi très largement et très vite intégrées par les enfants eux-mêmes. Entre la crèche et l’école maternelle, qui accueillent pourtant certains enfants du même âge, il y a une différence de culture professionnelle ; les classes passerelles sont au croisement de ces deux cultures.

27Les différents intervenants ont par ailleurs insisté sur la nécessité de respecter l’envie d’apprendre des enfants. Apprendre et comprendre sont deux besoins des enfants, au-delà des besoins vitaux (nourriture, sommeil) et des autres besoins psychologiques (affectifs, cognitifs, langage, motricité…) a expliqué Agnès Florin, psychologue. Le développement du cerveau des enfants commence bien avant l’école ; très tôt, chez le bébé avant de parler et même chez le fœtus. Les enfants cherchent à comprendre le monde physique et mental en faisant des hypothèses, des jugements probabilistes. Ce sont des bébés statisticiens qui infèrent des structures, des causes à partir des effets observés. Par conséquent, il faut accompagner les enfants dans leurs apprentissages. Agnès Florin a rappelé que les enfants ont besoin d’attachements sécurisés dans leurs relations avec les autres, qui peuvent être multiples (mère, père, professionnel•le•s de la petite enfance…) ; cela leur assure une protection et leur donne confiance. De plus, l’apprentissage du langage s’opère dans l’interaction : il s’agit de parler avec l’enfant plutôt que de parler à l’enfant (lui parler, lui répondre, l’encourager à parler). Accompagner les enfants dans leurs apprentissages (partager des activités, décrire avec eux les actions, reconnaître leurs compétences…) leur permet de prendre leur place, d’être de plus en plus actifs. Olivier Houdé a abondé dans ce sens, expliquant qu’il faut davantage penser en termes d’interactions éducatives et constructives en présence des parents. En prenant l’exemple du numérique – qu’il a considéré comme une langue nouvelle du monde contemporain, comme le furent les livres à la Renaissance –, il a préconisé un accompagnement des bébés et des enfants dans leur découverte de l’environnement technologique et numérique de façon mesurée, plutôt que d’interdire tout usage numérique aux enfants, qui ont cette gourmandise cognitive. Cela peut passer par des éveils numériques, puis par une éducation aux médias pour les enfants plus âgés.

28Enfin, il est apparu nécessaire de créer un environnement adapté au rythme d’apprentissage et au besoin de jeu libre des jeunes enfants. Laurence Rameau, formatrice de professionnel•le•s de la petite enfance, a plaidé pour la nécessité d’inventer une pédagogie spécifique à la petite enfance, non calquée sur la pédagogie scolaire afin de laisser le temps aux bébés d’être des bébés. La préparation à l’école prend très vite de la place dans les activités (objectifs et résultats, production à présenter), dans les jeux (souvent dirigés), dans la disposition de l’espace (tables et chaises). Un constat partagé par Pascale Garnier, soulignant que la plupart des enfants de 2-3 ans en maternelle font des activités guidées par des consignes, des objectifs et des critères de réussite, en évitant l’effervescence enfantine. Laurence Rameau a défendu l’importance de leur laisser la liberté du jeu en s’éloignant des pédagogies traditionnelles : créer des espaces ludiques pour susciter le jeu dont ils sont les auteurs ; les laisser être, bouger et manipuler des objets. Lors des échanges avec la salle, les professionnel•le•s de la petite enfance ont d’ailleurs souhaité connaître l’avis des chercheurs sur des pédagogies innovantes existantes dans certaines écoles maternelles (par exemple, l’initiative de Céline Alvarez [2016]). Laurence Rameau a confirmé l’existence aussi dans les crèches de pédagogies novatrices, allant bien au-delà de celle de Maria Montessori [18] (1936, rééd. 2004), et qui obtiennent de bons résultats. Des dispositifs pédagogiques expérimentaux, comme l’initiative « Signe avec moi » (apprentissage des bases du langage des signes aux bébés pour communiquer avant qu’ils ne sachent parler) ou les programmes de stimulation du langage, tel « Parler bambin » (Nocus et al., 2016), ont aussi été cités, sans toutefois que leur efficacité soit corroborée par les chercheurs invités.

29En résumé, cette journée a identifié plusieurs défis que la politique des modes d’accueil de la petite enfance doit relever : réduire les inégalités d’accès aux modes d’accueil et au congé parental ; encourager les dispositifs facilitant la conciliation travail-famille dans le respect de l’égalité femmes-hommes ; améliorer la reconnaissance des professionnel•le•s de la petite enfance ; améliorer la qualité de l’accueil, en particulier assurer le bien-être des enfants en offrant une pédagogie bienveillante et adaptée à leur développement. En somme, favoriser une prise de conscience générale (État, entreprises, société civile) des effets bénéfiques à long terme des dispositifs en faveur de la petite enfance, quand ils sont bien pensés.

Notes

  • [1]
  • [2]
    Lancée en 2002 par la DREES avec l’appui de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), puis réitérée en 2007 et en 2013, cette enquête permet de reconstituer le calendrier d’accueil des enfants de moins de six ans sur une semaine-type. Elle donne à voir les pratiques, l’organisation, les contraintes, le degré de satisfaction des parents et le coût de l’accueil des jeunes enfants.
  • [3]
    Lire la contribution de Bertrand Fragonard à ce dossier, « Les évolutions majeures des aides aux familles ayant de jeunes enfants, depuis 1945 » p. 282.
  • [4]
    Lire la contribution de Claude Martin à ce dossier, « Les politiques d’accueil des enfants en France et en Europe. Atouts, limites et perspectives » p. 301.
  • [5]
    L’Allemagne s’est inspirée du modèle suédois pour penser son importante réforme de la politique familiale : congé parental de 14 mois avec des avantages salariaux (2007) et plus incitatif pour les pères (2015) ; droit opposable à un mode d’accueil pour tous les enfants de plus d’un an (2013).
  • [6]
    Les présentations de Morgan Kitzmann, d’Anaïs Collet et de Pierre Gilbert, de Lucie Goussard et de Laetitia Sibaud reprennent les résultats de trois enquêtes qualitatives, réalisées en 2015-2016, financées par la DREES dans le cadre d’un appel à projet de recherche à la suite de l’enquête Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants en 2013.
  • [7]
    Lire la contribution à ce dossier de Morgan Kitzmann, « La prise en charge des jeunes enfants par l’aide grand-parentale : un mode de garde composite » p. 187.
  • [8]
    Lire la contribution à ce dossier d’Anaïs Collet et de Pierre Gilbert, avec Marie Cartier, Estelle Czerny, Marie-Hélène Lechien et Sylvie Monchatre, « Pourquoi les parents préfèrent-ils la crèche ? Les représentations hiérarchisées des modes de garde professionnels » p. 249.
  • [9]
    Lire la contribution à ce dossier de Lucie Goussard et de Laetitia Sibaud, « L’articulation travail-famille chez les mères actives en activité continue et à temps plein : une question de distanciation subjective ? » p. 169.
  • [10]
    Lire la contribution à ce dossier de Delphine Brochard et de Marie-Thérèse Letablier, « L’implication des entreprises dans l’articulation emploi-famille : les enseignements d’une enquête de terrain » p. 103.
  • [11]
    Lire la contribution de Bertrand Geay à ce dossier, « Les relations entre parents et professionnels de la petite enfance : un système d’attentes et de conventions sociales » p. 309.
  • [12]
    Lire la contribution d’Anne-Lise Ulmann à ce dossier, « Le travail auprès des jeunes enfants : quels apprentissages pour quelles pratiques professionnelles ? » p. 316.
  • [13]
    Lire la contribution à ce dossier de Marie Cartier et de Marie-Hélène Lechien, « Asseoir sa légitimité professionnelle auprès des parents : l’enjeu des questions éducatives dans le métier d’assistante maternelle » p. 265.
  • [14]
    Depuis 2010, les assistant•e•s maternel•le•s agréé•e•s ont la possibilité de se regrouper et d’exercer leur métier en dehors de leur domicile, dans des locaux appelés « maisons d’assistants maternels ».
  • [15]
    Lire l’entretien accordé par Sylviane Giampino dans ce dossier, « Les modes d’accueil sont des espaces transitionnels, à mi-chemin entre l’intime et le public » p. 328.
  • [16]
    Cet exercice consiste par exemple, d’après l’intervenant, à faire comprendre à l’enfant « par des jeux de perspective visuelle », que « ce qu’il voit et ce que l’autre voit n’est pas la même chose. »
  • [17]
    Lire la contribution à ce dossier de Gilles Brougère et Pascale Garnier, « Des tout-petits “peu performants” en maternelle. Ambition et misère d’une scolarisation précoce » p. 83.
  • [18]
    La pédagogie scolaire de Maria Montessori (1870-1952) est fondée sur la liberté de l’enfant et sur sa confiance en soi : « La véritable éducation nouvelle consiste à aller tout d’abord à la découverte de l’enfant et à réaliser sa libération ».

Références bibliographiques

  • Alvarez C. (2016), Les Lois naturelles de l’enfant, Les Arènes, 464 p.
  • Montessori M. (1936, rééd. 2004), L’Enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 205 p., p. 93.
  • Nocus I., Florin A., Lacroix F. et al. (2016), « Les effets de dispositifs de prévention des difficultés langagières dans des contextes monolingues et plurilingues », Enfance, vol. 1, p. 113-163.
  • En ligneThévenon O. (2016), « L’accueil de la petite enfance en France et dans les pays de l’OCDE : une politique d’investissement social ? », Revue française des affaires sociales, vol. 1, n° 5, p. 163-188.
Pauline Virot
Chargée d’études et d’enquêtes à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES). Ses études portent sur la thématique de la famille, notamment sur les modes d’accueil de la petite enfance.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/07/2017
https://doi.org/10.3917/rfas.172.0338
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