Introduction [1]
1En France, la prise en charge des jeunes enfants repose principalement sur des structures et des dispositifs institutionnels (crèches, allocations et congés parentaux, etc.) ainsi que, dans une certaine mesure, sur des aides accordées aux entreprises afin de les inciter à apporter des solutions aux familles pour leur permettre « de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale [2] » (Crédit d’impôt familles). L’entraide familiale n’est pas encouragée ou peu (Pailhé, Rossier et Toulemon, 2008). Pourtant, certains parents font appel à leurs propres parents pour les soutenir dans leurs arrangements travail-famille et garder leurs enfants. En 2007, la garde des jeunes enfants (moins de six ans) par les grands-parents représentait « un volume horaire hebdomadaire de l’ordre de 23 millions d’heures, équivalent à celui des assistantes maternelles [3] » (Centre d’analyse stratégique, 2010, p. 1). En 2011, on comptait alors près de neuf millions de grands-mères et six millions de grands-pères (Blainpain et Lincot, 2013) ; l’âge moyen à la grand-parentalité était de 49,5 ans chez les femmes contre 52 ans pour les hommes (Bourgeois et Légaré, 2009).
2Cette importance des grands-parents est toute relative dans le paysage des modes de garde [4] en France : quantitativement, ils ne sont le mode de garde principal [5] que de 3 % des enfants de moins de trois ans ; de même qu’à la sortie de l’école, seuls 3 % des enfants de trois ans à six ans sont gardés par leurs grands-parents ; le mercredi après-midi, 10 % des enfants de cette tranche d’âge sont pris en charge par leurs grands-parents. En dehors des parents – qui sont le principal mode de garde des jeunes enfants –, ce sont les aides formelles (assistantes maternelles et crèches) qui sont principalement plébiscitées (Villaume et Legendre, 2015 ; Humann et Feretti, 2009).
3Les grands-parents sont très sollicités par les parents et constituent en même temps un mode de garde marginal en France. Ils sont davantage une solution occasionnelle ou d’appoint qu’un mode de garde régulier des jeunes enfants. Selon le contour que l’on donne à leurs interventions, la prévalence du phénomène varie fortement. Mettre l’accent sur l’aide grand-parentale permet de questionner des besoins atypiques (notamment lorsqu’ils sont ponctuels) de garde d’enfants et a fortiori les limites des structures formelles d’accueil des jeunes enfants. À travers le prisme de la prise en charge des enfants par l’aide informelle, nous pouvons aussi, dans une certaine mesure, analyser les attentes et les représentations des parents vis-à-vis des activités de garde et d’accueil.
4Il faut noter que, concernant l’accueil de la petite enfance, la France se situe dans une position intermédiaire au sein de l’Union européenne. Elle dépense environ 1 % de son produit intérieur brut (PIB) pour développer l’accueil des jeunes enfants (Cour des comptes, 2014, p. 19). Elle n’est ni tout à fait du côté des pays du nord de l’Europe, où cette conciliation repose non sur les solidarités familiales, mais principalement sur l’État et qui ont par exemple mis en place un droit de garde opposable (Danemark, Finlande, Norvège et Suède), ni du côté des pays du sud de l’Europe, où l’État est relativement désengagé et où les solidarités familiales sont très mobilisées (Cour des comptes, 2014).
5Nous montrons dans cet article que la prise en charge des jeunes enfants par les grands-parents n’est pas un mode de garde homogène ; il s’agit plutôt d’un objet pluriel qu’il convient d’observer en détail. Pour ce faire, nous approcherons l’aide des grands-parents auprès de leurs petits-enfants par type de garde. Mais au-delà des simples types de garde, nous décrirons des pratiques différenciées de la grand-parentalité et des expressions plurielles de la norme de « bonne grand-parentalité » au prisme de ces pratiques. À l’instar d’autres travaux (Hummel et Perrenoud, 2009), cet article entend dépasser l’idée générale d’une grand-parentalité et cherche à lui apporter des nuances en tenant compte de la position des familles dans l’espace social. La force de l’origine sociale et des structures familiales tend à favoriser tel ou tel type d’investissement des grands-parents et donc à créer des pratiques de grands-parentalités différenciées. Cette pluralité transforme la prise en charge par les grands-parents en un mode de garde composite que nous tenterons de décrire avec plus de nuances qu’en distinguant seulement la « garde obligatoire » de la « garde librement choisie » (Bressé, Le Bihan-Youinou et Martin, 2008, p. 344).
Méthodologie
Certains entretiens ont eu lieu entre février et avril 2014, dans le cadre d’un mémoire de master 2 sur le recours à l’aide informelle chez les jeunes parents. Nous avons restreint le champ des familles interrogées d’une part à celles qui déclaraient bénéficier d’une aide informelle des grands-parents et d’autre part à celles où vivait au moins un enfant de moins de six ans (que nous désignons sous le terme de « jeune enfant ») en 2013. Cette seconde limite tient à des contraintes liées à l’échantillon de la post-enquête ainsi qu’au choix méthodologique de se concentrer sur les premières années de vie des enfants. Les entretiens semi-directifs se sont déroulés dans trois zones géographiques : Paris et sa proche banlieue, Lyon et sa proche banlieue et l’est de la France (Moselle et Meurthe-Et-Moselle). Les échanges ont porté sur des éléments biographiques depuis la naissance des enfants, sur le quotidien, l’organisation et les arrangements travail-famille, sur les liens familiaux et intergénérationnels, sur les représentations des rôles parentaux et grands-parentaux et sur les relations des enquêtés à leurs propres grands-parents.
Notre corpus est composé pour un tiers d’entretiens avec des grands-parents et pour deux tiers d’entretiens avec des parents. Les femmes y sont surreprésentées : seuls trois entretiens ont été réalisés en présence d’un grand-père, et 10 entretiens en présence du père. La plupart des entretiens ont été réalisés avec des parents et grands-parents en couple (mariés, « pacsés » ou en concubinage) ; 10 entretiens ont été menés avec des parents séparés ou célibataires et quatre entretiens avec des grands-mères séparées ou célibataires. Environ la moitié des entretiens ont eu lieu en région parisienne ; un effort particulier a été fait afin de représenter les différentes catégories sociales de façon équilibrée au sein du corpus.
Normes et représentations des grands-parentalités
6À l’instar de l’injonction à être un « bon » parent (Le Pape, 2012 ; Le Pape, 2014), les discours sur l’attitude à adopter en tant que grands-parents se multiplient eux aussi (Hummel et Perrenoud, 2009, p. 40). Sur son site Internet, l’École des grands-parents européens (EGPE) titre : « Ça sert à quoi les grands-parents ? Pour faire court, ça sert à aimer les petits enfants [6] » ; le Dico des nouveaux grands-parents (2005) cherche, quant à lui, à « aider à inventer mille et une façons de construire une relation privilégiée avec [les] petits-enfants » : voici quelques exemples des habits que revêtent les « nouveaux grands-parents » (Attias-Donfut, 2008, p. 2) ou « grands-parents gâteaux » (Attias-Donfut, 2008, p. 3) et qui incarnent, semble-t-il, la norme de bonne grand-parentalité.
7De prime abord, nos entretiens tendent à faire ressortir cette norme générale de bonne grand-parentalité. Les grands-parents sont en effet décrits comme des membres de la famille se devant d’être disponibles pour leurs petits-enfants et leurs enfants, et dont le rôle est celui d’aïeux affectueux. Mais nous notons que lorsqu’ils prennent en charge les petits-enfants, leur rôle se distingue des autres formes d’accueil et de garde existantes.
Les grands-parents ? « C’est pas un mode de garde, ça ! » : représentations profanes et définitions institutionnelles
8L’usage distingue les modes de garde formels des modes de garde informels. Les premiers désignent les structures de prise en charge collectives ou individuelles encadrées par une législation et une réglementation : les assistantes maternelles agréées ; les gardes à domicile ; et les établissements d’accueil des jeunes enfants (EAJE) tels que les crèches collectives, parentales, familiales, d’entreprise, les haltes-garderies, jardins d’enfants, garderies périscolaires, centres de loisirs, etc. Les seconds se définissent par opposition ; ils ne font pas l’objet d’un encadrement. Ce sont par exemple les aides de membres de la famille, de voisins, d’amis ou d’autres personnes, rémunérées ou non. L’aide grand-parentale constitue l’essentiel des modes de garde informels (ou aides informelles). Cependant, désigner l’aide grand-parentale comme étant un mode de garde ne fait pas consensus :
Au cours d’un premier contact, Béatrice [7] s’exclut de l’enquête, arguant du fait qu’elle ne correspond pas aux critères retenus :
« Ah oui ! J’ai reçu votre courrier, mais je ne corresponds pas à ce que vous cherchez : moi, mon fils, il va pas souvent chez sa grand-mère, juste pendant les vacances, quoi… »
« Mais cela m’intéresse quand même, quel que soit le type de garde. »
« Mais c’est pas un mode de garde, ça… Un mode de garde, c’est tous les jours ! [8] »
10Ce que montre l’exemple de Béatrice, c’est que la notion de mode de garde, notamment pour les parents, renvoie à des représentations bien précises auxquelles la garde par les grands-parents ne correspond pas toujours : un mode de garde est pour eux quotidien (ou très fréquent), rémunéré et, la plupart du temps, repose sur des professionnels de la petite enfance. Il a par conséquent des vertus éducatives. Par opposition, l’aide grand-parentale est réalisée dans un cadre familial, rarement rémunérée et plutôt occasionnelle. Par ailleurs, les grands-parents ne se voient pas attribuer de rôle éducatif, mais seulement de loisir (comme le montre l’exemple de Clémence ci-dessous). Cette représentation du mode de garde semble congruente avec les définitions institutionnelles : le discours institutionnel façonne les catégories profanes. L’explication que l’on peut donner à cette représentation est l’omniprésence des structures administratives dans les démarches liées à la petite enfance (congé maternité, congé parental, prestation partagée d’éducation de l’enfant, demande de place en crèche, etc.). Ce sont autant de dispositifs qui entretiennent le lien entre les parents et l’institution – généralement, par l’intermédiaire de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) – et permettent donc à ceux-ci de s’imprégner des catégories institutionnelles et de les remobiliser dans leurs propres discours.
11Pourtant, le contexte de l’entretien met à l’épreuve ces représentations chez certains parents, de telle sorte que les contradictions dans leurs pratiques et le flou de leurs définitions se révèlent. Clémence, parlant de sa mère, fait par exemple la distinction entre les différents rôles endossés par les grands-parents :
« Parfois, il faut faire les devoirs, alors elle fait les devoirs et elle est sévère comme il faut. Il y a d’autres moments pour la rigolade. Il y a des moments où ils sont vraiment les grands-parents et il y a des moments où c’est l’école. C’est l’école : on est sérieux, on révise, on fait les devoirs, etc. Ils sont plus “mode de garde” dans ces cas-là. Et sinon, ils sont plus “grands-parents”. »
13Dans les périodes où ses parents prennent en charge ses enfants, Clémence en vient à faire la distinction entre différences moments : les moments « mode de garde » renvoient à des contraintes à imposer aux enfants ; elle se réfère alors à l’école, au sérieux, à une nécessaire sévérité de l’acteur de la garde. À l’inverse, les moments « grands-parents » sont associés à « la rigolade ». Alors même que les acteurs sont les mêmes, cette distinction entre différents moments lui permet de faire tenir ensemble les représentations qu’elle associe aux modes de garde et l’idée qu’elle se fait du rôle des grands-parents, quand bien même ces deux postures sembleraient opposées et ne pourraient alors pas être adoptées par une même personne.
Autour de la norme de bonne grand-parentalité
14En tant que mode de prise en charge des jeunes enfants, les grands-parents ont une position toute particulière. Les grands-parents ne sont pas des acteurs de la petite enfance au même titre que les personnels des crèches ou les assistantes maternelles ; le fait qu’ils ne soient pas des professionnels et leur position dans la famille leur confèrent un statut spécifique avec des attentes précises [9]. La plupart des enquêtés s’accordent sur le fait que le grand-parent se doit d’être disponible pour ses enfants et ses petits-enfants, sans pour autant endosser la responsabilité d’un projet éducatif (Duprat-Kushtanina, 2013b). C’est ce type de grand-parentalité que décrit Claudine Attias-Donfut, en désignant le « nouveau grand-parent » ou le « grand-parent gâteau » comme un grand-parent « aimant et aidant » (Attias-Donfut, 2008, p. 54). Cette norme du bon grand-parent ne doit pas homogénéiser la grand-parentalité : les individus s’approprient de façon différenciée cette norme, de telle manière qu’il existe des bonnes grands-parentalités et non une figure unique et figée de la grand-parentalité.
15À bien des égards, la réponse d’Agnès synthétise le point de vue énoncé par plusieurs parents :
« […] C’est pas aux grands-parents de faire l’éducation des enfants. Après, je trouve que ma maman s’en sort bien : elle est la mamie idéale, c’est sûr qu’ils l’adorent. Elle les gâte […]. Les grands-parents doivent être dispo, être à l’écoute des enfants. Ça c’est sûr. Ils doivent pas les forcer. C’est ça qui me dérange dans la mamie russe [grand-mère du côté paternel] : elle est trop rigide, trop stricte. C’est pas son rôle. C’est à nous de mettre des barrières. […] Ils ont avant tout à écouter les enfants à les rendre heureux, le plus possible. À pas céder à tous leurs caprices, bien sûr, à être souples et à être disponibles. À être là pour eux. […] Les parents, de leur côté, doivent être plus souples aussi. »
17Cet exemple illustre la norme de grand-parentalité qui s’exprime de façon générale et qui passe notamment par la mise à distance de tout rôle éducatif, le terme étant utilisé alors dans un sens étroit (Duprat-Kushtanina, 2013b). L’idée sous-jacente est que la grand-parentalité est un espace de liberté et non de contraintes, tant pour les grands-parents que pour les enfants. Par ailleurs, ce refus de prendre part à l’éducation correspond à la volonté (consciente ou inconsciente) de définir des places et des rôles clairs au sein de la famille et de la lignée : l’autorité continue de relever du parent, et le grand-parent n’est donc pas un parent au-dessus du parent. Cette valorisation d’un certain type de grand-parent, considéré comme incarnant la bonne grand-parentalité, se lit dans quasiment tous les entretiens, et nous pouvons donc penser qu’elle traverse toutes les strates sociales. Cependant, l’une des limites de notre enquête est qu’elle est restreinte aux situations où au moins un des grands-parents est investi. Ainsi, le jugement positif à l’égard des bons grands-parents ou le jugement négatif à l’égard des grands-parents non engagés pour leurs petits-enfants ou engagés a minima restent à analyser en gardant à l’esprit cet éventuel biais. Il ne nous est pas possible de comprendre l’adoption de cette norme dans les situations où les grands-parents ne sont pas investis dans la garde de leurs petits-enfants.
18Nous noterons par ailleurs, sans pouvoir développer précisément ce point dans cet article, que le soin aux enfants est une activité considérée comme féminine. La garde des enfants est une « histoire de femmes », et confier ses enfants aux grands-parents, c’est de fait confier ses enfants aux grands-mères (Bloch et Buisson, 1998). Chefs d’orchestre de la sphère domestique, les mères se tournent plus volontiers vers leurs propres parents pour prendre en charge leurs jeunes enfants, et leurs attentes sont plus fortes envers les grands-mères qu’envers les grands-pères. Les récits de parents font par ailleurs état d’une division traditionnelle des activités grands-parentales : les soins (repas, habillage, etc.) semblent plus souvent réalisés par les grands-mères, quand les grands-pères s’investissent plus fortement dans les activités de loisirs.
19Choisir une définition large du mode de garde – comme mode d’externalisation de la prise en charge des enfants sans condition de durée, de fréquence, de rémunération, ni de cadre contractuel – n’a pas forcément de sens pour les parents. C’est pourtant cette définition que nous retenons ici pour parler de l’aide informelle des grands-parents. Il semble en effet que le mode d’intervention des grands-parents ne soit pas homogène ; de même qu’on ne peut généraliser une expérience de grand-parentalité qui découlerait automatiquement d’une norme commune de bonne grand-parentalité. Il existe un éventail large de façons pour un grand-parent de s’investir : depuis une prise en charge proche des modes de garde formels, jusqu’au rôle perçu comme étant normal des grands-parents (présence ponctuelle de l’ordre du plaisir et non de l’éducation, pendant les vacances ou les week-ends par exemple). Nous cherchons ici à montrer qu’une généralisation trop importante des pratiques de grands-parentalités tendrait à homogénéiser des expériences très diverses et très stratifiées socialement.
Prendre en charge ses petits-enfants : des pratiques plurielles, des grands-parentalités socialement marquées
20L’approche qualitative nous permet d’observer finement les modes d’implication des grands-parents auprès de leurs petits-enfants et de proposer une typologie des aides informelles qui tienne compte de facteurs à la fois objectifs et subjectifs. En l’occurrence, d’une part le volume d’aide grand-parentale reçu et d’autre part la raison du recours à l’aide informelle (articuler les temps sociaux ou entretenir le lien familial). À partir de ces critères, nous pouvons dégager quatre types de garde, soit quatre modalités de prise en charge des jeunes enfants par leurs grands-parents, que nous appellerons : la garde intensive, la garde de dépannage, la garde de routine et la garde de loisirs (figure 1). Ces différentes modalités de la prise en charge des jeunes enfants par les grands-parents nous conduisent à parler d’une garde composite. Chacun de ces types fait l’objet d’une appropriation différenciée selon les familles ; ces distinctions s’opèrent notamment selon le milieu social d’origine, qui influe lui-même sur la structure familiale. Somme toute, certains milieux sociaux vont tendre à adopter certaines structures familiales qui favoriseront tel ou tel type d’aide grand-parentale. Là encore, des nuances sont à noter, puisque les formes d’appropriation d’un type d’aide revêtent un caractère variable, toujours selon l’origine sociale.
Typologie des aides informelles

Typologie des aides informelles
Garde de dépannage : recourir aux grands-parents lorsqu’il y a un grain de sable dans la mécanique
21La garde de dépannage vient pallier les carences ponctuelles dans l’organisation normale de la garde des enfants. Son caractère est exceptionnel, elle est donc peu fréquente – mais c’est la forme d’aide la plus répandue (en 2013, 42 % des enfants de moins de six ans sont concernés [10]). La principale motivation de cette garde tient à la nécessité de résoudre des tensions liées à l’organisation de la garde quotidienne des enfants et qui surviennent de façon imprévue. Par conséquent, cette aide doit être facilement mobilisable, de sorte qu’une grande distance géographique est rédhibitoire (ou peu crédible) dans sa mise en place.
« Nous, on est la roue de secours : si y a un problème ou s’il y a quelque chose, papi et mamie sont là ! […] On est surtout des aides comme ça, quand ils ont besoin de nous. Souvent, y a une nounou encore en plus. »
23Les motifs qui peuvent pousser à recourir aux grands-parents en dépannage sont multiples : aléas de transports, réunions de travail tardives ou encore indisponibilité d’un aidant formel, etc. Il s’agit donc de situations subies, pour lesquelles il n’existe pas ou peu d’autre recours, où les grands-parents constituent bien la « dernière solution possible » (Devetter, 2008).
24De façon générale, l’organisation familiale quotidienne est une mécanique bien huilée dans laquelle s’insère parfois un grain de sable qui grippe l’ensemble. Les grands-parents sont alors les dépanneurs qui permettent à l’organisation de retrouver son cours originel. Ces pannes touchent indifféremment tous les parents, dès lors qu’ils sont actifs – et notamment dès lors que les mères sont actives. Aussi, dépanner ses enfants n’est pas une pratique très marquée socialement. On retrouve cette pratique par exemple chez Myriam, issue de milieu plus modeste (par rapport à Anne-Gaëlle citée en exemple et issue de milieu mieux doté en capital culturel et en capital économique) :
« Donc, c’est vachement pratique, parce que même quand il y a un enfant malade, et que moi, je peux pas sortir avec lui, je l’appelle et elle y va. »
26Cette forme de prise en charge des enfants renvoie au fait que le grand-parent se doit d’être disponible, notamment pour les parents. Il s’agit alors d’une garde au sens propre : elle consiste en une solution offerte aux parents afin de confier leurs enfants, mais pas d’une prise en charge qui s’inscrirait dans un projet éducatif précis par exemple.
Garde de loisirs : aller chercher les fossiles avec les grands-parents
« […] on les garde quasi systématiquement une semaine chaque vacances scolaires, chaque vacances de fin de trimestre et l’été. L’été, on les garde bien quinze jours. […] Et vaut mieux leur fixer des choses. Donc, ce qu’on fait maintenant… Bien évidemment, moi je vais à l’office de tourisme pour voir ce qui se fait un petit peu dans [la région]. Je reviens avec mes plaquettes. Je regarde ce qui est possible de faire en fonction de ce que je sais susceptible de les intéresser ; je fais une liste. […] À titre d’exemple, la dernière fois, on a visité les grottes. […] Et les gosses ont un immense terrain de jeu ! Et ils trouvent des choses ! Donc ça, ça les intéresse ! Et on va aux silex ensemble… Non. Pardon. On va aux fossiles ! Parce que les fossiles, ils savent trouver les fossiles. »
28La garde de loisirs a principalement lieu pendant les vacances scolaires et les week-ends : des plages de temps où les enfants ne sont pas contraints (par des devoirs à faire par exemple), et où les horaires ne sont pas restreints par le chevauchement avec un autre mode de garde. La motivation principale de la garde est celle de créer un lien intergénérationnel entre petits-enfants et grands-parents ; ces derniers organisant ou se montrant disponibles pour divers types d’activités. La garde n’est pas (ou peu) motivée par des besoins de mettre en place des arrangements travail-famille ; il s’agit au contraire de créer des espaces de rencontres entre les générations. La création de ces espaces peut induire coûts et contraintes – c’est par exemple le cas des parents qui envoient leurs enfants chez des grands-parents éloignés via le service d’accompagnement des mineurs de SNCF, ou des parents qui doivent spécialement aménager leur emploi du temps pour pouvoir emmener leurs enfants chez les grands-parents. Par son caractère exceptionnel (et par le fait qu’elle soit liée aux vacances, donc à une certaine coupure par rapport au quotidien), la garde de loisirs n’est pas freinée par des distances importantes. Au contraire, elle permet de rattraper périodiquement des contacts quotidiens jugés trop faibles.
29En se détachant du quotidien et en passant dans la sphère du loisir, les grands-parents peuvent se dissocier du rôle éducatif des parents et jouer les transgresseurs en multipliant les faveurs accordées aux petits-enfants (se coucher tard, manger des bonbons, etc.). La tolérance des parents vis-à-vis des entorses faites au projet éducatif tient au fait que cette garde est exceptionnelle, limitée dans le temps. Elle crée donc un espace particulier dans lequel les grands-parents s’immiscent et tentent de développer un lien affectif avec la caution des parents.
30Henri garde ainsi tous ses petits-enfants, avec sa femme, durant les vacances scolaires. À cette occasion, ils cherchent tous deux à endosser du mieux qu’ils peuvent leurs habits de bons grands-parents. On note cependant une façon très particulière d’Henri d’endosser ce rôle : il tient à proposer des activités à ses petits-enfants et à partager ses passions : il est dans une opération de transmission de capital culturel dans le cadre de cette garde de loisirs. Henri est un cas idéal-typique d’une grand-parentalité dans les milieux les plus favorisés : elle met en scène une grand-parentalité qui est choisie et non contrainte, et elle a lieu ici, dans la maison de vacances – avantage que les milieux plus modestes ne sont pas en mesure de mobiliser. La prise en charge des enfants ne permet pas seulement la délégation des tâches de soin des parents vers les grands-parents. Par la différenciation des activités selon le milieu social d’appartenance, la garde par les grands-parents semble être l’occasion d’une reproduction divisant les grands-parents entre ceux qui sont fortement dotés en capital économique ou culturel et ont les moyens de le transmettre et les autres grands-parents.
Garde de routine : combler les creux de l’emploi du temps de garde grâce aux grands-parents
31La garde de routine est une garde fréquente – bien que moins fréquente qu’une garde intensive et principalement motivée par le besoin d’articuler les temps sociaux. C’est un mode de recours aux grands-parents qui est complémentaire d’une autre solution de garde. Il peut par exemple s’agir d’un jour par semaine où l’enfant n’est pas confié à la crèche, mais plutôt à ses grands-parents ; ce peut également être aussi une prise en charge par les grands-parents certains jours après l’école pour cause d’horaires de travail étendus, etc. Cette garde est plus difficilement quantifiable : les grands-parents sont le mode de garde secondaire [11] d’environ 8 % des enfants de moins de six ans ; ils assurent « très souvent (au moins une fois par semaine) » la garde de 16 % des enfants de cette tranche d’âge [12]. Toutefois, il ne s’agit là que de mesures imparfaites des cas de garde de routine.
Les beaux-parents de Laurent gardent ses enfants deux fois par semaine ; ils viennent les chercher à la sortie de l’école et s’en occupent jusqu’au retour des parents après le travail.
« C’est quand même assez tranquillisant… Surtout que moi qui viens en métro, je peux facilement avoir des pannes, des grèves. Je pourrais presque aller les chercher… […] J’aurais pu aller les chercher quasiment, mais comme j’étais trop dépendant du métro, on ne prend pas le risque de laisser ses enfants en rade. Donc, c’est vraiment une question de souplesse. Et de bonne entente avec les grands-parents.
33Le cas de Laurent et de ses beaux-parents décrit une garde qui démontre à la fois une volonté des grands-parents de s’impliquer auprès de leurs petits-enfants et un besoin de compléter une autre forme de garde : la prise en charge par l’école ne recoupe pas totalement les horaires de travail de ce père. La garde de routine est au croisement de logiques multiples : c’est une aide à défaut d’avoir un mode de garde suffisant pour couvrir l’ensemble des besoins ; c’est une garde d’appoint, en soutien de l’organisation familiale, qui s’appuie sur la bonne qualité des liens entre les différentes générations. Elle n’est généralement pas perçue comme une contrainte ; son intégration progressive dans le quotidien des familles la rend naturelle – au point que des enquêtés, comme Laurent, peinent à retracer les prémices exactes de sa mise en place.
34À plusieurs reprises, Henri, beau-père de Laurent, rappelle cependant qu’il s’agit de ne pas « s’imposer », que c’est « chacun chez soi », que c’est la garde des enfants « point barre » et qu’il veille à « ce que les parents soient totalement autonomes ». Il s’agit pour Henri de se présenter comme un bon grand-parent de façon ostentatoire en se montrant comme un grand-père investi auprès de ses petits-enfants, tout en marquant une frontière nette entre la sphère parentale et la sphère grand-parentale. On retrouve le même type de témoignage dans d’autres cas, comme chez une grand-mère retraitée de l’enseignement primaire, qui nous dit intervenir « sans s’immiscer ». L’idée sous-jacente est que le couple parental ne dépend pas du couple grand-parental : il est autonome et indépendant [13]. Il n’y a pas d’inférence entre parents et grands-parents qui subordonnerait alors le ménage parental au ménage grand-parental par l’aide que celui-ci fournit. Il s’agit de montrer ostensiblement que l’aide apportée est optionnelle et choisie et que les parents avaient d’autres cartes en main pour organiser la garde de leurs enfants. Cela peut s’interpréter comme le fait que la réussite sociale des parents passe aussi par l’indépendance et l’autonomie de leurs enfants. L’investissement des grands-parents n’est pas nécessaire, et s’ils s’engagent dans la famille, c’est parce que c’est ainsi qu’ils peuvent incarner la norme du bon grand-parent et non pas en raison d’une contrainte (économique ou d’organisation).
35Les capitaux économique et culturel des grands-parents jouent aussi sur la façon dont cette garde de routine prend forme. Prenons le cas de Clémence : sa mère est encore enseignante active au moment de l’enquête ; aussi, la garde de routine permet à cette dernière de concilier travail et famille en ne prenant les enfants en charge que certains jours après la sortie des classes. Mais par ailleurs, la mère de Clémence mobilise son expérience d’enseignante afin d’aider ses petits-enfants à faire leurs devoirs. Chose qui est plus rare quand les parents sont moins dotés en capital culturel : dans les cas que nous évoquons afin d’illustrer la garde intensive, les grands-mères ne sont pas en mesure de faire ce soutien aux devoirs [14], et leur rôle se limite seulement aux soins.
Garde intensive : les grands-parents, comme pierre angulaire de l’organisation
36La garde intensive est une garde quotidienne ou quasi-quotidienne, voire le mode de garde principal (et exclusif) de l’enfant, ce qui présuppose une forte proximité géographique entre parents et grands-parents. Dans ce cas, la raison principale du recours à l’aide grand-parentale est le fait de chercher à entretenir le lien familial. Il s’agit d’un type de garde marginal ; seule une minorité d’interrogés correspondrait à ce type : moins de 3 % des enfants de moins de trois ans sont gardés principalement par leurs grands-parents en 2013 (Villaume et Legendre, 2015).
Jennifer fait garder sa fille exclusivement par sa mère ; sa situation se traduit notamment par une forte proximité entre son domicile, celui de ses parents et les domiciles de ses deux sœurs – elle est la cadette d’une fratrie de trois sœurs.
« Je pense que si j’avais dit à ma mère : “je prends une nounou” ou “je la mets à la crèche”, elle l’aurait mal pris, oui. Elle ne se serait plus sentie à la hauteur d’élever ma fille, d’éduquer et de participer à l’éducation de ma fille. Elle se serait vexée. »
38Le cas de Jennifer démontre le fait qu’en dépit de l’existence de modes de garde formels, certaines configurations familiales sont telles qu’elles créent de fortes dispositions à confier ses enfants aux grands-parents de façon (quasi) exclusive. La prise en charge des petits-enfants s’inscrit alors dans un réseau de liens et dans une sphère d’échanges dans la famille et vient à son tour renforcer cette configuration, de sorte que la bonne qualité des liens familiaux est une condition et aussi une conséquence de la garde intensive. Cette prise en charge contribue alors à entretenir les liens familiaux. Enfin, il s’agit des situations pour lesquelles il est clair pour les parents que les grands-parents sont le mode de garde. Le fait d’avoir le ou les enfants en charge une grande partie du temps les met face à l’obligation de participer au projet éducatif de celui-ci [15], mettant ainsi en question la hiérarchie des rôles au sein de la famille. Cette position tend à entrer en conflit avec le fait que le grand-parent ne se conçoive que comme un compagnon de jeu.
39Dans ce type de garde, les grands-parents sont alors la pierre angulaire de l’organisation familiale dans le sens où ils sont les acteurs essentiels de la prise en charge des enfants ; c’est sur leur participation aux activités de soin que repose l’organisation au quotidien. Il semble que les milieux les plus modestes s’emparent alors plus facilement de ce type de garde dans la mesure où la nécessité de séparer nettement les sphères parentale et grand-parentale est moins marquée. Les rapports fréquents entre les différentes générations tendent en réalité à brouiller les frontières entre ces sphères. Ainsi, les échanges qui ont lieu ne se limitent pas seulement à la prise en charge des enfants, mais cette prise en charge n’en est qu’une composante. Cela ne permet pas de garantir l’autonomie d’un foyer par rapport à un autre. Il s’agit donc d’un mode de prise en charge possiblement désinvesti par les milieux les plus favorisés.
40Le cas de Myriam est éclairant à ce sujet. Myriam est une mère célibataire ; elle est en recherche d’emploi : elle est peu diplômée (BEP), et sa trajectoire professionnelle se compose d’une succession de contrats courts. Elle habite avec ses quatre enfants (de 12 ans, 10 ans, 3 ans et 1 an) dans un logement social en région parisienne. Sa mère, Corinne (72 ans), « habite juste en face, dans la même cité, dans la rue plus loin. »
« Ça se fait automatiquement, en fait… [Ma mère] connaît mes besoins ; elle sait quand j’ai besoin, elle connaît mon emploi du temps. Donc ça se fait tout seul. »
42Corinne connaît et anticipe les besoins de garde de sa fille en fonction de son emploi du temps. Il n’y a pas d’organisation ou d’emploi du temps préalable, « c’est instinctif ». La garde des enfants n’est cependant qu’un échange de services parmi d’autres : au cours de l’entretien, Myriam évoque les « courses du mois » qu’elles font ensemble ou encore les fins de mois difficiles.
44Un flou dans les frontières, qui se manifeste aussi par une proximité choisie avec sa mère, Myriam nous dit que « c’est voulu » :
« Avant, j’habitais dans le même immeuble qu’elle ; j’ai déménagé pour juste traverser la rue : c’était une condition à mon relogement. »
46Nous retrouvons ici des structures familiales proches des maisonnées (Weber, 2013) ou suivant le modèle de la « famille-entourage locale », modèle plus prégnant dans les catégories populaires (Bonvalet, 2003). Ces structures mettent davantage en avant le fait que la famille est un soutien : des liens forts et fréquents font de la solidarité la règle. Ce cas éclaire également la dimension de quotidienneté et de spontanéité des échanges ; ceux-ci sont loin d’être réglés ou organisés comme ils pourraient l’être dans des structures familiales plus clivées.
47Comparativement à Myriam et à Corinne, Marianne et sa fille, Cécile, disposent de davantage de capital culturel. Marianne est infirmière (par validation des acquis d’expérience ; elle a arrêté l’école en seconde) en Outre-mer, elle est séparée de son mari, et ses deux enfants résident tous deux en métropole. Seule et vivant loin de ses enfants, elle décide de partir pour rejoindre sa fille à Paris, où elle obtient un appartement dans le même immeuble que celle-ci, un étage plus bas. Cécile, la fille de Marianne, est en congé maternité après avoir enchaîné des périodes d’emploi en intérim ; Lucio, son mari, est intermittent du spectacle. Ils sont parents de trois enfants, dont le plus jeune (Hugo) est âgé de quelques mois au moment de l’entretien. La famille de Cécile vit dans un appartement de taille relativement réduite : dotés modestement en capital économique, ils ont cependant un capital culturel raisonnable, notamment du côté du mari de Cécile, dont les parents sont très diplômés. Tout comme ceux de Myriam et de Corinne, les logements de Marianne et de Cécile sont à proximité l’un de l’autre. Marianne se montre, elle aussi, disponible et prête à dépanner sa fille en cas de besoin (« Est-ce que je peux te laisser Hugo ? »). Marianne partage les repas avec Cécile et son ménage quasiment tous les jours. Elle profite de leur compagnie le soir. D’autres extraits d’entretiens révèlent également une mise en commun du linge des deux ménages. La structure familiale dense permet des échanges multiples. Marianne tend à exprimer la norme d’autonomie dans les entretiens ; elle atténue alors l’ampleur sa présence (elle parle de « déborder un petit peu ») et la justifie (en disant « Je suis la maman ! »), montrant donc que cette norme n’est pas réellement intégrée et ne guide aucunement ses pratiques.
48Ceci contraste avec les positions des grands-parents plus aisés : ceux-ci évitent à tout prix les ingérences entre sphère parentale et sphère grand-parentale et mobilisent davantage une garde de routine qui permet de fixer des contours nets à leurs interventions plutôt qu’une garde intensive qui induit un flou dans les échanges.
49Le cas de Marianne est intéressant dans la mesure où cette proximité des domiciles et cette structure familiale lui permettent d’articuler sa vie personnelle avec sa vie familiale. Marianne raconte avoir une vie associative riche et faire encore quelques vacations en tant qu’infirmière ; des activités qui, si elles lui prennent du temps, ne l’empêchent pas de s’investir en tant que grand-mère, dans la mesure où elle fait quasiment partie du ménage de sa fille. Aussi, les activités familiales l’incluent forcément. Par ailleurs, il faut noter que, au cours des entretiens, nous avons rencontré davantage de parents séparés dans cette situation, notamment des mères. Ainsi semble émerger l’idée selon laquelle les grands-parents compensent l’absence de conjoint. Ceci est particulièrement visible dans le cas de Mathilde. Mathilde est une grand-mère dont la fille est revenue cohabiter avec elle par souci d’économie financière après sa séparation. Mathilde est encore active ; elle est assistante maternelle et profite de ce statut pour aider sa fille dans son rôle de mère. Son emploi d’assistante maternelle constitue une ressource. D’une certaine façon, ces gardes intensives dans le cas d’une grand-parentalité encore active ne sont possibles que si elles ne placent pas les grands-parents à leur tour face à des problèmes de conciliation travail-famille. À l’inverse de la garde de routine qui peut tenir compte d’impératifs professionnels chez les grands-parents, parce que moins fréquente en termes de rythme de la garde.
Conclusion et discussion
50Cet article s’inscrit dans la lignée d’autres travaux qui ont cherché à montrer que la généralisation de la figure grand-parentale devait être questionnée (Hummel et Perrenoud, 2009). Nous proposons ainsi d’envisager la grand-parentalité au prisme de la prise en charge des jeunes enfants, comme un ensemble de pratiques diverses, qui ne peut faire l’objet d’une analyse homogène et, qui plus est, est stratifié socialement. S’il semble exister un consensus chez les enquêtés sur les contours du rôle du bon grand-parent, comme d’un aidant affectueux et disponible mais secondaire par rapport aux parents, ce rôle s’exprime en fait très différemment selon les cas : les besoins et les aspirations des parents et des grands-parents sont à prendre en compte ensemble lorsque l’on observe le type de pratique, mais l’origine sociale va également moduler les appropriations d’un type de pratique et de ses formes. Nous avons ainsi distingué quatre formes de prises en charge des jeunes enfants où les grands-parentalités s’expriment de façons plurielles : la garde intensive, la garde de dépannage, la garde de routine, et enfin la garde de loisirs.
51Ces différentes pratiques soulèvent plusieurs questions. La façon dont les grands-parents s’approprient telle ou telle pratique est dépendante de leurs ressources : la garde de loisirs permet souvent la transmission de capital culturel, mais elle ne nécessite pas d’avoir les grands-parents à proximité. À l’inverse, une garde intensive faisant suite à une séparation vient pallier le manque de ressources des parents et se combine souvent avec une inactivité grand-parentale ou avec des facilités, pour les grands-parents actifs, à concilier travail et famille.
52Il faut garder à l’esprit également que notre analyse laisse de côté un certain nombre de questions qui restent à approfondir. Notre approche se contente par exemple de porter un regard transversal sur les modes de garde des jeunes enfants ; pourtant, les dynamiques – l’analyse du passage d’un mode de garde à un autre au cours dans la trajectoire d’un enfant – mériteraient d’être étudiées de façon plus approfondie.
53Enfin, certaines formes du recours aux aides grands-parentales peuvent sembler choisies – la garde de loisirs –, d’autres sont plus contraintes – les gardes de dépannage et de routine. À l’heure où l’on cherche d’un côté à « aider les parents à être parents » (Hamel et Lemoine, 2012), et où de l’autre des décisions (telles que l’autorisation de l’ouverture des commerces le dimanche) peuvent créer des besoins de garde supplémentaires pour certains travailleurs peu ou pas couverts par l’offre formelle de garde, observer et comprendre la place de l’aide informelle dans le quotidien des familles est sans aucun doute un bon point de départ pour repérer leurs besoins et tenter d’y répondre. Nous pouvons penser que la garde de dépannage par exemple souligne clairement des carences dans l’aide formelle. Chercher à diminuer sa prévalence pourrait être un objet des politiques familiales. Nos types de garde interrogent également les inégalités – vis-à-vis des enfants ou des parents – que peuvent provoquer les implications différenciées des grands-parents. Reconnaître l’engagement des grands-parents est une voie possible pour les politiques familiales. Cet engagement semble faciliter la participation des mères au marché du travail et permet aux grands-parents, lors du passage à l’inactivité, de redéfinir leur identité sociale autour des activités familiales. L’encouragement d’un tel engagement risquerait cependant de confronter les grands-parents eux-mêmes à des problèmes de conciliation travail-famille et de reproduire des inégalités sociales liées au capital social et culturel des familles.
Notes
-
[1]
Cette recherche a bénéficié du soutien de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) dans le cadre des post-enquêtes qualitatives suite à l’enquête statistique « Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants » de 2013 et du labex iPOPs, porté par l’Ined, portant la référence ANR-10-LABEX-0089, dans le cadre de heSam Université. L’auteur tient à remercier également Alice Olivier, Ariane Pailhé, Marie-Clémence Le Pape et le comité de rédaction de la Revue française des affaires sociales pour leurs relectures attentives ou leurs suggestions.
-
[2]
[en ligne] https://www.service-public.fr/professionnels-entreprises/vosdroits/F31922, consulté le 19 mai 2017.
-
[3]
À partir des données de l’enquête Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants de 2007.
-
[4]
Dans cet article, nous emploierons les termes « mode de garde », « mode d’accueil » et « mode de prise en charge » comme des synonymes. Si les différents termes ne renvoient pas exactement aux mêmes définitions (la garde insistant davantage sur la possibilité donnée aux parents de se dégager de leurs obligations parentales pour répondre à des impératifs professionnels, tandis que la notion d’accueil semble faire également référence à l’ensemble du projet éducatif mis en place par les acteurs auxquels on délègue le travail de soin), la plupart des enquêtes statistiques font toujours mention de la garde des enfants, quand les professionnels de la petite enfance semblent préférer le terme d’accueil pour définir leur métier. Dans le cadre de communications institutionnelles (rapports ministériels, communications de la Caisse nationale des allocations familiales à l’intention des parents, etc.), les deux termes semblent utilisés de façon équivalente avec pour nuance que l’accueil tend à renvoyer aux modes collectifs de prise en charge et la garde aux modes individuels. Le terme « mode de garde » est le plus mobilisé par les parents au cours des entretiens.
-
[5]
Le mode de garde principal se définit comme le mode de prise en charge où l’enfant a passé le plus de temps au cours d’une semaine de référence allant du lundi au vendredi de 8 heures à 19 heures.
-
[6]
[En ligne] http://www.egpe.org/index.php/menu-suite/etre-grand-parent-aujourd-hui, consulté le 25 octobre 2016.
-
[7]
Par souci de préserver l’anonymat des enquêtés, les prénoms ont été changés.
-
[8]
Nous soulignons ici les passages importants pour l’analyse. Toutes les mises en valeur dans cet article (non en italique) sont le fait de l’auteur et non des enquêtés.
-
[9]
En outre, contrairement aux professionnels de la petite enfance, les liens avec les grands-parents sont antérieurs à la naissance des petits-enfants ; les liens et les relations de confiance peuvent alors se tisser très tôt et ne sont généralement pas nouveaux lorsque l’enfant est confié pour la première fois à ses grands-parents.
-
[10]
Calculs personnels à partir de l’enquête Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants en 2013.
-
[11]
Mode de garde dans lequel les enfants passent le plus de temps lorsqu’ils ne sont pas accueillis dans leur mode de garde principal.
-
[12]
Calculs personnels à partir de l’enquête Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants en 2013.
-
[13]
Cela rejoint l’idée d’une norme d’autonomie plus prégnante dans les classes supérieures, que l’on retrouve par exemple dans les choix scolaires (Van Zanten, 2009).
-
[14]
Chez Corinne et Myriam, le rôle d’aide aux devoirs est dévolu aux aînés de la fratrie.
-
[15]
Si l’on peut retrouver cette tension dans tous les types de garde, elle est nettement plus marquée dans les cas où la garde est fréquente (voire très fréquente pour la garde intensive).