CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Les quinze premières années du xxi e siècle ont représenté une période difficile pour les travailleurs dans les économies développées. Dans de nombreux pays riches de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’Asie de l’Est, le taux de population active a chuté et la croissance des salaires moyens a ralenti et est même devenue négative dans certains cas. On peut considérer que la crise économique mondiale des années 2007-2009 explique une grande partie de ce déclin des salaires. Cependant, le taux d’emploi a commencé à chuter aux États-Unis plusieurs années avant la crise et, dans de nombreux pays, le marché du travail est resté en berne particulièrement longtemps après la fin officielle de la crise (Acemoglu, Autor, Dorn et al., 2016). Des travaux récents indiquent par ailleurs que la part du revenu national captée par les travailleurs était également en chute depuis au moins trois décennies dans les pays développés (Karabarbounis et Neiman, 2014).

2 Il est donc naturel de supposer que les marchés du travail ne subissent pas seulement un déclin temporaire, mais font face à une force primordiale qui détériore de plus en plus les perspectives d’emploi des travailleurs. Les technologies informatiques remplissent naturellement ce rôle. Qu’il s’agisse d’emplois en usine ou de bureau, l’usage généralisé des ordinateurs personnels, des systèmes de communication, des outils commandés par ordinateur et des robots fait désormais partie intégrante de la vie professionnelle au xxi e siècle. Les technologies informatiques permettent fréquemment d’accomplir les tâches auparavant réalisées par des êtres humains, et l’on peut donc se demander si les évolutions technologiques continues mèneront à terme à l’obsolescence du travail de la plupart des hommes.

3 Cet article a pour thème l’impact de la technologie sur les marchés du travail dans les pays développés. On abordera l’incertitude qui porte sur l’hypothèse d’une grande chute imminente de la demande en termes de main-d’œuvre humaine, ainsi que les difficultés inhérentes à la formulation de spéculations concernant l’évolution de l’emploi sur le long terme. Néanmoins, nous disposons de centaines d’années de recul en matière d’évolutions technologiques antérieures, et les chercheurs ont pu étudier l’impact des technologies informatiques sur le marché du travail depuis déjà plusieurs décennies. Nous verrons ainsi comment les éléments de preuve issus des expériences du passé, lointain ou non, révèlent des tendances récurrentes qui peuvent nous aider à prévoir l’impact des technologies sur le marché du travail dans un avenir proche.

Les évolutions technologiques commencent-elles ou finissent-elles ?

4 Gordon E. Moore, co-fondateur du groupe Fairchild Semiconductor and Intel Corporation, prédisait en 1975 que les progrès technologiques intervenant dans l’industrie des semi-conducteurs permettraient de doubler le nombre de composants électroniques par puce électronique tous les deux ans, entraînant ainsi une ascension rapide de la puissance de traitement informatique. Cette prévision, désormais connue sous le nom de « loi de Moore », s’est avérée particulièrement exacte depuis. Les progrès importants réalisés dans l’industrie des semi-conducteurs ont contribué à la forte amélioration des performances de nombreux systèmes électroniques et également à la chute rapide des prix des équipements informatiques. Les données recueillies par Nordhaus (2001) indiquent que les coûts par millions d’opérations informatiques ont connu un déclin considérable depuis les années 1950 (figure 1).

Figure 1

Évolution du coût par millions d’opérations informatiques normalisées par seconde (MOINS)

Figure 1

Évolution du coût par millions d’opérations informatiques normalisées par seconde (MOINS)

Source : Nordhaus (2001).

5 Non seulement les ordinateurs deviennent moins onéreux et plus puissants, mais en outre, ils sont également de plus en plus polyvalents. De nouvelles applications dans des domaines tels que l’apprentissage automatique, l’intelligence artificielle et la robotique mobile sont particulièrement prometteuses du point de vue de la diversification encore plus large des fonctions des technologies informatiques. L’une des innovations les plus médiatisées de ces dernières années est celle de la voiture autonome, qui pourrait venir révolutionner l’ensemble des systèmes de transport terrestre au xxi e siècle.

6 Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee de la MIT Sloan School of Management estiment que la chute rapide des prix des ordinateurs et l’élargissement du champ d’application des technologies informatiques annoncent un « deuxième âge de la machine » qui viendra transformer l’économie des pays développés de façon encore plus significative que lors de la révolution industrielle (Brynjolfsson et McAfee, 2011 et 2014). Les robots étant de moins en moins onéreux et désormais capables d’exécuter un nombre grandissant de tâches, les entreprises ne conserveront leurs travailleurs qu’à condition que des machines ne puissent pas exécuter leur travail à moindre coût. Dans ce scénario, ce phénomène exercera une énorme pression sur les salaires des travailleurs et, lorsque ces salaires parviendront en dessous du seuil de réserve – salaire minimal en deçà duquel un chômeur n’accepte pas l’offre correspondante –, le nombre de chômeurs connaîtra une hausse rapide.

7 La disparition de la majorité des offres d’emploi sous l’effet de la technologie révolutionnerait profondément notre société et nécessiterait une réorganisation de nombreuses institutions publiques. En dépit de la perspective effrayante du chômage de masse, le deuxième âge de la machine ne produirait toutefois pas que des perdants. Le recours généralisé aux robots à bas prix dans la production en réduira les coûts, et l’accroissement de la productivité qui en résultera augmentera la richesse globale de la société. Cependant, ces gains se concentreront très probablement au sein d’un petit groupe de propriétaires du capital informatique, tandis qu’une part bien plus importante de la société pâtira de la disparition de l’emploi rémunéré. Il serait donc intéressant de procéder à l’exercice intellectuel consistant à réfléchir à la conception de politiques publiques adaptées à une société sans emploi et très inégalitaire.

8 L’ère des robots et du chômage prédite par Brynjolfsson et McAfee est néanmoins loin d’être certaine. Bien au contraire, Robert Gordon, historien économique de l’université Northwestern, estime que les évolutions technologiques sont davantage en phase de ralentissement que d’accélération (Gordon, 2012 et 2014). Il explique que la période des progrès technologiques les plus importants de l’histoire n’est pas celle de l’informatisation, qui a eu lieu entre la fin du xx e siècle et le début du xxi e, mais plutôt lors du siècle écoulé entre le début des années 1870 et celui des années 1970. C’est lors de ce siècle des grandes innovations qu’on a découvert l’électricité et qu’a été créée toute une panoplie de systèmes électriques. C’est également une période marquée par l’invention du moteur à combustion interne, qui est venu révolutionner le transport ; par une grande amélioration des conditions d’hygiène et de vie, grâce à l’arrivée de l’eau courante, de la plomberie d’intérieur et du chauffage central ; par la capacité à agir sur les molécules chimiques, permettant ainsi l’accomplissement de grands progrès en termes de conception de produits pharmaceutiques, plastiques et autres produits ; sans oublier l’arrivée des principales technologies de communication et de divertissement qui ont fait suite à l’invention du téléphone, du phonographe, de la photographie, de la radio et du cinéma, le tout en l’espace de seulement quinze ans.

9 La croissance annuelle du PIB par habitant aux États-Unis s’est accélérée lors de cette ère des grandes innovations, culminant à 2,5 % par an en moyenne entre 1950 et le début du premier choc pétrolier de 1973. Sur les quatre décennies qui ont suivi, la croissance moyenne annuelle du PIB chutait d’un tiers pour parvenir à 1,6 % par an. Alors que la croissance annuelle va jusqu’à excéder 4 % en dix ans lors de la période 1950-1973, ce taux de croissance ne sera jamais égalé lors des trente années suivantes. Mais ce ralentissement de la croissance économique n’est pas propre aux États-Unis : il est au contraire encore plus marqué au Japon et dans les principales économies européennes.

10 Selon Gordon, ce ralentissement de la croissance économique serait dû à un ralentissement des innovations, lui-même résultant d’une variété de facteurs. Il cite la croissance plus faible de la population et du niveau de scolarité, les réglementations, une imposition plus contraignantes vis-à-vis de l’activité économique et enfin une augmentation des inégalités. Caractérisé par de grands progrès réalisés dans plusieurs secteurs technologiques d’importance, le siècle des grandes innovations a été suivi d’une période marquée au contraire par une évolution unidimensionnelle, uniquement centrée sur la technologie informatique. En effet, Gordon émet une idée provocatrice en annonçant que les innovations et la croissance économique continueront à ralentir au vu de la difficulté croissante pour l’humanité d’effectuer des découvertes fondamentalement novatrices.

11 Naturellement, les innovations révolutionnaires à venir sont extrêmement difficiles à prévoir. Qui aurait pu imaginer l’omniprésence des Smartphones polyvalents connectés à Internet il y a trente ans ? Mais tout comme pour l’extrapolation du ralentissement de la croissance économique à venir, il est difficile de prolonger de façon certaine les tendances précédentes en matière d’évolution des technologies informatiques – ou de prévoir une accélération de cette évolution – pour en conclure qu’une nouvelle ère des robots serait imminente et inévitable.

12 Bien qu’il soit notoirement difficile d’établir des prévisions sur le long terme, nous verrons dans cet article qu’il est possible de tirer des enseignements importants des expériences passées. L’histoire ne permet pas seulement d’évaluer l’impact des progrès technologiques sur le marché du travail : elle permet également de mettre en relation cet impact avec les prévisions précédemment formulées au sujet des effets de la technologie. En effet, nos préoccupations concernant le remplacement du travailleur par la machine remontent à plusieurs siècles, et de plus en plus d’éléments sont venus confirmer le rôle des ordinateurs et des robots sur le marché du travail au cours des trois à quatre dernières décennies.

S’appuyer sur les expériences passées : une brève histoire de l’évolution technologique dans la production textile

13 L’origine de la production de textile par les hommes remonte à des milliers d’années. Ce processus consiste d’abord à transformer du coton, de la laine ou d’autres fibres en fils, qui sont à leur tour transformés en tissus, puis en vêtements. Bien que cette succession fondamentale d’étapes de production soit restée la même au fil du temps, l’exécution de chacune d’entre elles a fait l’objet d’améliorations considérables. Lors de la révolution industrielle, l’industrie textile est au premier plan d’une évolution à grande échelle vers une mécanisation de la production. Or même avant cette période de transformation, ce secteur s’avère être un bon exemple pour étudier les révolutions technologiques et leurs répercussions sur le marché du travail.

14 La première grande innovation de l’industrie textile vient modifier le processus de filature, c’est-à-dire la conversion des fibres en fils. Traditionnellement, les fibres étaient reliées à un fuseau que l’on faisait tourner à la main afin de les tordre pour en faire des fils. À partir du xiii e siècle, ces fuseaux manuels sont progressivement remplacés par les rouets, qui bénéficient de l’énergie rotative d’une roue et augmentent considérablement la productivité du processus de filature.

15 L’arrivée du rouet fait l’objet d’une résistance occasionnelle de la part du corps de métier qui contrôlait la production dans de nombreux territoires en Europe. D’après des documents historiques, le conseil municipal de Cologne a décidé, en 1412, d’interdire à un négociant local du nom de Walter Kesinger de construire un rouet, après que celui-ci avait vu ce type de machine lors d’un voyage en Italie. Le conseil affirmait que de nombreuses fileuses perdraient leur emploi si l’on autorisait l’utilisation de cette nouvelle technologie plus productive (Isenmann, 2014).

16 La mécanisation touche également la seconde étape de la production textile : le tissage des fils. À partir du xvii e siècle, un ancêtre du métier à tisser mécanique permet la production simultanée de 24 rubans tissés. C’est une amélioration considérable par rapport au métier à tisser classique qui n’est capable de produire qu’un seul ruban à la fois. Afin de protéger les emplois des tisserands, l’empereur allemand interdit l’utilisation de ces métiers à tisser mécaniques en 1685, et cette mesure est adoptée par les dirigeants de nombreux pays européens.

17 L’interdiction du recours aux technologies, en vue de protéger les emplois, s’avère toutefois contre-productive à long terme. Au-delà des frontières du Saint Empire romain germanique, les artisans de la ville suisse de Bâle adoptent le nouveau métier mécanique à rubans et sont en mesure de produire à un coût bien moins élevé que leurs pairs allemands. La pression concurrentielle exercée par ceux qui ont adopté les nouvelles technologies finit par donner naissance à une opposition grandissante à l’interdiction imposée par l’Empire, permettant ainsi sa révocation au milieu du xviii e siècle (Bayerl, 2013).

18 Peu après, le processus de production textile subit un changement encore plus important avec l’arrivée d’une série d’inventions, à la fin du xviii e siècle, marquant ainsi le début de la révolution industrielle. Le rouet est remplacé par la spinning jenny, machine à filer dotée de plusieurs broches, capable de produire de nombreux fils de façon simultanée. L’industrie du tissage est révolutionnée par l’arrivée du métier à tisser mécanique, système automatique alimenté par la vapeur ou la force hydraulique et non plus manuellement.

19 Ces nouvelles technologies de production requièrent des machines onéreuses ainsi qu’un accès à une source d’énergie principale telle qu’une machine à vapeur, pour faire fonctionner les métiers mécaniques. Ainsi, la production décentralisée de fils et de tissus au rouet et au métier à tisser manuel est-elle remplacée par la production de masse en usine. Dans ces usines, chaque travailleur est désormais capable de produire seul des résultats qui auraient nécessité des dizaines de personnes avant la révolution industrielle.

20 La réduction considérable des besoins de main-d’œuvre pour la production textile a fait naître une agitation populaire en Angleterre. Les travailleurs sans emploi ont manifesté contre le nouveau système de production mécanisé, allant même jusqu’à attaquer des usines et à détruire des machines. Le gouvernement britannique a répondu à cette agitation par une loi faisant du « bris de machines » un crime passible de la peine capitale. Les protestataires, connus sous le nom de luddites en hommage à leur leader présumé Ned Ludd, sont persécutés et voient leur mouvement dispersé.

21 L’une des problématiques récurrentes marquant ces siècles de progrès technologiques dans l’industrie textile est la crainte que les nouvelles technologies donnent lieu à un chômage de masse sur le long terme. En effet, l’arrivée des nouvelles machines bouleverse le marché du travail, et de nombreux travailleurs perdent leur emploi dès que leurs tâches s’automatisent. On remarque cependant que, même si les préoccupations concernant la disparition des emplois en raison des progrès technologiques étaient bien fondées sur le court terme, le déclin prédit des emplois sur le long terme, lui, ne s’est jamais concrétisé.

22 Penser que le marché du travail serait constitué d’une quantité fixe de travail pouvant être réalisée soit par des hommes, soit par des machines est en réalité le résultat d’une perception intuitive erronée de la situation. D’après cette perception – appelée « sophisme d’une masse fixe de travail » par les économistes –, l’accroissement du recours aux machines dans le processus de production réduirait obligatoirement la quantité de travail disponible pour les hommes. Or cette affirmation est fausse puisqu’elle ne tient pas compte de deux voies par lesquelles les nouvelles technologies en question peuvent créer des emplois supplémentaires.

23 En premier lieu, les nouvelles technologies s’accompagnent souvent de l’émergence de nouvelles industries et de nouveaux métiers. La conception de rouets et de métiers à tisser mécaniques a par exemple entraîné la création de nombreux postes dans l’industrie de production des nouvelles machines.

24 En second lieu, on peut observer que des créations d’emplois moins évidentes mais probablement plus importantes ont résulté des nouvelles technologies par le biais de l’évolution des prix et des dépenses des consommateurs. La production de masse dans l’industrie textile donne lieu à une chute considérable des prix des vêtements. Cette chute des prix permet aux consommateurs soit d’acheter une plus grande quantité de vêtements pour la même quantité d’argent, soit d’acheter la même quantité de vêtements à bas prix et en achetant davantage dans d’autres secteurs de biens et services. L’augmentation de la demande en matière de vêtements et d’autres biens et services engendre ainsi un accroissement de la production et une augmentation de l’emploi dans de nombreux secteurs de l’économie, en particulier dans les secteurs qui n’étaient pas directement touchés par l’arrivée des nouvelles technologies venues remplacer la main-d’œuvre.

25 Au fil du temps, les innovations technologiques n’ont donc pas détruit le marché du travail, mais en ont profondément changé la constitution. Du xix e siècle à la fin du xx e, une grande partie de la population active est passée de l’agriculture à la production industrielle, puis au secteur tertiaire. Il aurait été inconcevable, deux siècles plus tôt, d’imaginer que l’agriculture, alors principale source d’emplois, ne représenterait plus, aujourd’hui, qu’à peine quelques points de pourcentage du marché global du travail, malgré son rendement bien plus important. Or le chômage n’a connu aucune hausse marquée au cours de cette période, les travailleurs ayant trouvé de nouvelles opportunités d’emploi dans les secteurs de la santé, de la finance et des loisirs, dont la croissance des parts respectives du marché du travail aurait été difficile à prévoir. En ignorant l’émergence de nouvelles opportunités d’emploi, de nombreux spécialistes des progrès technologiques passés ont donc été victimes du « sophisme des luddites », en prédisant à tort une hausse du chômage sur le long terme.

La révolution informatique : retour des craintes d’une automatisation du travail

26 Toujours d’actualité aujourd’hui, la dernière phase de révolutions technologiques affectant le marché du travail est la diffusion des technologies informatiques dans le monde professionnel. L’apparition de ce phénomène date au moins de la révolution industrielle, avec la mise au point par l’inventeur français Joseph-Marie Jacquard d’un métier à tisser qui fonctionnait à l’aide de cartes perforées remplaçables, contrôlant une suite spécifique d’opérations réalisées par le métier à tisser. Ce même principe de fonctionnement de machines, grâce à des programmes enregistrés sur des cartes perforées, sera utilisé plus tard sur les ordinateurs centraux à partir des années 1960.

27 On situe toutefois le début de la révolution informatique à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. À cette époque, la production en usine fait déjà l’objet d’évolutions rapides, les machines de production guidées par ordinateur devenant de plus en plus répandues et de moins en moins onéreuses. Ces systèmes sont équipés de machines à commande numérique par ordinateur (computer numerical control – CNC), qui fonctionnent grâce à un programme informatique, et de robots industriels dont les bras peuvent se déplacer autour de plusieurs axes. L’informatisation commence également à toucher le travail de bureau, notamment à la suite de l’arrivée des ordinateurs personnels, au début des années 1980. L’ordinateur personnel d’IBM apparaît en 1981, suivi par le Commodore 64, modèle d’entrée de gamme lancé en 1982 et qui devient l’ordinateur le plus vendu de tous les temps, avant l’arrivée de l’emblématique Macintosh d’Apple en 1984. Depuis, des évolutions technologiques continues ont permis la création d’ordinateurs, d’outils de production et de robots polyvalents toujours plus puissants. De même, les grands progrès réalisés dans le domaine des technologies de la communication, notamment avec l’arrivée d’Internet et des systèmes de communication sans fil, sont venus accroître la portée de ces machines.

28 La révolution informatique a rapidement suscité la crainte d’un chômage de masse. Dès 1978, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel titrait : « La révolution informatique : le progrès crée le chômage. » Le journal affirmait que les ordinateurs se distinguent des précédentes innovations technologiques non seulement en ce qu’ils suppriment de nombreux postes dans les secteurs automatisés, mais aussi parce qu’ils n’entraînent pas la création d’un nombre conséquent de nouveaux emplois pour leur propre production, ni dans d’autres secteurs de l’économie. L’article citait un dirigeant syndical britannique qui prédisait qu’en l’an 2000, la majorité des postes auraient été remplacés par des ordinateurs. Cette prédiction pessimiste s’avère en réalité largement erronée. Au Royaume-Uni, le taux de chômage, gravitant autour de 6 % en 1978, demeure autour de ce seuil en l’an 2000, alors même que la majorité des emplois auraient déjà dû avoir disparu. En 2015, ce taux est toujours à 6 %, trente-sept années après les prédictions erronées de Der Spiegel en faveur d’une « catastrophe sociale » marquée par un chômage de masse sans précédent.

29 Le fait que les ordinateurs n’aient pas conduit à la disparition du travail des hommes lors des quatre dernières décennies, en dépit de ces prévisions pessimistes, nous permet d’adopter un robuste scepticisme vis-à-vis de l’annonce nouvelle d’un règne total des robots au détriment du travail humain. Les pro-technologies d’aujourd’hui seront probablement perçus comme les prochaines victimes du sophisme luddite en l’espace de quelques décennies, rejoignant ainsi le camp des nombreux experts qui avaient déjà prédit la fin des emplois dans le passé.

30 Naturellement, le fait que les ordinateurs n’aient pas engendré de chômage de masse ne signifie pas qu’ils n’ont eu aucun impact. Bien au contraire, de nombreux économistes considèrent l’informatisation, au même titre que la mondialisation du flux des biens et des travailleurs, comme le principal facteur des changements observés sur les marchés du travail, lors des trois ou quatre dernières décennies. Il est donc légitime de s’intéresser davantage aux impacts de l’ordinateur sur les travailleurs au cours de cette période et ce, à la fois pour comprendre l’histoire des dernières décennies et pour nous aider à prévoir les futurs impacts potentiels des technologies informatiques.

L’ordinateur et la théorie économique : un biais du changement technique en faveur des qualifications ou du type de tâche ?

31 C’est dans les années 1990 que l’ordinateur devient un sujet important de recherche pour les macroéconomistes et les économistes du travail. Des chercheurs ont observé que l’écart de salaires entre les travailleurs bénéficiant d’une formation universitaire et les travailleurs possédant des diplômes de niveau inférieur s’était rapidement creusé au cours de la précédente décennie et ce, aussi bien aux États-Unis que dans plusieurs autres pays développés. L’une des principales hypothèses formulées pour expliquer cet accroissement des inégalités de salaires est celle d’un biais du progrès technique en faveur de la qualification (skill-biased technological change –SBTC). Selon cette hypothèse, les nouvelles technologies et les machines augmenteraient la productivité de tous les travailleurs, mais les gains de productivité seraient plus importants chez les travailleurs plus instruits. Cet avantage de l’augmentation de la productivité chez les travailleurs instruits augmenterait la demande de ce type d’employés à haut niveau de qualification dans les entreprises.

32 D’après Goldin et Katz (2008), ce processus a eu lieu tout au long du xx e siècle, donnant ainsi lieu à une augmentation continue de la demande en main-d’œuvre qualifiée. Cette croissance de la demande coïncide avec celle de l’offre de main-d’œuvre qualifiée, les niveaux de formation moyens étant eux aussi en hausse considérable dans toutes les régions du monde. Cependant, les années 1980 représentent une période de ralentissement de l’augmentation de l’offre de main-d’œuvre qualifiée aux États-Unis, tandis que la demande continue de croître et est même en pleine accélération. La hausse excédentaire de la demande de main-d’œuvre qualifiée par rapport à l’offre génère ainsi une hausse des salaires relatifs des travailleurs dotés d’une formation supérieure, creusant ainsi davantage les inégalités de salaires sur le marché du travail.

33 Du point de vue de cette hypothèse d’un biais technique en faveur des qualifications, l’ordinateur est perçu comme la continuation d’une longue série d’innovations technologiques favorisant les travailleurs les plus qualifiés. Mais comment expliquer cette hausse de productivité relative, observée chez les travailleurs dotés d’une formation universitaire ? Dans le cadre d’études de terrain réalisées en vue d’analyser l’intégration des technologies informatiques dans les entreprises, Autor, Levy et Murnane (2002) ont analysé l’impact de l’ordinateur sur les niveaux d’emploi, les salaires et la nature des professions de différents types de travailleurs. D’après les résultats de ces études, les auteurs ont formulé une théorie plus sophistiquée pour expliquer l’impact de l’ordinateur sur le marché du travail : l’hypothèse d’un biais du changement technique avantageant les tâches non répétitives (task-biased technological change –TBTC) [Autor, Levy et Murnane, 2003].

34 Dans cette hypothèse, l’impact de l’ordinateur n’est pas fonction du niveau d’éducation des travailleurs, mais du type de tâches associées à chaque poste. Cette idée s’appuie sur une observation majeure, le fait que l’ordinateur possède des qualités et des défauts distincts dans l’exécution de différentes tâches. Les ordinateurs personnels, les machines à commande numérique et les robots sont commandés via un logiciel pré-paramétré par un programmeur. Les ordinateurs sont donc indiqués pour exécuter des tâches qui suivent un ordre procédural bien défini. Ces tâches répétitives se retrouvent souvent dans les opérations de routine des industries de production. Par exemple la production de carrosseries au sein de l’industrie automobile requiert la répétition d’opérations précisément identiques et la marge d’erreur est infime pour garantir la bonne qualité et le caractère standard des pièces. Les robots sont bien plus doués que les hommes pour exécuter ce type de travail répétitif de grande précision.

35 Les tâches répétitives se retrouvent également dans un autre secteur du marché du travail. De nombreuses professions de type administratif sont axées sur la manipulation de données : leur traitement, leur stockage, leur récupération et leur transmission. Dès lors que ces opérations sont exécutées selon des règles clairement définies, elles relèvent d’une série de tâches répétitives qui peuvent facilement être réalisées par des ordinateurs. Par exemple ceux-ci accomplissent désormais de nombreuses tâches qui étaient auparavant à la charge des agents comptables, des documentalistes ou des secrétaires.

36 Mais alors que les ordinateurs sont souvent plus qualifiés que les hommes pour exécuter des tâches répétitives, ils sont limités par des contraintes importantes dans l’exécution d’autres types de tâches. Les machines qui obéissent à un programme prédéterminé ne peuvent pas facilement produire de nouvelles idées et de nouvelles inventions et ont des difficultés à réagir face aux événements imprévus qui affectent leur travail. En outre, les ordinateurs et les machines sont souvent dépourvus de bonnes interfaces pour traiter avec les hommes ou avec d’autres objets. Il s’agit de limites sur le plan de la communication orale avec les hommes et également de difficultés à reconnaître et à manipuler des objets – toutes tâches qui requièrent une certaine polyvalence et une capacité d’adaptation à son environnement.

37 L’hypothèse d’un biais du changement technique en faveur des tâches non répétitives répertorie donc toutes les tâches qui impliquent une résolution de problèmes, de la créativité ou un leadership sous l’expression : tâches intellectuelles. Ces tâches reposent toutes sur la capacité humaine à réagir aux nouveautés et aux problèmes, ainsi que sur l’aptitude à proposer de nouvelles idées et solutions. Les emplois majoritairement associés à des tâches intellectuelles sont ceux des directeurs, des ingénieurs, des médecins et des chercheurs. L’une des caractéristiques communes à ces professions est qu’elles requièrent toutes un haut niveau de compétences cognitives et dans la plupart des cas une formation universitaire. Bien que les ordinateurs se substituent généralement mal aux hommes pour ces types de fonctions, ils peuvent toutefois servir de compléments pratiques. De nombreux postes associés à un grand nombre de tâches intellectuelles présentent une productivité accrue lorsqu’ils sont associés à des ordinateurs qui permettent d’exécuter des opérations de traitement, de stockage et de transmission de données plus rapidement et de façon plus économique. Par exemple un ingénieur qui conçoit des ponts pourra se fier aux ordinateurs pour réaliser un calcul rapide des propriétés statiques des objets visés, et le directeur d’une grande société accédera en temps réel aux données reflétant l’état des opérations au sein de chaque site de son entreprise. Bien loin de se voir remplacés par les machines, ces travailleurs spécialisés dans les tâches intellectuelles sont donc particulièrement favorisés par la généralisation du recours à l’ordinateur.

38 La troisième catégorie de tâches distinguée par l’hypothèse du biais d’un changement technique en faveur des tâches non répétitives est celle des tâches manuelles, qui se caractérisent par une combinaison de mouvements moteurs précis, de reconnaissance visuelle et de communication orale. Les tâches manuelles sont importantes dans les professions du secteur tertiaire, notamment la restauration, les soins aux enfants, la coiffure et également dans les industries du transport, de la réparation et de la construction. Les individus exerçant ce type d’emplois requièrent généralement un niveau scolaire classique relativement faible, puisque ces tâches manuelles reposent sur des capacités fondamentales telles que la communication orale, la vision et la reconnaissance de personnes et d’objets, ainsi que sur l’aptitude à tenir et à déplacer manuellement des objets. Les ordinateurs ont donc un faible impact direct sur ces professions reposant sur des tâches manuelles, difficiles à automatiser, et dont les exécutants ne tirent pas réellement profit de leur interaction avec les ordinateurs sur leur lieu de travail.

39 Le personnel d’entretien travaillant dans les hôtels constitue un excellent exemple pour illustrer ces professions à tâches manuelles et également pour expliquer la différence entre des tâches répétitives et des tâches non répétitives. Le nettoyage des chambres d’hôtel est indubitablement un travail répétitif. Toutefois, ce type de répétitions ne renvoie pas à la routine dont nous parlons ici. Pour que le travail de nettoyage des chambres d’hôtel constitue un travail répétitif, il faudrait que ce processus consiste en une séquence composée exactement des mêmes étapes et mouvements du corps pour chaque chambre d’hôtel. Or dans la pratique, chaque client laisse sa chambre dans un état au moins légèrement différent. Hormis les différences en termes de niveau de propreté, les clients peuvent laisser les serviettes, les oreillers, les accessoires de toilette, les stylos ou encore un grand nombre d’autres objets appartenant à l’hôtel à différents emplacements au sein de leur chambre. Pour un robot, il serait particulièrement difficile de trouver et de reconnaître tous les objets appartenant à l’hôtel, d’évaluer leur état de propreté et de prendre les mesures nécessaires pour les nettoyer ou les remplacer. Par rapport aux hommes, les robots sont souvent très limités sur le plan de l’adaptabilité physique et ne sont généralement pas capables de saisir ni de nettoyer une grande variété d’objets différents. La tâche est d’autant plus compliquée lorsque les clients laissent des objets qu’ils ont eux-mêmes apportés dans leur chambre, comme un carton de pizza ou un écrin à bijoux. Pour un homme, il est facile de reconnaître ces objets et de déterminer qu’il convient de jeter le carton de pizza, mais de conserver l’écrin à bijoux. Or cette même tâche représenterait un obstacle majeur pour une machine.

La polarisation du marché du travail

40 En somme, l’hypothèse du biais d’un changement technique en faveur des tâches non répétitives prédit un déclin des emplois fondés sur des tâches répétitives dû à l’apparition d’ordinateurs moins onéreux et plus puissants, tandis que les emplois fondés sur des tâches intellectuelles ou manuelles, eux, ne peuvent pas être facilement remplacés par les machines. Ces prévisions sont étayées par des éléments de preuve issus de nombreux pays d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie de l’Est. Par exemple, lors des recherches que j’ai effectuées avec David Autor, nous avons constaté que les groupes de professions à tâches répétitives, composés de travailleurs du secteur productif (des opérateurs sur machine et des employés administratifs) représentaient de façon généralement constante de 37 % à 38 % du marché du travail américain entre 1950 et 1980, avant de chuter rapidement au faible seuil de 28 % en 2005 (Autor et Dorn, 2013). Or tandis que les professions à tâches répétitives se raréfient, les postes de directeurs et de spécialistes associés à une majorité de tâches intellectuelles connaissent, eux, une montée en puissance rapide. L’autre catégorie de professions en expansion à partir des années 1980 se trouve dans le secteur tertiaire, qui nécessite peu de qualifications. Il s’agit des serveurs, des agents d’entretien et des employés du secteur des soins aux enfants, tous ces postes étant riches en tâches manuelles. Les professions des secteurs de l’agriculture, de l’exploitation minière, de la construction, de la réparation et du transport, elles aussi associées à une majorité de tâches manuelles, ont connu une chute rapide mais se stabilisent à partir des années 1990.

41 L’hypothèse du biais d’un changement technique en faveur des tâches non répétitives prévoit ainsi clairement les effets de l’informatisation sur les différents emplois associés aux types de tâches que nous avons distingués et aussi les implications indirectes de ce processus, du point de vue des inégalités entre les travailleurs présentant des niveaux de scolarité ou de revenus différents. Goos et Manning (2007) affirment que les professions fondées sur des tâches répétitives dans le secteur productif et l’administration ont tendance à se regrouper au milieu de l’échelle de distribution des salaires. Ces professions-ci sont généralement associées à des revenus plus bas que ceux des postes à tâches intellectuelles – comme on en retrouve dans les emplois spécialisés ou de direction –, mais néanmoins supérieurs aux salaires associés aux emplois manuels, par exemple dans le secteur des services à la personne. En conséquence, la chute de l’emploi dans les professions à tâches répétitives se traduit par un modèle de polarisation des emplois : les travailleurs se concentrent de plus en plus, désormais, en haut et en bas de l’échelle des salaires. Goos et Manning (2007) attestent cette polarisation au Royaume-Uni, mais d’autres études révèlent des tendances similaires en Allemagne (Spitz-Oener, 2006 ; Dustmann, Ludsteck et Schönberg, 2009) et aux États-Unis (Autor, Katz et Kearney, 2006). En 2009, Goos, Manning et Salomons ont recueilli davantage d’éléments confirmant le caractère particulièrement généralisé de cette polarisation dans tous les pays. Dans chacun des 16 pays européens qu’ils ont étudiés, le taux d’emploi dans les professions à niveau de salaire intermédiaire a chuté et, dans tous les pays sauf un, le taux d’emploi dans les professions à bas salaire et à haut salaire s’est accru par rapport à celui des postes à salaire intermédiaire (figure 2). Bien que l’ampleur exacte et la forme de cette polarisation des emplois varie selon les pays, il est frappant de constater que la même tendance fondamentale se généralise, en dépit d’importantes différences entre les pays dans la structure des industries, dans la réglementation des marchés du travail et dans les niveaux de croissance économique locaux. Cette évolution moyenne intervenant dans différents pays européens est comparable aux tendances observées aux États-Unis d’un point de vue qualitatif et quantitatif.

Figure 2

Polarisation des emplois en Europe et aux États-Unis

Figure 2

Polarisation des emplois en Europe et aux États-Unis

Source : Acemoglu et Autor (2011). Les données relatives à l’emploi dans l’Union européenne (UE) sont tirées des travaux de Goos, Manning et Salomons (2009), qui classent les professions concernées par l’Enquête européenne sur les forces de travail en trois catégories selon les salaires moyens par professions au sein de l’UE. Le tiers supérieur regroupe emplois spécialisés et de direction, le tiers intermédiaire est principalement composé d’employés administratifs et d’opérateurs et le tiers inférieur comprend les professions des secteurs de la vente et des services à la personne. Les données américaines sont tirées du Current Population Survey.

42 Cette polarisation de la structure du marché du travail en fonction des types de professions nous invite à nous demander si des tendances similaires peuvent être observées pour les salaires. C’est en effet le cas aux États-Unis. Le figure 3 classe les centaines de professions examinées dans le cadre du recensement américain en fonction de leur salaire moyen en 1980. Il indique que, lors des vingt-cinq années suivantes, le taux d’emploi par professions et l’augmentation des salaires s’étaient tous deux accrus dans la catégorie des professions les mieux payées (à droite dans les deux figures) et dans celle des professions les moins bien payées (à gauche). Ce phénomène s’observe davantage que dans la catégorie des salaires intermédiaires (milieu du figure). Une analyse plus approfondie des données semble indiquer que l’augmentation très marquée des salaires pour les professions à haut niveau de revenu serait due aux emplois spécialisés et de direction, tandis que la hausse des salaires dans les professions à bas niveau de revenu serait issue en grande partie des postes du secteur tertiaire associés à un faible niveau de qualification.

Figure 3

Polarisation des emplois et des salaires aux États-Unis

Figure 3

Polarisation des emplois et des salaires aux États-Unis

Source : Autor et Dorn (2013).

43 Les éléments permettant de confirmer au niveau mondial ce phénomène de polarisation des salaires sont plus dispersés et moins homogènes que pour ce qui concerne la polarisation des emplois. Les professions à haut niveau de revenu ont bénéficié à la fois d’une augmentation du taux d’emploi et d’une progression des salaires dans de nombreux pays, ce qui laisse penser que l’augmentation de la demande de travailleurs à haut niveau de qualification n’a pas été suivie par un accroissement de la demande. Le développement de l’emploi dans les professions à bas salaires a coïncidé quant à lui avec des niveaux de salaires soit en progression, soit en stagnation, soit en déclin, selon les pays et les moments.

44 En effet, si l’on prend comme toile de fond les théories d’un biais technique en faveur des qualifications ou du type de tâches, aux États-Unis, la hausse combinée du taux d’emploi et des salaires associés aux professions du secteur tertiaire requérant peu de qualifications peut surprendre. Ces deux théories prédisent que l’ordinateur optimisera la productivité des travailleurs qualifiés affectés à des missions intellectuelles, et que la demande croissante d’employés qualifiés par les entreprises qui en résultera entraînera rapidement une hausse du taux d’emploi et des salaires dans les métiers concernés. Toutefois, les deux théories laissent penser que l’ordinateur n’a qu’un faible impact sur la productivité des travailleurs à faible niveau de qualification. Dans l’hypothèse d’un progrès technique avantageant les tâches non répétitives, le taux d’emploi dans les métiers du tertiaire requérant un faible niveau de qualification et dans les autres professions manuelles devrait augmenter par rapport aux métiers fondés sur des tâches répétitives qui, elles, seraient automatisées. Cependant, comme on observe que de nombreux agents des secteurs administratif et productif se tournent vers les métiers manuels, facilement accessibles aux travailleurs dotés d’un faible niveau scolaire tels que les postes d’agents d’entretien et de serveurs, on peut s’attendre à une chute des salaires dans ces secteurs. L’observation d’une hausse combinée du taux d’emploi et des salaires dans les métiers du tertiaire requérant un faible niveau de formation nous laisse penser qu’un deuxième facteur doit être pris en compte en plus du transfert de main-d’œuvre des professions fondées sur des tâches répétitives vers les professions manuelles.

45 Autor et Dorn (2013) affirment que ce deuxième facteur est une demande croissante de services exécutés par une main-d’œuvre à faible niveau de qualification. L’informatisation réduit les coûts de production, principalement pour les produits manufacturés, mais non pour les services à faible niveau de qualification tels que l’entretien de la maison ou les soins aux enfants, dont la réalisation n’est que peu affectée par l’arrivée de l’ordinateur. Lorsque le consommateur estime que des biens et services constituent un piètre substitut aux produits qui font traditionnellement l’objet de ses habitudes de consommation et qu’il est confronté à une chute des prix de ces biens, il n’en achète pas en plus grande quantité, mais il consacre plutôt une partie de l’argent – économisé grâce à l’achat de biens moins onéreux – à l’achat de davantage de services. L’augmentation des dépenses des consommateurs, par exemple pour sortir au restaurant, entraîne une augmentation de la demande, par les entreprises, de travailleurs capables de produire ce type de services. Ainsi, la demande croissante de services requérant un faible niveau de qualification se joint à l’offre croissante de travailleurs prêts à exercer ce type de fonctions en raison de l’automatisation des tâches répétitives – qu’ils accomplissaient précédemment – pour entraîner une augmentation du taux d’emploi dans les métiers à faible niveau de qualification du secteur tertiaire. Cette augmentation du taux d’emploi peut s’accompagner d’une hausse des salaires si la demande pour ces services s’accroît suffisamment rapidement par rapport à l’augmentation de la demande de travailleurs. L’augmentation du taux d’emploi dans le tertiaire est par ailleurs amplifiée par d’autres évolutions, comme la demande croissante de soins de santé à domicile entraînée par le vieillissement de la population.

46 Il est important pour nous d’examiner cette augmentation de la demande de services à faible niveau de qualification, car ce type de professions peut fournir des opportunités d’emploi aux travailleurs dotés d’un faible niveau scolaire ou d’une formation – trop – spécialisée. Cette argumentation contredit fermement l’idée selon laquelle toutes les professions associées à un faible niveau de qualification seraient rapidement dépassées en raison de l’informatisation.

Technologie vs mondialisation

47 L’hypothèse d’une évolution technologique avantageant les tâches non répétitives construit un cadre de pensée bien utile pour réfléchir à l’usage de l’ordinateur et des robots dans le monde professionnel. Elle s’est par ailleurs concrétisée, puisque ses prévisions concernant l’évolution de l’augmentation du taux d’emploi par types de professions ont été corroborées par l’expérience dans de nombreux pays. Cependant, le fait que l’informatisation explique de façon convaincante la polarisation des emplois ne signifie pas qu’il doive s’agir de la seule explication à cette tendance. Plus encore, de nombreux économistes ont observé qu’au moment où les marchés du travail étaient informatisés, ils devaient en même temps faire face à un processus rapide de mondialisation.

48 La mondialisation est un processus d’intégration à l’échelle mondiale, qui implique des échanges croissants de biens et de services, l’augmentation des mouvements internationaux de capitaux, des migrations de travail et une diffusion des connaissances. Ce processus s’est intensifié dans chacun de ces aspects au cours des dernières décennies, et les progrès en matière de technologies informatiques et de communication pourraient également avoir agi comme catalyseurs dans cette évolution. Le recours à des fournisseurs étrangers, par exemple, est devenu plus intéressant pour les entreprises, du fait de ces technologies qui permettent une communication facile et peu coûteuse sur de longues distances et également un suivi continu des marchandises.

49 La mondialisation nous fournit un second récit expliquant le déclin des professions à salaire intermédiaire dans un grand nombre de pays développés. Les travailleurs occupant des emplois dans l’administration ou dans la production pourraient non seulement être remplacés par des ordinateurs et des robots, mais également par les ressortissants de pays où les niveaux de salaire sont inférieurs. Cette réorganisation spatiale de la production peut prendre la forme soit de délocalisations – les multinationales transférant une partie de leurs activités dans un autre pays –, soit d’une concurrence commerciale, obligeant les entreprises situées dans les pays développés à réduire leurs effectifs sous la pression de la concurrence des importations. Les délocalisations de la production sont particulièrement importantes dans la production de biens manufacturés et sont étroitement liées au boom de l’économie chinoise. S’appuyant sur une série de réformes favorisant l’économie de marché, la Chine, qui était un acteur économique mineur du commerce international au début des années 1990, est devenue le premier exportateur mondial de marchandises ces dernières années.

50 Le caractère contemporain des phénomènes d’informatisation et de mondialisation ne facilite pas l’estimation de leurs conséquences respectives sur la polarisation des emplois et sur les autres résultats afférents observés dans les pays développés. Autor, Dorn et Hanson (2013a) proposent d’étudier l’impact des différents facteurs macroéconomiques sur les marchés du travail locaux aux États-Unis, afin de dépasser ce problème de mesure. Le concept de marché du travail local repose sur une observation empirique : les travailleurs cherchent généralement un poste dans un bassin d’emploi dessiné par la distance à parcourir depuis leur domicile. Par conséquent, l’offre et la demande de main-d’œuvre locale se combinent pour former un équilibre de marché propre à chaque ville, et les différences de niveaux de salaire et de taux d’emploi observées selon les zones peuvent s’avérer particulièrement constantes au fil du temps.

51 Les entreprises implantées dans les différents territoires urbains et ruraux des États-Unis devraient toutes avoir accès aux mêmes technologies. Néanmoins, l’informatisation a des conséquences différentes selon les lieux. Ces différences s’expliquent par le fait que les marchés du travail locaux connaissent des combinaisons d’industrie, d’emploi et d’activités différentes. Historiquement, la source d’une spécialisation locale peut être la proximité géographique de matières premières-clés, l’accès à des infrastructures de transport ou même l’émergence fortuite d’une entreprise importante, autour de laquelle se rassemblent d’autres activités associées (Moretti, 2012). Autre phénomène notable, les figures de spécialisation locale sont remarquablement stables, même sur la longue durée. Par exemple les bassins d’emploi locaux qui recouraient largement à une main-d’œuvre accomplissant des tâches répétitives en 1950 connaissent toujours un nombre disproportionné d’activités fondées sur des tâches répétitives un demi-siècle plus tard. Dans ces régions, la dépendance historique au travail répétitif ouvre largement la porte à un possible remplacement du personnel par des ordinateurs et des robots, ainsi qu’à une exposition particulièrement forte aux effets de l’informatisation. L’analyse empirique, par Autor et Dorn, des données du recensement américain (2013) révèle en effet que les marchés du travail locaux traditionnellement fondés sur des emplois répétitifs – que l’on retrouve dans toutes les régions des États-Unis – se sont davantage emparés de l’informatisation depuis les années 1980, alors qu’un déclin plus conséquent des emplois de type répétitif est constaté dans le même temps. Par conséquent, les bassins d’emploi locaux présentant une proportion initiale élevée de travailleurs accomplissant des tâches répétitives ont davantage connu une polarisation des emplois – et des salaires dans une moindre mesure – (figure 4) que les régions où les activités répétitives étaient moins importantes. Ces figures sont valables, que l’on raisonne à l’échelle de l’ensemble des travailleurs ou en distinguant distingue les hommes et les femmes.

Figure 4

Polarisation des emplois et des salaires sur les marchés du travail locaux américains avec comparaison entre les niveaux élevés et faibles de spécialisation dans des activités à tâches répétitives

Figure 4

Polarisation des emplois et des salaires sur les marchés du travail locaux américains avec comparaison entre les niveaux élevés et faibles de spécialisation dans des activités à tâches répétitives

52 La comparaison entre différents marchés du travail locaux ne permet pas seulement d’établir un lien plus direct entre l’informatisation et la polarisation du marché du travail, mais également de distinguer les effets de l’informatisation, de la mondialisation et des autres facteurs économiques. Autor, Dorn et Hanson (2013b) démontrent que les marchés du travail locaux américains les plus touchés par l’informatisation ne coïncident que partiellement avec les régions les plus affectées par la hausse dramatique de la concurrence des importations chinoises. Dans le même ordre d’idées, Blinder (2009) estime que le caractère délocalisable de certaines fonctions n’est que partiellement lié à leurs caractéristiques répétitives, lesquelles déterminent leur degré d’exposition à l’informatisation. Une analyse économétrique peut donc permettre d’identifier les impacts respectifs de la technologie et des contraintes commerciales sur les marchés du travail locaux.

53 L’analyse empirique des données du recensement américain, réalisée par Autor, Dorn et Hanson (2015) révèle que la hausse fulgurante de la concurrence des importations chinoises, depuis les années 1990, a donné lieu à un déclin considérable de l’emploi dans toutes les secteurs d’activité de la production de biens manufacturés La réaffectation des travailleurs de ce secteur à d’autres professions se faisant lentement, ce choc des importations a également réduit le taux d’emploi global. En revanche, les marchés du travail locaux caractérisés par un recours important aux tâches répétitives n’ont pas connu de diminution importante du taux d’emploi global, en raison de l’informatisation. On remarque, toutefois, que la structure de leur marché du travail s’est polarisée, aussi bien dans la production de biens manufacturés que dans les autres secteurs. Le déclin des professions répétitives a commencé avec l’automatisation des opérations de production de biens manufacturés dans les années 1980 ; il s’est amplifié ensuite dans le tertiaire à mesure que l’ordinateur se substituait aux emplois administratifs, suivant ainsi l’histoire du progrès technologique.

54 Dans l’ensemble, les enquêtes menées aux États-Unis comme en Europe semblent toutes indiquer que la diffusion des ordinateurs et des robots n’a entraîné aucune diminution majeure de l’emploi. Toutefois, l’informatisation a été maintes fois associée à la polarisation du marché du travail, dans la mesure où les professions répétitives à salaire intermédiaire ont été remplacées par des ordinateurs et des appareils.

Les leçons du passé resteront-elles valables dans l’avenir ?

55 Les théories annonçant une augmentation durable du chômage, inévitablement provoquée par les technologies qui permettent une économie de main-d’œuvre, se sont souvent révélées fausses, y compris pendant les premières décennies de l’ère informatique. Néanmoins, nous devons continuer de nous demander si l’hypothèse du biais d’un changement technique en faveur des tâches non répétitives, qui guide actuellement de nombreux économistes dans leur lecture des impacts de l’ordinateur sur le marché du travail, demeurera pertinente à l’avenir, lorsque les technologies auront encore évolué.

56 L’un des exemples les plus éloquents pour illustrer l’explosion des opportunités offertes par la technologie est celui de la voiture sans conducteur. Il y a un peu plus de dix ans, Autor, Levy et Murnane (2003) prenaient, dans un papier fameux, l’exemple du métier de chauffeur routier pour montrer que les activités très manuelles ne seraient pas facilement remplacées par la technologie. Mais depuis, de nombreux experts considèrent que l’automatisation endogène de ces professions est inévitable. Lorsqu’il sera possible de rendre la conduite automatique, la substitution de robots aux hommes dans d’autres activités manuelles ne sera pas loin.

57 On peut parfaitement s’attendre à ce que la frontière entre les tâches automatisables et non automatisables continue d’évoluer inexorablement à mesure que les ordinateurs et les robots gagneront en puissance et en polyvalence. L’intuition fondamentale selon laquelle la valeur ajoutée des ordinateurs réside dans l’exécution de tâches définies par la répétition de gestes précis demeure néanmoins valable. Par conséquent, de nombreuses activités difficiles à remplacer par les technologies à l’heure actuelle resteront difficiles à automatiser dans l’avenir, sauf s’il devient possible de traduire la teneur de ce travail en une série de tâches bien définies et réalisables par une machine.

58 En outre, les défis à relever pour transformer des prototypes en nouvelles technologies commercialisables à grande échelle sont souvent sous-estimées par les annonces enthousiastes d’un progrès technologique se développant et se diffusant rapidement. Prenons l’exemple de la voiture sans conducteur : le modèle conçu par Google coûte environ dix fois le prix d’une voiture ordinaire, d’après les estimations des principaux médias [1]. En outre, cette voiture ne peut ni rouler sur la neige, ni repérer les nids-de-poule, ni réagir de façon adéquate aux situations inattendues et aux environnements complexes. Naturellement, il est fort possible que l’amélioration continue des technologies mène prochainement à la conception de voitures sans conducteur, dont le prix et les capacités les rendront clairement supérieures aux voitures ordinaires. Mais il est loin d’être certain que cette baisse des prix et ces améliorations technologiques interviendront dans un avenir proche ou même lointain. D’autres technologies présentées par le passé comme annonciatrices de grandes révolutions dans le secteur des transports, par exemple les avions supersoniques, les trains utilisant la force magnétique ou encore les véhicules solaires, n’ont jamais été accessibles à bas prix, ni atteint une puissance suffisante pour pouvoir être largement diffusées dans l’économie.

59 Autre obstacle supplémentaire à l’automatisation, souvent sous-estimé : le fait que les hommes peuvent souvent accomplir des séries de tâches plus variées que les ordinateurs ou les robots susceptibles de les remplacer. Les chauffeurs routiers, par exemple, ne se contentent pas de piloter leur camion dans la circulation, mais ils doivent également charger, contrôler et décharger les marchandises, s’occuper des formalités administratives afférentes et procéder à des opérations d’entretien et de réparation de leur véhicule. Les technologies de conduite autonome ne pourront donc pas, à elles seules, remplacer l’ensemble des tâches accomplies par les chauffeurs routiers. Dans certains cas, il est possible de décomposer l’ensemble des tâches associées à un poste et d’en faire exécuter certaines séquences par des machines tout en continuant de confier les autres aux hommes. On peut prendre l’exemple des guichets de banque. Le travail des guichetiers d’autrefois est désormais divisé en plusieurs opérations : d’un côté la remise d’espèces, une tâche répétitive assurée par les distributeurs automatiques et de l’autre une large gamme de services aux clients, qui continuent d’être exécutés par des employés. Les pilotes de ligne constituent un contre-exemple à ce principe, car leurs activités ne peuvent être décomposées. En 1947, le premier avion dirigé par un pilote automatique a traversé l’océan Atlantique. Mais au cours des quasi sept décennies qui ont suivi, le métier de pilote de ligne n’a pas disparu, car la présence d’hommes est toujours nécessaire à bord, afin de pouvoir réagir aux situations imprévues, comme une panne du moteur ou d’autres parties de l’avion.

Comment les travailleurs peuvent-ils s’en sortir dans un marché du travail informatisé ?

60 Les ordinateurs sont en train de transformer la composition par activités du marché du travail. Les jeunes qui arrivent aujourd’hui sont confrontés à une gamme d’opportunités d’emploi très différente de celle qu’ont connu leurs parents une génération plus tôt. De nombreux métiers de la production et de l’administration à salaire intermédiaire embauchent moins de travailleurs qu’avant et la polarisation des emplois est, par conséquent, particulièrement marquée chez les jeunes, qui se concentrent de plus en plus, de façon déraisonnable, dans les professions à haut et à bas salaire (Autor et Dorn, 2009). D’un point de vue global, nous devons nous réjouir de la disponibilité permanente de postes à faible niveau de qualification dans le secteur tertiaire, puisqu’elle permet aux travailleurs dotés d’un faible niveau scolaire d’accéder à un emploi. Pourtant, ce sont les travailleurs qui occupent des emplois spécialisés ou de direction à haut salaire, qui tirent le plus grand profit de ces changements, eux dont la productivité s’est accrue grâce aux technologies informatiques.

61 Une préconisation facile consisterait à demander à la puissance publique d’allonger la scolarité, afin d’aider les cohortes de jeunes travailleurs. Après tout, l’augmentation, dans de nombreux pays, des inégalités de salaires entre les travailleurs dotés ou non de formations universitaires semble indiquer que l’augmentation de l’offre de travailleurs à niveau scolaire élevé n’est pas aussi rapide que l’augmentation de la demande.

62 La solution ne doit toutefois pas venir d’une scolarité plus longue, mais d’une scolarité différente. Les ordinateurs ont modifié et continueront de modifier le type de tâches demandées sur le marché du travail. Ainsi, la scolarité devrait permettre l’acquisition de compétences dans les domaines où les capacités des hommes demeurent supérieures à celles des machines et non dans les secteurs où les machines ont l’avantage. Un enseignement axé sur la mémorisation et le calcul mental ne permet plus, désormais, de produire des travailleurs qualifiés pouvant espérer surpasser les ordinateurs en termes de stockage d’informations ou d’opérations mathématiques. Les succès remportés par les ordinateurs sur des hommes extrêmement doués, dans des jeux télévisés et des championnats d’échecs, ont démontré de façon impressionnante que les machines ont désormais une immense supériorité sur les hommes pour ce type de tâches.

63 Toutefois, les hommes conservent l’avantage sur les machines, lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes, de faire preuve de créativité et d’interagir avec les autres. Un enseignement qui préparerait les jeunes à la demande d’emploi du xxi e siècle devrait donc viser à consolider leurs compétences dans ces domaines, par exemple en favorisant leur capacité à résoudre des problèmes et à communiquer à l’aide de travaux sur des études de cas, d’exercices collectifs et en s’appuyant sur des modes d’enseignement modernes alternatifs, qui fournissent d’autres supports que les cours magistraux et d’autres exercices que l’apprentissage par cœur.

64 Se concentrer davantage sur l’échange individuel avec le client, sur l’innovation et sur la résolution de problèmes permettrait également d’offrir des perspectives d’avenir à une partie des emplois à salaire intermédiaire, en train de se raréfier. Les métiers de l’administration et de la production, qui cumulent les tâches répétitives qui leur sont propres avec d’autres tâches complémentaires non répétitives, peuvent donner lieu à un ensemble de tâches intéressant qui ne sera pas aussi facile à remplacer par les technologies, sauf à devoir envisager une baisse notable de la qualité. Un opérateur sur machine, qui en connaît à fond le fonctionnement et le processus de production dont elle fait partie, sera plus précieux et plus difficile à remplacer qu’un opérateur qui saurait uniquement appuyer sur les boutons du tableau de bord. Le premier pourra rapidement résoudre les problèmes et contribuer à la conception d’améliorations pour augmenter l’efficacité du processus. De même, un agent commercial, capable de conseiller ses clients avec professionnalisme et de répondre à leurs requêtes spécifiques, ne sera pas aussi facilement remplacé par une machine que son collègue en caisse, qui ne fait qu’insérer des cartes de crédit dans un lecteur. Ce type de combinaison de compétences ne requiert pas de formation universitaire, mais peut être acquis par le biais d’une formation professionnelle de qualité, associant apprentissage pratique sur le terrain et enseignement de type académique classique, adapté en fonction des besoins de chaque profession.

65 L’adoption rapide des machines-outils à commande numérique, des ordinateurs personnels et des robots a transformé l’organisation du travail dans de nombreux secteurs professionnels au cours des quatre dernières décennies, et ces transformations ont de grandes chances de se poursuivre à l’avenir. Bien que l’automatisation n’ait pas entraîné la forte augmentation du chômage de longue durée que craignaient certains, ce phénomène entraîne toutefois de grands défis pour notre société. Les inégalités économiques se sont creusées avec la polarisation du marché du travail, créant un groupe de métiers à salaire élevé et un autre à salaire faible. Les machines ont supplanté les hommes, grâce à leurs capacités d’exécution précise et peu coûteuse des tâches répétitives, et de nombreux emplois dédiés à ce type de tâches ont irrémédiablement disparu. Toutefois, les perspectives d’emploi demeurent favorables aux travailleurs compétents en matière échanges interpersonnels, de flexibilité et de créativité, des qualités qui leur confèrent un avantage humain unique.

Notes

  • [1]
    Cette différence de prix est aujourd’hui de 1 à 3 (ndlr).
Français

Les ordinateurs et les robots sont en train de révolutionner l’organisation du travail. La multiplication des possibilités d’automatisation des tâches fait craindre une raréfaction des opportunités d’emploi pour les travailleurs et une augmentation du chômage. Toutefois, les éléments de preuve empiriques existants démontrent qu’évolution des technologies ne rime pas systématiquement avec chômage de masse. En dépit des grandes avancées technologiques intervenues depuis la révolution industrielle, l’emploi a progressivement décliné. Or l’accroissement du recours aux ordinateurs et aux robots lors des quatre dernières décennies a modifié la composition du marché du travail : alors que de nombreux postes administratifs et productifs associés à un salaire intermédiaire ont été remplacés par la technologie, l’emploi a augmenté dans les métiers spécialisés, pour les postes de direction à haut salaire et également pour les postes du secteur tertiaire associés à un faible salaire. En résulte une polarisation du marché du travail largement observée dans les pays développés.

Références bibliographiques

  • En ligne Acemoglu D. et Autor D. (2010), « Skills, Tasks and Technologies : Implications for Employment and Earnings »,in Orley Ashenfelter et David Card (éds.), Handbook of Labor Economics, Amsterdam, Elsevier, vol. 4, [en ligne] http://economics.mit.edu/files/7006.
  • En ligne Acemoglu D., Autor D., Dorn D. et al. (2016), « Import Competition and the Great U.S. Employment Sag of the 2000s. », Journal of Labor Economics, [en ligne] http://economics.mit.edu/files/9811.
  • Autor D. et Dorn D. (2009), « This Job is “Getting Old” : Measuring Changes in Job Opportunities Using Occupational Age Structure », American Economic Review Papers and Proceedings, vol. 99, no 2, p. 45-51, [en ligne] http://economics.mit.edu/files/4274.
  • En ligne Autor D. et Dorn D. (2013), « The Growth of Low-Skill Service Jobs and the Polarization of the U.S. Labor Market », American Economic Review, vol. 103, no 5, p. 1553-1597, [en ligne] http://economics.mit.edu/files/1474.
  • En ligne Autor D., Dorn D. et Hanson G. (2013a), « The China Syndrome : Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, vol. 103, no 6, p. 2121-2168, [en ligne] http://ftp.iza.org/dp7150.pdf.
  • En ligne Autor D., Dorn D. et Hanson G. (2013b), « The Geography of Trade and Technology Shocks in the United States », American Economic Review Papers and Proceedings, vol. 103, no 3, p. 220-225, [en ligne] http://ftp.iza.org/dp7326.pdf.
  • En ligne Autor D., Dorn D. et Hanson G. (2015), « Untangling Trade and Technology : Evidence from Local Labor Markets », Economic Journal, no 125, p. 621-646, [en ligne] http://www.ddorn.net/papers/Autor-Dorn-Hanson-UntanglingTradeTechnology.pdf.
  • Autor D., Katz L. et Kearney M. (2006), « The Polarization of the U.S. Labor Market », American Economic Review Papers and Proceedings, vol. 96, no 2, p. 440-446.
  • En ligne Autor D., Levy F. et Murnane R. (2002), « Upstairs, Downstairs : Computers and Skills on Two Floors of a Large Bank », Industrial and Labor Relations Review, vol. 55, no 3, p. 432-447, [en ligne] http://economics.mit.edu/files/578.
  • Autor D., Levy F. et Murnane R. (2003), « The Skill Content of Recent Technological Change : An Empirical Exploration. », Quarterly Journal of Economics, vol. 118, no 4, p. 1279-1333, [en ligne] http://economics.mit.edu/files/569.
  • Bayerl G. (2013), Technik in Mittelalter und Früher Neuzeit, Stuttgart, Theiss.
  • Blinder A. (2009), « How Many US Jobs Might be Offshorable ? », World Economics, vol. 10, no 2, p. 41-78, [en ligne] https://www.princeton.edu/ceps/workingpapers/142blinder.pdf.
  • Brynjolfsson E. et McAfee A. (2011), Race Against the Machine, Lexington MA, Digital Frontier Press.
  • Brynjolfsson E. et McAfee A. (2014), The Second Machine Age, New York NY, W.W. Norton & Company, en français aux éditions Odile Jacob [en ligne] https://tanguduavinash.files.wordpress.com/2014/02/the-second-machine-age-erik-brynjolfsson2.pdf.
  • Dustmann C., Ludsteck J. et Schönberg U. (2009), « Revisiting the German Wage Structure », Quarterly Journal of Economics, no°112, p. 809-842, [en ligne] http://ftp.iza.org/dp2685.pdf.
  • En ligne Goldin C. et Katz L. (2008), The Race Between Education and Technology, Cambridge MA, Belknap Press.
  • En ligne Goos M. et Manning A. (2007), « Lousy and Lovely Jobs : The Rising Polarization of Work in Britain », Review of Economics and Statistics, vol. 89, no 1, p. 113-133, [en ligne] http://eprints.lse.ac.uk/20002/1/Lousy_and_Lovely_Jobs_the_Rising_Polarization_of_Work_in_Britain.pdf.
  • Goos M., Manning A. et Salomons A. (2009), « Job Polarization in Europe » American Economic Review Papers and Proceedings, vol. 99, no 2, p. 58-63.
  • Gordon R. (2012), « Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds », NBER Working Paper no 18315.
  • Gordon R. (2014), « The Demise of U.S. Economic Growth : Restatement, Rebuttal, and Reflections », NBER Working Paper no 19895.
  • En ligne Isenmann E. (2014), Die Deutsche Stadt im Mittelalter 1150-1550, Vienne, Böhlau.
  • En ligne Karabarbounis L. et Neiman B. (2014), « The Global Decline of the Labor Share », Quarterly Journal of Economics, vol. 129, no 1, p. 61-103, [en ligne] http://faculty.chicagobooth.edu/loukas.karabarbounis/research/labor_share.pdf.
  • Moretti E. (2012), The New Geography of Jobs, New York, Houghton Mifflin Harcourt Publishing.
  • Nordhaus W. (2001), « The Progress of Computing », Cowles Foundation Working Paper no 1324, [en ligne] http://cowles.yale.edu/sites/default/files/files/pub/d13/d1324.pdf.
  • En ligne Spitz-Oener A. (2006), « Technical Change, Job Tasks, and Rising Educational Demands : Looking Outside the Wage Structure », Journal of Labor Economics, vol. 24, no 2, p. 235-270, [en ligne] http://www2.wiwi.hu-berlin.de/institute/wt2/sommersemester05/brown_bag/task.pdf.
David Dorn
Professeur d’économie à l’université de Zurich et chercheur au sein du Center for economic policy research (CEPR).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.161.0035
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...