1 Depuis le début des années 2000, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) évoluent dans un cadre légal renouvelé, caractérisé par une forte dimension axiologique. L’éthique du soin s’enrichit en effet de valeurs et de notions juridiques véhiculées par une législation qui place désormais la personne au centre de la prise en charge médico-sociale. La loi du 2 janvier 2002 rénovant les actions médicale et médico-sociale [2] décline les différentes facettes des droits et libertés individuels qui doivent être garantis à toute personne prise en charge [3]. La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées [4] introduit de nouveaux concepts tels que celui de « projet de vie » qui vaut désormais pour l’accompagnement des personnes âgées dépendantes, en vertu de la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement [5]. Ces valeurs, principes et notions juridiques sont repris dans la Charte des droits et des libertés de la personne accueillie, document qui doit être communiqué à chaque résident et affiché dans les établissements [6].
2 Le cadre légal constitue à la fois une injonction et un défi pour l’institution médico-sociale qu’est l’EHPAD. Celui-ci doit être un lieu de vie dans lequel chaque individu est accompagné dans son projet individuel ; les personnes accueillies ne sont théoriquement pas placées, mais hébergées de leur plein gré [7]. Il faut en somme acclimater la logique institutionnelle de la prise en charge de la dépendance au nouveau paradigme de l’individualisation et des droits de la personne. Pour les dirigeants, les cadres et tout le personnel intervenant en EHPAD, cela implique une réflexion à mener au plan de l’éthique, mais aussi de nouveaux outils à mobiliser : le contrat/la contractualisation des actes relevant de l’accompagnement ; des instruments de démocratisation de l’institution tels que les Conseils de la vie sociale.
3 Le présent article rend compte d’une étude [8] réalisée en 2015 auprès d’un certain nombre d’EHPAD en Gironde (Éloi et Martin, 2016). Dans cette étude, il s’est agi d’observer et d’analyser sociologiquement les représentations d’acteurs, les normes, les pratiques professionnelles, à la lumière des principes et des règles émanant du cadre légal ici rappelé. L’hypothèse est que les écarts qui peuvent être observés entre la règle et la pratique trouvent autant leur source dans la difficulté qu’il y a pour le personnel de passer de la culture de l’hospicialisation à celle de l’accueil de la personne sujet de droit, que dans les contraintes financières et d’organisation du travail auxquelles sont aujourd’hui soumis les établissements. Sans doute aussi la réalisation du droit, son expression effective, est-elle rendue particulièrement difficile par le fait que les établissements accueillent aujourd’hui des publics plus âgés et plus dépendants [9]. Les politiques de maintien à domicile tendent en effet à produire une certaine segmentation et à spécialiser les EHPAD dans la grande dépendance. Comment, dans ce contexte, donner sens à l’individualisation et aux droits de la personne ?
4 Trois thématiques ont ici été retenues qui constituent autant d’enjeux pour les acteurs ainsi que pour les bénéficiaires de la prise en charge en établissement : le thème du consentement de la personne ; le thème de la personnalisation de l’accompagnement ; le thème des libertés au quotidien, qui nous amènera à quelques réflexions conclusives sur l’institution et le « vivre-ensemble ».
Le consentement : une fiction juridique ?
5 La législation exige des établissements médico-sociaux qu’ils recherchent systématiquement le consentement éclairé des personnes prises en charge, lorsqu’elles sont aptes à exprimer leur volonté, et à participer à la décision portant aussi bien sur l’admission que sur tout acte relevant de leur accompagnement; la loi indique qu’à défaut, il faut obtenir le consentement du représentant légal. Le droit, c’est sa fonction, vise à ce que cet acte ou cet événement que constitue l’entrée en EHPAD se définisse comme l’expression objective de la volonté de la personne. On relèvera néanmoins que les textes parlent de recherche plutôt que d’obtention du consentement, ce qui laisse à penser qu’on est avant tout dans un processus, en principe formalisé, mais incertain et fragile dans la réalité (Tacnet-Auzzino, 2009).
6 S’agit-il d’une pure fiction juridique ? En toute rigueur, il faut répondre par la négative, car le consentement de la personne âgée à l’entrée et à la prise en charge en EHPAD ne saurait être présumé. On peut néanmoins se poser la question du degré d’adhésion de la personne à une situation qui, dans bien des cas, est imposée par les circonstances. Tout particulièrement lorsqu’il s’agit de la décision d’entrer en établissement, le consentement semble plutôt relever de la résignation. Pour autant, cela ne signifie pas que, du côté des établissements, l’exigence de recherche du consentement constitue une pure formalité. Notre étude a montré, au contraire, combien elle constitue un élément essentiel de l’éthique du soin, notamment pour le personnel soignant.
L’entrée en EHPAD. Le consentement résigné
7 Il n’est guère aisé de savoir dans quelle mesure la personne a consenti à son entrée en EHPAD. Nous disposons cependant de certaines données indicatives du degré de participation de l’intéressé à cette décision. Sur un panel de résidents en EHPAD interrogés sur ce point, 60 % d’entre eux disent avoir été partie prenante à la décision d’entrer en établissement, soit ils affirment avoir pris la décision seul (26 % du total) ou avec quelqu’un d’autre (34 % du total). 40 % disent n’avoir participé en aucune façon à cette décision qui a été prise par l’entourage (25 % du total) ou par les services sociaux (15 %) [10]. Ces données interrogent sur l’effectivité des normes juridiques établissant le principe de la liberté de choix et prescrivant la participation de la personne à la prise de décision. Ce que montre l’approche qualitative, c’est d’une part que, si les circonstances entourant la décision individuelle peuvent être variables, l’EHPAD constitue de manière générale une réponse à l’isolement social. D’autre part, on observe que des contacts sont établis en amont autant que possible afin d’obtenir un assentiment, sinon une adhésion de la personne et/ou de son entourage. Néanmoins, les pratiques se montrent encore assez tâtonnantes, voire improvisées, pour ce qui est des cas limites, lorsqu’il s’agit de s’assurer du consentement des personnes dont les capacités cognitives sont amoindries.
Le poids des circonstances sur la décision individuelle
8 L’opinion générale exprimée par les directeurs/trices et cadres est que l’entrée en EHPAD est rarement un choix. C’est aussi l’avis du personnel soignant : « Ils [les résidents] perçoivent l’institution comme quelque chose de difficile, d’enfermant [11]. » ; « Il y en a qui ne veulent pas être là et qui le disent [12]. » Dans les cas où la demande est formulée directement par la personne âgée, il s’agit d’un acte certes volontaire, mais souvent déterminé par la recherche de sécurité. Nombre de personnes âgées sont confrontées au problème de l’isolement et à l’expérience de la solitude. Un directeur interviewé livre son point de vue sur la question : « Lorsque la dépendance est synonyme de solitude et de dépression, l’entrée en EHPAD et la resocialisation apportent une amélioration. » Une psychologue d’un établissement public indique pour sa part que les personnes encore relativement jeunes et non dépendantes qui formulent une demande d’admission en EHPAD sont souvent des personnes qui souffrent de troubles dépressifs.
9 De manière générale, les circonstances qui entourent l’entrée en EHPAD pèsent sur la liberté individuelle de choix. On observe toutefois des variations, en fonction des modes de transition et d’accès à l’EHPAD. Dans les cas de transition domicile-établissement, la décision peut avoir été prise par l’intéressé(e) qui est soit isolé(e), soit aidé(e) par la famille. Souvent, la personne âgée se dit alors consciente du poids excessif qu’elle représente désormais pour les proches aidants, ce qui motive la demande d’entrée en EHPAD. La transition hôpital-EHPAD, elle, est le plus souvent organisée par les services sociaux des hôpitaux. L’urgence des situations fait que l’admission résulte plutôt d’une forme d’accord entre la famille du bénéficiaire et la direction de l’établissement que d’une initiative volontaire de la personne, même si on peut aussi, à la marge, trouver des situations en relevant (Guichardon, 2005).
Rechercher l’adhésion : contacts personnels et visite préalable
10 Assez systématiquement, les établissements proposent aux intéressés et/ou aux familles une visite préalable. La psychologue d’un établissement public en milieu rural indique même qu’ils pratiquent, autant que possible, la pré-visite qui consiste à aller au domicile des personnes ayant fait une demande. Elle dit : « Notre recette, c’est d’aller voir les gens à domicile, c’est là qu’on a le consentement. » Elle remarque au passage que dans nombre de cas, les personnes vivent dans un domicile peu confortable ou pas adapté à leur handicap. Dans ces circonstances, l’entrée en EHPAD peut constituer ce que cette psychologue appelle « un bénéfice secondaire ». Certains directeurs valorisent particulièrement le moment de la visite qui constitue le premier contact avec la personne. L’un d’eux indique que « le contact direct avec la personne permet de faire de la pédagogie ». Parfois, cette pédagogie consiste à rechercher l’adhésion de la personne âgée aux valeurs et au projet de l’établissement. Ce cas de figure particulier peut se présenter lorsque l’établissement est de nature confessionnelle – nous en avons visité un – et qu’il y est prôné une certaine conception de la vie en communauté. Plus généralement, le directeur ou la directrice va chercher à s’assurer que la personne est bien orientée et « correspond au profil recherché ». Dans ce cas, la visite et le premier contact constituent des éléments nécessaires à la formation de ce que l’on pourrait appeler un consentement mutuel : la personne âgée choisit sa structure, mais la structure choisit aussi qui elle accueille.
11 Il y a bien sûr une différence entre l’EHPAD privé à but lucratif qui, par hypothèse, accueille une clientèle et l’EPHAD public résolument investi d’une mission de service public et qui ne peut guère opérer de sélection. On observe néanmoins une certaine généralisation de l’idée selon laquelle l’admission en EHPAD revêt une dimension bilatérale et contractuelle, même si tous les dirigeants et cadres ne confèrent pas le même contenu à cette notion ou, en tout cas, admettent qu’il y ait asymétrie dans la relation et peu de place pour le choix mutuel. Une directrice indique que si elle décèle une réticence qui peut être liée au fait que son EHPAD (public en l’occurrence) ne correspond pas au standing recherché, elle oriente l’intéressé vers une autre structure, privée le cas échéant. Elle insiste sur la recherche de consensus des deux côtés au stade de la décision d’entrer en EHPAD et évoque l’idée de « projet partagé ». Il demeure cependant que le choix de l’établissement en fonction d’un standing dépend étroitement des ressources financières de l’intéressé. Sur ce plan, il est clair que la liberté de choix n’est pas également exercée et que se manifestent ici les inégalités sociales. Une directrice de soins d’un EHPAD public livre son analyse sur ce point :
« Les personnes âgées n’ont pas le choix de l’établissement en fonction de la qualité de la prestation, le choix de l’établissement se fait exclusivement sur le prix à payer et encore les obligés alimentaires sont étranglés ; nous, on a des drames, il y a des personnes âgées qui sont très culpabilisées du fait qu’elles obligent leurs enfants à cofinancer l’EHPAD. »
Apprécier l’expression de la volonté dans les cas limites
13 En termes juridiques, on dira que les contacts pris en amont, la visite ou la pré-visite, constituent des éléments précontractuels, nécessaires à la formation du consentement libre et éclairé de l’intéressé. L’entrée en EHPAD ne saurait cependant se réduire à cette stricte perspective contractuelle. Dans la réalité, les personnes responsables de l’admission en EHPAD [13] doivent se livrer à une appréciation globale de la situation, rechercher un dosage entre expression de la volonté de l’individu, position de la famille et exigences sanitaires et de sécurité. Le fait est que les EHPAD accueillent des personnes de plus en plus dépendantes, dont une proportion – variable mais non négligeable – de personnes atteintes de troubles cognitifs. Il est évident que le problème du consentement se pose surtout dans ce cas de figure. Sans surprise, les directeurs et cadres affirment tous qu’ils n’accueillent pas les personnes « qui ont toute leur tête » et qui refusent d’entrer en EHPAD alors que la famille en fait la demande. Plus complexe est la situation de l’entrée de personnes dont les facultés mentales sont altérées.
14 Une directrice explique sa position pour les cas – environ 20 % dans son établissement – d’admission de personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer ou assimilée. Elle confie que dans ces cas, le consentement n’est pas vraiment exprimé, voire que les personnes expriment un désaccord. L’interviewée considère qu’on touche ici aux limites de la législation. On remarquera qu’en l’occurrence, elle n’évoque pas le fait de s’appuyer sur l’accord d’un représentant légal ou d’inciter la famille à organiser un régime de protection judiciaire. Il est estimé que lorsque c’est la sécurité de la personne qui est en jeu – dans le cas où elle demeurerait à domicile – il convient de l’admettre en EHPAD, y compris contre sa volonté. Dans cette hypothèse, l’établissement s’assure toutefois de l’accord de la famille. Il est précisé que, s’il semble y avoir urgence et que la famille n’a pas anticipé en mettant la personne âgée sous tutelle, l’établissement accueille celle-ci dès lors que la famille le souhaite. Selon cette directrice, en pratique, cela ne pose pas de problème, car les personnes s’adaptent ensuite à la vie dans l’EHPAD. Une autre directrice d’établissement confie à ce sujet : « C’est le moment de l’entrée qui est peut être compliqué. »
15 Même type de témoignage de la part d’une autre directrice évoquant le refus exprimé par des personnes manifestement atteintes de démence, mais qui ne sont pas sous tutelle : « Légalement, si elles s’opposent, il ne faut pas les accueillir. Mais souvent, la famille fait pression. » Dans ce cas, l’interviewée estime qu’il faut passer outre les réticences de l’intéressé lorsque son maintien à domicile constitue un risque pour lui-même ou pour l’entourage.
16 Les dirigeants sont pleinement conscients de la difficulté juridique. Dans certains cas, le dossier d’admission contient une mention : « la personne est-elle consentante ou le consentement a-t-il pu être recueilli ? » Mais au final, compte tenu de l’état cognitif des personnes, il n’est pas possible d’obtenir le consentement éclairé. Une directrice dit : « Il est recherché, bien sûr que oui, mais il n’est pas toujours obtenu, bien sûr que non. » Au fond, la recherche du consentement apparaît plutôt comme une obligation de moyens que de résultat.
Consentement et éthique du soin
17 Notre enquête auprès du personnel soignant révèle un intérêt manifeste et très largement partagé pour la question du care, du « prendre soin ». Cette question est perçue par les soignants comme une dimension constitutive de leurs missions principales et par-là même de leur identité professionnelle. Dans cette perspective du « prendre soin », le consentement est par principe conçu par les soignants comme un préalable à toute intervention auprès de la personne âgée. En cas de refus de soins de la part de la personne âgée, il est intéressant d’observer quelles pratiques se mettent en place, afin de combiner le respect de la volonté de la personne avec des impératifs d’hygiène, de sécurité et de protection.
Discours et positions de principe : le consentement comme préalable à toute intervention auprès de la personne âgée
18 Du côté des dirigeants, des médecins coordonnateurs et des cadres de santé, le discours largement dominant consiste à poser comme principe qu’il convient, en matière de soins, de respecter la volonté de la personne. Celle-ci ne saurait être contrainte en cas de refus (refus de la toilette, refus du repas proposé ou, parfois, refus de s’alimenter). Dans des cas de refus de recevoir la douche, un médecin-coordonnateur dit : « On évite de contraindre et l’on fait a minima. » Une solution est recherchée en faisant intervenir le ou la soignante qui a le meilleur contact avec la personne. Sur le refus de prendre les médicaments prescrits, une psychologue affirme qu’il faut respecter la personne, « c’est son droit ». La famille en est simplement informée.
19 Même attitude de la part de cette cadre supérieure de santé dans un EHPAD public, qui indique que la position de l’établissement est libérale, dans le sens où la consigne officielle est de ne pas contraindre les personnes : « Le refus de soins, c’est quelque chose qui fait partie de nos grandes préoccupations ; on n’oblige pas, on demande à ce que ce soit consigné par écrit, discuté et puis il y a une conduite à tenir décidée en commun et donc on est dans le respect du refus, ça c’est primordial. » Si le refus (par exemple de manger) pose un problème médical, la psychologue intervient pour tenter de débloquer la situation.
Des pratiques de négociation et d’adaptation
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Même si la plupart des personnes rencontrées admettent que le consentement est un préalable incontournable aux pratiques soignantes, une analyse plus fine des entretiens permet de dire que, plus qu’un acte spontané, le consentement de la personne est le résultat d’un arrangement, d’un « bricolage » et, au final, d’une forme de négociation entre soignants et résidents. Geneviève Fraisse parle à cet égard de « donnant-donnant » (Fraisse, 2007). Face à un refus, la pratique consistera à revenir plus tard pour proposer le soin, à changer de personnel ou encore à chercher la satisfaction du résident [14]. Une partie de l’activité des soignants est donc négociée en dépit de l’existence de procédures formelles [15] et « consentement » de la personne, « bonnes pratiques » et « éthique de la prise en charge » se mêlent finalement dans les discours :
Le sentiment d’un certain nombre de soignants interviewés corrobore cependant l’analyse de Danièle Tacnet-Auzzino pour qui « ce simple mot de consentement que nous prononçons au quotidien est un costume très mal taillé pour la personne âgée en établissement » (Tacnet-Auzzino, 2009).« Alors moi, je sais que quand elle refuse, je la laisse se calmer et je reviens plus tard et, généralement, en négociant, en parlant doucement, je n’ai jamais trop eu de difficultés. » (V., aide-soignante en EHPAD privé.)
« Alors ça se manifeste d’une façon ou d’une autre […], ils arrivent toujours à se faire comprendre… et s’ils ne veulent pas manger, on n’insiste pas ; de toute façon, on a aucun moyen de faire manger quelqu’un de force… enfin, aucune « bonne pratique » pour faire manger quelqu’un de force […]. Ah oui, là, c’est pareil, à part la toilette intime, si elle est souillée, là, il y a quand même une obligation de la faire, mais du coup, on écourte […] ; après, on négocie, il y a des choses que l’on essaye [16] ».
La personnalisation de l’accompagnement : dimension technique versus dimension relationnelle ?
21 Le texte même de la loi du 2 janvier 2002 parle du droit à une prise en charge et à un accompagnement « individualisé ». Faut-il distinguer individualisation et personnalisation ? Dans la pratique, les deux termes sont synonymes et les outils de l’accompagnement prennent des appellations diverses : « plan personnalisé de prise en charge », « plan d’accompagnement individualisé», « projet de vie individualisé » (PVI) ou autre. Il peut néanmoins s’avérer intéressant, d’un point de vue théorique, d’opérer une distinction entre ce qui est de l’ordre de la technique et de la gestion – l’individualisation d’un traitement jusque-là conçu comme collectif dans le cadre de l’institution – et ce qui est de l’ordre du relationnel, de la « relationalité [17] » au sens de la philosophie personnaliste. Pour le soignant, en effet, il convient certes de tenir compte des particularités, des singularités de l’individu dans les modalités de l’accompagnement proposé ; mais l’éthique du soin invite aussi à le considérer dans son humanité, sa dignité, ce qui suppose de pouvoir offrir une relation de qualité qui, en pratique, impliquera de pouvoir prendre le temps.
22 Dans le discours des soignants, l’EHPAD est assez largement présenté comme un lieu de vie dans lequel le soin et la prise en charge de la personne âgée s’effacent autant que possible derrière un accompagnement individualisé dans un projet consenti et partagé. Dans les faits cependant, l’EHPAD reste à l’évidence un lieu de soin où la question de la personnalisation a du mal à vivre au quotidien. Les outils de l’individualisation existent et se développent, mais leur déclinaison en pratique se heurte à différentes contraintes.
Outils et techniques de l’accompagnement individualisé
23 En vertu de la législation, les EHPAD sont tenus d’élaborer un projet individualisé d’accompagnement pour chaque résident. Mais alors que les dispositions légales relatives au contrat de séjour sont assez précises, celles relatives au projet d’accueil et d’accompagnement ne sont guère détaillées ; elles ne précisent pas s’il doit être écrit, ni dans quels délais il doit être finalisé. Les établissements rencontrés sont globalement engagés dans cette démarche, même si nombre d’entre eux disent être en retard « sur le papier », tout en affirmant être soucieux des désirs et expressions de la volonté de chaque résident dans la pratique quotidienne.
24 Les procédures d’élaboration et de mise en place des projets de vie individualisés sont relativement uniformes. Elles reposent sur des échanges entre l’équipe pluridisciplinaire, l’intéressé et la famille. Le but est bien d’aboutir à un projet mutuellement accepté. Les échanges préalables peuvent toutefois se voir limités en fonction de l’état cognitif de la personne et de la participation ou non de sa famille à l’élaboration du plan d’aide. Lorsqu’il est formalisé, il s’agit d’un document dans lequel sont recueillies l’histoire et les habitudes de vie de la personne accueillie en EHPAD, ainsi que des informations médicales ; sont par ailleurs spécifiés les objectifs en termes de soins journaliers et les prestations qui seront délivrées (toilette, repas, déplacements…), en fonction des besoins et des aspirations de la personne. Pour chaque objectif sont désignés les personnels qui devront les mettre en place. Le document apparaît comme une synthèse entre des données biographiques, sociales et cognitives, ponctuée d’objectifs, eux-mêmes déclinés en actions concrètes.
25 Le résident est appelé à être le témoin de son histoire de vie, c’est-à-dire de tout élément ayant trait à sa trajectoire sociale et familiale. Sont recueillies toutes informations utiles relatives au sommeil, à l’alimentation, aux croyances ou encore aux activités de loisirs passées. Dans les nombreux cas, toutefois, où le résident n’a plus les possibilités de s’exprimer, le recueil de données se fait avec les familles et il est, in fine, soumis à leur appréciation. L’intéressé est néanmoins consulté en amont et le document établi lui est soumis pour validation ou amendement. Les observations de terrain indiquent cependant que rares sont les établissements qui élaborent ce document en temps réel et de concert avec le résident. La formalisation et la mise à jour des PVI posent problème. Ces actes sont décrits comme chronophages.
26 Il semble au final que l’enjeu des projets de vie individualisés réside essentiellement dans la clarification des modalités de la prise en charge avec les familles. D’une certaine façon, le PVI est un outil de management de la relation avec les familles, même si les professionnels soutiennent avec force l’idée selon laquelle ils tentent d’adapter leurs pratiques quotidiennes aux souhaits du résident, à son individualité ou encore à son degré d’autonomie.
Les limites à la déclinaison pratique des projets de vie individualisés
27 Au quotidien, l’ajustement au cas par cas de la prise en charge des personnes hébergées s’avère une tâche complexe pour les soignants. Cela tient au degré accru de dépendance des publics, à mettre en lien avec l’organisation du travail, les contraintes de temps, les cadences qui ne permettent pas une véritable personnalisation. On observe en outre que les soignants ne sont pas toujours culturellement préparés à cette forme d’innovation sociale. Les résultats de notre enquête laissent penser que le projet individualisé est plutôt un outil permettant la continuité du service qu’un contrat d’accompagnement traduisant la volonté et les choix exprimés par la personne elle-même.
L’organisation du travail et le conflit éthique chez le personnel soignant
28 Les contingences du quotidien et les contraintes organisationnelles ne permettent pas toujours de tenir le défi de la personnalisation des soins et de l’accompagnement. En témoigne la présente description d’une journée-type de travail :
« Alors, je travaille matin ou après-midi. Alors, le matin, on est aux transmissions ; ensuite, on prépare les petits déjeuners, on fait manger les personnes qui ne peuvent pas manger seules ; ensuite à 8 heures, on commence les toilettes, les douches, on les habille ; après 11 h 30, on les amène à la salle à manger […] ; donc à 13 h 30, on aide les collègues du matin à remplir les chariots, préparer les protection, préparer les goûters ; après à 2 heures et demie, on a les transmissions ; après on va voir les résidents […], le goûter jusqu’à 16 heures ; on fait la vaisselle du goûter et, ensuite, on reste avec eux, on aide l’animatrice quand il y a des activités et après, on débauche à 20 heures. »
30 Cette description que font les soignants de leur activité laisse penser qu’elle est organisée selon le principe de la parcellisation des tâches, certes, et aussi selon une forme de chronométrage sans que ce principe ne soit formellement établi. Ainsi, la gestion du temps constitue un enjeu professionnel majeur, chez les aides-soignants notamment : « on travaille en flux tendu, disons qu’il ne faut pas le grain de sable qui va venir enrayer la machine [18] ». Au final, loin de constituer un instrument permettant de répondre aux attentes formulées par les usagers, le projet individualisé apparaît comme le résultat d’un compromis entre les souhaits exprimés par le résident, les moyens à disposition des équipes pour tenter d’y répondre et l’analyse que les soignants font des besoins du résident. On observe donc un écart important entre la façon dont les soignants présentent et se représentent le document et l’usage qu’ils en font. La personne est en principe écoutée dans ses choix, dans ses habitudes, mais il se produit une sorte de distorsion, dans la mesure où les équipes soignantes doivent combiner cela avec l’impératif de continuité des soins et du service, au plan collectif. Il faut boucler « dans les temps », ce qui induit des priorisations :
32 Les valeurs qui animent les personnels soignants, notamment les aides-soignants ou les agents hôteliers (en contact direct avec la personne âgées dépendante), leur volonté de bien faire, leur engagement à servir sont donc mis à mal par les impératifs organisationnels : rythmes de l’activité, cadences, absentéisme et autres incertitudes du quotidien inhérentes au fonctionnement de toute organisation. De façon récurrente, ils se voient confrontés à des situations de double contrainte : bien faire avec des moyens constants et un public de plus en plus dépendant. Ce genre de situation, ce hiatus, en arrive à créer, chez nombre de soignants, de véritables conflits éthiques et des tensions identitaires, symptômes d’une certaine souffrance au travail. Les soignants affichent souvent un positionnement professionnel de principe, selon lequel la relation doit finalement l’emporter sur le soin. Ils affirment volontiers que le « prendre soin » est une dimension constitutive de leur identité professionnelle, qui va bien au-delà des soins infirmiers. Mais en raison des contraintes de travail mentionnées, les soignants voient leurs valeurs bousculées. Ils en sont amenés à considérer que les impératifs temporels affectent la qualité de leur travail, « la gestion du temps l’emportant sur les soins prodigués » pour reprendre la tournure de Mathieu Raybois (Raybois, 2014). Dans de nombreuses situations se crée un conflit entre dimension technique (octroyer des soins de qualité) et dimension relationnelle de la fonction : passer du temps avec la personne, lui parler, la rassurer ou encore prendre soin d’elle. Il en résulte un certain malaise des soignants qui peut aller du sentiment de travail bâclé à un épuisement professionnel plus profond. Si l’on peut parler de tension identitaire, c’est que dans ces situations s’opère une forme de dissociation du « Moi professionnel », où le métier et le rôle ne s’harmonisent pas forcément (Lefranc, 2002).
Le poids de la culture sanitaire
33 Si les témoignages recueillis auprès du personnel soignant mettent en exergue les contraintes de travail, comme frein à la personnalisation de l’accompagnement, le discours produit par les cadres et dirigeants se montre quelque peu divergent. Pour cette catégorie de personnel, c’est la culture professionnelle des soignants qui serait en cause. La directrice d’un EHPAD adossé à un centre hospitalier ira même jusqu’à dire : « On se cache derrière les contraintes organisationnelles, mais c’est surtout la culture soignante qui est en jeu. » On peut avancer que la prise en charge individualisée suppose une formation ou tout du moins une sensibilisation du personnel sur ce point et dans le cas où le personnel est culturellement habitué à une prise en charge sanitaire de type hospitalier, un certain renversement de perspective est nécessaire. « Une bonne aide-soignante, c’est quelqu’un qui fait une toilette parfaite de la tête aux pieds dans les représentations », dira la cadre de santé d’un EHPAD public en milieu rural. La tendance à l’œuvre serait alors de projeter sur la personne âgée la conception sanitaire de ce qui est bon pour elle, alors qu’il faudrait partir d’elle. Une directrice nous dira : « Nos EHPAD, aujourd’hui, ne sont pas dans l’accompagnement de la personne. » Cela tient, selon elle, à la prégnance de la culture sanitaire et à la façon dont les soignants sont formés : « on est bien dans le domaine du soin, c’est-à-dire que les soignants sont là pour soigner, pour guérir ; on ne les amène pas suffisamment à réfléchir dans les écoles à ce qu’est un EHPAD. » Ce discours corrobore la thèse développée notamment par Hélène Thomas (Thomas, 2005). Il ne doit toutefois pas conduire à sous-estimer l’analyse que les personnels soignants font eux-mêmes de leur travail. Les situations de conflit éthique, les interrogations sur l’identité professionnelle attestent d’un certain degré de réflexion chez les soignants, pas nécessairement perçu ou pris en compte par la hiérarchie.
Vie quotidienne et libertés au sein de l’institution
34 Comment se vivent et se réalisent au quotidien les libertés et les droits fondamentaux de la personne au sein de l’EHPAD qui est certes un lieu de vie, mais qui a pour obligation de garantir la sécurité individuelle et collective des résidents ? Pour les dirigeants en particulier, il s’agit de trouver un équilibre entre ces deux exigences qui, parfois, entrent en contradiction. Les politiques d’établissement et les arbitrages peuvent s’avérer variables et subsistent des zones d’incertitude. Du côté des usagers, l’enquête montre cependant que le degré d’exigence vis-à-vis du respect et de l’expression de leurs libertés est somme toute assez bas. Cela vaut aussi pour ce qui est de leur droit de participation.
Le dilemme libertés individuelles/sécurité
35 La question des libertés individuelles des personnes hébergées a tantôt donné lieu à un discours de portée assez générale, quand d’autres interviews ont abordé la question sous un angle plus concret : liberté d’aller et venir, statut de la chambre du résident, droit de fumer, consommation d’alcool, sexualité, etc. Nos interlocuteurs s’accordent dans l’ensemble sur le fait que les libertés individuelles rencontrent nécessairement des limites face aux exigences de sécurité. Certains propos expriment l’idée selon laquelle, à un certain degré, liberté et exigences de protection (santé, sécurité) constituent des impératifs qui sont inconciliables.
36 La liberté d’aller et venir à l’intérieur ou à l’extérieur de l’établissement est formellement reconnue, mais elle se trouve limitée en pratique pour les personnes très dépendantes (Thomas et Hazif-Thomas, 2014). Une psychologue évoque le devoir de protection qui incombe à l’établissement, mais qui suppose qu’aient été évalués les risques pour chaque résident, afin de ne pas tomber dans une logique sécuritaire arbitraire. Dans un autre établissement, la psychologue évoque la période antérieure à la mise en place d’une unité protégée au sein de l’EHPAD. Elle dit que l’établissement, en accord avec les familles, assumait alors le risque de laisser déambuler les personnes à leur guise. On constate donc que l’appréciation du dilemme entre liberté et sécurité est variable, selon les établissements et, peut-être aussi, selon les périodes.
37 Le thème du droit de fumer dans la chambre révèle tout particulièrement le flou juridique qui règne sur la question. Certains établissements prohibent le fait de fumer dans les chambres, soit en explicitant cette interdiction dans les règles internes, soit par l’installation de détecteurs de fumée dans les chambres. D’autres reconnaissent en principe qu’il s’agit effectivement d’une liberté, mais invitent les fumeurs à consommer à l’extérieur du bâtiment. Cette attitude pédagogique semble la plus répandue. Un des directeurs rencontrés évoque l’affaire de l’incendie d’une chambre dans un EHPAD, provoqué par un mégot et ayant entraîné la mort de l’intéressé. La ministre de l’époque Roselyne Bachelot, saisie du problème, avait tranché en faveur de la liberté de fumer. L’interviewé comprend la position officielle, mais estime que, la direction d’un EHPAD dispose d’un pouvoir de police, y compris dans les chambres qui sont pourtant un espace privatif. Une autre directrice s’insurge contre l’ambiguïté juridique en la matière, en rappelant que l’agence régionale de santé (ARS) exige que soit reconnue la liberté de fumer dans les chambres tout en étant fermement attachée aux impératifs de sécurité. Sa position personnelle consiste à faire primer la sécurité dans son établissement au risque d’entraver la liberté individuelle. De la même façon, elle incite les personnes à aller fumer dehors.
38 Un autre thème emblématique est celui de la sexualité en EHPAD. Si, pour les couples déjà constitués, cette question relève des droits et libertés les plus élémentaires, certains dirigeants ou soignants émettent des réserves quand il s’agit de pratiques qui ne seraient pas librement consenties par les intéressés eux-mêmes, en particulier quand la personne a perdu tout ou partie de ses facultés cognitives. Une psychologue indique faire un « travail de suivi » sur un cas un peu douteux : elle questionne régulièrement de façon indirecte une résidente de son établissement qui n’a plus toute sa tête et qui vit une relation avec un monsieur à la sexualité manifestement assez débridée. Elle cherche à s’assurer que ce monsieur ne l’importune pas et que la résidente consent à ces relations. Il demeure que la question de la sexualité des personnes âgées accueillies en établissement met souvent les personnels soignants et les directions dans l’embarras. Une directrice confie que « c’est compliqué sur le plan éthique », notamment du fait de l’attitude de la famille qui, dans bien des cas, n’admet pas que leur parent âgé puisse avoir une vie sentimentale et sexuelle dans l’établissement.
L’usager au centre de la prise en charge. Quelle perception pour les personnes elles-mêmes et pour leurs proches ?
39 Si l’entrée en EHPAD constitue la plupart du temps une rupture biographique (Mallon, 2007), les résidents interrogés ne la qualifient généralement pas de privation de liberté. Comme on l’a vu, il y a une forme de résignation et de renoncement dans l’acte d’entrer en EHPAD. Les usagers et les familles interrogés ont en outre des souvenirs assez vagues et lointains de la démarche des projets d’accompagnement personnalisés à laquelle ils ont en théorie été associés. La plupart des entretiens ne font pas état de restriction des libertés individuelles. Toutefois, certaines libertés s’exercent sous condition ou ont parfois du mal à exister, et ceci est d’autant plus vrai que la personne est dépendante. Plus généralement, on peut estimer qu’une partie des droits individuels est abrasée par l’institution elle-même : choix du rythme de vie, du type et du rythme d’alimentation, du voisin de table, consommation d’alcool et de tabac, etc.
40 Concernant les allées et venues, on peut dire qu’elles s’exercent sous condition. Certaines personnes sont en effet surveillées et incitées à ne pas sortir si le risque pour la sécurité est trop important, auquel cas la nécessité de protéger le résident l’emporte sur l’exercice des libertés. L’arbitrage opéré par les soignants entre la sécurité et la liberté ne constitue pas pour autant une source de problème pour les familles ou résidents rencontrés. Bien souvent, les familles sont dans la recherche d’un lieu sécurisant face à la démence de leur proche. Par ailleurs, certains résidents semblent avoir intériorisé certaines entraves à l’autonomie comme étant nécessaires à leur protection, quand d’autres ont même renoncé à l’exercice de certaines libertés.
41 C’est peut être sur la question du droit à l’intimité que se manifestent les critiques les plus vives. Les résidents dénoncent les intrusions parfois inopinées du personnel soignant dans les chambres. En outre, le fait que les établissements soient encore, pour certains, équipés de chambres doubles est perçu – y compris par le personnel – comme peu propice au respect de l’intimité.
42 En somme, les résidents que nous avons rencontrés ne sont généralement pas en demande de libertés accrues et n’ont parfois même pas conscience d’être limités en ce sens. Pourtant, la liberté de circuler peut être largement sous le contrôle du personnel soignant. La possibilité de mener une vie ordinaire à l’extérieur de l’établissement n’est quasiment jamais effective.
Participation et question du « vivre ensemble »
43 L’enquête de terrain corrobore d’autres résultats produits dans la littérature, à savoir que les personnes âgées en institution ne se saisissent que rarement des espaces collectifs de participation qui s’offrent à elles, tels que les Conseils de la vie sociale (Prévot et Weber, 2010). On peut dire qu’ils en ont plutôt un usage passif. Dès les années 1960, outre-Atlantique, la gérontologie sociale américaine faisait du vieillissement un processus de désengagement des personnes âgées de la vie sociale [21]. En somme, l’entrée en EHPAD, qui pour certains renvoie à une rupture biographique, se transforme par la suite en situation acceptable, voire plaisante. Très minoritaires sont les usagers exprimant une revendication accrue de leurs droits. En réalité, les personnes âgées dépendantes que nous avons rencontrées se disent plus affectées par la perte d’autonomie et la dégradation physique et mentale de leurs pairs que par une quelconque oppression de l’institution. Comme le note Martine Dorange (Dorange, 2005) : « l’institution fait peur parce qu’elle nous rappelle notre condition d’hommes et de femmes parvenus à l’ultime étape de leur parcours de vie et à ses risques. »
44 Au fond, ce qui pose problème, c’est le « vivre ensemble ». Dans les EHPAD cohabitent des personnes plus ou moins diminuées. La mixité des publics accueillis est d’ailleurs souvent inscrite dans le projet d’établissement. Mais pour le résident, être confronté au quotidien à des publics très dépendants quand on ne l’est pas encore est une expérience douloureuse. Les personnes que nous avons interrogées ont toutes mentionné la difficulté de cohabiter. La dépendance accrue de certains entraîne crainte et dégoût chez d’autres et s’expriment alors les volontés « séparatistes », certains résidents souhaitant la mise à l’écart des publics très dépendants. Il y a donc là un point de tension qui interroge sur ce qu’est et doit être l’EHPAD : un lieu de vie accueillant des personnes âgées nécessitant un accompagnement adapté à chaque cas individuel ou bien un établissement spécialisé dans la prise en charge de la dépendance sévère ? Certains établissements de grande taille tentent de résoudre cette tension en organisant l’hébergement par pavillons accueillant les personnes en fonction de leur degré de dépendance et du niveau de prise en charge requis.
Conclusion
45 Le travail empirique réalisé avait pour objectif de mesurer en quoi et jusqu’à quel point l’injonction légale de respecter l’autonomie du sujet et ses droits fondamentaux modifie les représentations et les pratiques de la prise en charge des personnes âgées en EHPAD. D’un côté, l’institution s’est transformée et, pour ainsi dire, humanisée. L’EHPAD est un lieu de vie collectif, ce qui implique certaines règles d’organisation, mais la personne y est en principe respectée dans ses libertés fondamentales et prise en charge en considération de sa singularité. Le discours, les programmes de formation sur la bientraitance se diffusent [22], et l’hospice de vieillards est une image reléguée au passé. L’individualisation de l’accompagnement est effectivement recherchée ; elle prend cependant une tournure bureaucratique (la gestion des PVI) et se heurte aux cadences de l’organisation du travail. D’un autre côté, par l’effet de la montée en charge des politiques de maintien à domicile, l’EHPAD tend à accueillir, souvent dans des situations d’urgence, une population plus fortement dépendante. Cela a des incidences sur les possibilités effectives de recueillir le consentement de la personne, de s’assurer des conditions du libre choix. Cela renforce en outre la dimension sanitaire de la prise en charge. On pourrait certes imaginer des alternatives [23], mais la tendance au traitement médicalisé demeure lourde, ainsi qu’en attestent les préoccupations des pouvoirs publics quant à l’usage des médicaments en EHPAD (Verger, 2013). Pratiquer une véritable éthique du soin fondée sur le respect de l’autonomie de l’individu s’avère au final difficile. La formation, la sensibilisation du personnel soignant constituent une clé, mais la question des moyens et de l’organisation du travail souvent en flux tendu s’avère aussi prégnante.
[Encadré] Méthodologie
1. Réalisation d’une soixantaine d’entretiens auprès de 11 EHPAD en Gironde, de taille, de statut et de configuration différents. Les deux variables principalement retenues pour constituer notre échantillon ont été l’origine géographique de l’établissement (urbain, rural, semi-rural) et le statut juridique (public, privé, associatif).
- 2 établissements implantés en zone urbaine ont répondu à notre requête : un établissement associatif situé à Bordeaux et une structure publique autonome située en proche banlieue ;
- 5 établissements en milieu rural nous ont également ouvert leur porte. Parmi eux, on compte 3 établissements publics et 2 établissements privés à but lucratif ;
- enfin l’enquête a été menée dans 4 EHPAD répondant aux caractéristiques de la « semi-ruralité » : 1 établissement public, 1 établissement associatif, 2 établissements privés à but lucratif.
- 9 directeurs de structures ;
- 14 encadrants ;
- 21 soignants, 4 non-soignants (psychologues et animateurs) ;
- 15 résidents et 2 familles ;
2. Le corpus d’entretiens a été complété par quelques séances d’observation in situ. Nous avons participé à un Café gourmand, instance collective portant sur l’échange libre et autres conversations entre personnes âgées, un Conseil de la vie sociale qui nous a permis de saisir les modalités concrètes de la participation collective des usagers aux décisions les concernant. Enfin, nous avons également été conviés à une animation collective autour de la confection d’un repas, qui nous permis de saisir le fonctionnement d’espaces alternatifs à la relation de soin à proprement parler et de percevoir comment les usagers utilisent ces espaces d’expression. Nous avons fait un usage secondaire des données issues de l’observation : dans bien des cas, elles ont plus confirmé le contenu de certains entretiens qu’elles n’ont suggéré de pistes nouvelles de réflexion.
Notes
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[1]
Selon Hélène Thomas, l’« hospicialisation » désigne le dispositif ancien combinant assistance et contrôle social total des vieillards indigents. Il s’articule désormais avec celui d’hospitalisation, fondé sur l’idée que le vieillissement est une pathologie (Thomas, 2005). La culture d’hospicialisation serait encore présente dans les établissements publics de soins de longue durée et, plus largement, dans les établissements relevant de l’aide sociale (Thomas, 2007).
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[2]
Loi no 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Journal officiel de la République française (JORF) du 3 janvier 2002, p. 124.
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[3]
Voir l’article L. 311-3 du Code de l’action sociale et des familles qui évoque notamment le droit au respect de la dignité, de l’intégrité, de la vie privée de la personne, de son intimité et de sa sécurité ; le droit au libre choix entre les prestations qui lui sont offertes ; le droit à une prise en charge et à un accompagnement individualisé.
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[4]
Loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. JORF no 36 du 12 février 2005, p. 2353.
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[5]
Loi n o 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement. JORF no 0301 du 29 décembre 2015, p. 24268.
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[6]
Arrêté du 8 septembre 2003 relatif à la Charte des droits et des libertés de la personne accueillie. JORF n o 234 du 9 octobre 2003, p. 17250.
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[7]
La loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement bannit désormais le terme de placement qui est remplacé par le terme d’accueil.
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[8]
Cette recherche a reçu le soutien de l’État français, dans le cadre du programme des Investissements d’avenir, Initiative d’excellence de l’université de Bordeaux, référence ANR-10-IDEX-03-02.
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[9]
Les études nationales montrent une augmentation du niveau moyen de dépendance (GIR moyen pondéré – GMP) des résidents (voir notamment KPMG, 2013).
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[10]
Enquête observatoire régionale de santé – direction régionale des affaires sanitaires et sociales (ORS-DRASS) Aquitaine 2006 (voir Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux – ANESM, 2011).
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[11]
Animatrice, ancienne agent sanitaire hospitalier (ASH), EHPAD public.
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[12]
Aide-soignante, EHPA associatif en zone semi-rurale.
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[13]
La décision est formellement prise par le directeur ou la directrice, sur avis du médecin coordonnateur. Il n’est pas rare que d’autres personnels qualifiés, notamment le ou la psychologue, interviennent dans le processus.
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[14]
Ceci est d’autant plus vrai dans le registre alimentaire. Une aide-soignante disait, au détour d’une conversation informelle, qu’il pouvait lui arriver de donner à une personne qui refusait de s’alimenter un café au lait et des tartines beurrées comme unique repas du soir.
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[15]
L’analyse stratégique des organisations est un cadre pertinent pour rendre compte d’une partie de l’activité des soignants. Voir à ce propos Crozier et Friedberg (1977).
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[16]
E., aide-soignante, EHPAD associatif péri-urbain.
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[17]
Sur le concept de « relationalité », voir Triest (2000).
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[18]
Extrait d’un entretien mené avec une aide-soignante, dans un EHPAD public, secteur rural.
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[19]
Les deux prénoms sont fictifs.
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[20]
Mme B., aide-soignante secteur privé lucratif semi-rural.
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[21]
Cumming E. et Henry W.-E. (1961), Growing Old, cité par Mallon, 2007.
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[22]
La bientraitance participe aujourd’hui de la démarche qualité et s’intègre aux procédures légales d’évaluation auxquelles les établissements sont soumis. Des outils sont mis à disposition : voir notamment ANESM (2008) ; Haute Autorité de la santé – HAS et Fédération des organismes régionaux et territoriaux pour l’amélioration des pratiques et organisations en santé – FORAP (2012).
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[23]
Par exemple l’expérience pilote de Village Alzheimer menée dans la ville de Dax par le conseil départemental des Landes et qui consiste à maintenir aussi longtemps que possible les malades d’Alzheimer dans une vie sociale ordinaire, sans blouse blanche visible, dans une approche non médicamenteuse, mais sous l’étroite surveillance de soignants et de bénévoles.