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Philosophie politique et politiques sociales

1 La philosophie politique s’intéresse aux principes sous-jacents à la vie des hommes en communauté et notamment à ceux qui permettent de fonder la justice sociale : quels sont les critères qui doivent justifier les décisions collectives ? Qu’est-ce qu’une société juste ? Contrairement à ce qu’une certaine pratique française contemporaine pourrait laisser croire [1], en recourant parfois davantage à la simplification, l’outrance ou l’invective qu’à la rigueur de l’analyse, « il n’est pas nécessaire, pour être pertinent, de se faire pamphlétaire [2] ».

2 Michael J. Sandel, professeur à Harvard, est une figure bien connue du (petit) monde de la philosophie politique, depuis qu’avec son ouvrage Le Libéralisme et les limites de la justice (1982, traduit aux éditions du Seuil, 1999), il est apparu comme l’un des principaux contradicteurs de Rawls. Les travaux de Rawls, dans les années 1980-1990, ont d’ailleurs largement pris en compte cette contradiction pour tenter de la surmonter sans renoncer à l’architecture conceptuelle mise en place dans sa Théorie de la justice (1971, traduit aux éditions du Seuil, 1987).

3 Sandel est en général classé parmi les philosophes communautariens [3], avec quelques autres comme Alasdair MacIntyre, Charles Taylor et Michael Walzer [4].

4 Une littérature abondante est disponible en français pour analyser et expliciter le débat entre libéraux [5] et communautariens. On citera quelques références au fil de cette note de lecture. Pour résumer en deux phrases, en simplifiant évidemment à l’extrême : premièrement, les libéraux élaborent leur théorie en partant d’un « moi » non situé, à distance du moi réel, ne connaissant pas les préférences, les talents, la culture, le parcours, les liens sociaux du moi réel, tandis que pour les communautariens une telle approche n’est pas seulement théorique, elle est irréaliste. Pour eux, c’est à partir de notre expérience de vie, notre culture, notre langue, notre histoire (personnelle, familiale et collective), nos institutions, que l’on peut et doit penser la justice. Et deuxièmement, là où les libéraux pensent la justice déconnectée du bien, une société juste devant permettre à chacun de poursuivre sa propre conception du bien, les communautariens estiment que nous posons toujours la question du bien lorsque nous discutons du juste et qu’il faut donc accepter que la justice s’élabore à partir de la confrontation des différentes conceptions du bien.

5 C’est cette deuxième thématique que Sandel explore dans Justice, qui date de 2009 et vient d’être publié en français. Cet ouvrage, issu d’un cours donné à Harvard [6], a connu un grand succès dans le monde entier (son éditeur français revendique plus de trois millions d’exemplaires vendus), ce qui est assez inhabituel pour un livre de philosophie politique – même s’il se présente sous une forme nettement moins aride que les ouvrages de référence contemporains comme la Théorie de la justice ou Le Libéralisme et les limites de la justice, déjà cités, ou encore Éthique et Économie de Sen, Les Sources du moi de Taylor ou Sphères de justice de Walzer. Après avoir présenté le contenu de Justice, on s’interrogera donc sur ce qu’il dit de notre époque, sur ce qui peut expliquer son succès et sur ce qu’il peut nous apporter pour penser notre système social.

6 Justice se présente sous la forme d’une succession de dix chapitres, alternant des exemples hypothétiques ou réels illustrant des dilemmes moraux et des présentations pédagogiques des principales théories de la justice : l’utilitarisme, le libertarisme, le libéralisme (incarné par la défense kantienne des droits et la défense rawlsienne de l’égalité) et enfin une théorie à laquelle l’ouvrage ne donne pas de nom (Sandel ne reprenant pas à son compte ici le terme de communautarisme), présentée comme « la théorie aristotélicienne » ou la poursuite de la vertu.

7 La succession d’exemples hypothétiques ou réels, tirée de l’expérience professorale de Sandel, a pour objectif de rendre la lecture plus vivante, les théories plus concrètes, d’enraciner la réflexion dans des questions dont chaque lecteur peut s’emparer. Elle illustre ainsi la fécondité des théories de la justice dans les débats quotidiens. Elle a néanmoins pour inconvénient de rendre la lecture un peu anecdotique. Il s’agit ainsi d’un ouvrage de vulgarisation, qui ne forge pas de nouveaux outils conceptuels.

8 Les exemples cités portent sur des questions assez traditionnelles dès lors que l’on s’interroge sur la justice (la guerre, le patriotisme, l’avortement, la gestation pour autrui, le mariage homosexuel, la discrimination positive…) ou également sur des exemples moins symboliques, auxquels Sandel s’attache à donner du sens, issus souvent d’articles de presse (le golf, les laveurs de pare-brise, les pom-pom girls, l’affaire Clinton-Lewinsky…).

9 Ces exemples introduisent ou ponctuent la présentation des principales théories de la justice, avec leurs ressorts philosophiques et leurs limites. L’objectif est en général de montrer que les trois théories de la justice que Sandel ne partage pas (utilitarisme, libertarisme et libéralisme) sont insuffisantes pour résoudre ces dilemmes moraux, car elles font appel à des intuitions que chacun porte en soi et qui relèvent d’une vision du bien. On en donne quelques exemples plus bas.

10 L’utilitarisme, qui vise à maximiser le bien-être général de la population, se heurte à deux difficultés : il ne tient aucun compte des inégalités, et il ne privilégie pas les droits individuels si le sacrifice d’un droit individuel bénéficie à la collectivité. Mais malgré ces limites, on a souvent recours à l’utilitarisme quand on évalue des options pour effectuer des choix économiques et sociaux. Un exemple est bien connu des économistes de la santé : il s’agit des QALYs (Quality Adjusted Life Years, années de vie pondérées par la qualité de vie), un outil pouvant être utilisé pour répartir un budget prédéterminé, entre différentes options diagnostiques et thérapeutiques, entre différentes pathologies, entre différentes organisations des soins. Le recours aux QALYs est souvent rejeté dans le débat public, car il conduit à attribuer un prix à la vie ; c’est pourtant un instrument performant à la disposition de l’économiste pour expliciter des choix implicites et pour formuler des recommandations en vue d’améliorer l’efficience des soins. Sandel, néanmoins, contourne cet exemple, pourtant emblématique, en ne traitant pas directement des QALYs – et donc de l’optimisation de l’affectation des ressources, par nature limitées, du système de santé – et en s’appuyant sur d’autres exemples (américains) de calcul coûts-avantages ayant choqué le public : l’un dans lequel une entreprise automobile calcula qu’il n’était pas rentable pour elle de changer une pièce défectueuse, l’autre dans lequel l’Agence de protection de l’environnement présenta une analyse coûts-avantages de l’introduction de nouvelles normes environnementales en attribuant une valeur de la vie moins élevée aux personnes les plus âgées.

11 Le libertarisme repose sur le principe de la propriété de soi. Rien ne peut être imposé à l’individu qui interfère avec cette pleine propriété (pas même des impôts pour financer des services publics ou lutter contre les inégalités) ; le rôle de l’État est alors minimal, puisqu’il consiste seulement à assurer le respect des contrats. Mais cette théorie nécessite que l’attribution initiale des biens communs soit équitable ou, à défaut, qu’elle puisse être compensée ; et il y a fort à craindre que cette hypothèse ne puisse jamais être réalisée. Les principaux promoteurs (théoriciens et politiques) du libertarisme sont américains – il existe même un parti libertarien, qui soutient régulièrement de petits candidats à l’élection présidentielle ; si cette théorie peut être intellectuellement plaisante, elle est le plus souvent de peu d’intérêt pour éclairer nos rapports à la justice dans le contexte européen.

12 Les théories libérales de Kant et de Rawls, largement abordées dans l’ouvrage, sont centrales dans la philosophie politique contemporaine, mais sont complexes à résumer en quelques lignes.

13 Le chapitre sur Kant n’est pas le plus limpide du livre, sans doute parce que Kant a peu écrit sur la philosophie politique et qu’on est en partie obligé de reconstituer ce qu’aurait pu être sa théorie de la justice. Sandel revient sur le concept de la liberté chez Kant : « l’acte autonome est un acte que j’engage en fonction d’une loi que je me donne à moi-même » ; « être libre exige d’agir en vertu d’un impératif catégorique » ; agir librement et agir moralement sont une seule et même chose. Kant propose plusieurs formulations de l’impératif catégorique ; la plus opérante pour la philosophie politique est celle selon laquelle il consiste à traiter les personnes comme des fins, quelles que soient ces personnes, donc en dehors de tout sentiment de solidarité ou de communauté. En ce sens, la doctrine kantienne fonde la doctrine des droits humains universels, et la théorie politique qui a sa préférence est celle d’un contrat social imaginaire, par lequel le législateur agit de façon à ce que les lois « puissent être nées de la volonté unie de tout un peuple ».

14 Deux siècles plus tard, Rawls donne un contenu à ce contrat social imaginaire. Il retient deux principes de justice, que choisiraient les citoyens dans un contrat hypothétique, sous le fameux « voile d’ignorance » (donc, ignorant quels seront leurs positions sociales, leurs qualités et compétences, leur état de santé…) : un égal accès aux libertés fondamentales et un égalitarisme qui s’exprime par l’égalité des chances et par le fait que les inégalités sociales et économiques ne sont justes que si elles bénéficient aux personnes les moins favorisées.

15 Là, le lecteur est un peu surpris : après cinquante pages sur Kant et quarante sur Rawls, pas un mot sur Sen, qui n’est même pas cité [7]. Si la théorie de Sen n’est pas placée par les philosophes au même niveau que celle de Rawls, son importance dans le débat public aurait sans doute mérité que Sandel la discute, même brièvement. Tout en sachant que la théorie de Sen, qui prolonge et enrichit celle de Rawls en introduisant les « capabilités » parmi les biens premiers essentiels auxquels tous les humains doivent avoir accès, n’est pas sans difficulté, en ce qu’il pourrait être amené « à faire appel à une théorie des biens essentiels. […] Le défi de Sen consiste à répondre [à cette question] sans pour autant s’appuyer sur une conception particulière de la vie bonne [8] ».

16 Sandel, estimant que les théories précédentes présentent des insuffisances fondamentales, expose ensuite sa propre vision de la justice, très largement assise sur les concepts aristotéliciens, qui s’ordonnent autour de deux idées centrales :

17

« 1. la justice est téléologique : définir des droits exige que nous identifiions le telos (la finalité, le but ou la nature essentielle) de la pratique sociale en question.
2. La justice est honorifique : réfléchir au telos d’une pratique […] revient […] à réfléchir ou à débattre pour déterminer quelles vertus cette pratique devrait honorer et récompenser. »
(p. 274)

18 Pour Aristote, la finalité du politique est de « former de bons citoyens et de cultiver de bonnes dispositions » (p. 283). La vertu s’apprend par la pratique, et c’est donc par la participation à la politique que chacun cultive sa vertu de citoyen. Au passage, Sandel relativise le fait qu’Aristote ne s’opposait pas à l’esclavage, en expliquant qu’on trouve dans la pensée aristotélicienne les arguments pour combattre l’esclavage (mais Sandel ne mentionne ni ne commente le fait que les femmes étaient également exclues de la citoyenneté à Athènes et chez Aristote). Évidemment, l’anachronisme est facile. Mais permettons-nous une facilité quand même : on ne serait pas surpris que les amis de la liberté se trompassent en moyenne moins souvent que les autres, et, c’est bien connu, faire primer la vertu sur la liberté ouvre des béances dans lesquelles bien des régimes autoritaires se sont engouffrés.

19 En résumé : « Le politique vidé de tout engagement moral substantiel entraîne un appauvrissement de la vie civique. C’est aussi la porte ouverte aux moralismes étriqués et intolérants » (p. 357). Face à cette conception de la politique qui serait vidée de son sens par un libéralisme désincarné, Sandel en appelle à la « conception narrative » de la personne, développée par MacIntyre, inscrivant chaque vie dans une histoire, individuelle et collective : conception esthétique et romantique de la politique et de la justice, antimoderne par excellence.

20 Pour illustrer la position de Sandel, revenons sur certains des exemples auxquels il recourt, en les choisissant dans le champ couvert par la Revue française des affaires sociales : la gestation pour autrui, l’avortement et les cellules souches, le mariage homosexuel.

21 La question de la gestation pour autrui à titre onéreux est abordée longuement, à travers une affaire remontant à 1985 (Baby M.) et ayant donné lieu à plusieurs jugements. La conclusion de Sandel est qu’un tel acte – certes consenti par la mère porteuse rémunérée et, à ce titre, pouvant être justifié selon un critère utilitariste – n’est pas compatible avec une conception de norme supérieure : « la juste appréciation de la valeur des biens et des pratiques sociales est fonction des buts et des fins que servent ces pratiques ». Ici, la production d’un enfant à des fins commerciales se substitue à la « norme de parentalité » et au « lien affectif entre la mère et son enfant ». Si le fait de « sous-traiter la grossesse » n’est évidemment pas sans poser question, sauf peut-être pour des utilitaristes et des libertariens convaincus, il n’en reste pas moins que l’argument retenu par Sandel fleure sa vision patriarcale et qu’on peut préférer la perspective, mentionnée également par Sandel même si ce n’est pas la sienne, de la philosophie kantienne pour laquelle l’être humain ne doit pas être réduit à la condition d’objet, mais être traité avec dignité. Par ailleurs, on eût apprécié que Sandel discutât également la gestation pour autrui à titre gratuit : la mise en regard de la « norme de parentalité » et d’une finalité d’entraide à fin non commerciale conduit à confronter deux normes « supérieures » ; on présume que Sandel choisirait la « norme de parentalité », mais sa présentation de la thèse opposée aurait été intéressante.

22 Sandel s’attarde également sur le droit à l’avortement et sur les controverses autour de la recherche concernant les cellules souches de l’embryon. Il s’attache à démontrer que la position libérale (favorable à l’avortement et à la recherche sur l’embryon) n’est pas et ne peut pas être neutre dans la controverse morale et religieuse, car cette position fait l’hypothèse, dans les deux cas, que l’embryon n’est pas une personne humaine : « la neutralité est impossible parce que nous avons affaire à une pratique qui implique d’ôter la vie à un être humain » (p. 372). Sandel apporte lui-même un élément de réponse pour relativiser l’importance d’un tel débat dans la conception de la justice : « les partisans de la neutralité libérale pourraient rétorquer […] que nous pouvons parfaitement rester neutres en matière de justice et de droits quand la définition n’engage pas une définition de la personne » ; on pourrait en effet considérer qu’en choisissant ses exemples dans les cas extrêmes engageant la définition de la vie humaine, là où les humains sont habitués à chercher un sens et des réponses dans la religion ou la métaphysique, Sandel fragilise de façon un peu manipulatrice la pensée libérale. Du reste, c’est sur d’autres exemples, engageant également la vie humaine, qu’on aurait aimé lire son argumentation : le suicide et l’euthanasie. Or il n’évoque le « suicide assisté » que pour critiquer la position libertarienne : « nombre de ceux qui soutiennent le principe n’invoquent pas des droits de propriété, mais font valoir des exigences de dignité et de compassion » (p. 110), pour préciser aussitôt qu’il évoque les « patients en phase terminale qui souffrent considérablement ». Pour ces partisans de l’euthanasie, le devoir de « compassion » excède alors le devoir de « préservation » : ici, le lecteur peut regretter cette critique de la position libertarienne à partir d’une position chrétienne « progressiste », alors qu’une position libérale, modérée et équilibrée, aurait mérité de figurer dans le débat…

23 Il développe ensuite assez longuement les termes de la discussion philosophique sur le mariage homosexuel. Pour lui, le débat n’est pas de savoir s’il faut ouvrir le mariage aux gays au nom de l’équité et de la liberté de choix, mais si des « unions entre partenaires de même sexe […] accomplissent les fins de l’institution sociale du mariage ». Pour cette discussion, il s’appuie sur un jugement rendu par la Cour suprême du Massachusetts en 2003, favorable à une union entre deux personnes de même sexe, dont l’argumentation repose sur une interprétation de la finalité du mariage (« l’engagement réciproque, exclusif et permanent des partenaires »). Ce qui est gênant dans la présentation qu’en fait Sandel, c’est qu’il semble trouver justifié que pour promouvoir le mariage gay, il faille montrer patte blanche et convaincre les conservateurs que les gays ne vont pas ruiner l’institution de l’intérieur [9]. C’est, d’une certaine façon, attirer les libéraux sur le terrain des conservateurs pour leur imposer des règles du jeu historiquement constituées.

24 Au fond, et au risque d’être inutilement polémique à l’encontre d’un auteur dont l’œuvre est d’une grande richesse et d’un apport considérable pour comprendre les débats contemporains, on pourrait reprendre la critique de Will Kymlicka sur Sandel et Taylor : « Ils disent qu’on peut trouver des exemples [des] fins communes dans nos pratiques historiques, mais ils omettent de signaler qu’elles étaient définies par un secteur minoritaire de la société, les propriétaires de race blanche et de sexe masculin, et ce au service des intérêts des mêmes propriétaires blancs [10]. »

25 On notera que les exemples retenus sont typiquement américains – comme d’ailleurs la tonalité générale du livre. Si la gestation pour autrui ou le mariage homosexuel sont certes des sujets d’actualité en Europe également, un auteur européen aurait peut-être choisi l’exemple de l’immigration plutôt que celui de la discrimination positive, ou encore celui de la défense des langues régionales, ou surtout celui de la réduction des inégalités.

26 On pourra en outre déplorer qu’aucun exemple ne soit tiré des problématiques écologiques. Les différentes théories de la justice ont des approches différentes du traitement de l’équité intergénérationnelle et des générations futures, et leur confrontation est souvent féconde. Lutte contre le réchauffement climatique, préservation des ressources naturelles, exploitation du gaz de schiste, poursuite ou arrêt de l’énergie nucléaire, il est urgent de disposer, pour ces thèmes, d’éclairages issus de débats étayés.

27 D’ailleurs, Sandel reconnaît que les théories de la justice doivent aussi nous emmener en dehors des débats trop bien balisés, puisque pour conclure l’ouvrage, il esquisse les pistes d’une politique du bien commun : « le défi est d’imaginer une politique qui prenne au sérieux les questions morales et spirituelles, non pas seulement lorsqu’il s’agit de sexe ou d’avortement, mais également de sujets économiques et civiques plus larges » (p. 385). Parmi ces pistes figure la nécessité de débattre des limites morales des marchés : « l’expansion des marchés et du raisonnement économique à des sphères traditionnellement gouvernées par des normes non marchandes constitue l’une des évolutions les plus marquantes de notre temps » (p. 389). Il a développé cet argument dans un ouvrage précédemment traduit en français [11]. Dans son dernier livre [12], Jean Tirole cite et critique Sandel et rappelle que les « tabous évoluent dans le temps et dans l’espace » : ainsi, l’assurance décès et le paiement d’un intérêt sur les créances sont « deux pratiques autrefois largement condamnées comme immorales ». Une autre piste mentionnée par Sandel porte sur la lutte contre les inégalités, qui ne passerait pas seulement par des transferts monétaires, mais aussi par des services publics universels de qualité. D’un point de vue rawlsien, on ne peut que partager ces préoccupations. Mais Sandel ajoute, pour clore le livre, la piste de « la politique de l’engagement moral », ce qui ne va pas de soi pour un libéral.

28 Dès 1982, dans Le Libéralisme et les Limites de la justice, Sandel prévenait : « La conception de la raison publique [du libéralisme politique] est trop étriquée pour capter les énergies morales d’une vie démocratique énergique. Elle crée ainsi un vide moral qui ouvre la voie aux impasses des moralismes intolérants ou simplistes. […] Dans la mesure où nos désaccords moraux et religieux reflètent la pluralité ultime des biens humains, une forme délibérative de respect nous permettra de mieux apprécier la diversité des biens qui s’expriment à travers les vies des uns et des autres. »

29 Au fond, le succès de son livre témoigne sans doute de cette appétence de débat sur les finalités de notre vie avec les autres – mais constater que nos concitoyens seraient en quête de sens ne devrait pas conduire à faire primer cette quête personnelle dans le fonctionnement d’institutions justes, qui doivent rester neutres. Les libéraux, et Rawls moins qu’un autre, n’ont jamais prétendu que les humains peuvent vivre comme des « moi » non situés, désincarnés. La conception narrative que développe Sandel peut sans doute faire l’unanimité, parce qu’elle ne fait qu’énoncer une tautologie. Mais même si nous sommes des êtres de chair, d’histoire et de culture, « l’expérience de la réflexion morale nous révèle que, malgré notre situation dans le monde, nous sommes supposés capables de nous libérer, jusqu’à un certain point, de l’ordre de celui-ci, c’est-à-dire de la chaîne de la causalité de la nature et des déterminations culturelles et autres pour poser nos valeurs et affirmer notre autonomie dans les limites de ce que peut atteindre un sujet raisonnable fini [13] ».

30 La lecture de Justice de Michael J. Sandel nous conforte dans l’idée qu’aucune théorie philosophique ne pourra jamais régler ex ante les multiples questions de justice qui se posent dans la vie en société. Oui, il faut du débat – et pas seulement politique, mais aussi dans d’autres cénacles (associatifs, syndicaux, professionnels…) pour délibérer et placer de manière équilibrée les curseurs de la loi. La juste répartition des revenus primaires, le juste niveau de redistribution, l’éventuelle expérimentation d’un revenu universel, la préservation de l’environnement, autant de questions qui mériteraient des échanges prenant appui sur des théories de la justice structurées, cohérentes et soumises à la délibération afin de parvenir à « l’équilibre réfléchi » [14] qui est le but des philosophies politiques libérales.

Notes

  • [1]
    Demeure heureusement une école française de philosophie politique, peu médiatique sans doute, mais qui conserve un haut niveau d’exigence conceptuelle et académique (citons des auteurs aussi différents que Philippe Raynaud, Alain Renaut ou Pierre Manent).
  • [2]
    Van Parijs P. (1991), Qu’est-ce qu’une société juste ?, Paris, Seuil, collection « La couleur des idées », 324 p. Van Parijs est l’un des plus importants philosophes politiques francophones contemporains.
  • [3]
    On désigne en général en français par le terme « communautariens » les théoriciens du communautarisme.
  • [4]
    Reste que le concept globalisant de « communautarisme » cache des différentes substantielles entre ces auteurs.
  • [5]
    Rappelons qu’il ne s’agit pas ici du libéralisme au sens économique du terme, mais au sens politique – et les principaux philosophes libéraux, s’ils ne sont évidemment pas opposés au libéralisme économique, lui appliquent des limites strictes, en le subordonnant à des principes tels que l’autonomie kantienne, l’égalité des chances rawlsienne ou l’égalité des ressources de Dworkin.
  • [6]
    Une captation vidéo de ce cours est disponible en ligne : http://www.justiceharvard.org/watch/.
  • [7]
    Marx non plus n’est pas cité, mais c’est moins surprenant venant d’un auteur américain.
  • [8]
    Arnsperger C. et Van Parijs P. (2003), Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, collection « Repères », 128 p.
  • [9]
    Conscients de cela, certains gays radicaux ont, pour cette raison, de longue date combattu l’idée du mariage homosexuel.
  • [10]
    Kymlicka W. (1990), Contemporary Political Philosophy : an Introduction, Oxford, Oxford University Press ; (1999), Les Théories de la justice : une introduction, Paris, traduction, éditions la Découverte, 363 p.
  • [11]
    Sandel M.J. (2014), Ce que l’argent ne saurait acheter – les limites morales du marché, Paris, Le Seuil, 336 p.
  • [12]
    Tirole J. (2016), Économie du bien commun, Paris, PUF, hors collection, 640 p.
  • [13]
    Sosoe L. (1999), « La réaction communautarienne », in Renaut A. (dir.) Les Philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy.
  • [14]
    Arnsperger et Van Parijs, op. cit.
Franck von Lennep
Directeur de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.163.0291
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