CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1En matière d’articulation emploi-famille, les études comparatives classent traditionnellement la France parmi les pays où l’implication des entreprises est faible, et ce en raison principalement du rôle prépondérant que joue l’État-providence dans ce domaine (voir p. ex. Den Dulk et al., 2012 ; Ollier-Malaterre et al., 2013). Des recherches menées au début des années 2000 montraient que cette question était perçue par les partenaires sociaux comme relevant d’un enjeu de société plus que d’entreprise et qu’aux yeux des représentants syndicaux, l’État jouissait dans ce domaine d’une plus grande légitimité à agir que les employeurs (Gregory et Milner, 2009 ; Ollier-Malaterre, 2009). Selon l’enquête ESWT 2004-2005 (Eurofound), la France se classait ainsi au sein de l’Europe des 15 comme l’un des pays où, selon les représentants des directions et des salariés, les entreprises étaient les moins tenues de s’impliquer dans la conciliation emploi-famille (Brochard et Letablier, 2013).

2De fait, l’implication des entreprises dans ce champ a longtemps reposé sur l’existence d’un cadre légal et institutionnel prescriptif. Outre leur participation au financement de la branche famille de la protection sociale, les entreprises ont en effet été soumises, via le Code du travail, à un nombre croissant de dispositions protégeant le rôle familial des salariés. Ces dispositions recouvrent les mesures protectrices liées à la grossesse et à l’arrivée des enfants dans le foyer, ainsi qu’un ensemble étendu de congés et d’aménagements du temps de travail liés à la parentalité (Brochard et Letablier, 2013). Si, en complément de ce cadre légal, des dispositifs ont été développés à l’échelle des entreprises, l’enquête « Familles et employeurs », réalisée par l’Institut national d’études démographiques (INED) en 2004-2005, a montré qu’ils l’ont été de façon très inégale et ont privilégié les aides ponctuelles aux salariés parents plutôt qu’un soutien au long cours à la conciliation emploi-famille (Lefèvre, Pailhé et Solaz, 2009).

3L’implication des entreprises dans l’articulation emploi-famille est aujourd’hui renouvelée par la mise en place de différents mécanismes visant non plus à contraindre, mais à susciter l’initiative des entreprises. Cet appel aux entreprises doit beaucoup à la raréfaction des fonds publics et aux impulsions de l’Union européenne, qui a fait de cette question un enjeu d’égalité professionnelle et une composante de sa stratégie pour l’emploi (Brochard, Blond-Hanten et Étienne-Robert, 2015). L’incitation est d’abord fiscale. Depuis 2004, les entreprises ont en effet la possibilité de bénéficier d’un crédit d’impôt famille – CIF (plafonné à 500 000 euros par an) en compensation du financement de différentes mesures en faveur de l’articulation emploi-famille. L’incitation passe ensuite par des dispositifs de soft law[1] visant à générer des effets de réputation. Les pouvoirs publics ont ainsi accompagné la création de labels, chartes et observatoires destinés à promouvoir les bonnes pratiques. Enfin, une incitation à la négociation collective sur ce thème a été instituée par la loi du 23 mars 2006, qui a inscrit la question de « l’articulation entre la vie professionnelle et les responsabilités familiales » parmi les thèmes à aborder dans le rapport de situation comparée et dans la négociation obligatoire sur l’égalité professionnelle [2].

4L’objectif de cet article est d’explorer dans quelle mesure les entreprises répondent à ces incitations et développent des dispositifs au-delà de leurs obligations légales pour aider leurs salariés à mieux articuler emploi et vie de famille. Les résultats présentés sont issus d’une enquête par entretiens, réalisée dans 16 entreprises multi-établissements de taille intermédiaire et de grande taille, représentant un ensemble varié d’activités et de localisations géographiques (voir tableau). Cette approche qualitative ne vise pas à dresser un panorama représentatif des mesures déployées dans les entreprises françaises, mais cherche plutôt à observer comment les employeurs et les représentants syndicaux s’emparent de la question de l’articulation vie professionnelle-vie familiale, les résultats auxquels ils aboutissent et les obstacles à leur action. Dans cette perspective, l’article analyse d’abord l’origine et la portée des dispositifs de conciliation rencontrés sur le terrain, puis identifie différents freins à la prise en compte de cette question au sein des entreprises.

Présentation de l’enquête

L’enquête, consacrée aux dispositifs d’entreprise en direction des familles, a été financée par l’agence d’objectifs de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), à la demande de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Pour les responsables syndicaux confédéraux, l’enjeu était de mieux connaître les mesures de soutien aux salariés-parents mises en œuvre dans les entreprises, leur origine, négociée ou non, et leurs effets pour les salariés. Il s’agissait aussi de recueillir le point de vue des représentants CFDT dans les fédérations et dans les entreprises sur ces dispositifs et leur négociation et de croiser ce point de vue avec celui de représentants des directions d’entreprise. L’enquête a été menée entre 2012 et 2013 auprès de sept responsables fédéraux et de 16 entreprises couvrant différents secteurs de l’industrie et des services (voir tableau).
La sélection des entreprises répondait à plusieurs critères. Il s’agissait d’abord de choisir des entreprises aux caractéristiques socio-économiques (taille, qualification et féminisation de la main-d’œuvre) et régionales contrastées, offrant une variété de dispositifs en direction des familles. Il s’agissait ensuite de s’assurer de la présence d’une section syndicale CFDT dans l’entreprise. Pour ce faire, trois sources d’informations ont été croisées : le site Internet de l’Observatoire de la parentalité en entreprise, recensant les entreprises signataires de la Charte de la parentalité en entreprise, la communication institutionnelle de ces entreprises via leur site Internet et, enfin, les informations collectées auprès des sept responsables fédéraux CFDT interviewés.
Le but de cette première série d’entretiens était d’une part d’obtenir un aperçu de la mobilisation sur ce thème à l’échelle des branches et ses résultats en termes de négociation collective. Ces entretiens visaient d’autre part à préciser l’échantillon à étudier en repérant des entreprises dont les négociations collectives sur ce sujet étaient perçues, au niveau fédéral, comme significatives. Une seconde série d’entretiens semi-directifs ont été menés dans les entreprises sélectionnées, auprès de responsables syndicaux CFDT – délégués syndicaux et élus au comité d’entreprise – et, quand cela fut possible, auprès de représentants des directions (en charge de la gestion des ressources humaines ou des relations sociales). Pour les deux catégories de répondants, les questions portaient sur les dispositifs d’aides aux salariés-parents existants dans l’entreprise, leur origine, leur gestion, leur modalité de financement, leurs critères d’attribution, leur utilisation par les salariés et enfin sur les obstacles à leur mise en œuvre. Des questions plus générales ont également été posées sur leur appréciation du rôle de l’entreprise et du dialogue social en matière de soutien aux familles, sur le niveau d’engagement, sur les principes d’action et les évolutions de l’employeur et des représentants des salariés sur ce sujet. Parallèlement, des informations ont été collectées via l’analyse des accords collectifs et également, quand ils étaient disponibles, du bilan social et du rapport de situation comparée.
La procédure de sélection a conduit à la constitution d’un échantillon d’entreprises de taille intermédiaire et de grandes entreprises. Pour la plupart d’entre elles ont pu être combinées des observations à l’échelle de l’entreprise et à l’échelle d’un ou plusieurs établissements aux tailles plus hétérogènes.

Des dispositifs d’entreprise variés, mais à la portée limitée

5L’analyse des dispositifs observés sur le terrain donne des indications sur la portée de ce nouveau régime d’implication des entreprises, visant à faire de celles-ci un acteur central de l’articulation emploi-famille. Elle fait émerger plus précisément un double constat.

6Le premier est celui de la grande diversité des dispositifs, dont beaucoup sont des héritages du passé. Sans entrer dans un inventaire exhaustif, il est possible de distinguer trois grands types de mesures selon l’objectif visé, soit :

  • soutenir matériellement les salariés à travers des aides financières ou des services ;
  • faciliter la concordance des temps par des aménagements du temps travaillé ou l’accès à des congés ;
  • agir sur le regard que l’entreprise et ses managers portent sur le fait familial.

7Ce dernier type de mesures s’inscrit dans le registre plus symbolique de la sensibilisation aux difficultés de l’articulation emploi-famille et passe essentiellement par la rédaction de guides et de chartes, ainsi que par la pratique des entretiens avant et/ou après les prises de congés liés à la parentalité ou la prise en considération des difficultés de conciliation de dans les entretiens d’évaluation. Les deux autres registres d’action recouvrent une palette plus grande de dispositifs.

8Le second constat émanant de cette analyse est celui, plus transversal, du caractère hétérogène et le plus souvent limité de l’apport que représentent ces dispositifs pour les salariés. La présence de ces différents dispositifs apparaît en effet très inégale dans les entreprises observées, et leur portée, limitée par la nature ponctuelle de l’aide apportée ou par les restrictions posées à leur accès. Ainsi, l’apport pour les salariés diffère-t-il suivant l’entreprise qui les emploie et ce au sein d’un même groupe, voire à l’intérieur de leur entreprise en fonction du poste occupé, sans que cette variabilité soit généralement en phase avec les besoins spécifiques que font naître leurs conditions de travail respectives.

Tableau

Caractéristiques des entreprises

Tableau
Secteur Fédération et genre du représentant fédéral Entreprise Région Fonction et genre du représentant local Fonction et genre du représentant de la direction Banques commerciales et assurances BQOUEST Bretagne et Pays-de-la-Loire DS-ECE (F) RH (F) Relations sociales (H) FBA (H) BQIDF Île-de-France DS-ECE (F) ASSIST Île-de-France DS-ECE (H) RH (F) AUDIT Île-de-France DS-ECE (H) Diversité (F) Conseils aux entreprises et centres d’appels Relations sociales (H) F3C (F) TELALLIER Auvergne Auvergne-Rhône-Alpes ECE (F) Communication (F) TELPICAR Hauts-de-France DS (F) ECE (F) Sécurité sociale PSTE (H) CRSSV Bretagne DS (F) ECE (F) RH (F) CRSSF Bretagne DS-ECE (H) ECE (H) Administration (H) Transport aérien FGTE (H) FLY Île-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur DS (F) DS-ECE (H) ECE (H) Énergie FCE (F) ÉNERG Île-de-France, Bretagne et Pays-de-la-Loire DS (H) DS-ECE (H) DS-ECE (H) RH (F) Égalité prof. (F) Cosmétiques FCE (F) COSMO IDF et Hauts-de-France DS (H) ECE (H) ECE (F) Égalité prof. (F) Boisson FGA (M) AQUA Grand-Est DS-ECE (H) INFORMATICA Île-de-France DS-ECE (H) RH (H) Relations sociales (H) Informatique et électronique FGMM (H) AÉRODIV Île-de-France DS (H) ECE (F) RH (H) FERMAT Île-de-France AS (F) AS(F) Égalité prof. (F) TECH Bretagne et Île-de-France DS-ECE (H) ECE (F) RH (F)

Caractéristiques des entreprises

Lecture : (H) : homme ; (F) : femme ; DS : délégué syndical ; ECE : élu au comité d’entreprise ; AS : administrateur salarié.

Les aides matérielles

9Les mesures de soutien matériel aux salariés chargés de famille prennent la forme de services ou de primes, qui sont liés majoritairement à la garde des enfants. Cette question n’est pas nouvelle pour les entreprises (Daune-Richard et al., 2007). Au sein de notre échantillon, certaines entreprises l’ont investie de longue date à travers la mise en place de crèches sur site ou de primes, notamment dans le cadre des comités d’entreprise (CE). Les entretiens menés montrent que l’action dans ce champ passe aujourd’hui par le recours aux entreprises de crèche, aux crèches interentreprises et au chèque emploi-service universel (CESU). Les entreprises interrogées se montrent en effet désormais peu enclines à ouvrir des crèches sur leur site, jugeant cet investissement complexe et risqué en raison de la fluctuation des besoins des salariés. Elles privilégient la participation à la création de crèches interentreprises ou la réservation de berceaux dans des structures indépendantes, qui permettent de moduler les places offertes en fonction du lieu d’habitation des salariés (limitant les temps de transport, notamment public, avec de jeunes enfants) et/ou de proposer des solutions de garde d’urgence. Le développement des entreprises de crèches facilite doublement cet investissement. D’une part, ces nouveaux opérateurs démarchent les entreprises à la demande des salariés, étudient les conditions de faisabilité des projets et les implications financières, fournissant ainsi des projets clé en main aux entreprises. D’autre part, elles bénéficient, aux yeux des directions interrogées, d’un a priori souvent favorable, leur caractère d’opérateur privé étant considéré comme un gage d’efficacité.

10Cet investissement reste cependant coûteux. Le versement d’une aide financière directe ou via le CESU, par l’employeur ou le comité d’entreprise (CE), offre une solution alternative ou complémentaire. Dans tous les cas, l’aide ainsi apportée demeure très inégale. En ce qui concerne les services de garde, l’accès aux berceaux se fait le plus souvent selon les critères de la protection maternelle infantile (PMI), mais le nombre total de places offertes dépend plus des capacités financières de l’entreprise et de son souhait de s’investir que des besoins exprimés par les salariés. Ainsi le nombre de places mises à disposition des salariés est-il apparu, au cours de l’enquête, souvent insuffisant. De plus, tous les établissements relevant d’une même entreprise ne sont pas nécessairement couverts, les sièges sociaux apparaissant en particulier systématiquement mieux dotés. Pour les primes de garde et les financements des frais de garde par le CESU, les montants sont également très variables tout comme l’âge limite des enfants couverts (de trois à 14 ans, dans notre échantillon). Elles peuvent, de plus, être conditionnées à des contraintes particulières de travail (déplacements, contraintes horaires) ou au niveau de ressources du foyer.

11À ces mesures d’aide à la garde quotidienne ou d’urgence des enfants s’ajoute le subventionnement d’activités de loisirs et de séjours permettant d’occuper le temps périscolaire et les vacances. Ces aides sont évidemment très dépendantes de la dotation des CE et également de leur politique plus ou moins favorable aux familles. Certains CE proposent également des services innovants, comme du soutien scolaire sous forme d’une aide en ligne aux devoirs pour les enfants scolarisés au collège ou au lycée. C’est le cas au sein d’un centre d’appels :

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« Ce soutien interactif est très apprécié et a beaucoup de succès. On a fait ça, car certaines mamans finissent à 20 heures. »
(Élue au CE, TELALLIER)

13Ce type de services d’aide à la vie quotidienne est aussi le fait des conciergeries qui se développent, mais de façon très inégale, notamment en raison de leur coût d’accès pour les salariés, et qui apparaissent souvent comme un privilège réservé aux entreprises abritant une main-d’œuvre composée majoritairement de cadres ou d’ingénieurs.

Les congés liés à la parentalité

14Dans le registre des congés liés à la parentalité, les disparités observées sont d’abord l’héritage du passé qui persiste à travers les conventions collectives de branche ou d’entreprise. Les mesures ressortent ici principalement d’une extension des droits sociaux (en termes de durée ou de rémunération), les dispositions légales constituant un socle sur lequel s’appuient les négociations collectives ou les avantages accordés par les directions. Les disparités sont ainsi importantes selon les entreprises en termes de congés liés à la maternité ou aux enfants malades, et ce parfois au sein d’un même groupe, quand les filiales ne bénéficient pas des mêmes conventions collectives.

15

« Les congés enfant malade existent au siège, mais dans les autres entreprises, les salariés posent des jours de RTT ou n’ont le droit à rien et doivent se débrouiller en faisant appel à la famille. »
(Délégué syndical, ÉNERG)

16Plus récentes, les mesures autour du congé parental tendent à renforcer les disparités existantes. Ainsi COSMO, qui accorde de longue date une extension rémunérée du congé de maternité ou d’adoption, maintient sa cotisation employeur à la complémentaire santé durant la totalité du congé parental et permet aux salariés de financer partiellement ce congé, grâce à un compte épargne-temps abondé par l’entreprise (0,25 jour supplémentaire par jour épargné par le salarié). De même, la compagnie FLY, qui offre des avantages significatifs en termes de congés maternité et de congés enfants malades, permet à ses salariés de bénéficier d’un congé parental de quatre ans (au lieu de trois) et de le fractionner librement.

17Au-delà du renforcement des avantages existant au sein des conventions collectives, on observe plus généralement une extension des droits en faveur des pères et, bien que de façon moins fréquente, une prise en compte des formes nouvelles de famille (familles recomposées ou homoparentales). À l’origine de cette « universalisation » des droits figure la volonté des directions ou des représentants syndicaux d’éliminer des sources potentielles de discrimination. Dans le cas de la paternité, il s’agit aussi de favoriser l’investissement familial des pères à travers la rémunération (FLY, INFORMATICA, TECH, FERMAT, COSMO, AUDIT), voire l’extension (ASSIST) du congé légal de paternité, ou la rémunération des congés enfants malades et également le monitoring d’indicateurs sur le pourcentage de pères ayant pris ces congés (AUDIT, COSMO). Dans la totalité des entreprises observées, ces nouveaux droits sont le fruit de la négociation collective obligatoire sur l’égalité professionnelle. Ils apparaissent cependant moins dépendants du rapport de force instauré par les représentants des salariés que de l’existence, du côté des directions, d’une stratégie d’image et d’un fort mimétisme.

18La portée effective de ces congés est dans tous les cas conditionnée aux encouragements apportés à leur recours et, sur ce point, les vues des représentants de la direction et des salariés sont souvent divergentes. C’est le cas, par exemple, de l’entreprise COSMO qui, selon la représentante de la direction, encourage explicitement les pères à bénéficier du congé de paternité, notamment via l’édition d’un guide pratique à destination des salariés et des managers explicitant les droits des salariés en la matière. Selon elle, le nombre de pères ayant pris ce congé ne cesse d’augmenter, y compris chez les cadres. Pour le délégué syndical CFDT, en revanche, le congé de paternité est peu pris chez les cadres, car les pères n’y sont pas encouragés par un management intermédiaire réticent, du fait de vagues successives de réduction des effectifs :

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« On a déjà du mal à placer les congés annuels. »
(Délégué syndical, COSMO)

20De plus, si le congé de paternité n’est pas pris, il fait l’objet d’une contrepartie monétaire, ce qui, selon lui, constitue une incitation supplémentaire à ne pas le prendre. Les entraves posées par le management intermédiaire aux impulsions données à la tête de l’entreprise sont également dénoncées par les représentants des salariés de la compagnie FLY. Ils soulignent que les managers ne relaient pas suffisamment l’information sur les dispositifs de soutien à la parentalité, soit par résistance, soit par méconnaissance, et contribuent très peu à leur mise en pratique. Ils y voient un effet induit par le lean management, qui éloigne les managers des salariés et les noient sous le reporting. En particulier, ils affirment que les pères ne sont pas explicitement encouragés à prendre un congé de paternité. L’analyse des bilans sociaux montre que si la plupart des pères prennent ce congé, leur proportion est effectivement en baisse, alors même que sur la période un accord a permis sa rémunération. De façon générale, les données sociales de cette entreprise indiquent que l’usage des congés liés à la parentalité est très variable selon les catégories de personnel, avec des disparités en termes de recours et de durée aussi bien suivant le clivage traditionnel hommes/femmes que suivant le niveau de qualification et le métier.

L’aménagement du temps travaillé

21En ce qui concerne l’aménagement du temps travaillé, les mesures observées les plus significatives résultent d’accords sur le temps de travail, généralement négociés dans le sillage du passage aux 35 heures, avec peu de prise en considération de la problématique de l’articulation emploi-famille (Fagnani et Letablier, 2004), ou bien relèvent d’accords spécifiques sur le temps partiel. Le recours au temps partiel reste, dans les discours comme dans les pratiques, un dispositif central en matière d’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale, et ce en dépit des tensions nombreuses qu’il génère. Outre les problèmes de discrimination en termes de salaires et de carrière, qui font désormais l’objet d’une reconnaissance légale, ses modalités d’accès, de réversibilité et ses conséquences en termes de charge de travail apparaissent problématiques aux yeux des représentants syndicaux interrogés.

22Les délégués syndicaux de la compagnie FLY expliquent ainsi que la question du temps partiel est largement conditionnée aux variations de l’activité de l’entreprise, de sorte qu’en fonction de la conjoncture, l’accès au temps partiel tout comme sa réversibilité sont soit favorisés soit drastiquement restreints. La question est également un objet de tension entre les organisations syndicales et la direction d’INFORMATICA. Le délégué CFDT explique que le passage au temps partiel a été encouragé, notamment par le versement d’une prime, à une période où la baisse de l’activité était problématique ; mais quand les salariés concernés ont voulu revenir au temps plein, cela s’est avéré difficile. Dans le cas de BQOUEST, c’est l’action discrétionnaire du management intermédiaire qui est dénoncée, son aval étant requis quand l’accès au temps partiel n’est pas de droit, comme lors du congé parental.

23La question de la charge de travail fait également litige. Chez TECH ou AUDIT, l’accès au temps partiel est généralement accordé, mais la charge de travail n’est pas toujours adaptée en conséquence, notamment pour les salariés travaillant en « mode projet ». Le délégué syndical d’AUDIT affirme ainsi déconseiller aux salariés cadres le passage au temps partiel, car, selon lui, les objectifs qui leur sont fixés ne sont pas ajustés à cette réduction de leur temps de travail, contrairement à leur rémunération. Chez CRSSF et CRSSV, ce sont les restrictions de personnel qui posent problème, puisqu’elles entraînent un report des tâches sur les salariés à temps plein.

24L’accès à des systèmes de modulation des horaires apparaît être une solution plus consensuelle. Cependant, cette flexibilité choisie du temps de travail est loin d’être généralisée. La question de l’accessibilité est, là encore, apparue comme centrale. Certaines entreprises pratiquent une tolérance informelle – et par suite discrétionnaire –, quand d’autres ont mis en place des systèmes formalisés de plages horaires variables. Leur usage est cependant toujours subordonné aux exigences de l’activité, en particulier pour les salariés de production, qui restent soumis au travail posté (COSMO, AQUA). De fait, quand ces différents dispositifs d’aménagement ou de réduction du temps de travail sont évoqués dans des accords en faveur de l’articulation emploi-famille, ils prennent généralement la forme de dispositifs pour lesquels l’entreprise s’engage à prendre en considération, « dans la mesure du possible », les obligations familiales des salariés en matière d’accès et d’usage.

25Les mesures d’aménagement du temps travaillé explicitement conçues en vue de favoriser l’articulation emploi-famille sont rares au sein de notre échantillon. Quand elles existent, elles sont, là encore, généralement peu contraignantes pour l’entreprise. Ainsi, la plupart des entreprises s’engagent-elles, à travers leur accord collectif sur l’égalité professionnelle, à adapter, dans la mesure du possible, les modalités de réunions, de déplacements et de formations aux contraintes familiales des salariés concernés. La possibilité pour le salarié de moduler son temps de travail à travers l’usage d’un compte épargne-temps (CET) ou d’accéder au télétravail est plus rarement mentionnée. Ces dispositifs offrent pourtant de réelles opportunités à ceux qui y ont accès. Un père élu CFDT de AÉRODIV explique ainsi s’être « fabriqué un quatre-cinquième tout en restant à plein temps », grâce à son CET alimenté par l’ensemble de ses primes (part variable individuelle, intéressement et participation). De même, chez FERMAT, les salariés ont la possibilité d’épargner leur treizième mois et leurs différentes primes sur un CET, pour les retirer sous forme de jours de congés.

26Mais ces pratiques rencontrent encore de nombreuses résistances. Un représentant CFDT de la compagnie FLY explique ainsi que pour les salariés employés au siège social, le principal problème en matière d’articulation vie professionnelle/ vie familiale réside dans la culture du « présentéisme », conduisant les gens à rester tard, même s’ils n’occupent pas des fonctions d’encadrement. Le management intermédiaire, très traditionnel et réticent à l’innovation, freine le développement du télétravail impulsé par la direction, peu confiant dans l’implication des équipes travaillant hors site. Cette même culture du « présentéisme » est signalée chez FERMAT, où les représentants des salariés font état de l’importance du réseau des « décideurs du soir », qui conduit à ce que les promotions soient souvent accordées à ceux avec lequel le N + 1 ou le N + 2 discute en fin de journée :

27

« Les établissements sont censés fermer à 19 heures, mais celui ou celle qui rentre chez lui avant 20 heures n’est pas pris au sérieux. »
(Administrateur salarié, FERMAT)

28Il en va de même pour le télétravail. D’après une administratrice salariée :

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« Le télétravail partiel, un ou deux jours par semaine, pourrait être intéressant pour diminuer les temps de transport, mais les managers sont contre, car ils veulent avoir les gens “sous la main”. Les choses pourront évoluer quand cette culture du présentéisme sera cassée. »

30De fait, la perspective de réaliser des économies dans l’utilisation des locaux ou les déplacements est souvent plus déterminante dans la mise en place du télétravail par les directions que la volonté de favoriser l’articulation emploi-famille, comme le signalent les délégués syndicaux de TECH et d’AUDIT.

31Mais nous avons pu aussi observer des mesures innovantes qui illustrent les potentialités de dispositifs conçus à l’échelle de l’entreprise et qui méritent à ce titre d’être évoquées. La compagnie FLY permet ainsi des aménagements de planning pour les hôtesses ayant recours à la procréation médicalement assistée. Ce dispositif, qui connaît un franc succès, a été mis en place, dans le cadre d’un accord sur l’égalité professionnelle, à l’initiative d’élues syndicales relayant une demande d’hôtesses dont la fécondité est altérée par l’exercice de leur métier. Deux autres dispositifs innovants, relatifs cette fois à la garde des enfants, ont été mis en place dans une institution parapublique (CRSSF), dans le cadre d’un accord sur la diversité. Le premier autorise les salariés dont les enfants sont inscrits dans une crèche parentale à bénéficier d’autorisations d’absence afin de leur permettre de contribuer au fonctionnement de cette structure d’accueil. Le second dispositif offre la possibilité d’aménagements du temps de travail pour les salariés parents d’enfants en garde alternée ou ayant leur garde occasionnellement, leur permettant de réduire leur temps de travail les semaines où ils accueillent leurs enfants et de compenser ce déficit les semaines suivantes.

Les freins à l’action des entreprises

32Au-delà de l’exploration de ce que font les entreprises en vue de favoriser l’articulation emploi-famille, l’enquête permet d’éclairer les raisons pour lesquelles les entreprises le font peu ou pas. Les entretiens montrent que l’ampleur et les motivations de cet engagement sont plurielles, liées à la fois à l’histoire de l’entreprise, à sa stratégie et au profil de sa main-d’œuvre. Les entreprises répondent ainsi diversement aux incitations mises en œuvre par la puissance publique, et de nombreux freins persistent aussi bien du côté des directions que du côté des représentants des salariés.

Le coût et l’équité

33Un premier frein est de nature financière. Pour les directions comme pour les CE, la question du coût des dispositifs est mise en avant de façon récurrente et suscite, dans certaines entreprises, des tensions. C’est particulièrement le cas pour la prise en charge du financement des dispositifs les plus coûteux, à savoir ceux liés à la garde des jeunes enfants. L’exemple d’INFORMATICA est instructif. L’entreprise finance 60 places de crèche sur site ou à proximité du domicile des parents.

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« Les dispositions fiscales ont accéléré le processus, le CE voulait qu’on prenne en charge la crèche, mais compte tenu de ce qu’on verse déjà au CE, on a refusé. »
(Direction des ressources humaines – DRH, INFORMATICA)

35Les crèches sont finalement gérées par le CE, sur la base d’une convention tripartite CE/employeur/entreprise de crèche. Le délégué syndical CFDT, qui est également élu au CE, considère que cela « est très lourd au niveau du budget » et aussi en temps. Et il ajoute :

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« Je pense que ce n’est pas au CE de s’occuper de ça. Bon, ç’a été créé, alors on s’en occupe. »

37Ces tensions bloquent la mise en œuvre de nouvelles prestations, comme le CESU ou une conciergerie, qui sont demandées par les salariés ; la direction et le CE se renvoyant la charge de pourvoir à ces demandes.

38Cette sensibilité aux incidences financières des mesures est, du côté des employeurs, liée à la perception qu’aucun retour sur investissement tangible n’est à attendre dans ce domaine. Si des retombées en termes d’attractivité et d’image sont évoquées, notamment dans les grandes entreprises où le discours des DRH est sur ce point bien rodé, elles sont difficilement quantifiables. L’incitation propre aux dispositifs de soft law, consistant à faire de l’articulation emploi-famille une stratégie gagnant-gagnant, apparaît donc porter relativement peu. Même les directions qui disent en faire un élément de leur stratégie en matière de ressources humaines au service d’une performance globale limitent le plus souvent leur engagement financier. Comme le rapportent les délégués syndicaux interrogés, les directions sont ouvertes au dialogue social sur ce thème, mais le coût des dispositifs constitue souvent un obstacle à un engagement concret.

39De ce point de vue, si le crédit d’impôt famille (CIF) est apparu comme facilitant la mise en œuvre de certaines mesures, il n’est pas, du fait des limites qu’il rencontre, de nature à lever le frein financier. L’incitation fiscale n’est ainsi jamais apparue comme déterminante dans les motivations des entreprises qui en ont souligné une triple limite. Tout d’abord, pour les entreprises les plus actives dans ce domaine, le plafond du crédit d’impôt est rapidement atteint avec les seules dépenses liées aux congés de maternité et aux congés de paternité. Plus que de susciter la création de dispositifs nouveaux, le CIF est ainsi apparu dans plusieurs cas comme générant un effet d’aubaine pour des mesures préexistantes. Une deuxième limite tient à l’incertitude des directions quant à la pérennité de ce dispositif fiscal, une incertitude qui s’ajoute à celle, plus générale, que fait peser le climat économique sur la rentabilité de l’activité de ces entreprises. Enfin, par construction, le CIF ne joue que pour les entreprises qui dégagent des bénéfices.

40Du côté des CE, le montant du budget alloué par l’employeur délimite assez strictement leur capacité d’action et les oblige à faire des arbitrages en fonction de ce qu’ils perçoivent de la demande des salariés. Quand cela est financièrement possible, les élus conçoivent le soutien aux familles avant tout par le subventionnement des activités culturelles et de loisirs. Peu investissent le champ de l’articulation emploi-famille, par le financement de dispositifs spécifiques, comme ceux liés à la garde des enfants, et ce en dépit des pressions exercées par certains employeurs. Les élus concernés expliquent que ces dispositifs sont trop coûteux par rapport au nombre de bénéficiaires potentiels, conduisant à un problème d’équité dans un contexte d’individualisme croissant des salariés et de restrictions budgétaires. Les élus évoquent aussi le fait que ce domaine d’action relève des conditions de travail et, ce faisant, doit être pris en charge par l’employeur sur d’autres budgets.

41Plus généralement, si l’aide aux familles est historiquement une dimension importante de l’action des CE, selon les élus, cette orientation est aujourd’hui remise en cause. Plusieurs d’entre eux déclarent ainsi mener une réflexion ou avoir changé récemment leurs conditions d’attribution. C’est le cas notamment pour la compagnie FLY, où l’élu au CE du siège évoque une réorientation vers les aides financières individuelles, réorientation qui prend appui, selon lui, sur un discours qui monte parmi les salariés (particulièrement les plus jeunes), consistant d’une part à dénoncer un excès de prestations en direction des familles au détriment des salariés sans enfant et revendiquant d’autre part des prestations individualisées. Cette pression est également à l’œuvre dans d’autres CE de la compagnie, les contraignant à revoir les modalités du subventionnement des prestations actuellement fondé sur le quotient familial.

42La question de l’équité est ainsi concomitante de la problématique de l’allocation des ressources de l’entreprise ou du CE. La crainte de satisfaire certains salariés au détriment d’autres a été mise en avant par des directions pour justifier leur inaction dans ce domaine, en particulier en ce qui concerne le subventionnement de berceaux (BQOUEST, AÉRODIV) ; d’autres, particulièrement actives, ont souligné le ressentiment que cela nourrissait chez certains salariés : l’affectation de fonds à des dispositifs qui ne bénéficient qu’à une partie des salariés suscite des mécontentements (COSMO). Du côté des CE, cette préoccupation est apparue de façon très directe : pourquoi privilégier les parents plutôt que les autres, qui n’ont pas ou plus d’enfants à charge ? Pourquoi soutenir la parentalité plutôt que les jeunes qui ont besoin de s’installer ?

La demande des salariés

43La faible demande des salariés en matière d’articulation emploi-famille constitue un deuxième frein. Selon les représentants syndicaux interrogés, les salariés formulent en effet peu de requêtes à ce sujet. Les représentants expliquent d’abord que les préférences des salariés dans ce domaine sont très hétérogènes. Si, de leur point de vue, ce sont les parents d’enfants en bas âge qui rencontrent les plus grandes difficultés, ceux-ci n’ont pas nécessairement les mêmes contraintes. Outre les différents degrés de latitude dont ils peuvent bénéficier dans l’organisation de leur travail, la distance entre leur domicile et leur lieu de travail, leur statut familial (famille monoparentale, garde partagée), la proximité des grands-parents, le statut d’emploi et les avantages dont bénéficie le conjoint par exemple sont autant d’éléments qui font varier significativement leurs besoins. À cette variation des contraintes s’ajoute la diversité de leurs attentes. Dès lors, les revendications collectives en la matière ne peuvent émerger que s’il existe une certaine homogénéité dans le profil de la main-d’œuvre et les contraintes qu’elle rencontre. Les représentants syndicaux expliquent ensuite qu’en raison du caractère personnel des difficultés rencontrées, les salariés sont réticents à les évoquer.

44De leur côté, les représentants des directions font état de problèmes d’identification des besoins dans le cadre de la réservation de berceaux ou de la participation à des crèches interentreprises. La question de la fluctuation des demandes des salariés est dans ce cas d’autant plus importante que le dispositif est coûteux et le coût fixe. Certains projets ont ainsi avorté, soit en raison d’une demande trop faible des salariés soit, à l’inverse, d’une demande trop forte. Du fait de la réticence des salariés à évoquer leurs difficultés, leurs besoins en la matière s’expriment plus fortement une fois le dispositif mis en place. Les directions font alors face à un flux de demandes non anticipées et il n’est pas toujours possible de subventionner un nombre des berceaux à la hauteur des besoins, ce qui génère, là encore, des problèmes d’équité.

45L’existence d’obstacles à l’expression d’une demande par les salariés concourt à une faible sensibilisation des partenaires sociaux aux problèmes d’articulation vie professionnelle/vie familiale. Les problèmes rencontrés sont de fait perçus le plus souvent, comme liés à des contraintes particulières et surtout à la garde des enfants en bas âge. La situation de ces salariés tend donc à être vue comme personnelle, spécifique et par nature temporaire, puisque les enfants vont grandir. La dimension contrainte des choix en la matière est, en particulier, largement minorée et ce d’autant plus facilement que les salariés rencontrant le plus de difficultés se sont retirés temporairement ou durablement de la main-d’œuvre. Cette question de la demande latente des salariés n’est pas spécifique à la France et a été repérée dans différents contextes nationaux et professionnels (Gerstel et Clawson, 2001 ; Hyman et Summers, 2007 ; Rigby et O’Brien-Smith, 2010).

La sous-estimation des enjeux

46La mobilisation des entreprises est, de façon plus générale, freinée par une sous-estimation des enjeux relatifs à l’articulation emploi-famille. L’analyse des entretiens montre que l’obligation légale de négocier sur l’égalité professionnelle est, pour les représentants des directions comme pour les représentants syndicaux, l’occasion la plus fréquente d’aborder la question de l’articulation emploi-famille. Cette négociation apparaît ainsi être un élément moteur dans l’installation de ce thème au sein de l’entreprise, et cet effet est objectivé dans les données, publiées par le ministère du Travail, sur la négociation collective (Rabier, 2009). Cependant, l’analyse des accords conclus montre que les mesures négociées se résument fréquemment à un énoncé de droits ou de prestations, dont beaucoup préexistent à l’accord, sans objectifs clairement identifiés. Les accords formalisent ainsi des pratiques usuelles dans l’entreprise ou reprennent des dispositions légales et/ou conventionnelles, plus qu’ils n’octroient de nouveaux droits pour les salariés. Si ce rappel des droits existants peut être vu comme un moyen d’en accroître l’effectivité, il témoigne aussi du caractère peu ambitieux de ces accords. De fait, peu nombreux sont les accords qui « problématisent » le thème de l’articulation, notamment pour en faire un levier de l’égalité professionnelle. Ce défaut de qualité des accords a été observé pour d’autres thèmes de négociation obligatoire, soulignant les effets contre-productifs de ce dispositif légal. En isolant des domaines d’action, ce dispositif génère en effet un formalisme de la mise en conformité et un mimétisme des entreprises, plus qu’une réelle prise de conscience des enjeux de ces négociations voulues par la puissance publique (Caser et Jolivet, 2014).

47Au-delà des insuffisances du dispositif public, la sous-estimation des enjeux de l’articulation emploi-famille apparaît plus spécifiquement liée aux stéréotypes de genre qui surdéterminent la perception de cette question par les partenaires sociaux. Étant donné la persistance d’une division plutôt « traditionnelle » du travail domestique dans notre pays (Crompton et Lyonette, 2006), la question de l’articulation emploi-famille est en effet largement perçue comme « une question de femmes ». Sa mise sur l’agenda est ainsi explicitement liée à la présence de femmes au sein des directions et des équipes syndicales. Cette surdétermination « genrée » de la question de l’articulation emploi-famille entrave son universalisation et en diminue par là même la portée. Bien que souvent critiques à l’égard de l’action de l’employeur dans ce domaine, les représentants syndicaux expliquent ainsi qu’il s’agit d’un thème peu porteur et peu porté, qui est communément perçu comme étant en marge des « vrais » enjeux de la lutte syndicale que sont l’emploi et les rémunérations, singulièrement en temps de crise. Cette perception limite non seulement la mobilisation en faveur de cette question au sein des entreprises, mais également les solutions qui peuvent y être apportées, conduisant ainsi à reproduire les inégalités de genre plus qu’à les réduire (Brochard et Letablier, 2017).

Conclusion

48L’articulation entre vie professionnelle et vie familiale ne se réduit pas à une négociation au sein des couples dans la sphère privée ou à une question de politique familiale. Elle est aujourd’hui un enjeu d’entreprise et de négociation collective. Cette implication des entreprises doit beaucoup à l’infléchissement de la politique publique qui, sous l’impulsion européenne, a mis en œuvre différentes incitations visant à susciter leur initiative dans ce domaine. Cet appel aux entreprises s’explique par des contraintes de finances publiques et également par le souhait d’ajuster les dispositifs au plus près des réalités des entreprises et des besoins des salariés. L’enjeu de cet article était d’explorer dans quelle mesure les entreprises sont sensibles à ces incitations et mettent en œuvre des politiques favorables à l’articulation emploi-famille.

49Prenant appui sur une étude commanditée par la CFDT auprès d’un échantillon diversifié de 16 entreprises de taille intermédiaire et de grande taille, l’article montre d’abord que la légitimité de l’action de l’employeur dans le champ de l’articulation emploi-famille s’est affermie, comparativement à ce qui ressortait de précédentes études (Gregory et Milner, 2009 ; Ollier-Malaterre, 2009). Cette question ne suscite cependant qu’une faible mobilisation, aussi bien du côté des directions que du côté des instances représentatives du personnel. L’analyse des mesures conçues à l’échelle de l’entreprise montre que les besoins des salariés sont très diversement couverts, en fonction de la convention collective ou des accords en vigueur dans leur entreprise, et ces disparités sont aujourd’hui moins le reflet du pouvoir de négociation des représentants des salariés que celui des stratégies des directions. Ainsi, certains segments de la main-d’œuvre, les plus qualifiés et considérés comme des actifs spécifiques, ont-ils plus fréquemment accès à ces dispositifs, et les dispositifs les plus coûteux sont souvent l’apanage des sièges sociaux qui constituent la vitrine des grandes entreprises. Les réponses apportées sont donc très hétérogènes et, dans l’ensemble, la portée de ces dispositifs d’entreprise reste limitée, même si elle peut s’avérer très significative pour certains salariés.

50L’article identifie plusieurs freins à la généralisation de cette mobilisation des entreprises. Il souligne l’importance du frein financier, notamment pour le développement de dispositifs coûteux, comme ceux liés à la garde des jeunes enfants. L’allocation de ressources en faveur de ces dispositifs, par les directions et/ou les CE, apparaît en effet limitée par des considérations d’efficacité économique ou sociale et d’équité. Un deuxième frein tient au fait que les salariés sont encore réticents à évoquer les problèmes qu’ils rencontrent en matière d’articulation emploi-famille et à revendiquer de nouveaux droits en la matière. De ce fait, c’est avant tout en réponse à l’obligation légale de négocier sur l’égalité professionnelle que ce thème est traité au sein des entreprises. L’analyse des accords conclus dans ce cadre montre cependant que les enjeux liés à l’articulation emploi-famille sont encore mal évalués. Les entretiens donnent à voir, parmi les causes de cette sous-évaluation, la persistance de stéréotypes de genre qui font de cette articulation, avant tout, une question de femmes, de sorte que sa défense active est souvent conditionnée à la présence de femmes dans les directions et les instances syndicales impliquées.

51Ensemble, ces différents résultats conduisent à la conclusion qu’on ne saurait trop attendre de l’implication des entreprises, qui apparaît très circonstanciée (dépendante de configurations spécifiques) et, par suite, porteuse de potentialités très inégales selon les secteurs et les profils de main-d’œuvre. Des freins puissants entravent le déploiement des politiques d’entreprise en faveur de l’articulation travail-famille, qui ne pourront être levés tant que les enjeux de cette question ne sont pas mieux perçus et évalués par l’ensemble des parties prenantes.

Notes

  • [1]
    Dispositifs normatifs non contraignants.
  • [2]
    Rappelons que les négociations obligatoires sur le thème de l’égalité professionnelle entre femmes et hommes ont été instaurées par la loi Génisson de 2001, qui en précisait la périodicité et le contenu, qui ont depuis fait l’objet de réaménagements successifs. Dans la version initiale, les négociations devaient avoir lieu tous les trois ans au niveau des branches et tous les ans au niveau des entreprises (d’au moins 50 salariés), ou tous les trois ans en cas d’existence d’un accord collectif sur ce thème. La loi stipulait également que les négociations fussent ouvertes sur la base d’un rapport de situation comparée (instauré par la loi Roudy de 1983), retraçant pour chaque catégorie professionnelle la situation respective des femmes et des hommes en matière d’embauche, de formation, de promotion, de qualification, de classification, de conditions de travail et de rémunération.
Français

Depuis le début des années 2000, la politique publique incite les entreprises à investir le champ de l’articulation vie professionnelle-vie familiale, en développant des dispositifs au-delà de leurs obligations légales, pour en faire un enjeu de négociation et de stratégie. Cet appel explicite à l’initiative des entreprises combine incitation fiscale, incitation au partage des bonnes pratiques et incitation à la négociation sociale. L’objectif de cet article est d’explorer dans quelle mesure les entreprises répondent à ces incitations publiques, sur la base d’une étude menée pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) auprès de 16 entreprises multi-établissements de taille intermédiaire et de grande taille, représentant un ensemble varié d’activités et de localisations géographiques. Cette étude qualitative, qui croise les points de vue des directions et ceux des représentants CFDT, offre un aperçu de la façon dont employeurs et représentants syndicaux s’emparent de la question de l’articulation emploi-famille, les résultats auxquels ils aboutissent et les obstacles à leur action dans ce domaine.

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Delphine Brochard
Maître de conférences en économie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et rattachée au Centre d’économie de la Sorbonne. Ses recherches portent sur les politiques de gestion de la main-d’œuvre et d’égalité professionnelle au sein des entreprises.
Marie-Thérèse Letablier
Sociologue, directrice de recherches émérite au Centre d’économie de la Sorbonne. Ses recherches articulent les questions d’emploi, de famille et de genre, en France et dans une perspective européenne.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/07/2017
https://doi.org/10.3917/rfas.172.0103
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