CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Pour contribuer aux réflexions rassemblées dans ce numéro sur les relations entre stratégie de croissance et protection sociale, je voudrais développer deux points principaux. Le premier insiste sur le fait que le diagnostic dominant en France sur les problèmes du marché du travail est erroné. Le problème français ne vient pas d’un coût du travail trop élevé pour les secteurs non qualifiés, il vient plutôt d’un manque d’investissement à la fois dans les capacités d’innovation de notre économie et dans le capital humain. Faute de suffisamment de création d’emplois qualifiés, les personnes formées en France se retrouvent déclassées et, par un phénomène de cascade, le chômage se concentre sur les non qualifiés, qui sont exclus par plus qualifiés qu’eux. Le second point tire les conclusions du diagnostic alternatif que je propose et suggère une stratégie en matière de protection sociale qui soit cohérente avec une stratégie de croissance inclusive et soutenable, qui permette de régénérer le système social. Une société inclusive implique une conception élargie de l’égalité des chances. Il convient d’équiper tous les salariés en « capabilités » au sens de Sen et d’offrir des emplois adéquats et correspondants aux « capabilités » acquises.

Diagnostic erroné sur le marché du travail

2 Sans une compréhension des raisons du chômage de masse et de la croissance anémique de longue durée, les politiques économiques sont inopérantes. Or, le diagnostic qui guide les politiques d’offre actuellement mises en œuvre (pacte de responsabilité et baisse des cotisations sociales) fait du coût du travail la seule variable pertinente. Le coût du travail est conçu comme la variable qui est responsable de tous les problèmes. Le diagnostic dominant veut que si l’on baisse le coût du travail, on remettra l’économie au plein emploi.

3 Dès lors, il ne semble y avoir aucun besoin de se préoccuper des enjeux de croissance et notamment de la compétitivité hors prix de la France, de ses capacités d’innovations et de ses choix technologiques, ni de la qualité de l’emploi et de la spécialisation de notre économie, de l’importance des infrastructures et des capacités à financer les investissements.

4 Une version plus extrémiste va même encore plus loin : la main d’œuvre qualifiée serait déjà au plein emploi. Étant dans une situation optimale, il suffirait qu’elle continue à être guidée par le marché. Toute l’attention publique et les mesures de politique économique doivent se concentrer sur le chômage des non qualifiés. Le diagnostic dominant souligne que les gisements d’emplois se situent dans les secteurs de l’hôtellerie-café-restaurant (HCR), de la santé, de l’action sociale et des services domestiques, secteurs dits non qualifiés, où le coût élevé du travail en France est censé freiner la création d’emplois. Il suffirait donc de baisser le coût du travail au voisinage du Smic pour faire repartir l’emploi. La stratégie économique actuelle se focalise donc sur les non qualifiés, parce que l’élasticité de l’emploi peu qualifié au salaire est très élevée (environ égale à deux).

5 Cependant, si l’on est un peu plus attentif, que l’on adopte une focale un peu plus large et surtout qu’on s’intéresse aux comparaisons internationales (données BLS et Eurostat), le diagnostic devient bien différent.

6 En réalité, le déficit d’emplois de la France, par rapport aux pays comparables à la France, est réparti sur un large spectre de secteurs, y compris les secteurs à forte qualification, qui produisent le plus d’externalités positive et d’innovation. La France est caractérisée par une productivité globale des facteurs et une insertion internationale dégradées.

7 Les écarts d’emploi entre les pays dans les secteurs dits à basses qualifications ne concernent en fait que la participation des 15-24 ans. Pour le reste, il s’agit principalement d’une question de temps partiel. En Allemagne, on trouve des mini-jobs à temps ultra partiels et aux horaires extrêmement fragmentés. La corrélation négative salaire et taux d’emploi n’est en fait qu’une corrélation positive banale entre fréquence du temps partiel et taux d’emploi (en France on trouve 19 % de temps partiels en HCR et 35 % en Allemagne, 34 % aux États-Unis, 42 % en Grande Bretagne et 57 % aux Pays-Bas). La relation disparaît dans l’industrie et les services aux entreprises (où le temps partiel est faible et homogène entre pays).

8 En outre, la concentration du chômage sur les bas salaires n’est pas spécifique à la France et elle n’est pas liée à l’existence d’un salaire minimum. Le mécanisme explicatif est plutôt celui du déclassement de classes d’âge de plus en plus diplômées face à des offres d’emplois dégradés par la baisse de l’investissement, le manque d’innovations et l’absence de projets industriels. De ce fait, les inégalités augmentent et cette situation multiplie les trappes à précarité.

9 Le déclassement en cascade se répercute en file d’attente du chômage qui se concentre sur les moins qualifiés, alors que l’insuffisance d’offres d’emplois se trouve à tous les niveaux du marché du travail.

10 L’insuffisance de l’emploi résulte d’une attrition de l’offre de produits, elle-même due à un marasme prolongé de la demande sous déflation de bilans. La croissance potentielle s’est affaiblie dans toute la zone euro et la France a glissé en-dessous de la moyenne à partir de 2011. De cette situation résulte une dégradation de l’employabilité de la main d’œuvre avec le chômage de longue durée et la baisse des incitations à investir dans le capital humain, ainsi qu’un ralentissement du progrès technique par ralentissement du renouvellement du capital. L’innovation technologique est handicapée par la faiblesse de la recherche et développement conduite dans les entreprises. Un des enjeux fondamentaux se trouve dans la dépendance des modèles de gouvernance des entreprises aux formes de la propriété (Aglietta et Ragot, « Érosion du tissu productif en France », in Revue de l’OFCE, no 142, septembre 2015).

Quelles préconisations pour le système social ?

11 Il convient tout d’abord d’éviter la stagnation séculaire en changeant l’ordre des priorités en zone euro. Il faut relever la croissance potentielle et l’inflation par une politique industrielle orientée vers le développement durable.

12 Une première orientation est de distribuer du pouvoir d’achat à ceux qui ont la plus grande propension à le dépenser. De ce point de vue, la situation est peut-être en train de changer. D’abord, la Banque centrale européenne (BCE) est décidée à éviter que la zone euro ne glisse dans la déflation. Le fort ralentissement du commerce international, lié à la transition de la Chine, met en question la stratégie unilatérale allemande de se découpler de la situation macroéconomique des pays débiteurs de la zone euro, grâce à un excédent commercial extravagant (8 % du produit intérieur brut [PIB] en 2014) qui annihile toute possibilité d’un ajustement non déflationniste en zone euro. Le dynamisme des exportations allemandes va se réduire. Parallèlement le flux d’immigration, l’instauration du salaire minimum et le retard dans le renouvellement des infrastructures peuvent enfin réorienter l’économie allemande vers la demande intérieure, condition sine qua non pour qu’un ajustement raisonnable puisse s’opérer dans la zone euro.

13 En France, un scénario de croissance potentielle à 1,5 % et l’aide d’une politique monétaire active qui ferait remonter le taux d’inflation à 1,5 % et maintiendrait le taux long nominal sur la dette publique à 2,5 % permettraient un reflux progressif de la dette de près de 20 points de PIB en 10 ans, tout en limitant l’effort budgétaire structurel à 0,4 % du PIB contre 1,5 % en 2013, donc en sauvant des ressources budgétaires pour la politique sociale.

14 Ce scénario donnerait plus de latitude pour réorienter les dépenses budgétaires vers l’investissement, pour donner l’impulsion à l’investissement des entreprises (croissance endogène) et faire refluer le chômage.

15 En même temps, devant la multiplicité des sources d’exclusion, ce qui est crucial est de chercher à attacher les droits sociaux à la personne en tant que citoyen.

16 Il convient notamment de penser un droit de formation continue sur toute la vie, financé par un impôt universel à base large.

17 Il faut aussi développer des droits sociaux personnels pour les parcours professionnels atypiques, couplant du temps partiel court volontaire de type marchand et des activités de démocratie locale.

18 Il me semble enfin incontournable d’envisager d’avancer sur le partage du travail et de reprendre les politiques de baisse de la durée du travail.

19 À cette évolution des droits sociaux doit être associée une réforme fiscale systémique. Il convient de mettre en place une baisse des cotisations sociales sur les qualifiés et de renforcer le financement de la protection sociale par l’impôt (impôt sur le revenu, contribution sociale généralisée et taxe sur la valeur ajoutée (TVA) majorée). Enfin le nouvel accord international contre l’évasion fiscale, qu’elle soit illégale ou légale sous la forme de l’optimisation fiscale des entreprises multinationales, doit être appliqué pour renforcer la base fiscale.

20 À propos des mutations de la gouvernance des entreprises, plusieurs points sont majeurs.

21 Une question fondamentale consiste à savoir comment faire évoluer les entreprises dans un sens partenarial, alors même que l’on est en présence d’un travail de plus en plus modulable. Il convient sans doute de penser un contrat social comprenant une formation professionnelle co-administrée et des qualifications codifiées (donc transférables sans contestation ni renégociation).

22 Il convient aussi de développer des compétences collectives pour les salariés, afin de leur permettre une participation aux conseils d’administration et aux conseils de surveillance, sur un pied d’égalité avec les autres administrateurs.

23 Il faut enfin imaginer une structure plus stable du capital des entreprises, qui amène à une gouvernance partenariale et garantisse le souci du long terme de ses dirigeants.

24 Il convient de promouvoir en France (à l’instar de ce qui existe en Allemagne ou bien en Suède), un Business model de la gouvernance partenariale, avec planification stratégique et implication des salariés au conseil d’administration avec pouvoirs effectifs.

25 C’est à ces conditions (réforme de la gouvernance et du financement des entreprises, focalisation sur l’investissement de long terme, développement des capacités d’innovation de l’économie et insistance sur la formation de tous tout au long de la vie, modifications des droits sociaux, attachés aux citoyens et non à l’emploi, et de leur financement) que l’on pourra mettre en place un nouveau modèle de croissance inclusif et durable, favorable au progrès social pour tous.

Michel Aglietta
Professeur de sciences économiques à l’université Paris X (Ouest Nanterre La Défense), conseiller scientifique au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), il est membre du Haut Conseil des finances publiques depuis 2013.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/06/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.161.0297
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