CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le 6 octobre dernier a été marqué par la célébration du 70e anniversaire de la création de la Sécurité sociale, en présence du président de la République et de la ministre des Affaires sociales et de la Santé.

2 Ces célébrations décennales sont devenues rituelles. Dès 1955, le syndicat Force ouvrière organisait des journées d’étude de la Sécurité sociale autour du thème « la Sécurité sociale a 10 ans », avec une intervention de Pierre Laroque [1] ; quasiment à chaque anniversaire décennal, de telles célébrations ont été organisées, comme par exemple en octobre 1985 où se tint une célébration au palais des Congrès de Paris organisée par la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), clôturée par le président François Mitterrand. En 1995, à l’occasion du 50e anniversaire, Jean-Jacques Dupeyroux alertait contre les dangers de telles commémorations : « s’agit-il de commémorer le Plan de 1945, plan mythique dont personne ne saurait décrire le contenu ? On ne commémore pas des velléités. S’agit-il de commémorer les ordonnances fondatrices du système ? Il serait temps d’en finir avec le culte quelque peu excessif qui leur a été voué depuis un demi-siècle et de jeter un œil plus froid sur ses dispositions [2] ».

3 La célébration du 70e anniversaire peut toutefois donner l’occasion de faire le point sur l’architecture de notre protection sociale. Celle-ci est-elle toujours adaptée aux défis du xxi e siècle ? Certains plaident pour une refondation, sur la base d’autres principes. Ainsi, Denis Kessler écrivait-il en 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. […] Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ![3] »

4 Déjà en 1981, dans une optique différente, Pierre Rosanvallon s’interrogeait sur la crise de l’État-providence [4].

5 Dans le cadre nécessairement limité de cet article, nous voudrions développer 3 idées.

6 En premier lieu, insister sur l’importance de la rupture opérée en 1945.

7 En second lieu, nous interroger sur la portée des transformations des risques sociaux opérées depuis la fin des Trente Glorieuses, en nous demandant s’ils ne remettent pas en cause la pertinence des principes de 1945.

8 Enfin, essayer de montrer que ces transformations, loin de conduire à une remise en cause des principes de 1945, plaident au contraire pour leur approfondissement.

La révolution copernicienne de 1945

9 Si la création de la Sécurité sociale en 1945 reste encore aujourd’hui un moment fondateur (ce dont témoignent les célébrations décennales), c’est qu’elle marque une rupture importante par rapport à la situation d’avant-guerre.

10 Même si la Sécurité sociale s’inscrit en partie dans une continuité institutionnelle avec les assurances sociales instituées par les lois de 1928 et 1930, elle est bien plus qu’une simple rupture symbolique, comme l’écrit par exemple Bruno Valat, pour qui « son apport principal est d’ordre politique et symbolique, par la volonté affirmée de démocratiser la société [5] ».

11 Cette rupture se manifeste d’abord par son ambition. Comme le déclare Ambroise Croizat à l’Assemblée nationale constituante, le 20 mars 1946 : « L’ambition est d’assurer le bien-être de tous, de la naissance à la mort. De faire enfin de la vie autre chose qu’une charge ou un calvaire […] [6] »

12 L’objectif est de garantir « une sécurité de la société, une sécurité dans la société [7] ».

13 Citons à ce propos le discours d’Ambroise Croizat à l’Assemblée nationale constituante du 8 août 1946.

14 Pour le ministre du Travail et de la Sécurité sociale, « l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail.

15 Le problème qui se pose à tous ceux qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaitre cette insécurité. Il est de garantir à tous les éléments de la population qu’en toute circonstance ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale. C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité, dans toute la mesure compatible avec le régime social en vigueur [8]. »

16 En apparence, la Sécurité sociale paraît s’inscrire dans la technique des assurances sociales, mais elle s’en distingue par des traits essentiels.

17 Ainsi, l’objectif est-il d’inscrire dans un même cadre institutionnel unifié [9] les différents risques sociaux (maladie, accidents du travail, retraite, allocations familiales, mais, il est vrai, pas l’assurance chômage [10]).

18 Même si on reste dans une logique d’assurance au sens de couverture de risques sociaux au moyen du paiement de cotisations, le nouveau système s’émancipe largement de la logique d’assurance traditionnelle. Le meilleur exemple est constitué par les retraites, fondées sur une logique de répartition et de prestations définies (contrairement aux retraites ouvrières et paysannes d’avant-guerre, financées par capitalisation).

19 De façon générale, la fixation des cotisations s’émancipe d’une logique de neutralité actuarielle, notamment en matière d’assurance maladie.

20 Par suite, le système est fondé sur une logique de solidarité, impliquant des redistributions, à la fois horizontales (bien portants/malades, actifs/retraités ; ménages sans enfants/ménages avec enfants…) et verticale (des riches vers les pauvres).

21 Tout ceci conduit à une logique très différente de celle qui prévalait avant-guerre.

22 La Sécurité sociale s’émancipe de la logique de la prévoyance collective qui fondait les assurances sociales aussi bien que les retraites ouvrières et paysannes et qui prévalait depuis la Restauration, et surtout le Second Empire : c’est-à-dire créer les moyens d’épargner pour les classes laborieuses – idée qu’on retrouve aussi bien dans la création des Caisses d’épargne que dans la création de Caisse de retraites pour la vieillesse, ancêtre de la future Caisse nationale de prévoyance (CNP).

23 Le nouveau système comporte en outre 2 caractéristiques fondamentales.

24 La première est qu’il est fondé sur la cotisation sociale, laquelle constitue un salaire socialisé.

25 Ce point est absolument essentiel. Comme l’écrit Colette Bec [11] : « La cotisation ouvrière est un élément de cette volonté de soustraire les intéressés à la sphère symbolique de la dette et de la dépendance à l’égard de leur patron pour les inscrire par leur contribution dans celle d’un droit découlant de leur réciprocité et assurant leur liberté. »

26 L’autre point essentiel est la démocratie sociale.

27 La démocratie sociale a 2 fonctions : prémunir la Sécurité sociale contre les risques d’étatisation et de bureaucratie du système, exercer une fonction d’éducation en faisant de la Sécurité sociale la chose des travailleurs : leur propriété. Comme le déclare Ambroise Croizat à l’Assemblée nationale, le 8 août 1946 : « le plan français de Sécurité sociale, à la différence de la plupart des plans étrangers, est inspiré du souci de confier à la masse des travailleurs, à la masse des intéressés, la gestion de leur propre institution, de manière que la Sécurité sociale soit le fait, non d’une tutelle paternaliste ou étatiste, mais de l’effort conscient des bénéficiaires eux-mêmes. »

28 L’évolution qu’a connue la Sécurité sociale montre a contrario l’importance que recélait cet objectif : il y a sans aucun doute un rapport entre la bureaucratisation de l’institution, ses problèmes de gouvernance, dans laquelle il est par ailleurs clair que les organisations syndicales et la pratique du paritarisme portent une importante part de responsabilité.

29 Certes, il est à peine besoin de rappeler que la façon dont s’est édifiée la Sécurité sociale s’est largement éloignée des principes originels d’unité, d’universalité, de solidarité et de démocratie sociale. Si l’objectif d’universalité est aujourd’hui proche d’être réalisé, si celui de solidarité a également largement été mis en œuvre (même si, dans un certain nombre de cas, il côtoie une redistribution à l’envers), l’objectif d’unité n’a pu être réalisé, avec le maintien d’un grand nombre de régimes spéciaux et surtout une dichotomie régimes de salariés/régimes de non-salariés. Surtout, la démocratie sociale a été remise en cause avec les ordonnances Jeanneney de 1967, puis le Plan Juppé de 1995.

30 Pour autant, nous persistons à penser que la révolution copernicienne de 1945 est toujours opératoire pour faire face aux défis du début du xxi e siècle.

31 Il reste à analyser plus précisément les transformations des risques sociaux dans les Trente Glorieuses et dans la longue période de croissance ralentie et de mondialisation que nous baptiserons par commodité « la crise ».

Quelle portée des transformations des risques sociaux ?

Le développement du travail des femmes et les transformations de la famille

32 Une première tendance lourde a trait au développement du travail des femmes et à l’émergence de la famille hyper-nucléaire.

33 Ainsi, la proportion de femmes appartenant à la population active atteint 84 % en 2011, contre 94 % pour les hommes.

34 Certes, les statistiques montrent que beaucoup de femmes continuent à s’arrêter pour élever les enfants, mais elles cherchent ensuite à reprendre une activité. En revanche, la proportion des femmes qui restent au foyer toute leur vie devient anecdotique, alors que cela n’était pas rare en 1945 [12].

35 Une tendance essentielle est le développement des familles recomposées et des familles monoparentales, dans lesquelles l’adulte est le plus souvent la mère, du fait de la montée importante du nombre de divorces.

36 Ceci ne doit pas masquer le fait que l’insertion des femmes dans le marché du travail se déroule très souvent dans des conditions défavorables. C’est le « quart en moins », pour reprendre l’expression de Rachel Silvera [13]. Elles prédominent dans certains secteurs, souvent moins rémunérés, travaillent souvent à temps partiel, sont majoritaires dans les emplois précaires.

37 Quand elles cherchent à reprendre un travail après avoir élevé leurs enfants, elles ont souvent du mal à trouver et représentent une proportion importante des chômeurs de longue durée.

L’allongement de l’espérance de vie

38 Une seconde tendance structurante est ce qu’on appelle d’un terme contestable le vieillissement démographique.

39 Si le phénomène du papy-boom est incontestable et bien connu, la vraie tendance lourde est l’allongement de l’espérance de vie, qui, à 60 ans, dépasse 27 ans pour les femmes et approche 23 ans pour les hommes – soit une augmentation d’environ 2 ans, depuis l’année 2000, selon le rapport annuel 2015 du Conseil d’orientation des retraites (COR).

40 En réalité, ce phénomène traduit l’évolution fondamentale qu’on est vieux de plus en plus tard.

41 Il faut toutefois relativiser cette tendance, en tenant compte de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI). On peut ainsi s’interroger sur le caractère pérenne de cette tendance à l’allongement de l’espérance de vie. La persistance d’un chômage endémique, la dégradation des conditions de travail, les dégâts environnementaux ne risquent-t-ils pas, à terme, de remettre en cause cette tendance favorable ? Certains pays développés ont ainsi connu un recul de l’espérance de vie, à l’instar de la Russie dans les années 1990.

42 Quoi qu’il en soit, la montée de la proportion des seniors n’est pas sans conséquences économiques : ils ont des besoins spécifiques, qu’on désigne souvent sous le nom de silver economy, tendent à s’installer pour leur retraite dans des régions déterminées, comme le montre un récent rapport du Haut Conseil du financement de la protection sociale.

43 Enfin, les défis liés au très grand âge ne sont pas secondaires. Vivre 100 ans et au-delà et, de plus en plus, sans perte massive d’autonomie sera sans doute l’un des grands défis du siècle.

Les défis de la perte d’autonomie

44 Ce qui nous conduit à aborder la question de la perte d’autonomie.

45 Soulignons d’abord qu’à la Confédération générale du travail (CGT), nous employons ce terme plutôt que celui de dépendance. Et ce pour 2 raisons. D’une part, dans toute société, nous sommes toujours dépendants des autres. Seul l’Homme de l’état de nature d’Hobbes ou de Rousseau n’est pas dépendant d’autrui.

46 D’autre part et surtout, la notion récente de dépendance est purement une construction institutionnelle apparue à la fin des années 1990, sous la pression de divers lobbies au moment de la création de la prestation spécifique dépendance. Depuis ce texte, un handicapé devient une personne âgée dépendante à son 60e anniversaire.

47 C’est pourquoi la CGT oppose à cette conception la revendication d’un droit à l’autonomie de la naissance à la mort dans le cadre de la Sécurité sociale.

48 Quoi qu’il en soit, la perte d’autonomie est bien l’un des défis du siècle, mais il faut bien en mesurer la portée.

49 En premier lieu, il n’existe pas de lien mécanique entre allongement de l’espérance de vie et perte d’autonomie. La vieillesse n’est pas une maladie, et la perte d’autonomie survient toujours à la suite d’une affection médicale quelconque. Par exemple il y a des centenaires qui ne sont absolument pas atteints par la maladie d’Alzheimer, et la prévention peut jouer un rôle essentiel dans l’émergence ou non de la perte d’autonomie.

50 On présente parfois la dépendance comme un risque fondamental pour notre protection sociale. Elle représenterait un coût tellement important que seule la souscription d’une assurance privée dès le berceau permettrait de s’en prémunir.

51 Toutes les études disponibles, depuis le rapport d’Hélène Gissereau jusqu’à celui de J.-M. Charpin, dans le cadre de la concertation Bachelot de 2011, conduisent à relativiser ce constat. La charge de la perte d’autonomie représente 2 % du produit intérieur brut (PIB) à l’horizon 2030 et est donc parfaitement supportable.

52 En revanche, le vrai défi est double : nous avons besoin dès maintenant de nous doter des infrastructures médico-sociales nécessaires pour faire face à l’augmentation des besoins en perte d’autonomie, et le vrai problème est celui des coûts faramineux de l’hébergement en Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), qui dépassent dans la majorité des cas la pension de retraite des personnes concernées : selon une enquête de l’agence technique de l’information sur l’hospitalisation, le coût moyen dépasse 3 000 € par mois en 2013, soit le double de la retraite moyenne (montant moyen brut mensuel de 1 306 euros [14]).

La montée du chômage et de la précarité et l’émergence des nouveaux statuts d’emploi

53 Enfin, l’un des défis essentiels est lié à la modification des conditions économiques.

54 Depuis la fin des années 1970, nous avons assisté à une explosion du chômage et de la précarité. Il est actuellement supérieur à 10 % et n’est jamais descendu durablement en dessous de 7 % depuis le tournant de la rigueur de 1982 [15].

55 À cela s’ajoutent des transformations fondamentales liées à la fois aux comportements du capital et aux effets des nouvelles technologies (Internet), qu’on désigne souvent sous le terme d’« uberisation ». C’est la montée de l’économie collaborative, qui remet en cause les frontières entre travail salarié, travail non salarié et travail domestique. Ils ont été analysés dans un récent rapport dû à Bruno Mettling [16]. Signalons que le Premier ministre vient de missionner le Haut Conseil du financement de la protection sociale sur « les défis soulevés, pour notre système de protection sociale et son financement, par les évolutions actuelles des formes d’emploi et des modalités d’exercice du travail salarié et non salarié ».

56 En France, cela s’est notamment traduit, depuis 2008, par la création du statut d’auto-entrepreneur.

57 Ces dispositifs déstabilisent en partie notre système de protection sociale, ainsi qu’en témoigne la crise du Régime social des indépendants (RSI).

Prolonger les principes de 1945 dans les conditions du xxi e siècle

58 La Sécurité sociale, telle qu’elle s’est construite depuis 1945, est-elle compatible avec les transformations de l’économie mondiale, avec la mondialisation ?

59 C’est l’angle d’attaque principal des libéraux ou du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), même s’ils commencent, dans la majorité des cas, par affirmer qu’il convient d’abord de préserver le système, comme notre modèle social.

60 Ce débat essentiel ne peut être esquivé.

Le problème de l’économie française, ce n’est pas un coût du travail trop élevé à cause des cotisations sociales

61 La CGT conteste les analyses selon lesquelles les problèmes de compétitivité de l’économie française seraient dus au coût du travail et que ce problème tiendrait d’abord à un niveau trop élevé des cotisations sociales assises sur les salaires.

62 Certes, le taux de marge des entreprises, défini comme le ratio excédent brut d’exploitation/valeur ajouté, a connu une dégradation dans la crise des années 2008-2009, mais il s’est redressé, à la suite notamment de la création du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et de l’ensemble des mesures du pacte de responsabilité. Quoi qu’il en soit, cette baisse conjoncturelle n’a pas remis en cause la tendance structurelle à la hausse de la part des profits dans la valeur ajoutée observée depuis le tournant de la rigueur de 1982.

63 Il ne faut pas oublier que les exonérations de cotisations sociales ont explosé depuis la fin des années 1990. Elles représentent aujourd’hui plus de 25 milliards d’euros par an, auxquels il faut ajouter les 20 milliards d’euros du CICE et les diverses mesures du pacte de responsabilité, qui font qu’aujourd’hui les employeurs ne payent quasiment plus de cotisations sociales au niveau du Smic [17].

64 En réalité, le problème de l’économie française est un problème de compétitivité hors prix, qui se matérialise par exemple par une spécialisation moindre dans le haut de gamme que certains de ses concurrents directs, en particulier l’Allemagne.

65 Cela doit conduire à s’interroger sur le mode de développement actuel de l’économie française et notamment sur le coût élevé du capital [18].

66 Rappelons qu’en 30 ans, les dividendes versés aux actionnaires ont été multipliés par 20. Il y a 30 ans, pour 100 euros actuels de salaires, les entreprises versaient 7 euros de dividendes ; aujourd’hui elles en versent 34 euros, soit 5 fois plus ; il y a 30 ans, pour 100 euros de valeur ajoutée, elles versaient 5 euros de dividendes, aujourd’hui, elles versent 23 euros ; il y a 30 ans, les dividendes représentaient 10 jours de travail, contre 45 jours en 2012.

67 Ce niveau élevé de distribution des dividendes s’est fait au détriment de l’investissement productif. On observe depuis plusieurs années un effet de ciseau entre les dividendes distribués et l’investissement, qui exerce un effet négatif sur la croissance potentielle.

68 Il est pour le moins permis de douter de l’efficacité des mesures prises depuis plusieurs années, en particulier dans le cadre du pacte de responsabilité : l’investissement reste toujours atone, et l’on attend toujours l’inversion de la courbe du chômage. La reconstitution des marges est bien là et profite aux actionnaires, mais pas la reprise de la croissance.

69 Les cotisations sociales constituant un salaire socialisé (les cotisations dites ouvrières comme celles dites patronales), les mesures récentes comme la baisse des cotisations aux allocations familiales et l’augmentation des exonérations sur les bas salaires constituent une baisse des salaires. Elles se traduisent par ailleurs par une moindre générosité des prestations, comme en témoignent la modulation des allocations familiales ou le blocage des retraites du régime général.

Pour une réforme du financement de la Sécurité sociale

70 Pour la CGT, il faut explorer d’autres voies. C’est pourquoi nous défendons depuis de nombreuses années la proposition d’une modulation des cotisations patronales.

71 L’objectif de cette mesure serait d’inciter les entreprises à augmenter leur masse salariale en augmentant les salaires et en développant l’emploi stable et qualifié, ce qui favoriserait l’augmentation de la croissance potentielle.

72 Le taux de cotisation dépendrait de 2 facteurs : la part des salaires dans la valeur ajoutée et les créations d’emplois.

73 Cette mesure serait complétée par une contribution sociale des entreprises assise sur les intérêts et dividendes reçus (à l’instar de la Contribution sociale généralisée (CSG) sur les revenus du patrimoine et les placements financiers acquittée par les ménages).

74 Cela permettrait une diminution des exonérations de cotisations sociales et une remise en cause des diverses niches sociales, comme celle dont bénéficie l’épargne salariale.

75 L’impact positif sur la croissance de l’ensemble de ces mesures permettrait de desserrer la contrainte actuelle pesant sur le financement de la protection sociale et, en particulier, de mettre fin à la dégradation actuelle des retraites.

La Sécurité sociale professionnelle, dépassement de la Sécurité sociale ?

76 La CGT défend depuis plusieurs années le projet d’un nouveau statut du travail salarié et d’une sécurité sociale professionnelle.

77 Si la notion de nouveau statut du travail salarié renvoie plutôt à l’idée de droits attachés à la personne (et non à l’emploi occupé à un moment donné), et celle de sécurité sociale professionnelle à une situation où la rupture du contrat de travail deviendrait exceptionnelle et n’interviendrait qu’au moment où le salarié serait intégré dans un nouvel emploi équivalent, ces 2 notions font en réalité partie d’un ensemble cohérent, s’inscrivant dans « une vision nouvelle du travail, impliquant la reconnaissance d’un droit à la mobilité professionnelle, l’organisation d’une carrière diversifiée, la définition de formes de travail complémentaires [19] ».

78 Selon Jean-Christophe Le Duigou, la Sécurité sociale professionnelle s’appuierait notamment sur les principes suivants :

  • protéger le salarié dans toutes les situations de rupture de son intégration professionnelle ;
  • reconnaître des droits attachés au salarié et non à l’emploi occupé ;
  • comme on l’a dit plus haut, la rupture du contrat de travail devrait être exceptionnelle, et n’intervenir qu’au moment de l’intégration dans un nouvel emploi ;
  • l’accès à la formation devrait être facilité dans le cadre d’un nouveau service public de la formation professionnelle ;
  • la Sécurité sociale professionnelle devrait être articulée à une politique de lutte contre de mauvaises conditions de travail. Plus aucun salarié ne devrait voir son espérance de vie raccourcie par de mauvaises conditions de travail.

79 Il est frappant de constater que cette Sécurité sociale professionnelle est très proche des conceptions originelles du Plan français de la Sécurité sociale telles qu’elles ont été exprimées par les fondateurs de la Sécurité sociale en 1945-1946.

80 Comme l’écrivent dans des termes quasiment identiques Ambroise Croizat et Pierre Laroque en 1946 [20] :

81

  • « cela implique d’abord une organisation économique qui fournisse à tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler une activité rémunératrice » ;
  • « il faut en second lieu que l’activité ainsi garantie à tous les hommes et à toutes les femmes leur apporte les ressources suffisantes pour satisfaire à leurs besoins personnels et pour couvrir leurs charges familiales ;
  • Il ne suffit pas de fournir aux travailleurs une activité rémunératrice, il faut encore leur garantir la conservation de cette activité ;
  • Il faut parer pour le travailleur aux conséquences de la perte de son activité rémunératrice ».

82 Pierre Laroque ajoute dans son article que, « quand on parle de Sécurité sociale, c’est à ce dernier groupe de problèmes que l’on pense en général. Mais si important qu’il soit, il n’en est qu’un aspect et même par sa nature un aspect subsidiaire ».

83 Chacun sait que la Sécurité sociale, telle qu’elle s’est effectivement construite, s’est fortement éloignée de ce Plan français de Sécurité sociale, ne serait-ce que parce que l’assurance chômage n’en a pas fait partie.

84 Mais le projet de Sécurité sociale professionnelle que défend la CGT s’inscrit dans cette continuité.

85 En un sens, elle constituerait un dépassement du modèle de 1945, à la fois conservation et dépassement. Elle en reprendrait les fondements essentiels, c’est-à-dire avant tout un modèle à vocation universelle, fondé sur le salaire socialisé, mais en déplacerait la logique. En particulier, alors que le système de 1945 restait largement fondé sur une notion de risque à forte connotation assurantielle, ce dernier aspect ayant été progressivement développé, par exemple avec l’idée de séparation des risques qui fondait l’organisation par branches de 1967, accentué par toutes les réformes depuis 1990 et, notamment, le Plan Juppé, avec entre autres l’idée d’affecter à chaque risque des ressources déterminées, la Sécurité sociale professionnelle mettrait l’accent sur la sécurité, articulée à une approche fondée sur la prévention et non la réparation.

86 Ce nouveau modèle a l’ambition de constituer une alternative crédible aux approches libérales, notamment issues du patronat, fondées sur la société du risque.

87 En outre, cette conception conduirait également à dépasser l’opposition stérile universalité/financement fondé sur le salaire socialisé. Dans un système fondé sur la Sécurité sociale professionnelle, la quasi-totalité de la population aurait vocation à percevoir un salaire et donc à verser des cotisations, l’essentiel des prestations sociales présentant le caractère d’un salaire socialisé, car visant à la reproduction de la force de travail ; ce serait en particulier le cas des dépenses de soins, incluant les prestations en nature, y compris celles de la prévention, et les allocations familiales. Enfin, cette vision contribuerait également à remettre en cause l’opposition entre élargissement de l’assiette des cotisations et fiscalisation, ce qui permettrait de renouveler l’approche de la CSG.

Notes

  • [1]
    Cité par le Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, « Soixantième anniversaire de la Sécurité sociale », numéro spécial, 2005-2006.
  • [2]
    Dupeyroux J.-J. (1995), in Bec C. (2014), La Sécurité sociale, une institution de la démocratie, Gallimard.
  • [3]
    Challenges, 4 octobre 2007.
  • [4]
    Rosanvallon P. (1981), La Crise de l’État-providence, Paris, Seuil.
  • [5]
    Valat B. (2001), Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967.) L’État, l’institution et la santé, Éditions Economica.
  • [6]
    In Étievent M. (1999), Ambroise Croizat ou l’invention sociale, Gap Éditions, p. 94.
  • [7]
    Bec C. La Sécurité sociale, une institution de la démocratie. Op.cit.
  • [8]
    Comité d’histoire de la Sécurité sociale (1986), « 40 ans de Sécurité sociale », Bulletin de liaison, no 14, janvier.
  • [9]
    Cette volonté de construire un cadre national unifié, s’opposant aux caisses « affinitaires » d’avant-guerre, sera l’occasion de l’un des grands conflits occasionnés par la création de la Sécurité sociale.
  • [10]
    Signalons toutefois que dans le discours précité du 8 août 1946, A. Croizat déclare qu’« il faudra bien que la France se décide à avoir un jour, que j’espère prochain, une assurance contre le chômage ».
  • [11]
    Op. cit., p. 129.
  • [12]
    Notons toutefois que beaucoup de femmes étaient comptées comme inactives, alors qu’elles travaillaient dans le cadre de l’exploitation familiale ou du magasin tenu par leur conjoint.
  • [13]
    Silvera R. (2014), Un quart en moins, La Découverte.
  • [14]
  • [15]
    Son point bas est de 6,8 % en 2007, juste avant l’explosion de la crise systémique liée aux subprimes.
  • [16]
    Bruno Mettling, « Transformation numérique et vie au travail », Rapport, septembre 2015.
  • [17]
    À l’exception de la part dite spécifique de la cotisation Accident du travail et maladie professionnelle (ATMP), qui correspond au risque propre à l’entreprise.
  • [18]
    Cordonnier, « Le coût du capital et son surcoût. Sens de la notion, mesure et évolution, conséquences économiques », Lille, Université Lille I, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSÉ).
  • [19]
    Le Duigou J.-C. (2015), « La Sécurité sociale professionnelle : une utopie réaliste », Le Droit ouvrier, octobre. Notons que ce texte est la reprise du chapitre 6 de son livre Demain le changement (2005).
  • [20]
    Le premier, dans son discours à l’Assemblée nationale du 8 août 1946, le second, la même année, dans la Revue du Travail. Nous reprenons ici le discours d’Ambroise Croizat du 8 août.
Pierre-Yves Chanu
Conseiller confédéral de la Confédération générale du Travail (CGT), président de la Plateforme dédiée à la Responsabilité sociale des entreprises (RSE).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.161.0333
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