CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale [1][2], deux modèles ont successivement dominé les économies politiques des pays capitalistes développés. Tous deux ont duré environ 30 ans avant de se terminer par une crise systémique. Aujourd’hui, un troisième se profile, largement méconnu : quelle forme prendra-t-il ?

2 Le premier modèle reposa sur une stratégie keynésienne de soutien de la demande (assistée dans plusieurs pays par un néo-corporatisme industriel). Il s’est plus ou moins effondré sous le poids des pressions inflationnistes exercées par la hausse des prix des matières premières dans les années 1970. Il a ouvert la voie à un mouvement communément appelé « néolibéralisme » qui, à la suite de la crise de l’automne 2008, s’est finalement avéré être un régime de keynésianisme privé.

3 Sous la forme première du keynésianisme, les gouvernements s’endettaient pour relancer l’économie. Sous sa forme privée, ce sont les individus, en particulier les plus démunis, qui se sont endettés en raison d’une hausse presque constante des prix des logements, parallèlement à une croissance extraordinaire des marchés à risques. Ce modèle s’est effondré à son tour, en partie lors d’un nouvel épisode inflationniste de l’énergie et autres matières premières et, principalement, en raison de contradictions internes.

4 Ces deux modèles ont en effet dû gérer une contradiction importante ou tout au moins une tension : celle entre d’une part l’insécurité et l’incertitude dont les marchés ont besoin pour s’adapter aux chocs et d’autre part le minimum de sécurité et de prévisibilité que les démocraties doivent apporter aux citoyens dans leur vie. Qu’il existe des tensions entre capitalisme et démocratie pourrait surprendre ceux qui, en particulier aux États-Unis, emploient ces deux termes de façon équivalente, mais la sécurité dans la vie professionnelle est essentielle. En lien avec celle-ci, il existe une autre tension, propre au capitalisme moderne : celle de reposer sur la confiance des consommateurs pour prévoir la production, tout en ajustant les salaires et l’emploi à la baisse face à une moindre demande, détériorant alors leur confiance. Paradoxe endémique de la seule forme viable d’économie politique que nous connaissons ; il doit toutefois être géré via une succession de régimes voués à l’échec.

5 Ce véritable casse-tête est le résultat du cadeau empoisonné que la démocratie a progressivement fait au capitalisme au cours du xx e siècle. Avant cette époque, les masses se satisfaisaient de faibles revenus qui n’augmentaient que très lentement. L’idée de la confiance du consommateur, si tant est qu’elle fût comprise, ne s’appliquait qu’aux rares classes aisées. Les demandes d’une vie meilleure émanant des masses semblaient impossibles à honorer, et bien que des politiques sociales précoces aient été instaurées en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et ailleurs pour tenter d’instaurer une protection minimale des salariés, leurs ambitions étaient limitées. La peur des conséquences révolutionnaires de la démocratie incitait encore une partie de l’élite à préférer la répression, sous une forme d’abord réactionnaire, puis plus tard, fasciste ou nazie. Comme il est bien connu, la première réponse à ce problème vint, au début du xx e siècle, de la production industrielle de masse, avec Ford aux États-Unis. La technologie et l’organisation du travail améliorèrent la productivité des travailleurs peu qualifiés, permettant ainsi de produire à moindre coût et d’augmenter leurs salaires, augmentation qui, à son tour, leur permit d’acheter davantage. La consommation de masse devint ainsi une réalité. Le fait que cette avancée ait vu le jour dans le grand pays qui se rapprochait le plus à cette période d’une démocratie (bien que fondée sur une base raciale) est plutôt révélateur. La démocratie comme la technologie contribuèrent toutes deux à l’établissement du modèle. Or comme le démontra le krach boursier de 1929, seulement quelques années après la naissance du fordisme, le problème inhérent à la conciliation de l’instabilité du marché et du besoin de stabilité formulé par les électeurs-consommateurs n’était pas résolu. C’est dans ce contexte que s’est imposé ce que l’on a appelé le modèle keynésien, que nous décrirons brièvement dans cet article. La façon dont le successeur de ce modèle est parvenu à résoudre cette même équation est, elle, plus complexe ; l’analyser nous conduira au cœur de la crise actuelle. Enfin, nous tenterons d’évaluer quelles sont les perspectives futures.

Ingrédients, accomplissements et vulnérabilité du modèle keynésien

6 Le fonctionnement du modèle keynésien est largement connu. Dans ce cadre, en période de crise, lorsque la confiance est faible, les gouvernements s’endettent pour stimuler l’économie grâce à leurs propres dépenses. En période d’inflation, lorsque la demande est excessive, ceux-ci limitent leurs dépenses, remboursent leurs dettes et réduisent la demande globale. Ce modèle nécessite des budgets publics conséquents pour garantir que leurs changements aient bien un effet macroéconomique. Pour les Britanniques et certaines autres économies, seule la forte hausse des dépenses militaires induite par la Seconde Guerre mondiale l’a rendu possible. Les guerres précédentes avaient entraîné d’importantes hausses des dépenses publiques, toujours suivies de réductions drastiques. La Seconde Guerre mondiale, elle, s’est distinguée : les dépenses militaires ont été remplacées par les dépenses grandissantes du nouvel État-providence.

7 Le modèle keynésien protégeait les personnes ordinaires contre les fluctuations rapides du marché, sources d’instabilité dans leur vie, en lissant les cycles économiques et en leur permettant de devenir de confiants consommateurs de masse, renforçant ainsi la confiance de l’industrie. Le chômage atteignit un très faible niveau. L’État-providence fournit non seulement des outils de régulation de la demande aux gouvernements, mais rendit également de réels services aux individus en marge du marché, à savoir plus de stabilité.

8 Cumulée au régime d’État-providence, cette gestion indépendante de la demande protégea le reste de l’économie capitaliste des crises de confiance majeures et des forces hostiles, tandis que la vie des travailleurs, elle, le fut des aléas du marché. Il s’agissait d’un véritable compromis social. Mais, comme certains critiques conservateurs le firent remarquer dès le début, ce mécanisme pouvait s’accompagner d’un effet cliquet : il est en effet facile pour les gouvernements d’augmenter les dépenses en temps de crise en faisant baisser le chômage, en étendant les services publics et en augmentant le pouvoir d’achat des citoyens. En revanche, dans une démocratie, il est bien plus difficile de renverser ces tendances en période de croissance économique ; effet cliquet donc, germe de la destruction au cœur même du modèle. Nous y reviendrons plus tard. D’abord, penchons-nous sur les circonstances politiques qui ont permis la concrétisation de ce modèle, car les idées qui le constituaient étaient déjà formulées depuis 15 à 20 ans.

9 Karl Marx écrivait qu’à certains moments, lors de crises historiques, les intérêts particuliers de classes sociales spécifiques coïncidaient avec ceux de la société en général. Ces classes triomphaient alors dans les révolutions, points d’orgue de ces périodes de crises. L’erreur de Marx fut de croire que lorsque le prolétariat international serait la classe concernée, il y aurait une fin au processus, car le prolétariat représentait la société en général et non un intérêt particulier en son sein. Ce fut une erreur, ne serait-ce que l’idée d’imaginer quelque chose d’aussi vaste que le prolétariat mondial produisant des formes organisationnelles capables d’exprimer un intérêt commun. Cela étant dit, le modèle keynésien résultait bel et bien d’une coïncidence temporaire entre les intérêts de la classe ouvrière des pays occidentaux et ceux du système politico-économique. Cette classe pouvait en effet menacer l’ordre politique et social. Potentiellement, elle était aussi celle dont la consommation de masse, si elle était favorisée et sécurisée, pouvait alimenter une croissance économique sans précédent dans l’histoire humaine. C’était enfin une classe à l’origine des partis politiques, des syndicats et d’autres organisations, aussi bien que de réseaux, pour formuler et faire entendre ses exigences. Keynésianisme et fordisme furent la réponse conciliant ses exigences et un système capitaliste de production.

10 Derrière ces généralités, la réalité est en fait plus complexe. La première version de ce modèle s’est concrétisée en politique publique 10 ans avant la fin de la Seconde Guerre mondiale dans deux régions du monde – la Scandinavie et les États-Unis –, dans les deux cas à la suite de l’alliance des ouvriers et des petits exploitants agricoles. La politique américaine du New Deal n’en constitua qu’une forme imparfaite. Les mouvements ouvriers scandinaves, bien plus puissants que leurs homologues américains, ont pu mener plus loin leurs ambitions vers une forme d’État-providence, temporairement rejoints après-guerre par le mouvement ouvrier britannique, alors puissant.

11 Les mouvements ouvriers en Europe continentale, écrasés par la guerre, le fascisme et le nazisme et divisés par des conflits d’ordre religieux, étaient bien plus faibles. Ainsi, le modèle keynésien s’y est développé plus lentement et les gouvernements usèrent de moyens différents pour stabiliser leurs économies. Dans certains pays, notamment la France et l’Italie, les possibilités d’une domination communiste du mouvement ouvrier furent réelles. Les gouvernements durent veiller à ce que la classe ouvrière échappe à l’insécurité des années 1920 et 1930. Afin d’assurer la stabilité dans les premières années après-guerre, l’État nationalisa donc des pans entiers de l’économie et subventionna l’agriculture afin que les agriculteurs, encore nombreux, ne se joignent pas au mouvement radical ouvrier. Ces mesures ne furent pas aussi subtiles que les politiques keynésiennes et permirent une intervention bien plus conséquente de l’État dans l’économie, tandis que la demande des consommateurs ne croissait que lentement. Toutefois, elles protégèrent tout aussi bien les revenus des travailleurs des fluctuations de marché. Avec le temps, de forts États-providence, avec une gestion keynésienne de la demande, s’installèrent dans ces économies. Entre-temps, l’aide considérable accordée par les États-Unis dans le cadre du plan Marshall permit aux dépenses publiques – et en l’occurrence, aux dépenses d’un autre pays – de relancer plus encore les économies et de préserver la sécurité des travailleurs.

12 L’Allemagne fit plus encore figure d’exception. Elle bénéficia pleinement du plan Marshall, mais n’opta pour le keynésianisme qu’à la fin des années 1960, à l’approche de la fin du règne de ce modèle. Le renouveau économique allemand ne fut pas tributaire de la demande intérieure, mais de la production de biens d’équipement (afin de reconstruire les sites de production) et des exportations. Les lignes directrices de la politique économique allemande reposaient sur des budgets équilibrés, une banque centrale autonome et la volonté d’éviter l’inflation à tout prix : les principaux ingrédients du modèle néolibéral qui allait succéder au modèle keynésien. On peut toutefois rétorquer que durant cette période, la stabilité de l’économie allemande dépendait non pas des marchés eux-mêmes, mais d’un contexte keynésien généralisé : les dépenses publiques américaines via le plan Marshall et une demande de consommation croissante aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs.

13 L’Allemagne ne se distingua toutefois pas du côté des relations industrielles néo-corporatistes, autre caractéristique du modèle de régulation de la demande. Cela n’avait pas été anticipé dans les travaux de Keynes et n’a que peu figuré – ou par intermittence – dans les approches des États-Unis et du Royaume-Uni ; mais celle-ci est essentielle pour les pays nordiques, les Pays-Bas et l’Autriche. Dans ce cadre, les syndicats et les associations d’employeurs prirent en compte l’impact de leurs accords relatifs au coût du travail sur le niveau général des prix et en particulier sur les prix à l’exportation. Cela ne peut fonctionner que si ces organismes ont une autorité suffisante sur toutes les entreprises pour s’assurer que les termes des accords soient globalement respectés. Les pays cités, où ce type de négociations collectives a été particulièrement développé, constituent tous de petites économies particulièrement tributaires du commerce extérieur. Des mécanismes relativement similaires ont été développés en Allemagne, seul grand pays concerné, conséquence de sa priorité accordée aux exportations – à l’opposé d’une croissance reposant sur la demande intérieure.

14 Cette composante du néo-corporatisme a son importance car elle s’attaque au talon d’Achille du keynésianisme, à savoir les tendances inflationnistes de l’effet cliquet. Les pays ayant mis en place des politiques keynésiennes, mais peu ou pas de mesures néo-corporatistes – en premier lieu, le Royaume-Uni et les États-Unis (en dépit d’une dépendance moins importante vis-à-vis du keynésianisme), puis avant les années 1970, la France et l’Italie – furent extrêmement vulnérables aux chocs inflationnistes engendrés par la hausse générale des prix des matières premières au cours des années 1970, et en particulier celle des prix du pétrole en 1973 et 1978. La vague d’inflation qui toucha alors les pays occidentaux développés, bien que sans commune mesure avec l’expérience allemande des années 1920 ou celles, plus récentes, de différentes régions de l’Amérique latine, détruisit plus ou moins le modèle.

Vers un keynésianisme privé

15 La contestation intellectuelle du keynésianisme sourdait. Les défenseurs d’un retour aux « véritables » marchés ne cessèrent jamais d’être actifs, et une palette de politiques était déjà prête à l’emploi, avec pour principal objectif celui que les gouvernements ne soient plus les seuls responsables de l’économie. Bien qu’à des fins de présentation nous nous soyons concentrés sur le levier relatif à la demande, le keynésianisme était devenu un modèle emblématique d’un ensemble bien plus vaste de politiques de réglementation, de protection sociale et de subventions. L’opposition attendait en réalité le moment propice pour justifier l’intégration de ses idées dans les approches des gouvernements et des organismes internationaux. La crise inflationniste des années 1970 lui offrit cette opportunité. En une décennie ou presque, les idées déclarant que la priorité absolue devait être une inflation quasi nulle – quel qu’en fût le prix en termes de chômage – et également les idées en faveur de la suppression des aides de l’État aux entreprises et aux industries en difficulté, de la priorité donnée à la concurrence, de la prédominance d’une maximisation de la valeur actionnariale en opposition au modèle d’entreprise co-gérée, de la déréglementation des marchés et la libéralisation des flux mondiaux de capitaux, étaient devenues la nouvelle orthodoxie. Lorsque les gouvernements des pays en développement étaient réticents à les accepter, elles étaient imposées en échange d’une aide des organismes internationaux ou pour en devenir membres, à l’instar du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de l’OCDE ou encore de l’Union européenne. Lorsque l’Union soviétique s’effondra en 1989, les plus occidentaux de ses anciens alliés furent intégrés au cercle mettant en œuvre ce nouveau modèle.

16 L’un des autres changements à prendre en compte est le déclin de l’autonomie de l’État-nation. L’économie politique d’après-guerre était fondée sur une totale liberté de gestion des gouvernements. Dans les années 1980, le phénomène connu sous le nom de mondialisation, à la fois acteur et produit de la déréglementation des marchés financiers, avait déjà érodé une grande partie de cette autonomie. Les seuls acteurs capables d’agir rapidement au niveau international étaient les multinationales, qui privilégient leurs règles internes à celle des gouvernements. Ce contexte fit progresser le nouveau modèle et le rendit même nécessaire.

17 Tout comme une classe – celle des ouvriers – pouvait être perçue comme l’élément porteur du modèle keynésien, il est également possible d’identifier une classe dont les intérêts particuliers semblaient incarner les intérêts généraux dans le cadre de ce nouveau modèle : c’est la classe des capitalistes financiers, géographiquement située aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais qui s’étendait au monde entier. Si le monde pouvait bénéficier de la libération des forces productives et des entreprises que l’expansion des marchés libres permettrait, la classe composée des individus opérant au sein de la finance non réglementée qui alimentent et aident ces marchés à se développer en tirerait un profit particulier. Tandis que les marchés du travail sous tension et le capitalisme réglementé de la période keynésienne avaient permis une réduction progressive des inégalités de richesses dans tous les pays développés, l’ère qui suivit donna lieu à un inversement net de ces tendances, les plus grands bénéfices (tout au moins, dans le monde occidental) revenant à ceux qui possédaient et travaillaient dans des institutions financières.

18 Ce nouvel ordre souleva immédiatement deux questions. En premier lieu, quel a été le sort de la classe ouvrière, dont les intérêts semblaient si prioritaires, politiquement parlant, dans les années 1940 et 1950 ? Deuxièmement, qu’est-il advenu du besoin de réconcilier l’instabilité des marchés et les besoins de sécurité du peuple, idée capitale d’un point de vue politique et économique ?

19 La crise initiale du keynésianisme qui marque les années 1970 s’était accompagnée d’une vague extraordinaire de militantisme ouvrier, d’une telle ampleur qu’on aurait pu croire que les enjeux touchant cette classe étaient en train de gagner du terrain et non l’inverse. Ce n’était qu’une illusion. La hausse de la productivité et la mondialisation de la production sapaient en réalité sa base démographique. Débutant aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Scandinavie, les taux d’emploi dans les mines et dans l’industrie amorçaient leur déclin dans tout l’ouest du globe. Le militantisme des années 1970 ne fit qu’encourager les gouvernements, déjà si bien disposés, à accélérer ce déclin, comme au Royaume-Uni dans les années 1980, entre autres dans les industries du charbon. Les ouvriers n’avaient certes jamais été majoritaires au sein de la population active, mais ils avaient constitué une classe en expansion, désormais en déclin. Dans les années 1980, ils furent remplacés à la tête du syndicalisme par les fonctionnaires, avec lesquels les gouvernements pouvaient négocier directement sans trop bouleverser l’économie de marché. Les principaux secteurs en croissance au sein de la nouvelle économie, à savoir ceux des services, ne s’organisèrent jamais et ne bâtirent aucun programme politique autonome, aucune organisation pour formuler leurs revendications.

20 Dans le nouveau régime, institué dans les années 1980, dominé par la finance internationale majoritairement non réglementée, les gouvernements sont bien plus préoccupés par les mouvements de capitaux que par les mouvements de main-d’œuvre. Préoccupations positives pour une part, car ils souhaitent attirer les capitaux sur des investissements à court terme, mais également négatives, car ils craignent le retrait de ces capitaux si les conditions n’étaient plus favorables.

21 Or, comme nous l’avons énoncé plus haut, le modèle keynésien répondait à la fois à une demande économique formulée par les capitalistes eux-mêmes en faveur d’une consommation de masse stable, mais également à la demande de stabilité émanant des travailleurs. Dans les pays nouvellement industrialisés d’Asie du Sud et d’Extrême-Orient, ceci n’était pas problématique. Jusqu’à très récemment, ces pays largement non démocratiques dépendaient en effet davantage de l’export que des dépenses de leur population. C’était loin d’être le cas dans les économies développées. En effet, la dépendance à la demande intérieure plutôt qu’aux exportations s’y était intensifiée et non affaiblie. Avec la délocalisation, dans de nouveaux pays producteurs, des industries fabriquant une grande partie des biens de consommation et le moindre besoin en main-d’œuvre des industries non délocalisées, la croissance de l’emploi devint de plus en plus dépendante des marchés de services individuels, non touchés, eux, par la mondialisation. En effet, il est facile d’acheter un T-shirt chinois dans une boutique occidentale et de profiter des faibles salaires chinois, mais il l’est moins de se rendre en Chine pour une coupe de cheveux. L’immigration est la seule voie par laquelle la mondialisation affecte ce type de services, mais son impact est limité par les contrôles des mouvements des populations (lesquels n’ont pas tiré parti de la libéralisation du marché, mais se sont généralement intensifiés) et par le fait que les salaires des immigrants, bien que généralement faibles, sont supérieurs aux salaires de leur pays d’origine. L’énigme reste donc entière : si l’instabilité des marchés libres doit être surmontée pour favoriser une économie de consommation de masse, comment cette dernière a-t-elle survécu au retour de cette instabilité ?

22 Dans les années 1980 (ou 1990, selon la période à laquelle la vague néolibérale a touché chaque économie), la réponse a d’abord été négative, puisque la hausse du chômage et une récession prolongée ont prédominé. Puis, les choses ont changé. À la fin du xx e siècle, le Royaume-Uni et les États-Unis, en particulier, affichaient un taux de chômage à la baisse et une croissance soutenue. Une explication aurait pu être qu’au sein d’une économie de marché véritable, les alternances rapides entre expansion et récession associées aux débuts du capitalisme n’interviennent pas. Dans un marché idéal, les agents sont en situation d’information parfaite, ils anticipent parfaitement ce qu’il va se passer et peuvent ainsi s’adapter en temps réel de façon fluide. Mais les États-Unis et le Royaume-Uni ont-ils réellement connu ce nirvana au tournant du siècle ?

23 Non. L’information est loin d’être parfaite et les bouleversements exogènes, qu’il s’agisse d’ouragans, de guerres ou d’actes perpétrés par des individus irrationnels, continuent d’affecter les économies et de perturber les calculs. Comme on le sait désormais, deux facteurs sont intervenus pour sauver le modèle néolibéral de l’instabilité qui l’aurait, sans cela, mené à sa perte : la croissance des marchés du crédit pour les personnes pauvres ou modestes et la hausse des marchés dérivés et des marchés à terme pour les plus aisées. Cette combinaison de facteurs a donné par hasard naissance à un keynésianisme privé, représentant véritablement l’esprit d’entreprise régnant sur le marché, mais celui-ci est progressivement devenu un sujet majeur de politique publique, au point de constituer une menace du projet néolibéral dans son ensemble.

24 En lieu et place des gouvernements qui habituellement s’endettent pour stimuler l’économie, ce sont les citoyens qui ont assumé ce rôle. Outre le marché de l’immobilier, les opportunités de crédits bancaires et, surtout, les cartes de crédit ont connu une croissance extraordinaire. Il était fréquent de posséder des cartes de plusieurs organismes de crédits et également des cartes spécifiques à certaines boutiques.

25 Ceci explique le grand casse-tête de la période : comment les travailleurs américains à revenus modérés, peu protégés sur le plan juridique contre un licenciement sec ou une stagnation de leur salaire sur plusieurs années, pouvaient-ils demeurer des consommateurs confiants, alors que les travailleurs européens, aux emplois relativement protégés et aux revenus annuellement croissants, gelaient leurs économies nationales par leur réticence à la dépense ? Aux États-Unis, les prix de l’immobilier augmentaient chaque année ; la part de la valeur du logement sur laquelle un crédit pouvait être contracté s’accroissait elle aussi, jusqu’à atteindre plus de 100 % de la valeur du dit logement, et les opportunités d’achat par cartes de crédit s’amplifiaient également. Parallèlement, à quelques exceptions près, les valeurs immobilières demeuraient stables en Europe, et l’essor des cartes de crédit y était plus lent.

26 Des experts orthodoxes expliquèrent aux Européens que la solution à leurs problèmes économiques reposait sur la production d’une insécurité professionnelle croissante et sur l’amenuisement de l’État-providence. Les Européens finirent par obéir plus ou moins à ces injonctions, mais n’obtinrent que peu de résultats. Personne ne leur avait dit que ces travailleurs précaires devaient pouvoir s’endetter sans garantie pour stimuler leurs dépenses de consommation.

27 Du côté des pays anglo-saxons, les politiques publiques anti-inflationnistes favorisèrent davantage le modèle. Celles-ci pèsent sur les prix des biens et services, qui perdent de leur valeur quand ils sont consommés. Les producteurs de l’industrie alimentaire et de biens matériels et les prestataires du secteur tertiaire tels que les restaurants ou les centres de soins sont confrontés à un contexte hostile à une augmentation des prix. Ce n’est pas le cas pour les actifs financiers qui ne perdent pas leur valeur de cette façon, à savoir les biens immobiliers, les avoirs financiers ou encore certains objets d’art. En effet, pour ces types de biens, une hausse des prix entraîne une hausse simultanée de leur valeur et ne contribue pas à l’inflation. Ainsi, bien que cela fût perçu comme une manipulation politique, la suppression par le gouvernement britannique des remboursements de prêts hypothécaires, mais non des loyers, sur la base de l’indice des prix, était techniquement pertinente. Les actifs et les revenus dérivés de ceux-ci ont été épargnés par les politiques néolibérales anti-inflationnistes. Tout ce qui pouvait être transposé depuis un prix ou un salaire dérivé de la vente de biens et services ordinaires en base d’actifs a donc connu de très bons résultats. Cela s’appliquait aux parts de salaires payées en options d’achat d’actions et aux dépenses financées par des prêts hypothécaires prolongés, mais pas aux salaires à proprement parler.

28 À terme, les gouvernements et, en particulier, le gouvernement britannique commencèrent à intégrer le keynésianisme privé dans la conception de leurs politiques publiques sans en avoir pleinement conscience. Tandis qu’une baisse des prix du pétrole serait accueillie comme une bonne nouvelle (car cela réduit la pression inflationniste), une réduction des prix de l’immobilier serait perçue comme une catastrophe (sapant ainsi la confiance vis-à-vis de la dette), et le gouvernement devrait alors procéder à l’instauration de mesures fiscales ou autres pour faire augmenter les prix à nouveau. Dans les années 1980, certaines politiques publiques avaient implicitement favorisé ce modèle, lorsque la privatisation des logements sociaux avait permis à un grand nombre de personnes modestes de contracter des prêts hypothécaires et, plus tard, de prolonger ces dettes hypothécaires. Mais une transition vers des politiques plus explicites de hausse constante des prix de l’immobilier s’est sournoisement réalisée lors des premières années du xxi e siècle, jusqu’à leur mise en œuvre généralisée dans le financement du logement et dans le secteur bancaire en 2007 et 2008.

29 La plus grande partie de ces crédits immobiliers ou à la consommation est forcément non garantie : seul moyen par lequel le keynésianisme privé peut avoir le même effet contracyclique stimulant que le concept original. Le recours prudent à des emprunts pour obtenir les garanties spécifiées n’aurait certainement pas aidé les classes modestes qui devaient continuer à dépenser malgré l’insécurité de leur emploi. La possibilité généralisée de contracter des dettes, sur une longue période sans garantie, fut ensuite permise via des innovations opérées sur les marchés financiers, lesquelles avaient pendant longtemps semblé représenter un excellent exemple de la façon dont les acteurs du marché pouvaient trouver des solutions créatives s’ils étaient livrés à eux-mêmes. À travers les marchés dérivés et à terme, les grandes sociétés financières de l’Amérique anglo-saxonne apprirent ainsi à opérer sur des marchés à risques. Elles découvrirent qu’elles pouvaient acheter et vendre des actifs risqués, à la seule condition que les acheteurs soient convaincus qu’ils trouveraient d’autres acheteurs par la suite. Dès lors que les marchés étaient ouverts au plus grand nombre et n’étaient pas réglementés, ces transactions donnaient lieu à un partage particulièrement vaste des risques, permettant ainsi d’investir dans des produits qui, sinon, auraient été perçus comme imprudents.

30 L’incapacité à instaurer un vaste partage des risques avait été au cœur des effondrements économiques de 1929 et des années 1970. Dans les années 1940, on estimait que seule une intervention de l’État pouvait le permettre. Or, il existait désormais une solution, laquelle était véritablement en accord avec les attentes et l’idéologie néolibérale. Et grâce à l’accessibilité à ces nouveaux marchés à risques pour les consommateurs lambda via l’élargissement des prêts hypothécaires et des dettes par cartes de crédit, la dépendance du système capitaliste vis-à-vis de la hausse des salaires, de l’État-providence et d’une gestion étatique de la demande, qui semblait essentielle pour obtenir la confiance des consommateurs, fut donc supprimée.

Au lendemain du keynésianisme privé : les entreprises responsables ?

31 En réalité, cette dépendance ne fut éliminée que pendant quelques années. Toutes les théories d’économie de marché partent du principe que les acteurs du marché sont parfaitement bien informés. Or le keynésianisme privé, lui, s’appuie sur les acteurs perçus comme les plus intelligents parmi ceux qui sont concernés, à savoir les institutions financières de Wall Street et de la City de Londres, qui possèdent des connaissances particulièrement imparfaites. C’est ce point même qui constituera le talon d’Achille du modèle, comme l’inflation le fut pour le keynésianisme originel. Les banques et les autres opérateurs financiers pensaient tous deux que chacun avait étudié et calculé les risques liés à leurs transactions. Mais à l’automne 2008, il devint évident que s’ils l’avaient fait, ils n’auraient pas accepté un grand nombre des transactions effectuées. Les seuls calculs réalisés étaient ceux qui indiquaient qu’il y avait de fortes chances que quelqu’un d’autre rachèterait une part du risque. Un mystère demeure : tous faisaient la même chose, pourquoi penser alors que d’autres ne faisaient pas exactement comme eux ? Des créances irrécouvrables finançaient d’autres créances irrécouvrables, spirale infernale à croissance exponentielle.

32 Certains se sont enrichis dans le processus, sans être pour autant des parasites. C’était encore une fois la classe dont les intérêts propres représentaient les intérêts généraux, puisque tout le monde a tiré profit de la hausse du pouvoir d’achat générée par ce système. Tout au moins, c’est le cas au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans une ou deux autres régions du monde. Les citoyens français, allemands et la majorité de ceux des autres pays de l’Europe, eux, peuvent avoir des impressions différentes, puisque leurs élites financières y ont participé, alors qu’eux n’ont pu tirer que peu de profit de la hausse du crédit.

33 Une fois que le keynésianisme privé a gagné le statut de modèle d’importance économique généralisée, il est devenu une sorte de bien commun, aussi imbriqué soit-il dans les actions privées. Et étant donné que le comportement irresponsable des banques, qui n’analysaient pas leurs portefeuilles d’actifs, était nécessaire à ce phénomène et l’alimentait, cette même irresponsabilité est, elle aussi, devenue un bien commun. Cela explique en soi pourquoi les gouvernements ont dû renflouer les entreprises impliquées, nationalisant ainsi plus ou moins le keynésianisme privé.

34 C’est donc ainsi que prit fin un deuxième régime visant à concilier consommation de masse pérenne et économie de marché. Le keynésianisme et son dérivé privé auront chacun duré 30 ans. Dans ce monde en évolution rapide, c’est là probablement la plus longue durée de règne que l’on pouvait espérer. Mais une question demeure : comment réconcilier capitalisme et démocratie ? Par ailleurs, comment gérer désormais l’immense préjudice moral induit par la reconnaissance de l’irresponsabilité financière en tant que bien commun par les gouvernements ? La réponse des politiques publiques n’a pas consisté à dire « il faut tout arrêter maintenant », mais plutôt « continuez donc à emprunter et à prêter, mais soyez un peu plus prudents ». Cette réaction était impérative pour éviter un véritable effondrement systémique.

35 Deux éléments ont caractérisé la transition de l’économie d’avant-guerre au keynésianisme, et celle du keynésianisme initial à son dérivé privé : l’existence d’idées alternatives, ainsi que celle d’une classe dont les intérêts représentaient les intérêts généraux. Il est de bon ton d’affirmer qu’à ce jour, nous n’avons aucune de ces idées alternatives et que la classe représentative reste encore méconnue. Cela est faux. Une grande partie des idées qui constituaient le néolibéralisme existait déjà depuis plus de 200 ans lorsqu’elles ont été remodelées à des fins des politiques publiques dans les années 1970. Aujourd’hui, beaucoup des composantes de la combinaison bien plus récente de la régulation de la demande et du néo-corporatisme font toujours partie des stratégies économiques des petits États et sont également associées à quelques éléments du néolibéralisme. Un autre modèle ayant suscité une vaste attention, bien qu’il ne soit pas unique en son genre, est celui du Danemark, qui conjugue une politique d’État-providence importante et un syndicalisme puissant avec des marchés du travail très souples. Ce modèle semble résoudre l’équation de la flexibilité du marché et de la confiance des consommateurs, tout en créant une économie dynamique et innovante. Ce ne sont pas les possibilités de combinaisons politiques qui manquent, mais bien les coalitions de forces politiques capables de les soutenir au sein des économies plus vastes ; cela nous ramène à la question du poids respectif des classes sociales.

36 Il est possible que l’arrogance actuelle du secteur financier, qui exige d’avoir le droit de privatiser les profits et de partager les pertes, soit un équivalent du militantisme industriel des années 1970 : la période d’orgueil avant un déclin historique. Mais cela est discutable. Aujourd’hui, la prospérité économique dépend encore des offres de capitaux transitant par des marchés efficaces, beaucoup plus qu’elle ne dépendait des ouvriers du monde occidental. La portée géographique explique en partie le phénomène. Le déclin de la classe ouvrière industrielle occidentale n’entraîne pas nécessairement un déclin général de cette classe. Le nombre d’individus travaillant en usine aujourd’hui est plus important que jamais ; mais ils se répartissent sur le territoire national ou dans certaines régions du monde tout au plus, et ils possèdent des histoires et des parcours différents. Les capitaux financiers ne prennent pas la forme de blocs solides, mais plutôt celle d’un liquide ou d’un gaz capable de changer de forme et de traverser les différentes juridictions et régions. Nous sommes tributaires de la main-d’œuvre et des capitaux, mais celle-ci fait l’objet d’une stratégie de type « diviser pour régner », contrairement aux capitaux – sauf si l’on fait face à un grand retour du nationalisme économique et si l’on supprime la libre circulation des capitaux, ce qui mènerait à la désagrégation des grandes sociétés qui dominent l’économie mondiale, et probablement à un grand déclin économique. Vraisemblablement, le nouveau modèle dépendra de plus en plus de ces grandes sociétés, la logique de la mondialisation qui conférait un rôle important aux multinationales n’ayant pas disparu avec le système financier. Il y a toujours eu des tensions au cœur du néolibéralisme, mais concernent-elles les marchés ou les grandes sociétés ? Ces deux éléments sont loin d’être les mêmes : plus un secteur est dominé par de grandes entreprises, moins il ressemble au marché pur qui sous-tend en principe la majorité des politiques publiques d’aujourd’hui. Malgré la concurrence intense qui règne entre les grandes sociétés, ce n’est pas celle du marché pur. Celle-ci est censée être caractérisée par un très grand nombre d’acteurs, de telle sorte que chacun demeure incapable d’avoir un quelconque impact sur les prix de par ses propres actions, et encore plus incapable d’exercer une quelconque influence politique. Au sein du marché pur, tout le monde accepte les prix, mais personne ne les fixe. Le type d’action stratégique – telle que la vente à découvert – qui a caractérisé les marchés financiers contemporains ne peut tout simplement pas se produire. Alors même que l’ère néolibérale n’en était qu’à ses débuts, les économistes de l’université de Chicago, généralement perçus comme le poumon de l’idéologie néolibérale, étaient en train de mettre au point une nouvelle doctrine de la concurrence et du monopole qui influencerait bientôt les tribunaux américains, sapant les anciens principes de la législation antitrust qui sont au cœur de la politique américaine et, plus récemment, des lois européennes en matière de concurrence. D’après cette doctrine, l’existence d’une véritable concurrence n’était pas nécessaire pour maximiser le bien-être des consommateurs. Parfois, de par sa propre domination du marché, un monopole peut offrir aux consommateurs un meilleur sort qu’un certain nombre d’entreprises en compétition. Mais il ne s’agit pas ici d’analyser le bien-fondé de cet argument en détails. Celui-ci ne sert qu’à démontrer l’ambiguïté fondamentale qui sous-tend le mode de pensée néolibéral en lui-même et ce que l’on perçoit comme ses caractéristiques constitutives : la concurrence et la liberté de choix. Lors de la crise bancaire récente, des deux côtés de l’océan Atlantique, les gouvernements se sont entraidés et ont été aidés par les autorités de concurrence pour permettre des fusions et acquisitions qui réduisaient considérablement la concurrence et les choix.

37 Les marchés financiers se sont effondrés lorsque le critère fondamental d’information parfaite et de transparence a cessé de caractériser les rapports entre les banques. Si l’on ajoute à cela un secteur dont la concurrence est sensiblement réduite, ainsi qu’un élargissement des garanties d’aide de la part de l’État en cas de comportement irresponsable, on fait face à un problème potentiellement grave de légitimité du système. En parallèle, sauf si la structure politique d’un pays est propice au soutien de quelque chose qui ressemblerait à la « solution danoise », on demeure tributaire du système financier pour se tourner à nouveau vers le keynésianisme privé si l’autre problème du capitalisme par rapport à la démocratie doit être résolu.

38 La réponse initiale à ce problème est un retour à plus de réglementation pour compenser le déclin de la concurrence et éviter l’aléa moral, et c’est ce qu’il s’est passé. Mais nous avons déjà connu cela très récemment. Après ce qui fut le premier signe de ce que les marchés financiers n’étaient pas aussi efficaces qu’annoncés en matière d’autoréglementation automatique, à savoir les scandales d’Enron et de WorldCom du début du siècle, le Congrès américain renforça les réglementations applicables aux audits des entreprises via la loi Sarbanes-Oxley. Cette loi fit rapidement l’objet de critiques de la part des secteurs dont les entreprises se sentaient étouffées et de menaces, de la part des sociétés financières, de délocalisation de New York pour la plus permissive ville de Londres.

39 La même chose s’est produite après l’adoption d’une série de mesures réglementaires concernant le secteur financier dans le cadre de l’accord avec les gouvernements pour sauver ce secteur. Comment les marchés dérivés peuvent-ils fonctionner en favorisant de hauts niveaux d’emprunt s’ils doivent être soumis à des règles rendant ces emprunts plus difficiles ? Entre-temps, les précaires travailleurs modestes ne seront pas en mesure de continuer à dépenser, sauf s’ils trouvent des crédits non garantis, même si ces derniers sont à des taux plus raisonnables qu’auparavant. En outre, le secteur financier aura un nombre moindre d’acteurs principaux, avec un accès facilité au gouvernement et souvent formés par le gouvernement lui-même dans le cadre des mesures de sauvetage de 2008. Par hypothèse, la majorité des gouvernements ayant racheté des banques, lors des nationalisations impromptues qui ont suivi l’effondrement d’octobre 2008, n’ont aucune intention de gérer ces banques selon l’ancien modèle de contrôle des secteurs-clés de l’économie. Le fait que les grandes banques opèrent à l’échelle internationale est en soi un facteur dissuasif. Par ailleurs, il est peu probable que ces banques soient privatisées via l’émission d’actions auprès du public. Celles-ci seront probablement mises entre les mains d’un petit nombre d’entreprises de premier rang, jugées suffisamment responsables pour les gérer convenablement. Globalement, on assistera donc à une transition progressive vers un système réglementaire volontaire et davantage négocié. Justifiée par des arguments en faveur de la flexibilité et d’un allègement des charges pesant sur les contribuables, la réglementation actuelle sera remplacée par des garanties de bon comportement des grandes entreprises financières, à faible coût de suivi.

40 Ces prédictions ne relèvent pas de la voyance : c’est une tendance générale, déduite en observant des relations gouvernements/entreprises dans toute l’économie. Partageant les préjugés néolibéraux sur le gouvernement en tant que tel, les craintes vis-à-vis de l’impact de la réglementation sur la croissance et la confiance en la supériorité des directeurs d’entreprises en presque tout, les élus se fient de plus en plus à la responsabilité sociale des entreprises pour accomplir différents objectifs d’ordre politique. Le gouvernement britannique possède même un ministre chargé de ce domaine.

41 Il ne s’agit donc pas véritablement d’un changement de régime, mais bien d’une modification de qualificatif : d’un keynésianisme privé non régulé à un keynésianisme privé autorégulé. Mais certaines implications de ce changement ont un impact plus radical. D’abord, le système sera de moins en moins légitime vis-à-vis du marché, de la liberté de choix et de l’absence d’implication gouvernementale. Il y aura plutôt un partenariat entre les gouvernements et les entreprises ou des actions autonomes des entreprises commanditées par les gouvernements, avec des tentatives majoritairement informelles de restaurer la confiance. Ce sera « les grandes entreprises sont bonnes pour vous » plutôt que « les marchés sont bons pour vous ». À certains égards, cela s’apparente au néo-corporatisme, mais à deux différences notables près : d’abord, les syndicats seront absents ou présents seulement à titre symbolique, en raison de leur faible niveau de pouvoir ou de compétence sur le plan de la finance mondiale. Ensuite, les entreprises ont pris part à des accords corporatistes en qualité de membres d’associations, qui ont permis la mise en place d’une concurrence équitable. Les très grandes entreprises mondiales qui dominent actuellement les marchés ont peu de temps à perdre dans les associations et recherchent tout, sauf une concurrence équitable, lorsqu’elles construisent des relations avec les gouvernements. Le nouveau modèle de responsabilité des sociétés ressemblera toutefois au corporatisme, en ce qu’il sera limité au niveau des États-nations (et probablement à l’UE), cadre au sein duquel la compétence des gouvernements est restreinte, tandis que les sociétés, elles, conserveront une envergure internationale et continueront à pratiquer le tourisme fiscal à la recherche des régimes les plus avantageux.

42 Par ailleurs, point moins important sur le plan économique mais significatif sur le plan politique : ce modèle stimulera considérablement les tendances actuelles vis-à-vis d’un transfert de l’activité politique des partis aux organismes de la société civile et aux mouvements sociaux. Ce modèle propulsera les entreprises au premier plan, non seulement en qualité de lobby exerçant des pressions sur les gouvernements, mais en tant que décisionnaires des politiques publiques, que ce soit aux côtés des gouvernements ou à leur place. Ce seront les entreprises qui détermineront les termes de leurs codes de comportements et de pratiques responsables. Ainsi, les entreprises deviendront à la fois sujets et objets politiques à part entière, mettant fin à la séparation rigide entre les gouvernements et les entreprises privées, pilier des politiques néolibérales et sociales-démocrates. Parallèlement, les gouvernements de tous partis devant conclure des marchés similaires avec les entreprises et étant tous inquiets de la capacité de leur pays à attirer des capitaux liquides, les différences entre les partis en matière de politiques économiques centrales s’amenuiseront encore davantage. Le jeu des partis aura toujours de quoi s’exercer au sujet de la part relative des dépenses publiques, des questions de multiculturalisme, de la sécurité. Mais il ne s’occupera plus de stratégie économique. Cela est déjà le cas depuis quelques années dans la majorité des pays, mais il en demeure des traces dans la rhétorique des partis.

43 Presque toutes les grandes entreprises possèdent déjà un site Internet qui fait état de leur ligne de conduite et décrit leurs engagements en matière de responsabilité sociale, ainsi que la façon dont elles concrétisent ces engagements. Cela demeure un domaine interdit aux conflits partisans ; son importance sera donc accrue dans la politique de la société civile. L’avantage premier résidera dans le fait que ces concepts ne seront pas bloqués au niveau des États-nations, comme c’est le cas pour le jeu politique des partis ; beaucoup de ces groupes sont en effet multinationaux. Mais cette politique ne sera toutefois pas satisfaisante, puisque dépourvue de l’égalitarisme formel de la citoyenneté, que représente la démocratie électorale, tout en conservant une grande partie des mauvaises habitudes des partis. Les groupes d’activistes sont capables de susciter l’attention générale à l’aide de revendications exagérées ou (à l’inverse) en nouant des liens avec les entreprises en échange de ressources diverses, tout comme les partis. Il s’agira également d’un conflit très peu équitable entre ces groupes et les entreprises. Ce régime n’est souhaité ni par les néolibéraux ni par les sociaux-démocrates, mais il est le plus probable et il pourrait permettre une réconciliation de l’économie capitaliste et du régime politique démocratique.

44 Voilà le type de prévisions sociales que l’on obtient en extrapolant les tendances actuelles. Ne peut-on pas faire mieux et voir plus loin dans l’avenir ? Avant longtemps, l’économie mondiale commencera à avoir besoin du pouvoir d’achat et pas simplement de la main-d’œuvre des milliards d’habitants de l’Asie et de l’Afrique. Cela nécessitera une réflexion poussée quant au transfert du pouvoir d’achat, sans parler de l’augmentation des prix des T-shirts, et du tout nouveau type de régime mondial. Qu’est-ce qui déclencherait l’émergence de quelque chose s’apparentant finalement au prolétariat mondial dont parlait Marx ? Probablement pas les idées marxistes, mais plus certainement l’islam radical. Cela ne devrait toutefois pas devenir une problématique politique véritablement importante avant une trentaine d’années.

Notes

  • [1]
    Cet article a été publié sous le titre « What Will Follow the Demise of Privatised Keynesianism ? » dans The Political Quarterly, vol. 79, no 4, octobre-décembre 2008.
  • [2]
    Merci à Noel Whiteside pour ses commentaires concernant l’une des premières ébauches de cet article.
Colin Crouch
Professeur émérite à l’université de Warwick. Sociologue et politologue, il est spécialiste des institutions sociales comparées.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.161.0093
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