CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 La psychiatrie a connu, au cours des dernières décennies, une évolution structurelle de l’organisation des soins (diminution du nombre de lits, ouverture de l’hôpital sur la ville, réduction des moyens alloués en France à la discipline). Elle a dû également faire face à une évolution de la demande sociale de la part des patients (Coffin, 2011), s’exprimant notamment en termes de souffrance psychique (Coffin, 2006 ; Rhenter, 2014) et concernant aussi les attentes formulées à son endroit par la société et par les pouvoirs publics, qui tendent à l’orienter vers une prise en charge étendue des questions sociales, l’éloignant parfois de ce que certains nomment le cœur du métier.

2 À ces évolutions structurelles s’ajoutent des réformes récentes, en l’occurrence la loi du 5 juillet 2011, puis la réforme de cette dernière le 27 septembre 2013. La loi du 5 juillet 2011 modifie les conditions de prise en charge des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et étend l’autorisation de pratiques de soins sans consentement de la personne (Velpry, 2010 ; Vacheron et Laqueille, 2012), à travers notamment l’hospitalisation sous contrainte « en cas de péril imminent » et les soins sous contrainte en ambulatoire. Dans le même temps, la loi de 2011 renforce le droit des patients en instituant un contrôle systématique des hospitalisations sous contrainte par le juge des libertés et de la détention (JLD) avant le douzième jour d’hospitalisation (réforme de 2013).

3 Le recours à des soins sous contrainte s’inscrit au carrefour d’une pluralité de normes, d’origines distinctes : médicales, législatives, juridiques, morales. La pluralité de ces registres normatifs s’associe au statut d’exception de la psychiatrie, seule discipline au sein du champ médical ayant le pouvoir de contraindre un patient à se soigner, sans tenir compte de sa volonté ni de son refus de soins, y compris après l’adoption de la loi du 22 avril 2005. Ce statut d’exception tient à ce que la psychiatrie est la seule discipline médicale à laquelle la société a conféré historiquement le pouvoir de soigner les personnes contre leur gré (Bottéro, 2011, p. 132). Dans ce champ médical, la privation de liberté et la contrainte interviennent dans plusieurs types de configurations : l’hospitalisation sans consentement, le programme de soins – qui autorise le maintien de la contrainte au-delà des murs de l’hôpital [1] –, la chambre d’isolement, les contentions, la privation des effets personnels. Dans la mesure où le fait d’outrepasser la volonté du patient requiert un surcroît de justifications et de bonnes raisons à l’appui de cette décision, l’imposition de la contrainte constitue le cas de figure, par excellence, à l’occasion duquel surgissent des conflits de normes. Ces conflits ne pouvant persister en tant que tels, les acteurs y trouvent nécessairement des issues. C’est précisément la construction de celles-ci et les processus qui y conduisent que nous explorerons à partir d’une enquête de sociologie qualitative.

4 Les données issues de cette dernière permettront d’envisager, dans un premier temps et sur le cas de l’hospitalisation sans consentement et des soins sous contrainte en ambulatoire, les opérations de hiérarchisation de normes que supposent ces dispositifs d’exception, propres à la psychiatrie. Nous accorderons une attention particulière, dans un deuxième temps, aux conflits suscités par l’évolution législative de 2011 (alors même que la réforme de la loi de 1990 était attendue depuis longtemps), confrontant des normes d’origine législative et des principes issus de la déontologie médicale. Enfin, nous interrogerons les injonctions contradictoires auxquelles la psychiatrie est soumise de par son mandat socio-sanitaire. Bien que ces injonctions émanent de différents univers normatifs, celles traduisant des attentes sociales – de respect de l’ordre public, de mise à l’écart de l’altérité dérangeante, d’hygiène – s’expriment aujourd’hui avec davantage d’intensité. Or les injonctions multiples auxquelles doit répondre la discipline obligent à chaque fois les médecins à revenir à l’interrogation médicale première : à la demande de qui répond-on ?

L’imposition de la contrainte en psychiatrie, un exercice normatif ?

Méthodologie d’enquête

5 Afin d’identifier les conflits normatifs auxquels la pratique de la psychiatrie est confrontée, nous avons mené, entre octobre 2012 et juillet 2013, une enquête sociologique au cours de laquelle nous avons rencontré quatre-vingt-dix psychiatres et dix-sept soignants paramédicaux. L’exploration de type qualitatif, davantage qu’un recueil quantitatif de données, constitue un outil méthodologique approprié pour dessiner le cadre axiologique et les conflits normatifs que tentent de résoudre les acteurs (Blanchet et Gotman, 2009). Les personnes interrogées appartenaient à des structures de différents types (hôpital public, service fermé ou ouvert, cabinet), situées sur l’ensemble du territoire français (grandes métropoles, en milieu rural). Parmi les médecins, quatre étaient internes, quatre médecins avaient une activité exclusive en psychiatrie-précarité, neuf avaient auparavant exercé en prison (quoique deux d’entre eux avaient quitté ces structures au moment de l’entretien), huit exerçaient principalement en libéral. Le plus jeune avait vingt-six ans. Deux avaient passé l’âge de la retraite. Un tiers étaient des femmes. Des entretiens semi-directifs durant entre 30 minutes et 3 h 30 ont été réalisés avec chaque enquêté [2]. Ils ont été menés avec une grille standard, ayant été testée préalablement à partir d’entretiens pilotes. La grille d’entretien [3] interrogeait notamment les situations problématiques, voire éthiquement délicates, rencontrées par les médecins, la perception des attentes du législateur et de la société à l’égard de la psychiatrie ainsi que celle de l’introduction du JLD dans les mesures d’hospitalisation sous contrainte. Trois questions ont été retenues pour la présente étude : « Que percevez-vous aujourd’hui des attentes du législateur et de la société à l’égard de la psychiatrie ? » ; « Y a-t-il des soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SPDRE) ou à la demande d’un tiers (SPDT), qui vous ont posé des difficultés et, si oui, pourquoi ? » ; « Plus généralement, y a-t-il des situations qui vous ont posé des difficultés éthiques et, si oui, pourquoi ? »

6 Les réponses proposées par les quatre-vingt-dix médecins ont été systématiquement répertoriées et classées. Pour s’orienter dans la complexité du matériau recueilli et le traiter de façon systématique, une fiche de synthèse, contenant un résumé des informations associées à chaque entretien, a été réalisée selon la méthode d’Huberman et Miles (1991). Tous ont été soumis à une analyse individuelle à partir d’un codage thématique, permettant d’identifier des régularités dans les discours. Leur collecte a été complétée par une observation de type ethnographique, sur un site de la région parisienne, où des patients sont hospitalisés sous contrainte et en long séjour. L’analyse a permis de mettre en évidence les conflits normatifs rencontrés et les registres de priorité, institués par les médecins, pour y trouver une issue.

Nécessaire hiérarchisation des normes encadrant l’usage de la contrainte

7 Du fait de ses missions à la fois sociales et sanitaires et également depuis la loi de 2011 (Rhenter, 2010), qui impose des protocoles stricts d’hospitalisation sous contrainte et un contrôle par le JLD des mesures de soins psychiatriques sous contrainte, la psychiatrie s’inscrit au carrefour d’une pluralité de normes face auxquelles le médecin, placé devant la nécessité de prendre une décision, doit instaurer un ordre de priorité. Les instruments dont dispose la psychiatrie et, en particulier, la possibilité de recourir à la contrainte pour imposer des soins placent les médecins dans une situation délicate, au vu de l’évolution des droits des patients. Comme le souligne ce psychiatre de liaison :

« Une des difficultés essentielles est la dialectique entre la liberté du patient, de plus en plus affirmée dans tous les textes, et nos impératifs déontologiques qui font que, dans certains cas, ils nous disent qu’il faut passer outre. […] On nous brandit sans arrêt : “le patient est libre de faire tout ce qu’il veut”, mais d’un autre côté il y a tout l’arsenal législatif pour dire que dans certains cas, c’est nous qui décidons […] et c’est propre à la psychiatrie, parce qu’il n’y a pas de texte qui autorise à soigner un cancer contre la volonté du patient. »
(C.S. ; nous soulignons)
Face à ce type de conflits, récurrents dans le recours à la contrainte, les médecins procèdent à des hiérarchisations entre normes médicales, judiciaires, administratives et éthiques. La présente étude proposera plusieurs situations typiques, à partir desquelles seront identifiées les opérations de hiérarchisation normative. Ces dernières supposent de tenir compte, dans la décision médicale, des exigences cliniques, des principes de la déontologie médicale, voire des règles morales, des normes sociales (qu’elles soient macrosociales ou nourries par les attentes des proches des patients), des normes institutionnelles (émanant de l’administration hospitalière, de la « culture » du service ou des attentes des collègues) et enfin des normes juridiques et judiciaires (susceptibles d’induire un conflit entre les normes issues des récentes évolutions législatives d’une part et les habitudes ou les positions dissidentes des services face à ces dernières, d’autre part). Il s’agira de saisir les raisons qui conduisent à privilégier un registre normatif plutôt qu’un autre. L’identification et l’analyse des opérations de hiérarchisation contribueront parallèlement à mettre en lumière les écarts et les marges d’appréciation entre ce qui est prescrit par des instances juridictionnelles, administratives, judiciaires et la façon dont les acteurs résolvent, en situation, les conflits normatifs qu’ils affrontent.

Une pratique soumise à des injonctions contradictoires ?

8 Afin de centrer l’analyse sur les conflits normatifs suscités par les récentes évolutions législatives, nous ne considérerons ici que ceux opposant des normes juridiques – ou administratives – et des normes médicales ou cliniques.

Hiérarchisation des normes privilégiant la loi

9 Lorsque les dispositions législatives et les impératifs déontologiques semblent en conflit – ou sont vécus comme tels par les acteurs –, la hiérarchisation des normes peut s’opérer en faveur de la loi, à travers une opération délibérative menée soit dans un colloque personnel, soit via une réunion d’équipe. L’impératif médical, consistant à se porter au secours de la personne fût-ce en recourant à la contrainte, est tempéré par une attitude réflexive rappelant les fondamentaux de la médecine et conduisant à s’interroger sur le champ d’action légitime de la psychiatrie, c’est-à-dire sur les limites de son intervention. Cet extrait en témoigne : le Dr C. B. évoque une vieille dame « délirante chronique, avec l’idée qu’on lui envoie des flèches, etc. qui s’enferme chez elle, qui n’a pas d’entourage, des voisins qui n’en peuvent plus, mais qui ne veulent pas se mouiller dans l’affaire. La police considère qu’elle n’est pas dangereuse pour autrui […]. Je ne peux pas lui imposer de soins dans les termes de la loi, parce que je n’ai pas de tiers et je suis médecin à Sainte-Anne, donc il faudrait que ça soit un médecin extérieur à Sainte-Anne qui l’hospitalise sans tiers si besoin était, mais voilà … il n’y a pas d’autre médecin […]. Par ailleurs, il y a des soucis au niveau de ses biens, au niveau de son logement […]. Donc on a réfléchi en équipe, d’une part sur ce qu’on faisait d’un point de vue médical … Du coup, on n’a aucune légitimité à part essayer de la faire venir et de lui faire accepter les soins. On n’a aucune légitimité à arriver chez elle et à l’enfermer, de toute façon du point de vue de la loi, on ne pourrait pas le faire. […] Et puis se pose la question pour la protéger au niveau de ses biens pour qu’elle ne se retrouve pas à 76 ans à la rue […] donc du coup, on s’est demandé : “est-ce qu’on fait une curatelle ? Est-ce qu’on fait une sauvegarde de justice ?” Jusqu’où on va ? Donc on a fini par faire une sauvegarde de justice et pas une curatelle […]. Voilà, on n’a pas pu aller plus loin car il y a … des limites dans nos pratiques. Donc ça, on l’a vu deux fois, trois fois en réunion par exemple. »

10 La possibilité de la contrainte – cet outil d’exception dont dispose la psychiatrie – pose la question des limites de son champ d’exercice et de son intervention légitime dans l’espace social. Cette question n’est pas nouvelle, car déjà « la querelle antipsychiatrique des années 1960 témoigne particulièrement bien de la tension identitaire entre jugement sur le social et défense d’une intention médicale autorisant à se situer en dehors du social. » (Rhenter, 2014, p. 79.) Dans le cas présenté, l’équipe médicale doit conjuguer plusieurs registres normatifs :

  1. l’intérêt matériel du patient, c’est-à-dire un principe de bienfaisance ;
  2. un principe corrélé de non-nuisance, imposant de tenir compte de l’utilité négative potentiellement provoquée par le recours à un outil thérapeutique contraignant ;
  3. un impératif d’action nourri par le sentiment d’être investi d’une mission et une forme de bienfaisance paternaliste, propre à la tradition médicale française ;
  4. une norme d’action déontologique relative à la culture de service, en l’occurrence préserver les collègues ;
  5. un impératif déontologique supposant de s’interroger sur les limites du pouvoir médical ;
  6. un principe constitutionnel exigeant le respect des libertés constitutionnellement garanties [4] ;
  7. une exigence pragmatique, constituant une règle d’action fondamentale de la pratique médicale contemporaine, imposant un calcul coûts/bénéfices.

11 La délibération menée en équipe a privilégié une attitude préconisant de différer l’action et de faire prévaloir la norme législative, requérant que « les restrictions à l’exercice [des] libertés individuelles [soient] adaptées, nécessaires et proportionnées [5] ».

12 Du fait des missions socialement confiées à la psychiatrie, les médecins se voient fréquemment confrontés à des situations comme celle-ci (Moreau et Rhenter, 2009). Le respect des exigences constitutionnelles s’impose d’autant plus que la situation ne présente pas de danger vital ni de trouble à l’ordre public. Dans ce cas, le respect de la vie privée et la question des limites de l’intervention médicale trouvent un espace. La référence à la loi est mobilisée pour asseoir une conviction morale. Les missions médicales (répondre au danger vital) et sociales (répondre à un trouble à l’ordre public) de la psychiatrie faisant en la matière défaut, des principes venant d’autres sphères normatives sont mis en œuvre pour justifier l’action, ici le fait de ne pas agir.

13 Ces opérations de hiérarchisation normatives sont d’autant plus complexes – et la prise de décision d’autant plus délicate – que la loi est indicative plutôt qu’injonctive et laisse une marge d’interprétation. L’exemple qui suit renvoie aux nouvelles dispositions législatives concernant les soins sans consentement en ambulatoire. Nous verrons ultérieurement (voir infra, paragraphe : Satisfaire les injonctions sociales) que, face aux possibilités interprétatives offertes par la loi, certains médecins font prévaloir le souci thérapeutique, alors que d’autres privilégient le principe de précaution (voir infra P. A.). Y. H. décrit une situation où un patient ne respecte pas le programme de soins. Il s’agit d’un patient en soins sans consentement en ambulatoire qui a « un délire de persécution qui crée chez lui des épisodes de claustration avec de l’agressivité vis-à-vis des tiers. Jusqu’à présent, ça n’a jamais été dramatique mais on ne sait jamais. Ce patient, depuis trois mois, refuse de venir me voir au CMP […]. Là, depuis une semaine, il refuse son traitement aussi. Comme il est en soins sans consentement en ambulatoire, j’estime que nous posons la question de sa réintégration. La réintégration à l’hôpital, en hospitalisation à temps plein, va nécessiter fatalement un recours à une certaine forme de coercition. Et c’est à nous, sur le terrain, avec les infirmiers, le médecin traitant, les interlocuteurs locaux, de trouver la formule la moins traumatique pour que le patient puisse comprendre le sens d’un retour à l’hôpital et que, d’autre part, les ressources thérapeutiques ne soient pas évaporées en une seule intervention ».

14 L’innovation législative que constitue le programme de soins [6] confronte ce médecin aux limites de son champ d’intervention légitime et aux obligations qui s’imposent à lui, en cas de non-application du programme de soins par l’intéressé. Dans la description proposée par Y. H. des difficultés suscitées par la « réintégration » de ce patient, plusieurs normes interviennent. Il s’agit :

  1. en premier lieu de l’impératif du respect de la loi, interprétée – de façon fautive, comme nous le verrons – comme l’obligation de réintégrer un patient qui ne respecte pas le programme de soins ; puis
  2. de l’impératif médical et déontologique de non-nuisance : la réintégration implique le recours à la coercition que le patient supporte mal ;
  3. cette exigence se conjugue au possible préjudice thérapeutique, que fait surgir un calcul bénéfices/risques dont nous avons précédemment souligné l’importance dans l’intervention médicale ;
  4. s’y adjoint encore un principe personnel d’éthique médicale, impliquant que l’objectif médical soit de « soigner plutôt que de traiter [7] » ;
  5. enfin, la responsabilité médicale intervient à travers l’incertitude quant à de possibles passages à l’acte du patient (bien que le médecin reconnaisse que le patient n’est pas si dangereux).

15 Y. H. – à la différence de P. A. infra – choisit de ne pas intervenir, en conférant une priorité au soin et à l’avenir thérapeutique du patient. La difficulté de la prise de décision tient en l’occurrence à une mésinterprétation de la loi, laquelle n’oblige pas – à strictement parler – les médecins à procéder à la réintégration [8]. La seule obligation du médecin consiste à « établir un certificat préconisant le retour en hospitalisation complète ». La loi prévoit également la possibilité d’une modification du programme de soins.

16 La préconisation législative, pour le moins succincte en matière de non-respect du programme de soins, a donc conduit certains médecins à investir cet espace de leur responsabilité personnelle et médicale. Cette tendance interprétative s’explique notamment par le contexte judiciaire de l’époque, puisque le Dr Canarelli – fréquemment évoquée durant les entretiens – a été condamnée en 2012 à un an de prison avec sursis pour homicide involontaire, après le meurtre commis en 2004 par l’un de ses patients. Les médecins ont alors une propension à considérer que l’unique option, en cas de non-respect du programme de soins, consiste dans la « réintégration », quand bien même ils pourraient aussi bien lever le programme de soins, comme certains le font, pour se dégager de toute responsabilité à l’égard d’actes médico-légaux que commettrait leur patient ou simplement, parce que le patient ne respecte pas le programme de soins.

Composer avec les impératifs législatifs

17 Face à des conflits normatifs, la solution adoptée n’est pas toujours celle de la hiérarchisation normative. Une seconde option peut consister, lorsque les principes législatifs s’y prêtent, à procéder, à leur égard, à des arrangements. Ceux-ci sont particulièrement nets en matière de secret médical et concernant le droit, reconnu au patient depuis 2002, d’accéder à son dossier médical.

18 L’accès au dossier médical constitue un droit inscrit dans le Code de la santé publique : « Toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues, à quelque titre que ce soit, par des professionnels et établissements de santé, qui sont formalisées ou ont fait l’objet d’échanges écrits entre professionnels de santé […] » (Code de la santé publique – CSP, article L. 1111-7). Ce droit est acquis depuis la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Le décret du 29 avril 2002 a organisé l’accès direct du patient à l’ensemble des informations de santé le concernant. Une exception à ce principe est toutefois prévue pour les patients soignés sous contrainte (SPDRE ou SPDT) : « À titre exceptionnel, la consultation des informations recueillies, dans le cadre d’une admission en soins psychiatriques […], peut être subordonnée à la présence d’un médecin désigné par le demandeur en cas de risques d’une gravité particulière. […] » (CSP, article L. 1111-7).

19 En dépit de cette autre exception psychiatrique, certains médecins ressentent ce droit donné comme une contrainte sur leurs pratiques. Cette posture donne lieu à des arrangements normatifs, quand bien même elle suscite de la suspicion de la part des patients car « derrière tout ça, c’est ce que vous pensez des gens et que vous n’êtes pas capable de leur dire. […] Les gens, ils viennent pour leur santé qui est leur bien le plus précieux, et … si vous n’êtes pas clair sur leur bien le plus précieux, ils le sentent. […] Une bonne partie du ressort de … nos interventions thérapeutiques, c’est la confiance, c’est l’alliance thérapeutique, et c’est un obstacle à cette alliance, un obstacle … inabordé, un peu flou comme ça. C’est une source de dilemme important. […] » (A. C.)

20 Les médecins sont pris – ont le sentiment d’être pris – dans un conflit entre plusieurs normes :

  1. l’obligation légale d’offrir au patient un accès à son dossier ;
  2. des règles professionnelles autorisant que d’autres médecins puissent y avoir également accès, ce qui peut être considéré comme une violation de la confidentialité des informations reportées ;
  3. un principe constitutionnel et un principe moral : le respect de la personne (voir A. C.) et la souffrance que peut induire la lecture de certains diagnostics ;
  4. un principe médical de non-nuisance, exigeant l’évitement d’effets indésirables, tels l’augmentation du sentiment de persécution et le retrait des soins pour ce motif. Ces normes interfèrent dans un environnement où la spécificité du patient psychiatrique est systématiquement présentée comme une variable centrale (à travers la caractérisation de la maladie psychiatrique et le caractère sensible des informations, parfois difficilement compréhensibles, qui sont reportées dans le dossier).

21 Afin de conjuguer ces exigences normatives hétérogènes, certains médecins privilégient des solutions institutionnelles, permettant de contourner l’obligation législative d’accès au dossier médical, en imaginant de distinguer deux dossiers : l’un, présentable aux hôpitaux, médecins, à la famille, qui suivrait le patient et serait consultable par exemple en cas d’hospitalisation d’urgence, i. e. le dossier médical personnel (DPM) ; l’autre, un dossier complètement secret comme il l’était dans la tradition médicale, justifié par l’idée qu’« il y a des choses qu’on ne peut pas confier à quelqu’un. » (S. K.)

Le secret médical

22 En matière de secret médical, des arrangements normatifs interviennent également, tout comme à l’égard d’autres principes déontologiques caractéristiques de la médecine. La rupture du secret médical se présente, aux yeux des médecins, comme un problème déontologique et éthique récurrent. Du fait de l’évolution des pratiques, la rupture du secret médical ou sa mise à mal est d’autant plus réelle que la psychiatrie opère dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires et intervient également en prison. Ces ruptures peuvent être qualifiées ou appréhendées comme de petits écarts à la déontologie médicale, le secret médical étant alors réinterprété sous la forme du secret partagé, requis par le travail en équipe. Le travail en équipe conduit les acteurs soit à respecter strictement le principe en ne donnant aucune information, soit à produire des arrangements normatifs, soit à formuler de nouvelles normes ou règles : s’instaure, au-delà de la règle formelle et explicite du secret médical, une règle informelle « réfléchie depuis longtemps entre soignants » : quand il est question de psychopathologie subtile, on partage avec les psychologues et les psychiatres ; quand c’est « de l’ordre de l’intime, on le garde, on essaie de respecter l’intimité » (M. B.). L’espace du secret partagé est restreint, car « le jargon médical n’est pas compris par les non-médecins » (M. B.) et aussi en raison d’un souci de respect des parties prenantes (personnes concernées, personnel paramédical).

23 La rupture du secret médical constitue non seulement un écart par rapport à un principe juridique [9], mais surtout – du moins dans le vécu médical – un écart à un principe déontologique fondamental de l’éthique médicale, imposé par le travail en équipe. L’incitation à rompre le secret médical pèse davantage encore sur les médecins exerçant en milieu carcéral :

24

« […] Il y a deux administrations qui nous font du pied sans arrêt : la justice et la pénitentiaire. La pénitentiaire pour régler tous les problèmes en détention, la justice pour qu’on dise quand les gens vont récidiver, s’ils vont récidiver, s’ils sont dangereux, s’ils ne sont pas dangereux, si on peut les laisser sortir, etc. […] On a envie de rester soignant ; on voudrait donc pouvoir garder la confidentialité stricte des soins. »
(C. D.)

25 Dans l’univers pénitentiaire et carcéral, la pression administrative est plus forte – qu’elle ne l’est encore à l’hôpital psychiatrique –, en particulier la pression de la justice (visant à obtenir des informations pour la prévention de la récidive) et de l’administration pénitentiaire pour rompre la confidentialité due aux personnes. Ces pressions conduisent les médecins à s’interroger sur la demande à laquelle ils répondent dans l’exercice de leurs fonctions.

La psychiatrie, aux marges du social et du sanitaire

26 Le retour à cette question médicale cruciale : « À la demande de qui répond-on ? » est la troisième boussole, permettant aux médecins de s’extraire d’injonctions normatives contradictoires. Elle est en particulier convoquée, lorsque les attentes sociales à l’égard de la psychiatrie résonnent fortement. Les conflits normatifs sont d’autant plus aigus que la psychiatrie est appelée pour résoudre des configurations se situant à la frontière du médical et du social, i. e. concernant notamment la marginalité sociale. Pourtant, comme A. Mercuel le formule explicitement, « est-il éthique de tenir compte du contexte social dans la décision médicale, est-il éthique de ne pas en tenir compte ? » (Mercuel, 2005).

Les contraintes extérieures

27 Au fil du temps et des évolutions sociales, le rôle conféré à la psychiatrie s’est transformé. « L’émergence de la notion de souffrance psychosociale au début des années 1990, corrélée avec l’évolution des politiques publiques, spécialement celles dites de l’intégration et de l’insertion, ainsi que le mouvement de désinstitutionnalisation qui marque le système de soins spécialisés réactualisent la question lancinante du mandat social de la psychiatrie et, avec elle, celle des rapports entre cultures professionnelles “psychiatriques” et politiques de santé mentale. » (Rhenter, 2014, p. 79.) Les problématiques psychiatriques et sociales se croisent, rendant complexe l’exercice de la psychiatrie, comme discipline médicale pure. Cet entrecroisement peut sembler à certains éloigner la psychiatrie de son champ d’exercice propre : « Le rôle des infirmiers en psychiatrie, pour moi, sort vraiment de l’aspect médical ou paramédical et deviennent des aides de vie. De la même façon, les gens font appel à la psychiatrie … de façon de plus en plus facile qu’avant et donc pas forcément adaptée. […] Le problème du public, c’est toujours le même, c’est qu’on ne peut pas refuser les gens et … voilà, des fois on a des demandes qui n’ont pas de sens … qui … sont plus du social que de la psychiatrie … Je trouve qu’il y a beaucoup, beaucoup de social … en psychiatrie et ça, je ne m’y attendais pas au départ … avec des gens qui ont des exigences d’aide sociale, financière, des choses comme ça. » (H. N.)

28 Les missions sociales de la psychiatrie se sont en effet étendues, conduisant à ce que de nouvelles catégories de patients se tournent vers la psychiatrie. « Aujourd’hui, la question de la “sanitarisation” du social met à l’épreuve la double figure du social contre laquelle une culture commune s’est construite : celle de l’assistance asilaire satisfaisant une demande sociale d’exclusion des malades mentaux, celle de la négation d’un statut médical de la folie empêchant de restituer aux malades un espoir de guérison et d’insertion dans la communauté. » (Rhenter, 2014, p. 79.) La psychiatrie doit à la fois affronter la précarité et également la prise en charge des problèmes mineurs de délinquance, de violence conjugale ou familiale, le mal-être au travail, le burn out.

29 L’évolution du mandat social de la psychiatrie et les lois qui, depuis 2008, lui sont relatives font donc peser sur l’exercice médical des contraintes d’un type nouveau, susceptibles de conduire les médecins à s’écarter de leur déontologie professionnelle, voire de leur éthique personnelle. P. F. le souligne avec pertinence :

30

« Peut-être que les questions les plus difficiles ne sont pas toujours là où on l’attend […] c’est tout ce qui tourne autour des patients déficitaires sur le plan intellectuel, c’est-à-dire pour lesquels au fond on n’a pas de … tiers qui interviennent […]. Je pense à des patients – très concrètement – qui sont limités sur le plan intellectuel, qui sont dans une dimension caractérielle, dont finalement personne ne veut, qui sont souvent plus ou moins institutionnalisés dans le médico-social avec un rejet du médico-social que de temps en temps, on est obligé d’hospitaliser. Évidemment, eux, ils ne sont pas d’accord pour être à l’hôpital […] après on ne sait plus très bien aujourd’hui si la mesure de privation de liberté est utile sur un plan médical, elle répond à une demande de la société ou parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre et qu’il faut bien le garder quelque part. C’est peut-être probablement ça le plus difficile, parce que ça ne pose de problème à personne. On se dit : “quelqu’un de déficitaire, qui est en grande difficulté, il vaut mieux qu’il soit quelque part et pourquoi pas à l’hôpital plutôt qu’à la rue”, en gros c’est ça. […] »
(P. F.) (nous soulignons)

31 Cet extrait illustre la pluralité des normes auxquelles la psychiatrie se confronte lorsqu’elle œuvre aux frontières du social et du médico-social. Il faut à ce médecin, d’un côté, répondre aux exigences administratives hospitalières, imposant de faire de la place dans les services de psychiatrie, et également respecter la fonction première de l’hôpital qui est la délivrance de soins, et enfin ne pas déroger à un principe déontologique médical de premier rang : la bienfaisance. Ces normes sont aux prises, d’un autre côté, avec la nécessité pratique de trouver des places dans les foyers de vie pour des patients au long cours, dans un contexte social défavorable pour le logement et les équipements sociaux et médico-sanitaires. Ces conflits normatifs peuvent conduire les médecins à agir contre leurs principes, en l’occurrence contre l’idéal – thérapeutique – d’autonomisation du patient.

32 Se trouvent donc en concurrence des normes relevant du registre du care (Tronto, 1993), de la volonté de préserver la fonction soignante de l’hôpital, de l’exigence déontologique de respecter la volonté du patient, du principe de bienfaisance dans un souci d’éviter les internements arbitraires (voir le souhait du patient de sortir de l’hôpital et la futilité de la privation de liberté sur le plan thérapeutique), et enfin de l’injonction sociale de préservation de l’ordre public ou du risque zéro, dans une situation où les moyens médico-sociaux sont insuffisants. Ces configurations actualisent la « tension identitaire entre jugement sur le social et [la] défense d’une intention médicale autorisant à se situer en dehors du social » (Rhenter, 2014). La privation de liberté peut alors apparaître comme la solution s’imposant.

33 Alors même que le principe de bienfaisance est au fondement de la décision, l’issue consiste en une violation des droits humains fondamentaux et des droits constitutionnels élémentaires. Concernant les patients de la psychiatrie, la liberté individuelle sera la plus facilement sacrifiée, au nom de la bienfaisance, notamment en raison de l’héritage historique et idéologique fermement ancré, considérant que, pour ces personnes, la survie matérielle, les conditions d’hygiène, c’est-à-dire la satisfaction des besoins vitaux fondamentaux [10] sont plus essentielles que la non-privation de liberté. Le niveau du corporel et du vital, des formes extérieures de ce qu’on appelle la dignité, prévaut sur d’autres formes d’expression de la subjectivité, parce qu’un rapport de priorité est instauré entre soin et liberté pour ces malades, alors que tel n’est pas le cas pour des pathologies somatiques beaucoup plus lourdes.

34 D’une part, les médecins ne sont pas préparés à affronter les problématiques sociales (voir supra H. N.). D’autre part, les outils de la psychiatrie ne sont pas appropriés pour répondre aux problèmes sociaux suscités par les difficultés d’insertion des patients. Pour sortir de ces situations problématiques, certains médecins font le choix d’y apporter une réponse spécifique, en concentrant leurs interventions sur les populations précaires (équipes mobiles de précarité, équipes régionales d’intervention et de sécurité – ÉRIS) et ils assument alors explicitement la proximité de la psychiatrie et du social [11]. D’autres envisagent ce mandat social comme l’une des missions originelles de la psychiatrie (cette vision pouvant conduire les médecins à admettre comme acceptable la dimension coercitive de la psychiatrie [12]). Les conflits normatifs n’émanent donc pas exclusivement des réformes législatives récentes, mais également de l’évolution historique de la psychiatrie et du fait que la prise en charge des problèmes sociaux lui est partiellement déléguée (voir C. B. supra).

Répondre à quelle demande ?

L’ambiguïté des hospitalisations sous contrainte

35 Face à ces évolutions comme à celles de la demande sociale, les médecins tentent de s’orienter en s’accrochant à la question fondatrice, pour la médecine, de savoir « à la demande de qui répond-on ? » Cette question est intrinsèquement déontologique, dans la mesure où de sa réponse dépendra la satisfaction du principe de bienfaisance : respecte-t-on le bien du patient, lorsque l’on répond à une demande qui n’émane pas de lui et qui passera éventuellement par la contrainte ? Le récit de L. M. illustre cette difficulté. Ce psychiatre évoque une jeune femme ayant de « gros troubles de la personnalité » et qui campe devant l’association de femmes qui l’a hébergée quatre mois.

36

« Elle est très impulsive. Elle ne demande rien. Pour Cœur de femmes, l’idée c’est “Faites quelque chose ; aidez-nous !” La question éthique, c’est : “on répond à la demande de qui ?” Le voisinage se plaint. Les services sociaux sont intervenus à plusieurs reprises. Les gens disent : “que fait la psychiatrie ? Ils foutent rien ces gens de A. !” […] La violence augmente. Il y a eu un débat à A. [dans le service] entre ceux qui disaient : “ça ne nous regarde pas ; c’est de la rue” et ceux qui considèrent qu’elle est un danger public : “elle va planter quelqu’un” et que la justice doit s’en mêler. Moi, je ne sais pas : il faut retourner la voir, la faire venir en consultation. La pression est montée du côté de la mairie. […] Le JAP appelle : “elle est en cellule de dégrisement avec plusieurs plaintes aux fesses.” Il demande : “On l’envoie en prison ou on l’interne ?” Moi, je dis : “on va faire qu’elle aille en I3P[i. e. en SPDRE]”. »

37 La difficulté ici exposée est récurrente pour tous les patients qui ne demandent rien, en particulier pour les personnes vivant dans la précarité. Le recours approprié à l’hospitalisation sous contrainte requiert donc d’identifier, dans chaque cas, la source de la demande. La pertinence du maintien des patients en établissement est également fréquemment interrogée pour des personnes ayant commis des actes médico-légaux, et pour lesquelles les préfets refusent de lever les SPDRE.

38

« Si les gens ont commis des choses qui sont des choses médico-légales, après on a tendance parfois à confondre – même si les gens vous diront que non – l’hospitalisation avec une peine. Du coup, on associe ça avec la notion de durée. […] C’est toujours ça qui pose des questions, c’est-à-dire quel regard on a et au nom de quoi on intervient, et je pense que sur un plan éthique, on doit toujours se rappeler qu’on est dans un regard médical, avec une logique médicale et qui ne doit pas déborder sur autre chose … Mais il y a des situations frontières […] soit par rapport à la justice, soit par rapport à ces gens qu’il faut bien mettre quelque part, parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre. C’est ça aussi avec les SDF, parfois […] on les met en mesure d’hospitalisation, parce … qu’on pense que c’est important pour eux, mais en même temps il y a aussi toute cette question que souvent eux renvoient, qui est la question de la liberté, mais qui n’est pas simple, parce qu’après on se heurte à la question de : “est-ce qu’on est libre de vivre dans la rue ?” par exemple. »
(P. F., psychiatre en hôpital général ; nous soulignons)

39 Le psychiatre hospitalier se trouve ici encore à la croisée d’un conflit de normes déontologiques d’une part et émanant d’autre part du pouvoir administratif, dont la priorité est l’ordre public. Il ne trouve de posture médicale juste, qu’en conférant une priorité au bien du patient ou, négativement, en s’efforçant de ne pas lui nuire.

Satisfaire les injonctions sociales

40 La question « À la demande de qui répond-on ? » trouve parfois d’autres réponses, lorsqu’une priorité est conférée à des exigences sociales. La loi du 5 juillet 2011 semble en effet promouvoir à la fois la nécessité de renforcer les droits des patients et celle de renforcer les soins obligatoires (Vacheron et Laqueille, 2012). Le choix de la contrainte – en particulier de l’hospitalisation sous contrainte –, motivé par des injonctions sociales, doit alors s’argumenter normativement. Il se justifie, de façon récurrente et en raison du climat sociopolitique où la figure du « fou dangereux » (Rhenter, 2014) hante jusqu’aux discours politiques (discours d’Anthony), par la référence au principe de précaution. Bien que P. A. reconnaisse que « c’est l’éthique clinique de la personne qui doit commander notre décision, surtout quand il y a une incidence médico-légale », il avoue également être « aussi un citoyen respectueux de la loi. Je suis à l’interface. On ne peut pas faire comme si la sécurité n’existait pas. Il faut être responsable dans ma pratique et par rapport au patient. On a une contrainte d’ordre public. L’éthique, c’est : de quel côté faire pencher la décision ? Du côté de la coopération avec le patient ? Du côté de la précaution : “tu n’as pas respecté le truc, tu rentres” ? […] [13] »

41 La décision d’hospitalisation ou de réintégration en hospitalisation à temps plein impose à ce médecin un arbitrage entre le respect de la liberté individuelle de son patient, la prise en compte du principe de précaution et aussi une attention à sa propre responsabilité pénale potentielle, en cas de problème, ainsi qu’à sa responsabilité civile.

42 Lorsque le principe de précaution ne sert pas de justification normative à la décision, celle-ci peut s’adosser à une interprétation ad hoc de la notion de bien public. La contrainte vient alors répondre aux injonctions sociales. Ce médecin déclare par exemple : « Moi, je sais qu’il faut obliger les gens à prendre un traitement, à se soigner, et cela c’est bien pour les gens, c’est bien pour le public. » (G. V.)

43 Le bien public se décline également sous la forme du bien ou de l’intérêt de la collectivité, lorsqu’il est décidé dans un service de fermer les portes, alors même que la plupart des patients sont en hospitalisation libre. Ces derniers se voient imposer une restriction arbitraire à leur liberté de circulation au sein de l’hôpital. Comme le souligne ce médecin exerçant en unité pour malades difficiles (UMD) : on ferme le service pour une personne, et il y en a dix-sept autres. « Quelle est la justification de la privation de liberté pour les dix-sept autres ? C’est l’intérêt de la collectivité. » (B. L.) Une priorité sociale et collective est ainsi instituée sur la liberté individuelle, sur la liberté de circulation des patients pour lesquels l’indication de privation de liberté n’est pas justifiée cliniquement.

Conclusion

44 Le parcours proposé montre que l’exercice de la psychiatrie et, de ce fait, l’organisation des soins lorsqu’ils impliquent la contrainte sont soumis à une superposition de normes qui gouvernent et encadrent le travail psychiatrique. Cette accumulation de normes s’est intensifiée avec l’introduction du JLD, depuis la loi de 2011, dont la vocation est principalement – mais pas seulement – procédurale. Une analyse systématique de données issues de la sociologie qualitative permet de reconstruire les procédés par lesquels les acteurs parviennent à s’extraire de situations qui, de prime abord, pourraient paraître aporétiques. Nous avons ainsi pu mettre en évidence, de façon systématique, les opérations convoquées pour résoudre ces situations. La plus immédiate consiste à hiérarchiser les normes médicales, judiciaires, administratives et éthiques. Ces opérations présupposent un cadre délibératif, au sein duquel les médecins s’interrogent sur les limites de leur champ d’action légitime. Si aucun danger vital ni trouble à l’ordre public ne sont en jeu, le recours à la contrainte peut être suspendu, en dépit d’injonctions sociales en sa faveur. En revanche, dès lors que la loi laisse ouvertes des marges d’interprétation, il sera plus aisé de faire jouer des injonctions non médicales en faveur de la contrainte. Néanmoins, les conflits normatifs ne se résolvent pas seulement par le biais de hiérarchisations. Ils peuvent également l’être à partir d’arrangements normatifs, comme nous l’avons montré à partir des exemples du dossier médical et du secret médical. Ces arrangements ont alors pour objet aussi bien des dispositions législatives que des principes déontologiques. Enfin, le retour à la question médicale fondamentale : « À la demande de qui répond-on ? À l’intérêt de qui suis-je en train de répondre ? », offre un moyen, certainement le plus sûr, d’une résolution des conflits suscités par des injonctions normatives contradictoires et accrus par les attentes que la société formule, en matière sociale, à l’endroit de la psychiatrie.

Annexe

Guide d’entretien

45 1. Spontanément, pourriez-vous évoquer des situations ou des cas vous ayant paru poser des difficultés ou apparaissant comme éthiquement problématiques ? Relance : Y a-t-il des soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SPDRE) ou à la demande d’un tiers (SPDT), qui vous ont posé des difficultés et, si oui, pourquoi ? Plus généralement, y a-t-il des situations qui vous ont posé des difficultés éthiques et, si oui, pourquoi ?

46 2. Y a-t-il des principes et des convictions qui structurent votre pratique ? Des principes auxquels vous êtes particulièrement attachés et que vous ne souhaiteriez pas lâcher ?

47 3. Quels sont vos objectifs lorsque vous commencez à prendre en charge un patient ? Vers quel horizon essayez-vous d’aller ?

48 4. Comment procédez-vous lorsque ce que vous percevez comme ce qui est « bien pour le patient » ne converge pas avec ce que le patient veut pour lui-même ?

49 5. Quelle place faites-vous, dans votre pratique, aux souhaits, aux préférences des patients, à ce qu’ils souhaitent pour eux-mêmes ?

50 6. Comment appréhendez-vous ce qui serait « bien » pour ce patient ? Relance évoquée lors de la présentation d’un cas en question 1.

51 7. Que percevez-vous des attentes du législateur et de la société à l’égard de la psychiatrie aujourd’hui ?

52 8. Un de vos confrères, évoquant les soins sans consentement en « ambulatoire », estimait que « les libertés individuelles doivent savoir s’effacer devant la santé publique ». Qu’en pensez-vous ?

53 9. Si vous aviez à expliquer à un néophyte ce qu’est la maladie mentale, comment la décririez-vous ?

54 10. La loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 « relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge » prévoit, par l’article L. 3211-12-1.-I., que « l’hospitalisation complète d’un patient ne peut se poursuivre sans que le juge des libertés et de la détention (JLD) […] n’ait statué sur cette mesure […] avant l’expiration d’un délai de quinze jours », lorsque l’hospitalisation se fait sans le consentement du patient. Que pensez-vous de l’introduction du JLD dans ce parcours d’hospitalisation ?

55 11. Les notions de libre arbitre, de responsabilité, d’autonomie, de capacité à décider pour soi-même ont-elles un sens, selon vous, concernant les personnes dont vous vous occupez ? Quelle place leur accordez-vous dans la prise en charge de ces personnes ?

56 12. Pourriez-vous me décrire brièvement votre parcours professionnel et m’indiquez l’arrière-plan théorique qui est le vôtre ?

Notes

  • [1]
    O. G., psychiatre en SMPR, souligne l’ambiguïté : « ce qu’on voit aujourd’hui : Est-ce que […] c’est l’hôpital qui incarne le soin sous contrainte ? Ou bien on est dans une société beaucoup plus … idéologique … avec : entre libertés individuelles et sécurité publique … on voit bien que le curseur s’inverse et donc le programme de soins ambulatoires sans … même le recours au juge des libertés. Aujourd’hui en tous cas, il y a des personnes qui se retrouvent avec des soins ambulatoires sans consentement, et avec un contrôle préfectoral, un simple contrôle administratif, avec un risque de … enfin c’est un empiétement sur les libertés individuelles important. »
  • [2]
    Lorsque les conditions matérielles le permettaient, les entretiens ont été enregistrés. Tous ont fait l’objet d’une analyse de contenu classique, selon les méthodes de la sociologie qualitative, fondée sur la retranscription des entretiens et les notes prises lors de leur déroulement.
  • [3]
    Voir annexe.
  • [4]
    En l’occurrence, la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que la liberté individuelle (article 66 de la Constitution).
  • [5]
    Le Code de santé publique préconise que « Lorsqu’une personne atteinte de troubles mentaux fait l’objet de soins psychiatriques en application des dispositions des chapitres II et III du présent titre ou est transportée en vue de ces soins, les restrictions à l’exercice de ses libertés individuelles doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées à son état mental et à la mise en œuvre du traitement requis. En toutes circonstances, la dignité de la personne doit être respectée et sa réinsertion recherchée. […] » (CSP, article L 3211-3). Voir aussi Conseil constitutionnel, décision n° 2012-235, question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 20 avril 2012.
  • [6]
    Lequel existait de façon informelle par le passé avec les « sorties d’essai ».
  • [7]
    « L’alliance thérapeutique est nécessaire pour prendre en charge des patients qu’on va suivre pendant des dizaines d’années. Sinon, on ne soigne plus, on traite. » (Y. H.)
  • [8]
    « Si le psychiatre considère que cette inobservance ne permet plus de dispenser les soins nécessaires à son état, il doit, en application de l’article L. 3211-11-1 créé par la loi du 5 juillet 2011, prendre un certificat médical circonstancié proposant la réhospitalisation complète du patient et l’adresser au directeur de l’établissement qui en saisit le préfet. Cette disposition vise notamment le cas où le patient pris en charge dans le cadre d’un programme de soins, sous une autre forme que l’hospitalisation complète, ne se rend pas aux rendez-vous en CMP, [centre d’activité thérapeutique à temps partiel –] CATTP ou autres prévus par ce programme. Dans ce cas, s’il estime qu’une hospitalisation complète est nécessaire au vu de la dégradation de l’état mental du patient, constatée ou prévisible, le médecin doit établir un certificat préconisant le retour en hospitalisation complète.
    Dans l’hypothèse où le médecin estime que ni l’importance des manquements au programme de soins ni leur impact sur la santé du patient ne justifient un retour en HC, il peut cependant considérer qu’une modification de ce programme est nécessaire. Si cette modification est substantielle, le représentant de l’État en est informé afin de lui permettre, le cas échéant, de prendre un nouvel arrêté.
    Dans tous les cas, il appartient au médecin de justifier sa proposition au vu des motifs qui lui paraissent déterminants. »
    [en ligne] http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Foire_aux_questions_-_reforme_des_soins_psychiatriques.pdf
  • [9]
    Le secret médical a été introduit, pour la première fois, dans le Code pénal en 1810. La violation du secret médical est sanctionnée par l’article 226-13 du Code pénal (en vigueur depuis le 1er mars 1994) : « La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » Le principe du secret médical figure également dans le Code de la santé publique : « Toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou tout autre organisme participant à la prévention et aux soins a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant. […] » (CP, art. L. 1110-4).
  • [10]
    O. B. l’évoque explicitement concernant un homme en état de négligence extrême (incurie) : « […] On ne pouvait pas le laisser continuer à exister dans cette réalité qui le met en danger lui-même – car il n’est pas dangereux pour autrui –, qui est dangereux pour sa survie. Il a des plaies infectées, il s’alimente n’importe comment. On est dans le registre de la survie du corps. »
  • [11]
    « […] préparer la sortie, c’est aussi réfléchir avec le patient à comment il habite la cité, s’il y a des VAD – visites à domicile, ndlr – si l’infirmière passe chaque jour, s’il partage les repas parce qu’il ne sait pas se faire à bouffer […]. C’est là où la psychiatrie n’est pas seulement une spécialité médicale. » (S. S.)
  • [12]
    « Ca ne me choque pas [les soins sans consentement en ambulatoire], parce que la psychiatrie, historiquement, quand elle s’est construite surtout en France où il y a une tradition, avec Pinel, avec … ce qui était, au premier plan … – aujourd’hui, c’est vrai que c’est la souffrance subjective, la dépression, le suicide –, mais au début c’était vraiment l’hospice, l’asile … la protection de l’environnement et de la société et … C’est pas … dégradant comme mission, je trouve, pour la psychiatrie de s’occuper aussi de l’environnement, de la santé, de la santé au sens large … du bien-être en général … Après, accepter cette mission, ça donne une très grande responsabilité et il faut avoir les outils pour la mener […]. » (X. B., interne.)
  • [13]
    P. A. au sujet de patients inscrit dans des programmes de soins et qui oublient le traitement ou un rendez-vous : « Qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je lui laisse une part de libre arbitre … mais alors il y a le principe de précaution : s’il y a un problème, on va me dire que je n’ai pas fait ce qu’il faut. Je suis à Pau … Est-ce que je fais appel aux forces de l’ordre ? »
Français

La psychiatrie est aujourd’hui à la croisée d’attentes normatives, issues à la fois des récentes réformes de la loi concernant l’hospitalisation sous contrainte et également des évolutions sociales, cherchant auprès de la psychiatrie des solutions à tous les maux (mal-être, délinquance, souffrance sociale). Ces injonctions sont souvent incompatibles et placent les médecins, en particulier lorsqu’il est question de recourir à la contrainte, face à des conflits normatifs. Nous étudierons, en nous appuyant sur une enquête de sociologie qualitative, les procédés par lesquels les psychiatres trouvent une issue à ces conflits, qu’il s’agisse d’opérations de hiérarchisation de normes, d’arrangements normatifs avec la loi ou avec les principes de la déontologie médicale ou, enfin, de retour à l’interrogation, fondatrice en médecine, consistant à identifier la source véritable et légitime de la demande de soins.

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Caroline Guibet Lafaye
Directrice de recherche au CNRS (Centre Maurice-Halbwachs – EHESS – ENS). Agrégée et docteure en philosophie de l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, habilitée à diriger des recherches en sociologie depuis 2011 (Université de Paris-IV Sorbonne), elle a consacré une partie de ses recherches à des questions d’éthique appliquée (réanimation néonatale, interruptions de grossesse, euthanasie, psychiatrie).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.162.0035
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