CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Revue française des affaires sociales : Pouvez-nous nous éclairer sur les particularités des enfants de zéro à trois ans ? Comment définir leur bien-être ? Cette notion est-elle mesurable et peut-elle être réellement intégrée à une politique publique ?

2Sylviane Giampino : Tout d’abord, je souhaite alerter sur l’emploi du terme de « bien-être » pour le jeune enfant. La notion de bien-être n’existe pas dans le lexique historique de la petite enfance. On préfère nommer dans ce lexique les attitudes souhaitables des personnes qui s’occupent des très jeunes enfants : « prendre bien soin », « materner », « sécuriser », « éveiller ». Du point de vue de l’enfant, on parlera d’enfant épanoui, paisible, en forme, joyeux, qui mange bien, joue… Mais c’est en train de changer, le bien-être passe du langage de la vie des adultes à celui de la vie des enfants. C’est dans l’air du temps et nous devons l’entendre de deux façons : soit au sens propre du terme, soit comme un concept qui se déclinerait en petite enfance, mais qui se trouve emprunté au domaine du travail et de l’école. Je pense par exemple aux travaux d’Éric Debarbieux (2016) sur le climat scolaire. Concept ici construit et associé à des indicateurs, notamment de mesure de la satisfaction des différents partenaires en présence dans une institution, dont les enfants. Ceci ouvre un chemin pour les tous petits enfants. Ce concept de bien-être invite à une clarification scientifique nécessaire, notamment sur ce que l’on pourrait mesurer, à quel titre, et à l’aide de quels indicateurs. Concernant les enfants de la naissance à trois ans et même jusqu’à cinq ans ou six ans, nous devons surtout penser le développement et l’équilibre dans une globalité et à partir des modalités spécifiques du rapport à soi, au monde environnant et aux autres. Le développement d’un jeune enfant est une dynamique où se conjuguent le physique, l’affectif, le cognitif, le social, l’émotionnel. C’est ce que nous avons fait dans la mission sur le développement du jeune enfant (Giampino, 2016) que j’ai conduite, en commençant par cerner des caractéristiques du développement et de l’épanouissement du très jeune enfant, en jeu dans la qualité de l’accueil (type de structure, formation des professionnels, liens adultes/enfants, locaux, pédagogie, projet d’accueil, réflexivité, etc.). Il faut d’ailleurs élargir cette notion de qualité de l’accueil pour y ajouter de façon plus conséquente la prise en compte de ces enjeux développementaux. La première étape de notre mission a donc consisté à définir, à partir d’une approche transdisciplinaire et avec une pluralité, des approches au sein de chaque discipline, ce qui est doit être jugé prioritaire dans ces différentes sphères du développement du jeune enfant, pour une organisation et une amélioration de la qualité de l’accueil, ce en rappelant les grands principes d’une approche globale, interactive et non normative de l’enfant. Il nous a fallu aussi rappeler que l’état des connaissances implique à ce jour de faire le deuil d’une conception du développement par paliers accumulatifs et rappeler enfin que les repères d’âge évoluent avec les recherches, les façons de s’occuper des tout-petits et les transformations sociétales. Je vous renvoie, dans le rapport, aux « 12 particularités du développement et de la sensibilité des enfants avant trois ans à connaître pour orienter une politique d’accueil des tout-petits [2] ».

3Nous avons construit dans ce cadre un consensus et un regard commun sur le parcours développemental du très jeune enfant. Par exemple, pour ce qui concerne les modalités du lien et du travail avec la famille. Au passage, il s’est avéré que les modes d’accueil des jeunes enfants ne peuvent se réduire à un service aux familles et qu’ils doivent être aussi considérés comme un service de prime éducation de l’enfance.

4RFAS : Il existe aujourd’hui une palette de modes d’accueil (extraparentaux). Pensez-vous qu’il soit possible de mesurer leur impact respectif sur le développement de l’enfant – développement physique, affectif, cognitif, social, émotionnel… – selon la durée de l’accueil, les caractéristiques de l’enfant – âge, sexe, tempérament… – ou de sa famille – composition, niveau d’éducation, catégorie socioprofessionnelle,… ? Quels principaux obstacles au bien-être des jeunes enfants identifiez-vous ?

5S. G. : Je souhaite insister sur l’importance de la variété des types d’accueil sur un même territoire ; car il ne se dégage pas, des préconisations que je viens d’évoquer, un modèle du bon mode d’accueil, mais plutôt, quel que soit le type d’accueil, des essentiels communs. Il s’agit de la façon de travailler et de la conscience collective de la responsabilité et de l’éthique d’un accueil professionnalisé. En effet, l’enfant naît néotène [3] : inachevé, très dépendant de ce qu’on lui offre à vivre. Pour construire son état intérieur (la condition de son épanouissement), il a besoin d’une disponibilité relationnelle, de continuité, de stabilité, d’attention prévenante, d’un environnement riche, affectueux et intéressant. Pour que ceci soit possible, il faut que les systèmes d’agrément, de contrôle, et aussi d’accompagnement des professionnels, en réflexion permanente… soient cohérents. Pour l’enfant, son mode d’accueil c’est la ou les personne•s qui s’occupe•nt de lui directement. Mais l’état, l’intérêt, le plaisir au travail des professionnels de première ligne dépendent de tous les maillons de l’organisation et de la hiérarchie. Tout compte pour que les lieux et les liens créent un climat propice aux enfants.

6Or nos modes d’accueil sont baroques, ils se sont construits au fil du temps. Nous disposons d’une grande richesse de savoirs expérientiels, mais entre lesquels la mise en commun fait défaut, autant que la mise en commun de ces savoir-faire avec les recherches académiques. Les concepts avec lesquels les professionnels travaillent ne sont pas reconnus comme tels par les chercheurs et les gestionnaires. Chacun veut parler sa propre langue et l’imposer. Il y a beaucoup à faire pour rassembler et mettre en commun les outils de pensée des gestionnaires, des administrations, et les corpus des chercheurs, des professionnels. Pourtant, c’est dans cette triple articulation (l’invention du terrain, la recherche académique et la gestion ou l’organisation) que se fonde le domaine de l’accueil de la petite enfance (ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, 2017). Je parle de mise en commun d’une part, parce que les savoirs appartiennent à tout le monde et d’autre part, parce qu’il n’y a pas dans ce domaine de séparation pour les enfants entre ce qui est public et ce qui est privé. Quand un jeune enfant est accueilli, son intimité et celle de sa famille sont en jeu, et également celle des professionnels qui mobilisent leur corps et leur sensibilité. Nous devons donc penser les modes d’accueil dans la l’interdisciplinarité, pour associer le care (le soin), le ludo-éducatif, le social et forger ainsi ce que l’on appellera avec pertinence un service de prime éducation.

7Dans ce contexte, vouloir définir objectivement la qualité de l’accueil démontre un souci louable de pilotage de l’amélioration de l’offre, mais celui-ci se heurte à l’irréductibilité de la valeur du subjectif en jeu dans les relations entre l’enfant, sa famille et le mode d’accueil. C’est pourquoi je tiens à nouveau à pondérer la notion de bien-être, car elle semble relever de la subjectivité, mais l’on pourrait facilement céder à la tentation de construire des indicateurs objectifs. Ce serait ouvrir la boîte de Pandore, alors que nous avons d’autres outils à notre disposition, comme l’observation des enfants et des pratiques attentives aux attitudes et aux comportements. Les professionnels qui ont la possibilité de travailler en équipe ou avec des apports d’intervenants extérieurs et pluridisciplinaires forgent des repères implicites pour veiller sur l’évolution des enfants qui leurs sont confiés. Par exemple, quand un•e professionnel•le remarque qu’un enfant demande énormément à être dans les bras au moment de ses premiers pas, il•elle sait que ce n’est pas un signal de mal-être ou de dépendance affective, mais la réassurance de l’appui des adultes au moment où il se prépare à avancer tout seul.

8Il serait à mon avis plus efficace et plus fin de travailler à formaliser ces repères implicites et contextualisés sur le développement et l’épanouissement des enfants. Ceci pointe par ailleurs la nécessité d’interpréter avec prudence les photographies prises à un instant T sans une mise en relation approfondie, avec une appréciation globale et contextuelle, à la fois avec les données familiales, de santé et de mode de vie et les données objectives et subjectives du mode d’accueil.

9RFAS : Quelles seraient les réformes à mener dans les modes d’accueil pour favoriser l’épanouissement des enfants ? Peut-on, sur ce point, s’inspirer d’expériences étrangères innovantes ?

10S. G. : Très simplement, les décisions prises doivent ne pas empêcher les enfants de se développer correctement. Je pense par exemple à des décisions qui entravent le mouvement, les initiatives et la créativité des enfants autant que des professionnels ou qui contraignent trop les familles. Au nom des normes de sécurité, que chacun va interpréter à sa façon. Au nom de la santé par exemple : ici, on sortira chaque jour les enfants ou l’on ouvrira les fenêtres ; ailleurs, on ne les fait pas sortir s’il fait frais, et les fenêtres ne peuvent de toute façon pas s’ouvrir. De plus en plus, les toboggans rétrécissent, les jeux d’eau sont rares, et tout est fixé au sol. Les professionnel•le•s peuvent de moins en moins déplacer les équipements ou personnaliser les espaces. Quant aux relations avec les familles, les communications à distance par mail « pour gagner du temps » ou les badges pour calculer « sans risque de conflit » les temps de présence des enfants ont des conséquences sur la personnalisation, la proximité et les temps « informels » où les parents « se posent un peu » et qui sont des opportunités de liens, y compris pour les parents entre eux. L’ajustement est de plus en plus difficile pour les familles entre les contraintes et les instabilités professionnelles et les contraintes des modes d’accueil. Or si elles se connaissent, elles peuvent s’ouvrir et s’entraider. Parmi les difficultés, pensons aussi au fait que l’espace d’accueil des assistantes maternelles est aussi celui de leur vie privée.

11Dans ce domaine des politiques publiques, je déplore aussi les non-décisions prises depuis trente ans quant à la quantité de professionnels formés, à l’hétérogénéité des formations, aux tutelles multiples. Il faudrait plus de connaissances et de modules communs dans la formation initiale et continue aux différents métiers dans les formations continues. Tous les acteurs, en incluant les élus et les gestionnaires, devraient pouvoir bénéficier de ces connaissances communes pour orienter leurs décisions. Je fais très souvent l’expérience de ce que les clivages entre métiers, statuts, et appartenances politiques tombent quand nous centrons les travaux sur l’enfant en lien avec sa famille. Il y a une vraie remise à niveau à faire, car chacun se fait son idée de ce qui est bon pour les enfants, chacun nourrit son point de vue de ce qui lui est proche et, d’une certaine façon, chaque acteur a raison. C’est en croisant les angles que nous pourrons construire une vision partagée et instruite du très jeune enfant et mieux connaître, pour chacun des acteurs, le travail de l’autre. Les élus doivent comprendre le sens de ce que font les professionnels de première ligne, de ce que pilotent les encadrants et réciproquement.

12Pour répondre à votre question sur les expériences étrangères, je préfère parler d’inspiration réciproque entre les pays. La France peine à y prendre la place qu’elle mérite. C’est regrettable. Il faut dire que certaines spécificités françaises ne s’emboîtent pas dans les catégories internationales. Par exemple, le terme même de « petite enfance » : est-ce jusqu’à trois ans ? Jusqu’à six ans ? L’accueil préscolaire ne couvre pas les mêmes tranches d’âge selon les pays. Nous avons en France une école maternelle pour quasiment tous les enfants dès trois ans, voire plus tôt, et il est pour nous normal qu’un bébé soit accueilli très tôt, ce qui n’est pas le cas dans bien d’autres pays. La curiosité, l’ouverture sur l’international est saine. Je regrette que le plus souvent, on y fasse référence sur un mode dévalorisant pour nos politiques et nos services. C’est le plus souvent l’Éducation nationale qui représente la France dans les organismes internationaux. Il faudrait que participent aussi des acteurs des modes d’accueil des jeunes enfants.

13RFAS : Que pensez-vous des transitions vécues par les enfants entre la famille et le mode d’accueil ou lorsqu’ils passent d’un mode d’accueil à un autre ou encore du mode d’accueil à l’école ?

14S. G. : Du point de vue de l’enfant, il y a une grande différence lorsqu’il est confié à une personne avec laquelle il a un lien de filiation − une tante ou un grand-parent −, car alors le lien a un fondement d’emblée, même s’il lui faudra une période d’accompagnement à la séparation d’avec sa mère, son père, sa maison. La multiplicité des modes d’accueil sur une même semaine est encouragée par les horaires atypiques des parents et le multi-accueil. Le pire comme le meilleur se rencontrent dans les alternances. Point trop n’en faut tout de même. Les transitions doivent être progressives, anticipées chaque fois que possible, expliquées aux enfants. Lorsqu’un enfant est confié, il porte en lui son parent et les subtilités de son appartenance à son milieu familial. Les professionnels doivent faire sentir à l’enfant que la référence à sa famille est dénuée de jugement et de disqualification. Il en va de la fierté et de la dignité, qui sont l’un des composants de la sécurité affective des enfants. Cette éthique professionnelle de non-jugement est assortie d’une conscience professionnelle souple. Tout l’art réside en la convergence qui va se construire entre le projet professionnel d’accueil et le projet d’éducation des parents pour leur propre enfant. C’est là qu’on peut parler d’accueil singulier y compris dans une collectivité. Entre la famille et le mode d’accueil, et ceci vaut également en école maternelle, c’est à partir de positions claires que les liens les plus fiables pour l’enfant se tissent. Les relations confiantes, voire chaleureuses entre les parents et les professionnels ne doivent pas gommer le fait que du point de vue de l’enfant, il y a une asymétrie structurelle et symbolique entre sa relation avec ses parents et sa relation avec les personnes qui s’occupent de lui en leur absence. Il est sain de se rappeler que les professionnels sont mandatés par les parents pour s’occuper des enfants, soit directement quand le parent est l’employeur en accueil individuel, soit triangulé par un service dans les établissements d’accueil de jeunes enfants. Les rivalités des compétences et des affects sont nocives, on le sait depuis longtemps, mais l’interdiction de s’exprimer et la peur du conflit peuvent l’être autant. Ce qui est latent, pesant, agressif ou marqué par la peur entre les différentes figures d’attachement des enfants, et les confusions de légitimité et de place génèrent une étrangeté, une angoisse qui va s’exprimer de mille façons : somatisations, oppositions, agrippements, replis, stagnations développementales…

15Nous devons donc saisir, décrypter les particularités d’expression des jeunes enfants et penser la continuité des liens et des lieux entre les différents modes d’accueil ainsi qu’avec l’école. Il s’agit de créer des espaces de relation et des temps de familiarisation réciproque entre les structures, les familles, les enfants. Une certaine continuité affective et éducative est l’une des conditions du bénéfice que tirent les enfants des changements. Les changements sont aussi nécessaires que les continuités. Les expériences de terrain ne manquent pas où les écoles ouvrent leurs portes aux familles, aux enfants, aux professionnels des crèches ou aux assistantes maternelles avant la rentrée des enfants. Qu’on les appelle classes passerelles ou non. Ce qui est dommage, c’est que cela repose, là encore, sur des volontés locales, des personnes motivées. Alors que l’on sait depuis des décennies que c’est cela qu’il faut faire. Les mesures de sécurité liées à l’état d’urgence n’ont fait qu’aggraver les choses à certains endroits. Puisque nous abordons le bien-fondé des transitions, je rappelle que nous n’insisterons jamais assez sur les vertus des initiatives intermédiaires de socialisation précoce et douce des enfants y compris quand leurs parents ne travaillent pas, comme les maisons vertes, les actions d’éveils culturel et artistique dans les locaux des centres de la protection maternelle et infantile, les accueils d’enfants et de parents dans les réseaux d’assistantes maternelles. Trop d’enfants ne peuvent accéder à des modes d’accueil professionnalisés, c’est un moyen d’aller au-devant d’eux.

16RFAS : Vous venez d’être nommée présidente du conseil de l’enfance et de l’adolescence au sein du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA). Quel sera le rôle de cette institution du point de vue de l’épanouissement de l’enfant ?

17S. G. : Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est d’ouvrir l’espace des questions à se poser concernant le développement, l’équilibre et les droits des enfants, les conditions dans lesquelles il serait souhaitable que les politiques publiques se mobilisent. Pour cela, il faut partir de l’état des connaissances et élargir l’espace des regards en élargissant l’espace des questionnements. On ne peut pas se contenter de regarder ce qui marche et ce qui ne marche pas. Nous avons au HCFEA la chance d’une vision intergénérationnelle panoramique et partagée de l’ensemble des points de vue en présence. Il y a des sujets sur lesquels nous n’avons pas encore travaillé dans le pays : c’est ce que nous avons nommé les tiers-temps et tiers-lieux des enfants[4], désignant ce qu’il se passe pour eux lorsqu’ils sont hors famille et hors école. Ces temps et ces espaces de découvertes, d’expériences, de dépassement de soi recèlent des libertés et des solitudes, recèlent des situations éducatives ou initiatrices ou bien contre-éducatives. C’est, avec les membres du conseil, sur ce sujet en lien avec la Convention des droits de l’enfant que nous travaillons. Il s’agit là, comme sur le sujet de la petite enfance, de penser d’abord l’enfant dans sa globalité et ses droits et de donner de la visibilité à ce nouvel objet de politiques publiques.

18RFAS : Et concernant plus précisément la petite enfance ?

19S. G. : En termes de politiques publiques, je souhaiterais insister sur trois points. Le premier, c’est que nous devons opérer des arbitrages et des régulations pour rééquilibrer les préoccupations et les investissements relatifs aux locaux. Ces préoccupations et les normes qui en résultent sont jugées inflationnistes et ne sont pas toujours mises en perspective avec d’autres priorités, tout aussi importantes, comme les normes d’encadrement ou la façon dont on s’occupe des enfants. Il faut des espaces suffisamment personnalisés pour les enfants et pour les professionnels, et que les parents y trouvent leur place ; des possibilités de jeu, d’éveil, d’expérimentation, de créativité, d’apprentissage et de nature, et aussi une ouverture aux apports et aux mixages des talents des familles et des cultures. La préoccupation pour la multiculturalité devrait évoluer vers une transculturalité, c’est-à-dire vers le métissage des traditions et des apports culturels pour fabriquer du commun et l’enrichir.

20Deuxièmement, je pense que nous devons prévenir le risque de surcognitivation, d’accélération des attentes vis-à-vis des compétences et des acquisitions des enfants, essentiellement dans les domaines cognitifs et de l’adaptation sociale précoce. Ce risque existe depuis que l’on a découvert l’immensité des capacités des jeunes enfants, dans une société anxieuse de leur avenir et en mutation permanente. Je tiens à alerter sur ce sujet, car quand on surstimule trop précocement et trop spécifiquement une seule sphère du développement de l’enfant, cela se fait au détriment de l’harmonie générale, et cela peut générer des hyper- ou des hypomaturités dans une autre sphère ou rejaillir ultérieurement. Il est au contraire préférable de laisser les régulateurs d’équilibre entre ces différentes sphères du développement jouer leur rôle. Préférable est alors le terme d’environnement « riche » à celui « de stimulant » ; préférable est le concept de « potentialité » à celui de « compétence » à cet âge. Nous avons assisté depuis plus d’une décennie à la préscolarisation des modes d’accueil. Aujourd’hui, depuis les dernières directives sur l’école maternelle, s’esquisse un retour dans celle-ci de la place du créatif, du ludique, du mouvement corporel, de la découverte par l’expérimentation.

21Ma dernière priorité concerne justement la mise en jeu du corps et de la sensibilité des professionnels. Les enfants sont bruyants, exigeants. Ils peuvent générer du stress et de la tension qui nécessitent des régulateurs. J’entends par là des espaces de travail pour mener une réflexion avec d’autres professionnels et bénéficier de l’apport de spécialistes. Le mouvement permanent des enfants, leur curiosité, leur vitalité découvreuse doivent trouver en retour, chez les professionnels, des personnes curieuses et en apprentissage permanent. C’est ce que l’on appelle la réflexivité. Elle existe dans les EAJE, mais pas dans tous et pas de façon systématique et régulière. Elle pourrait être par ailleurs davantage portée par les réseaux d’assistantes maternelles (qui doivent élargir leur rôle à la mobilisation de personnes et de leurs ressources, y compris des lieux de socialisation), les associations locales, les maisons d’assistantes maternelles. En fait, tout ce qui permet de croiser les expériences, les regards et de forger une plasticité cérébrale professionnelle rejaillit sur la vivacité et la qualité de ce qu’on offre à vivre aux enfants, en l’absence de leurs parents mais en lien avec eux. Les modes d’accueil pour la petite enfance sont un domaine d’activité, de connaissance et de trouvailles sociales, donc humaines.

Annexe

Les 12 particularités du développement et de la sensibilité des enfants avant trois ans à connaître pour orienter une politique d’accueil des tout petits

221. Les sphères du développement physique, cognitif, affectif, social du petit enfant sont inséparables. Chaque sphère de son développement interagit sur les autres selon une dynamique en spirale entre affectivité et acquisitions, entre éducation et soins, entre corps et cognition, entre socialité et construction du soi. Pour lui, tout est langage, corps, jeu, expérience.

232. Le développement du jeune enfant procède non pas de façon linéaire, par paliers, mais par vagues : une acquisition se perd pour faire place à une nouvelle, puis reviendra sous une autre forme à un autre moment ou s’effacera. « Il nous faut faire le deuil du développement par paliers accumulatifs, et les repères d’âges changent avec l’évolution des recherches. Dès les premiers mois de la vie, on a des capacités de quantification, arithmétiques, statistiques, logiques, etc., et aussi des automatismes. » (Houdé, 2014)

243. Le très jeune enfant naît dépendant, mais pas impuissant. Il a des capacités d’imitation, d’empathie, d’ajustement postural et de protocommunication. Armé de sa polysensorialité et de sa vitalité découvreuse, il est d’emblée un partenaire de relation et de langage.

254. Dans le développement de l’enfant, la construction de l’extérieur précède celle du monde intérieur. C’est à partir du lien à l’autre que se dessine le soi. « Ainsi donc, ce qui se passe pour le très jeune enfant dans sa réalité externe commande, en partie, la construction de sa réalité interne d’où les enjeux éthiques de la qualité des soins qui lui sont prodigués par les adultes au tout début de sa vie, qu’il s’agisse des parents ou des professionnels. » (Golse, 2015)

265. Les parents constituent le point d’origine et le port d’attache du petit enfant avant trois ans. Accueillir un jeune enfant, c’est travailler avec ses parents, car il ressent les incohérences et en pâtit. Sur fond de confiance et de respect, les modes d’accueil élargissent la palette affective, culturelle et sociale des enfants. « Repérer les fils et les transformations de l’inédit […] de ce qu’est un bon parent. […] Les termes de cette définition du problème ont aussi changé. » (Martin, 2014)

276. Le jeune enfant est capable très tôt, dans des conditions précises, d’attachements multiples et différenciés en fonction des statuts, des rôles et de la qualité de ce qu’on lui propose pour se développer et s’épanouir.

287. Accueillir un petit enfant dans sa singularité exige une conscience de l’importance de son vécu néonatal et familial précédant l’entrée dans le mode d’accueil et de sa néoténie [5].

298. Plus un enfant est petit, plus il est un guetteur-capteur fulgurant de l’état interne de ceux qui l’entourent et du climat relationnel de ses environnements de vie. Ses perceptions sont globales et intuitives et se traduisent directement en expressions somatiques ou comportementales.

309. Le petit enfant est vulnérable (néoténie) et dépendant, mais acteur affectif et corporel. L’enfant induit chez les adultes qui s’occupent de lui des phénomènes de résonances internes. Des émotions, des pensées positives ou négatives, qui rejaillissent dans les attitudes. La nature et la puissance de ces réactivations sont différentes selon la place, la fonction et le rôle occupé vis-à-vis des enfants.

3110. Le jeune enfant prend connaissance du monde par sa sensibilité, où sont liés le corporel, le cognitif, l’affectif, l’émotionnel et le social ; il est d’emblée attiré par le visage humain, la musique, les images, le mouvement et la nature.

3211. Le développement de l’enfant avant trois ans ne peut pas se concevoir comme le développement de l’enfant ensuite. Bien connaître le développement de la première année de vie permet de mieux comprendre les années suivantes de la petite enfance, mais l’inverse n’est pas vrai. Le développement de l’enfant avant trois ans ne peut s’envisager sous le seul registre de l’éducatif, tout au plus peut-on parler de prime éducation.

3312. Les trois premières années de la vie posent les fondations de la personne sans pour autant en déterminer linéairement le devenir. Il n’y a pas de trajectoire individuelle prédictible. Chaque jeune enfant a besoin d’être entouré avec précaution, « bien-traitance » et attention prévenante.

Notes

  • [1]
    Entretien réalisé le 7 février 2017 par Aurore Lambert pour la Revue française des affaires sociales.
  • [2]
    Voir l’annexe à cet entretien.
  • [3]
    C’est-à-dire qu’il conserve à l’âge adulte des propriétés juvéniles (ndlr).
  • [4]
    Il s’agit des moments que l’enfant passe en dehors de sa famille et des espaces où se trouve l’enfant et qui ne sont pas son domicile (ndlr).
  • [5]
    Ou « immaturité » (ndlr).

Références bibliographiques

Entretien avec
Sylviane Giampino [1]
Psychologue pour enfants, psychanalyste et présidente du collège Enfance et Adolescence du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).
  • [1]
    Entretien réalisé le 7 février 2017 par Aurore Lambert pour la Revue française des affaires sociales.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/07/2017
https://doi.org/10.3917/rfas.172.0328
Pour citer cet article
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