CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’heure où la 21e Conférence internationale sur le climat a remis sans doute durablement les questions environnementales sur le devant de la scène politique et médiatique française, François Gemenne, avec cette réédition actualisée d’un texte publié en 2009, convainc avec clarté et brio que celles-ci sont aussi, sans conteste, du ressort des chercheurs. Des chercheurs en sciences sociales, en science politique et en sociologie au premier chef, bien que, dès lors qu’elles touchent aux problématiques de la justice ou encore aux comportements de consommation, les questions d’environnement puissent également mobiliser les philosophes, les économistes et les psychologues. Dans le présent ouvrage, l’auteur, chercheur en science politique, présente tour à tour, en neuf chapitres, les différentes facettes à proprement parler sociopolitiques des enjeux environnementaux : leur distribution entre des pays inégaux, leurs incidences en termes migratoires et sécuritaires, les politiques mises en œuvre et les mécanismes de coopérations internationales existants (ou nécessaires), sans négliger les questions de justice afférentes.

Les questions environnementales sont des questions politiques

2 Le changement climatique est de toute évidence un problème mondial : les émissions toxiques ne s’embarrassent pas des frontières, et « l’action d’un seul pays est vaine si les autres n’agissent pas de manière similaire » (p. 10). Il constitue donc un enjeu de politique internationale, dès lors qu’il implique des pays en situation de rapport de force, des pays aux modèles de développement et de consommation différents ; il va entraîner des mouvements migratoires, il va poser des problèmes de santé publique et de sécurité de dimension internationale.

3 Le fait que les questions climatiques soient des questions sociopolitiques est particulièrement illustré par la discussion des principaux déterminants des émissions de gaz à effets de serre. Sont en jeu des facteurs aussi variés que la croissance économique, la démographie, le modèle de consommation, les politiques qui ont été menées – en matière énergétique notamment –, les facteurs géographiques, comme la rigueur du climat par exemple, et parfois certains événements historiques (crise économique). Dans l’interprétation des chiffres des émissions des pays, ces divers facteurs peuvent être mobilisés, non sans impact sur les statistiques produites. Ainsi, on pourra chiffrer les émissions totales brutes constatées aujourd’hui ou tenir compte de l’accumulation au fil du développement, sur la période 1850-2010 par exemple, pour tenir compte de l’histoire économique différenciée des pays, ou encore privilégier les émissions par habitant pour intégrer le facteur démographique. Ces diverses estimations vont à l’ évidence dévoiler une vision différente de la responsabilité des pays face aux périls environnementaux : celle des pays industrialisés est écrasante si l’on retient une perspective temporelle, alors qu’une perspective calée sur la situation présente révèle la responsabilité grandissante des pays émergents.

4 Alors que les rapports du GIEC [1] sont aujourd’hui formels quant à la responsabilité de l’homme dans le changement climatique, le principe de « responsabilités communes mais différenciées » est aujourd’hui admis depuis le Sommet de la Terre de Rio (1992). Depuis le protocole de Kyoto (1997), l’accent a été mis sur les responsabilités historiques des gros pollueurs, ce qui donne une grande importance au chiffrage des émissions des différents pays, qui, en les rapportant au nombre d’habitants, varient par exemple de 1 à 20 entre les citoyens de l’Inde et du Qatar. L’estimation des risques encourus par les pays est également délicate, car les effets du réchauffement sont multidimensionnels : ici, hausse du niveau des mers entraînant des migrations de population ; ailleurs, pénurie d’eau douce entraînant une baisse des récoltes (avec son cortège de famines et de problèmes de santé publique) ; multiplication d’événements climatiques extrêmes avec des capacités d’y faire face très inégales selon la richesse des pays… En un mot, les problèmes climatiques vont entraîner une compétition accrue pour les ressources et les territoires. Ces « conflits distributionnels » (p. 89) seront générateurs à court terme d’un accroissement de l’insécurité alimentaire et de la pauvreté dans de nombreux pays, majoritairement africains ou asiatiques (comme le montre le tableau p. 56), pour des raisons découlant directement des problèmes climatiques (sécheresse notamment) et aussi de la croissance démographique. À plus ou moins brève échéance, on assistera à la fragilisation de certains États, à des tensions, voire à des violences et des conflits – à l’instar de celui du Darfour, souvent considéré comme le premier engendré directement par les changements climatiques.

5 D’ores et déjà, les déplacements de populations consécutifs aux changements climatiques, à la suite de catastrophes ponctuelles ou de l’augmentation de difficultés structurelles (« stress hydrique » notamment) sont de plus en plus nombreux. Près d’une vingtaine de millions de personnes se sont déplacées en 2014, particulièrement en Asie. C’est un phénomène dont nous ne sommes guère conscients, puisque jusqu’alors ces migrations demeuraient essentiellement internes. Mais ce phénomène reste difficile à quantifier et à prévoir, ce qui rend très problématique la protection de ces personnes déplacées et plus encore la définition – bien que de nombreux débats aient lieu sur ce sujet – d’un statut de « réfugié climatique ».

Les réponses internationales : de l’adaptation à un nouveau modèle de développement

6 Face à ces problèmes, une réelle coopération internationale s’est progressivement mise en place, notamment, affirme l’auteur, du fait d’un intense lobbying de la communauté scientifique. À tel point que l’on parle aujourd’hui en science politique d’un « régime climatique international » (p. 91). Les jalons en sont la création du GIEC sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement et de l’Organisation météorologique mondiale, son premier rapport en 1990, l’adoption de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC [2]) en 1992 et des réunions annuelles instaurant un processus de négociation permanente. Un certain nombre de protocoles, dont celui de Kyoto en 1997, vont venir spécifier les objectifs chiffrés à atteindre (à ce stade, uniquement par les pays industrialisés) et organiser un marché du carbone entre pays : ceux qui en ont les moyens peuvent acheter des « permis de polluer » à ceux dont les émissions se situent en deçà de ce qui leur est permis d’émettre. Ce système fera l’objet de nombreuses critiques, des voix de plus en plus nombreuses – celles des organisations non gouvernementales (ONG) notamment – défendant plutôt des systèmes de taxes pour réguler les émissions de gaz à effet de serre.

7 Petit à petit, la question du partage des efforts avec les pays dits en développement vient sur le devant de la scène et devient même la question la plus délicate, lors des négociations internationales. On ne peut plus laisser à l’écart les pays dont les émissions croissent plus rapidement que celles des pays industrialisés, même si leurs émissions par habitant restent très inférieures à celles des pays riches. Des coalitions se forment et, notamment, les pays désignés comme étant « en développement » se regroupent (le G77, créé en 1964 et regroupant désormais plus de 130 pays) pour tenter de se dispenser des efforts d’adaptation. Des tensions existent évidemment, dues à des intérêts divergents des pays émergents et aussi selon les modalités du chiffrage des émissions : rappelons que nombre de pays industriels ont pu réduire leurs émissions en délocalisant leur production dans les pays en développement, dont ils gonflent ainsi les émissions.

8 Le temps passe, et, parallèlement aux objectifs d’atténuation des risques climatiques, la nécessité d’adopter sans délai des politiques d’adaptation au changement climatique s’impose. Des fonds sont mis en place pour aider les pays déjà touchés (notamment le fonds vert pour le climat en 2011). De fait, ce sont déjà les pays les plus pauvres, que leur pauvreté rend plus vulnérables ; avec le risque que les fonds collectés dans ce cadre amputent ceux qui étaient dédiés jusqu’alors à l’aide au développement. Ceci peut se faire grâce à la mise en place de systèmes pour prévenir ou gérer les inondations ou encore pour diversifier les cultures par exemple. Mais fondamentalement, « la nécessité de l’atténuation dans les pays du Sud pose la question de leur modèle de développement » (p. 160). Il est clair que le modèle des pays industrialisés, construit sur l’exploitation des énergies fossiles, n’est plus tenable, sans pour autant que l’on puisse refuser aux pays les plus pauvres de s’enrichir ou de bénéficier d’un mode de vie confortable. S’impose alors la conviction que ce développement se fera sur un autre modèle, grâce au transfert de technologies « propres » depuis les pays riches. Cela suppose cependant que les fonds promis soient effectivement versés, ce qui n’est pas le cas…

Les questions environnementales sont des questions éthiques

9 Cette démonstration de l’ouvrage tient d’une part au fait que les pays les plus concernés ne sont pas ceux qui en sont le plus responsables, comme le rappellent les chapitres consacrés à la « géographie des émissions » (p. 15 et suivantes) et à la « géographie des impacts » (p. 43 et suivantes). D’autre part, le moment où les gaz à effet de serre ont un impact réel est décalé dans le temps (d’environ deux générations) par rapport à celui où ils ont été émis, d’où un problème redoutable de justice intergénérationnelle. Car les générations futures ne sont pas encore là pour se défendre, et, pour l’heure, la tendance à préférer le présent au futur (à retenir un taux d’actualisation élevé) pèse lourd… La dimension intergénérationnelle passe donc après la problématique de la responsabilité historique. Ainsi, la justice rétributive – il faut réparer les torts causés – s’incarne-t-elle dans de nombreux aspects du droit de l’environnement avec, selon les responsabilités historiques, des contributions proportionnelles aux fonds dédiés à la « compensation climatique ». Mais une autre conception de la justice distributive – qui vise, elle, à répartir plus équitablement les efforts, les droits et les ressources – n’est pas pour autant absente avec l’apparition de la notion, au demeurant controversée, de dette écologique. Il est alors question d’une allocation des quotas d’émissions en fonction du nombre d’habitants d’un pays par exemple.

10 Ces principes orientent certes les débats, mais ne donnent pas pour autant des clés pour trancher, parce que les réalités sont mouvantes, notamment selon le rythme différencié du développement économique. Ainsi, alors que la justice rétributive suppose l’identification des pollueurs-payeurs, certains des pays actuellement victimes s’enrichissent et deviennent eux-mêmes coupables… Sur ces questions complexes, des négociations permanentes sont effectivement nécessaires, et l’ouvrage décrit avec précision le fait qu’elles procèdent par essais et, sinon en commettant des erreurs, du moins en connaissant des échecs. C’est ce qu’en retient l’opinion publique (par exemple après la Conférences des parties (COP) de Copenhague, fin 2009). Mais plus que d’échecs ou d’avancées bien trop timides, il faut peut-être, comme le propose l’auteur, considérer que l’on assiste à un épuisement relatif de ce mode de négociation : « d’un modèle top-down, dérivé de la coopération internationale, on passe à un modèle bottom-up, fondé sur les politiques nationales » (p. 195). Ce sont alors les États qui s’efforcent de coordonner leurs efforts sans attendre les directives émanant d’une coordination internationale de plus en plus difficile à organiser. Surtout, les acteurs impliqués ne sont plus seulement les États : les grandes entreprises, responsables d’une part importante des émissions, ne peuvent être écartées – ce qui pose des problèmes inédits de gouvernance –, de même que la société civile, depuis les municipalités jusqu’aux ONG. De plus, des coalitions d’États se forment – entre les petits États insulaires par exemple, ou des alliances improbables comme, récemment avant la COP 21, la Chine et les États-Unis. La représentativité de délibérations de diplomates aidés de négociateurs quasi professionnels représentant les États semble alors de moins en moins légitime.

11 Au total, sur les enjeux climatiques, cet ouvrage présente à la fois des données récentes, des chiffres pertinents discutés de façon claire, une présentation des enjeux climatiques articulée avec un sous-bassement de géopolitique… « Le problème du changement climatique […] ne peut se comprendre à l’aide des seules sciences de l’environnement » (p. 201). C’est tout autant un problème d’action collective, de modèles de développement, de sécurité internationale, de justice. Sur ce dernier point, la seule critique que l’on peut faire à cet ouvrage est précisément de ne pas donner suffisamment de place aux débats sur la justice, pourtant essentiels (voir notamment le numéro de janvier-juin 2015 de la Revue française des affaires sociales)…

Notes

  • [1]
    Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988.
  • [2]
    C’est cette convention qui institue les conférences des parties (COP).
Marie Duru-Bellat
Observatoire sociologique du changement (OSC-Sciences Po) et Institut de recherche sur l’éducation (IREDU).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.163.0283
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...