CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Bâtir une nouvelle stratégie économique et sociale est nécessaire car notre modèle de développement s’essouffle et ne s’accommodera pas de simples rustines.

2 Croissance atone, chômage de masse, creusement des inégalités… nous ne vivons pas une crise : nous assistons à la mort d’un vieux monde. Faut-il d’ailleurs regretter le modèle fordiste des Trente Glorieuses, certes régulé – la croissance industrielle trouvant des débouchés dans la consommation de masse –, mais au prix d’une société rigide, d’une intensification du travail et d’un épuisement des ressources naturelles ?

3 Inutile de se cramponner à un monde qui n’existe déjà plus. Ce sont les femmes et les hommes qu’il faut protéger et rendre libres.

4 D’autant plus qu’un monde nouveau naît, sous l’impulsion des transitions numérique et écologique. Plus horizontal, porteur de nouvelles promesses de richesses et de progrès, il est aussi plus incertain et risque de faire des gagnants et des perdants. Cela plonge les citoyens dans un sentiment de grande insécurité, avec la tentation du repli sur soi.

5 Nos institutions, nos règles et les recettes du passé ne sont pas adaptées au monde qui vient. Nous devons les refonder, pour saisir les opportunités de prospérité qui s’offrent à nous et pour faire en sorte que personne ne soit oublié au bord du chemin.

6 Pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT), il faut donc aller vers un nouveau modèle de développement, qui fait du social la condition de l’efficacité économique et qui vise à la qualité pour tous et à tous les niveaux : qualité de la production, du travail et de l’emploi, des parcours de vie.

Notre modèle économique et social est inadapté

Économie bas de gamme et déformation de l’entreprise

7 Notre modèle productif n’est pas suffisamment orienté vers la qualité des biens et des services. En cause, une gestion à court terme des entreprises marquée et des logiques spéculatives, au détriment de l’anticipation des mutations, des investissements productifs et de l’innovation.

8 Il n’est pas exagéré de parler de déformation de l’entreprise. Alors qu’historiquement, son objet social était d’organiser la création collective, à partir des années 1980, l’entreprise s’est progressivement mise au service de la finance, qui ne devait être pour elle qu’un moyen de se développer. L’actionnariat financier a pris le pouvoir et imposé ses objectifs – maximiser la valeur boursière –, au détriment de l’environnement, des salariés et de l’entreprise elle-même, incapable d’innover et de croître sans prise en compte du temps long. Beaucoup de drames humains, de territoires sinistrés, de savoir-faire et de fleurons nationaux sacrifiés témoignent des dégâts causés par ce modèle prédateur !

9 Un modèle qui constitue également une impasse stratégique en termes d’insertion dans l’économie mondiale. En cherchant à être compétitif par une baisse continuelle des coûts, on entretient une production à faible valeur ajoutée et des emplois de mauvaise qualité. On fragilise le financement de la protection sociale, pourtant indispensable au bien-être des citoyens… et au développement économique.

Des mutations du travail et de l’emploi insuffisamment prises en compte

10 Le manque d’anticipations et d’investissements dans l’outil productif comme dans les compétences des salariés a pour conséquences le chômage de masse et la précarisation de l’emploi.

11 Des phénomènes puissants, tels que la globalisation, la tertiarisation et la digitalisation de l’économie, concourent également à creuser l’écart entre insiders protégés et outsiders qui peinent à trouver du travail ou enchaînent les contrats courts. Bien que le débat se soit focalisé sur la coupure légale contrat à durée indéterminée (CDI)/contrat à durée déterminée (CDD), cette dualisation est d’abord liée au niveau de qualification : ce sont toujours les moins qualifiés qui subissent.

12 Pour la CFDT, l’éducation, la formation initiale et continue, le niveau de qualification d’une population constituent des enjeux cruciaux : conditions de la montée en gamme de l’économie et outils de sécurisation des parcours individuels. Dans un marché du travail en pleine mutation, qui ne fournit plus d’emploi à vie, où certains métiers disparaissent tandis que d’autres émergent, et où les qualifications deviennent rapidement obsolètes, la capacité à rebondir passe par l’accès à la formation tout au long de la vie.

13 D’autres risques, insuffisamment couverts, freinent également la reprise d’emploi : la mobilité, le logement, la garde d’enfants… Les carrières de plus en plus hachées et l’émergence de nouvelles formes d’emplois avec l’économie numérique posent donc la question de la nature des droits dont ont besoin les individus et aussi de leur universalité – leur acquisition étant encore largement liée aux statuts.

14 De la même façon, la défense des salariés face à leur employeur s’organise aujourd’hui dans le cadre d’un lien de subordination juridique, matérialisé par le contrat de travail. Comment protéger les travailleurs qui ne sont pas salariés, par exemple les chauffeurs d’Uber, mais qui sont pourtant en situation de dépendance économique vis-à-vis de la plateforme qui leur fournit du travail ?

15 Cette nouvelle donne met au défi notre législation sociale et aussi le syndicalisme et la protection sociale.

La protection sociale au défi du xxi e siècle

16 La protection sociale n’est pas non plus paramétrée pour répondre aux nouveaux besoins sociaux, comme la perte d’autonomie liée à l’allongement de la durée de vie, qui affecte les personnes dépendantes et également les aidants familiaux, tenus de concilier cet engagement avec leur activité professionnelle. Elle ne répond pas correctement aux nouvelles aspirations que sont la conciliation de la vie professionnelle et de la vie personnelle ou l’égalité entre les femmes et les hommes. Songeons que la politique familiale a été créée dans les années 1950 avec, comme objectif prioritaire le soutien à la natalité ! Et qu’importe si certaines de ses modalités maintenaient les femmes dans le sous-emploi…

17 S’il n’y avait qu’un argument pour faire évoluer notre modèle social, ce serait celui-ci : il peine de plus en plus à contenir l’explosion des inégalités. Insuffisamment préventif, il corrige a posteriori les inégalités de revenus par la redistribution : mais d’une part celle-ci est remise en cause par les contraintes qui pèsent sur les dépenses publiques et la compétitivité, et d’autre part elle ne suffit plus à assurer l’égal accès aux biens essentiels (santé, logement, emploi) pour tous les citoyens sur tous les territoires.

18 Qu’il s’agisse de redresser l’économie ou de moderniser le modèle social, il faut bien constater que les vieilles recettes – serrer les boulons, comprimer les dépenses et les individus – ne marchent plus. La CFDT en est convaincue : nous ne sommes pas condamnés à l’alternative désespérante : casse sociale ou statut quo. D’autres voies de progrès sont possibles, et elles passent par le dialogue social.

La CFDT appelle à un modèle de développement fondé sur la qualité pour tous

Une performance économique fondée sur la qualité implique de redonner un rôle central à l’investissement productif, à la coopération et au travail

19 Sans renoncer à l’objectif de croissance, nous devons interroger son contenu et sa finalité. Pour la CFDT, la croissance doit être qualitative et inclusive, elle doit viser le bien-être collectif.

20 Pour cela, il faut une stratégie d’investissements massifs, au service de la montée en gamme des produits, de l’excellence environnementale et de la digitalisation des modèles d’affaires ; en privilégiant les activités et les secteurs d’avenir, qui répondent aux nouveaux besoins et qui développent des emplois de qualité. Ces investissements doivent consolider et valoriser les nombreux atouts de notre pays : sa démographie, la productivité des salariés, la diversité de ses territoires et la qualité des infrastructures publiques.

21 Investir implique de dégager des marges de financement ; c’est la raison pour laquelle la CFDT a soutenu le Pacte de responsabilité. La finance doit être réorientée vers l’économie réelle, en développant l’investissement socialement responsable, notamment à travers l’épargne salariale.

22 Indispensables à la compétitivité et complémentaires aux initiatives privées, les politiques publiques d’investissements dans la recherche et l’innovation, dans les services, les transports et infrastructures publics doivent être renforcées, au niveau national comme au niveau européen. La CFDT, avec la Confédération européenne des syndicats, a apporté son soutien au Plan Juncker.

23 Une économie de qualité est une économie qui substitue aux logiques de concurrence effrénée et contre-productive des logiques de coopération tout au long des chaînes de valeur. L’innovation se diffuse par effet de réseau. Au sein des institutions, des entreprises, des filières, des territoires, nous gagnerions beaucoup à décloisonner les structures, à mutualiser les ressources et à partager les bonnes pratiques. Une plus grande solidarité du tissu industriel, des relations rééquilibrées entre donneurs d’ordres et sous-traitants seraient sources de meilleures performances à l’export. Créer des synergies entre filières, branches professionnelles et territoires ; de nouvelles articulations entre agriculture, services et industries doivent nous permettre de construire un développement harmonieux et partagé.

24 Nous devons, pour cela, saisir les opportunités offertes par les nouvelles formes d’économie, qui reposent sur des modes de production et de consommation plus sobres et plus conviviaux : économie circulaire ; économie de l’usage ; économie collaborative. L’économie numérique remet au centre la relation avec l’usager et la qualité du service. Mais elle pose des défis de réglementation et de fiscalité auxquels il faudra répondre, pour que la valeur créée soit justement distribuée.

Réarticuler l’économie et le social passe par une plus grande considération du travail comme facteur de richesse… et implique de refonder l’entreprise

25 La gouvernance, le management et l’organisation de l’entreprise sont trop souvent incompatibles avec un travail de qualité. Une hiérarchie excessive, le cloisonnement des compétences, l’individualisation des tâches sont autant de freins à l’autonomie, à la coopération et à la créativité des salariés. Le travail n’est pas un élément central de la stratégie économique, mais une variable d’ajustement. Alors qu’ils sont les premiers concernés, les salariés n’ont pas leur mot à dire sur l’organisation du travail et sont trop peu associés aux orientations économiques.

26 C’est en faisant mieux entendre la voix des salariés, en leur redonnant le pouvoir de peser sur les décisions, que l’on remettra le travail au centre de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle la CFDT revendique un dialogue social et économique exigeant avec l’employeur, pour peser sur la stratégie, l’évolution de l’activité, l’emploi… et qu’elle milite pour que l’organisation du travail devienne un sujet de négociation collective, en partant du quotidien des salariés. À terme, c’est la gouvernance de l’entreprise qui doit évoluer pour faire plus de place aux parties prenantes. La présence des salariés dans les conseils d’administrations est une avancée majeure, obtenue par la CFDT.

La protection sociale, condition du développement économique et de la cohésion sociale, doit conserver ses fondements mais renouveler ses moyens pour lutter contre les inégalités et couvrir les nouveaux risques

27 Lutter efficacement contre les inégalités suppose d’agir en amont, à la source même de leur formation, en donnant réellement à chacun les mêmes chances de se réaliser, d’être libre et autonome dans la conduite de ses choix.

28 Il convient, pour cela, d’investir dans toutes les étapes de sa vie, où l’individu construit son capital humain et social – petite enfance, école, formation initiale et continue – ; d’apporter des solutions personnalisées aux besoins de mobilité, de logement, de santé ; avec une attention renouvelée à l’articulation des différents temps de vie (temps personnels, sociaux, temps de travail, de formation, de retraite…).

29 Cela passe par une action publique de qualité, indispensable à la qualité de vie et au « vivre-ensemble ». On songe spontanément aux écoles, aux hôpitaux bien sûr ; mais ce sont aussi les crèches par exemple, qui favorisent la réussite éducative des enfants, tout en permettant aux parents (et bien souvent aux femmes) de poursuivre leur activité professionnelle.

30 Cela passe aussi par de nouveaux droits sociaux qui sécurisent les parcours professionnels et favorisent les trajectoires ascendantes. Reprenant les revendications de la CFDT, l’Accord national interprofessionnel (ANI) 2013 – « Sécurisation de l’emploi » – crée ainsi une série de droits personnels : compte personnel de formation, droits rechargeables à l’assurance chômage, complémentaire santé universelle… Le Compte personnel d’activité (CPA) devra permettre d’aller plus loin. Pour la CFDT, il doit réunir l’ensemble de ces droits et en créer de nouveaux, afin que chaque individu puisse les convertir et les mobiliser selon ses besoins : formation, reconversion, congés pour développer un projet personnel… Ce compte devra avoir une vocation universelle.

31 Les droits personnels doivent être réellement accessibles, y compris aux personnes les plus vulnérables, sans quoi ils conduiraient à renforcer les inégalités initiales. Cela implique que le système soit clair, lisible, et que chacun bénéficie d’un accompagnement personnalisé continu dans leur utilisation.

32 Pour la CFDT, le grand défi est de créer des droits sur mesure pour chacun, dans un cadre d’abondement et de garanties collectif.

33 La modernisation du modèle social nécessite de repenser les complémentarités entre logiques d’assurance et d’aide sociale, redistribution et investissement social. Son financement doit être rénové, pour être soutenable et mieux accepté, en conservant ses principes de solidarité et de mutualisation. La CFDT appelle à une grande réforme fiscale pour rendre l’impôt plus juste et plus lisible.

Conclusion

34 Une stratégie nationale qui articule l’économique et le social doit remettre les personnes au centre, en tant que premier facteur de richesse et en tant qu’objet central des politiques sociales.

35 Chaque acteur doit contribuer à cette stratégie : l’État, dans un rôle de stratège, de régulateur et de facilitateur ; les collectivités territoriales, dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de proximité et l’Europe, qui doit redevenir un beau projet commun, pas simplement un grand marché.

36 Le rôle des partenaires sociaux n’est pas moindre. La CFDT est convaincue que c’est par le dialogue social, à tous les niveaux, que nous pourrons relever les grands défis communs. C’est toujours cette voie qui a permis de mettre en adéquation les institutions sociales et économiques avec les réalités d’une époque, au bénéfice des salariés et du développement économique.

37 C’est aussi par le dialogue, la confrontation constructive des intérêts divergents, l’implication des individus dans les décisions qui les concernent, que nous parviendrons à construire une société apaisée et résiliente, qui sait faire face aux épreuves et continuer à avoir confiance dans son avenir.

Laurent Berger
Secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.161.0327
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