1 Même si elles différent fortement, comme les articles de ce numéro de la Revue française des affaires sociales (RFAS) l’ont bien mis en évidence, les stratégies nationales de croissance et de protection sociale présentées partagent toutes un objectif commun affiché : obtenir les taux de croissance les plus élevés possible. Certes, des voix se font entendre, dans tous les pays considérés, pour soutenir qu’il n’est pas vrai que tout soit mis en œuvre pour atteindre cet objectif. Les États membres de la zone euro, notamment, se voient reprocher d’accepter des contraintes qui brideraient la dynamique de croissance et la maintiendraient en dessous de la croissance dite potentielle. Des propositions alternatives sont dès lors mises dans le débat public, qui permettraient de soutenir ou de relancer la croissance : remettre les politiques keynésiennes à l’honneur et faire repartir la consommation (au lieu de développer principalement des politiques d’offre), accepter de ne pas respecter les critères dits de Maastricht (le déficit du budget public ne doit pas être supérieur à 3 % du produit intérieur brut [PIB] et la dette dépasser 60 % de celui-ci), faire une politique de grands travaux susceptible de relancer la machine...
Sans croissance, nos systèmes sociaux semblent fortement menacés
2 Un tel plaidoyer en faveur de la croissance est tout à fait légitime si l’on s’intéresse aux systèmes de protection sociale : sans croissance, nos dispositifs sociaux semblent en effet fortement menacés. Alimentés par des cotisations et des impôts eux-mêmes dépendants des flux de revenus, ils semblent extrêmement sensibles à la conjoncture économique, présentant des déficits lorsque les taux de croissance sont faibles et se voyant au contraire renfloués lorsque la croissance repart. Les recettes de la protection sociale, assises sur les revenus d’activité, diminuent lorsque les taux de croissance sont moins élevés si cette situation se traduit par une diminution de l’emploi ou un ralentissement des salaires. Les dépenses de la protection sociale augmentent dans ce même cas, notamment en raison des dépenses liées à l’indemnisation du chômage ou des transferts sociaux (jouant le rôle de stabilisateurs automatiques). La part de la protection sociale financée par la contribution sociale généralisée (CSG) est également très sensible aux évolutions de l’emploi, puisqu’une très grande partie des revenus concernés restent les revenus d’activité. Les impôts peuvent également voir le montant consacré au financement de la protection sociale diminuer pour les mêmes raisons. La série de rapports annuels sur les comptes de la protection sociale publiés par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) met d’ailleurs bien en évidence cette situation, de même que les comptes de la Sécurité sociale. Dans la présentation du projet de loi sur le financement de la Sécurité sociale de 2015, on pouvait ainsi lire : « En 2014, cette réduction du déficit a été fortement contrariée par le moindre niveau de croissance (+ 0,4 % en 2014 contre les prévisions de 1 %) ». Néanmoins, on notera avec intérêt qu’il peut tout à fait arriver que le taux de croissance des recettes de la protection sociale soit plus dynamique que le taux de croissance de l’économie, parce que certaines assiettes de prélèvement présentent des évolutions moins ralenties (patrimoine par exemple) ou parce que les taux sont augmentés pour compenser la diminution de certaines ressources.
3 Mais l’idée générale reste bien ancrée que nos systèmes sociaux dépendent de la croissance pour subsister et, plus généralement, que nous avons absolument besoin de croissance aujourd’hui, non seulement pour éviter les déficits, mais aussi pour sortir de la grave crise économique et sociale dans laquelle nous nous trouvons, et de façon permanente pour continuer à financer nos systèmes de protection sociale, lutter contre le chômage, créer des emplois, améliorer les conditions de vie…
La croissance, génératrice de biens et… de maux
4 Ce faisant, nos sociétés se trouvent plongées dans une immense contradiction. Car il est de plus en plus clair que si la croissance a généré, ces deux derniers siècles, d’immenses bienfaits (hausse considérable des conditions de vie, progrès de l’hygiène, diminution drastique de la mortalité infantile, explosion des niveaux d’éducation…), elle a également été génératrice de maux et de dégradations de notre patrimoine naturel et de notre santé sociale, longtemps tenus pour quantité négligeable et passés par pertes et profits. Les articles scientifiques à l’appui de cette thèse sont désormais légion. Citons, parmi des centaines, deux articles de la revue Nature, ayant eu un fort retentissement dans la communauté scientifique, et aussi au-delà d’elle, écrits par des équipes composées de chercheurs issus de disciplines différentes, l’un publié en 2009 et consacré aux neuf « limites planétaires » que l’humanité ne devrait pas dépasser (trois l’étant déjà) [1], l’autre en juin 2012, intitulé : « Approaching a state shift in Earth’s biosphere » [2] (on approche d’un changement d’état de la biosphère terrestre), dont les auteurs rappellent que « désormais les humains dominent la Terre et la modifient selon des modalités qui menacent sa capacité à nous supporter, nous et les autres espèces », soulignant que les transitions critiques causées par des effets de seuil peuvent conduire à des changements d’états irréversibles. Les humains, poursuit l’article, sont en train de forcer une telle transition, avec la possibilité de transformer la Terre de façon rapide et irréversible en un état que l’humanité n’a encore jamais expérimenté. Les rapports régulièrement produits par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont évidemment à ranger parmi les publications scientifiques déterminantes qui mettent en évidence le fait que l’humanité est en train d’ouvrir une nouvelle page de son histoire.
5 C’est ce qu’un certain nombre de chercheurs explicitent sous le terme d’Anthropocène : l’humanité serait entrée dans une nouvelle ère (géologique) caractérisée par le fait que l’influence de l’être humain sur le devenir de la Terre serait devenue déterminante. Bonneuil et Fressoz (2013) considèrent que ce nouvel âge a commencé avec l’entrée dans l’ère industrielle à la fin du xviii e siècle. C’est aussi de ce moment que date le décollage de la production industrielle et de… la croissance (voir les travaux d’Angus Maddison) : la similitude des deux courbes du taux de croissance mondiale et des émissions de gaz à effet de serre ne laisse aucun doute sur le fait que la croissance de la production s’est accompagnée de maux et de dégradations qui ont eu pour conséquence non seulement ces émissions susceptibles d’entraîner un changement climatique majeur, mais aussi des pollutions des sols et de l’air, une augmentation exponentielle des déchets, la diminution, voire la disparition de certaines ressources, renouvelables et non renouvelables, l’acidification des océans, la perte de fertilité des sols et aussi, comme l’ont bien mis en évidence un certain nombre de travaux des années 1970, la dégradation de la santé sociale ou du travail.
6 Les années 1970 avaient été le théâtre d’une prise de conscience très vive de ces « dégâts de la croissance » : peu de temps après la publication de The Limits to Growth (1972), le secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), Edmond Maire, pouvait affirmer que « la croissance comme but de l’économie marchande, l’idéologie de la consommation obsession, de la consommation des seuls objets rentables, non seulement ne répondent pas aux besoins humains fondamentaux mais ne peuvent même plus être poursuivies sans conduire le monde à la catastrophe […] au total les 5 % de croissance annuelle dont on nous parle n’ont aucun sens profond [3] » et le président de la Commission européenne, Sicco Mansholt, de soutenir à son tour : « la crise ne vient pas du Moyen-Orient. Elle réside tout entière dans le rythme de croissance choisi délibérément par nos sociétés industrielles capitalistes aux dépens de tout le monde : des pays sous-développés bien que producteurs d’abord, de nous-mêmes ensuite… [4] » Mais ces critiques de la croissance, déjà très précises, très bien informées et très fournies ont buté sur la crise économique déclenchée par le premier choc pétrolier, puis le second et sont vite devenues inaudibles. Le fort ralentissement des rythmes de croissance (dès la fin des années 1960 pour ce qui concerne la France), puis la montée de l’inflation et du chômage ont contribué à rendre ces mises en doute taboues et à promouvoir la mise en place d’un nouveau régime de croissance, fondé sur la financiarisation, l’expansion des liquidités et l’endettement (Orlean, 1999 ; Aglietta, 1999).
Une occultation des dégâts de la croissance
7 Ce que nous découvrons ou, comme le soulignent les auteurs de Une autre histoire des Trente Glorieuses (Pessis et al., 2013), ce que certains font mine de découvrir – les ravages causés par l’accélération exceptionnelle des taux de croissance pendant ces années d’après-guerre, le remodelage des paysages, le pillage intense des ressources de certains pays, le caractère insatiable du processus d’appropriation des ressources fossiles, des minerais et des métaux, la consommation toujours plus grande de matières, l’expansion de la quantité de déchets et de pollutions de toutes natures… – nous invite à une relecture de notre passé, à une réinterprétation de ce que Fourastié a nommé les Trente Glorieuses, mais dont nous comprenons aujourd’hui pleinement le caractère ambivalent.
8 Pourquoi avons-nous occulté les dégâts de la croissance, pourquoi les avoir cachés sous le tapis, passés par pertes et profits ? Était-ce, comme l’a soutenu l’historien Lynn White (1967), parce que dès l’Ancien Testament, l’Homme s’est considéré comme transcendant à la Nature, répondant à l’injonction de dominer et d’assujettir les autres espèces et contribuant ainsi à la désenchanter, à la vider de tous les génies qui s’y cachaient, et a de ce fait pu compter pour zéro les dégradations du patrimoine naturel ? La Modernité nous aurait confirmés dans cette voie, conformément à la volonté baconienne d’extorquer ses secrets à la Nature et à la réduction de celle-ci par Descartes et Galilée à la matière et l’étendue, ouvrant la possibilité de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la Nature ». Les sciences humaines, économie, puis sociologie, auraient emboîté le pas aux sciences exactes, en ignorant peu à peu le caractère limitant de la Nature, puis en se focalisant principalement sur les interactions entre humains (Catton et Dunlap, 1978 ; Larrère et Larrère, 2012 ; Barbier, 2012 ; Méda, 2013 ; 2015). Comme l’exprime magnifiquement Serge Moscovici (1972) : « la société est une modalité d’oubli de la nature […] En définitive, par quelque bout qu’on la prenne […] la société est radicalement une contre-nature. Je résume dans cette proposition la quintessence des opinions qui ont été émises et réémises maintes fois et qui sont devenues progressivement les catégories stables de notre entendement, de notre éducation et de notre action. Les philosophies, les sciences psychologiques, économiques, anthropologiques ou naturelles, les ont incorporées à leurs théories et leur ont ajouté des preuves empiriques. Elles ont toutes coopéré afin de métamorphoser une croyance très ancienne en un fait d’observation. À savoir que l’espèce humaine est le terme absolu où s’arrête la nature et son couronnement, la forme supérieure de toute existence présente, passée ou à venir dans l’univers [5] ».
9 Bien d’autres explications doivent évidemment être apportées à ce processus de désenchantement et d’ignorance de la Nature et plus généralement à l’occultation des dégâts de la croissance sur les patrimoines qui fondent l’existence de nos sociétés. Le plus important est à l’évidence le changement radical, en quantité comme en qualité, qu’a apporté la croissance de la production sur les modes de vie, en procurant un confort inégalé aux membres des sociétés occidentales, qui en ont profité, en donnant l’envie à l’ensemble de l’humanité d’y accéder. Mais l’adoption des conventions et des instruments de guidage qui sont devenus nos principaux indicateurs de référence, en particulier le taux de croissance du PIB – a considérablement contribué au processus d’occultation.
Le PIB, point d’achèvement du processus d’occultation des dégâts de la croissance
10 Le PIB par habitant est devenu, précisément depuis l’explosion des taux de croissance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l’indicateur majeur de référence utilisé pour étalonner les performances des États. Il permet, en un seul chiffre, de synthétiser celles-ci et d’organiser un benchmarking, comme l’explicite le Système de comptabilité nationale (SCN) de 2008 : « Le principal objectif du SCN est de fournir un cadre théorique et comptable complet permettant de créer une base de données macroéconomiques pertinente pour l’analyse et l’évaluation des performances d’une économie » (Banque mondiale, Commission européenne, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques, Organisation des Nations Unies, 2008).
11 Élaboré pendant les années 1930, puis stabilisé et diffusé durant les années 1960 et 1970 par des économistes pourtant convaincus de ses limites (Kuznets, 1941 ; Tobin et Nordhaus, 1972 ; Méda, 1999, 2008), le PIB est devenu le symbole de la réussite et du progrès des sociétés : l’augmentation du taux de croissance est plus que jamais considérée comme le Graal, le Veau d’or, la source de tous les biens, son ralentissement comme le Mal absolu (Méda, 2013 ; Gadrey, 2010 ; Robin, 2014 ; Jany-Catrice, Méda, 2016). Les politiques du monde entier se relaient pour envoyer des prières et des suppliques pour que la croissance revienne, sans prêter aucune attention aux défauts structurels de cet indicateur [6] qui, par construction, occulte les dégradations dont la croissance est responsable. « Certains agrégats essentiels du SCN, tels le PIB et le PIB par habitant, ont acquis leur identité propre, et les analystes, les décideurs politiques, la presse, les entreprises et le public en général s’y réfèrent largement en tant qu’indicateurs synthétiques et globaux de l’activité économique et du bien-être. Leurs évolutions, comme les mesures de prix et de volume qui leur sont associées, servent à évaluer les performances générales de l’économie et, par conséquent, à juger du succès ou de l’échec relatifs des politiques économiques mises en œuvre par les pouvoirs publics… Les données ainsi collectées sont largement utilisées pour procéder à des comparaisons internationales des principaux agrégats en volume, tels que le PIB ou le PIB par habitant […] Ces comparaisons servent aux économistes, journalistes et autres analystes pour évaluer la performance d’un pays par rapport à d’autres économies similaires. Elles sont susceptibles d’influencer l’appréciation par le public et la classe politique du succès des programmes économiques, à l’instar de ce qui se fait pour l’évolution dans le temps d’une économie déterminée » (Banque mondiale, Commission européenne, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques, Organisation des Nations Unies, 2008).
12 Rappelons que le PIB estime en unités monétaires, pour un pays et une année donnés, la valeur totale de la production de richesse (c’est-à dire la somme des valeurs ajoutées, calculée aux prix du marché) effectuée par les agents économiques résidant à l’intérieur de ce territoire (ménage, entreprises, administrations publiques). Comme l’indique la formule « production de richesse », le PIB est considéré comme la mesure la meilleure de la richesse ou du progrès de la société. Mais il présente de très nombreuses limites qui, curieusement, jusqu’à aujourd’hui, n’ont en rien ébranlé la confiance dont il est crédité (Méda, 2015c).
13 D’abord, il laisse complètement de côté – c’est-à-dire compte pour zéro – un ensemble d’activités pleines de sens pour les personnes et les sociétés et très consommatrices de temps : les activités familiales et domestiques, réalisées au sein du foyer avec d’autres finalités que la transformation en vue de l’échange, les activités amicales, amoureuses, citoyennes, bénévoles, de loisir… Représentant un temps bien plus considérable que le temps de travail, ces activités ne sont pas comptabilisées, ce qui signifie que leur disparition ne serait en aucune façon signalée par notre indicateur ou, s’agissant d’un transfert vers le marché, se traduirait par une augmentation du PIB, sans mention aucune, nulle part, de la perte de valeur liée à la disparition d’activités dont les finalités ne sont pas réductibles à la production de biens et services. Cette situation de non prise en compte est issue d’un choix, d’une convention, comme l’explicitait Simon Kuznets dès 1934, en indiquant qu’il ne fallait pas confondre affaires publiques et affaires privées… « Le volume de services rendus par les ménagères et les autres membres du ménage pour satisfaire les besoins du ménage doit être pris en considération, alors que 30 millions de familles composent la population du pays et que cela est suffisamment important pour affecter la mesure du revenu national. Mais l’organisation de ces services en fait une partie intégrante de la vie familiale plutôt que de la vie des affaires de la Nation. […] Il a été jugé préférable d’ôter ce grand groupe de services du revenu national, d’autant plus qu’aucune base fiable n’est disponible pour estimer leur valeur » (Kuznets, 1934, p. 4 ; sur ce sujet, voir Jany-Catrice et Méda, 2012).
14 Par ailleurs, le PIB est indifférent aux inégalités existant dans la production ou la consommation : qu’une très petite partie de la population participe à l’élaboration de la production et consomme celle-ci n’est pas déterminante. Le PIB par habitant ne s’intéresse qu’à une moyenne. Par ailleurs, le PIB compte en positif toute production, qu’elle soit utile ou inutile aux yeux de certains, dans la lignée de ce qu’affirmait Walras : « qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut-être plus dans le second que dans le premier » (Walras, 1926, p. 45-46).
15 Enfin, et c’est un point déterminant, la comptabilité nationale qui permet d’estimer le PIB n’est pas une comptabilité patrimoniale, permettant de prendre en considération, à côté des flux, l’évolution des stocks physiques de richesse naturelle ou les évolutions de la qualité de certains éléments du patrimoine naturel. Le PIB ne tient aucunement compte des évolutions physiques du patrimoine naturel (du climat, des forêts, des lacs, des ressources naturelles). Il ne s’intéresse pas aux évolutions des patrimoines, physiques ou humains qu’il mobilise et utilise pour fabriquer la production. On pourrait donc très bien avoir des taux de croissance élevés et une dégradation radicale, irréversible du patrimoine naturel qui soutient l’existence des sociétés humaines : changement climatique, perte de biodiversité, pollutions de l’air, des eaux, des sols, des océans, rendant la fabrication même d’une production impossible.
16 Il existe certes des comptes de patrimoine mais qui sont loin de prendre tout en considération. En 1994, dans Le Patrimoine national, l’INSEE précisait ainsi que « le concept de patrimoine mis en œuvre dans les comptes nationaux peut paraître assez restrictif puisqu’il exclut les actifs ou les passifs situés en dehors de la sphère marchande, comme le capital écologique ou le patrimoine naturel, ou encore le capital humain […] », « des biens tels le capital naturel ou le capital écologique, auxquels on ne peut attribuer une valeur marchande et qui ne sont généralement pas appropriables par une unité déterminée [7]. » Le SCN 2008 ajoutait : « Les actifs, tels que les définit le SCN, sont des biens qui doivent appartenir à une ou plusieurs unités qui tirent un avantage économique de leur possession ou de leur utilisation sur un certain laps de temps […] Les ressources naturelles, par exemple les terrains, les gisements de minéraux, les réserves de combustibles, les forêts ou autres végétations naturelles non cultivées, ainsi que la faune sauvage sont incluses dans les comptes de patrimoine à condition qu’une ou plusieurs unités institutionnelles exercent effectivement sur elles des droits de propriété, c’est-à-dire se trouvent véritablement en mesure de pouvoir en tirer un avantage. Des ressources telles que l’atmosphère ou la haute mer, sur lesquelles aucun droit de propriété ne peut s’exercer, ou encore les gisements de minéraux ou de combustibles non encore découverts ou inexploitables, ne sont pas comptabilisées, car elles ne peuvent pas procurer un avantage à leur propriétaire » (Banque mondiale, Commission européenne, Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques, Organisation des Nations Unies, 2008, p. 7). C’est ainsi que les biens communs – leur éventuelle dégradation – ne sont pas pris en compte par le PIB…
Reconnaître les limites du PIB, changer d’indicateurs
17 Certes, comme il a été rappelé ci-dessus, les concepteurs et promoteurs du PIB étaient tous parfaitement conscients des limites de celui-ci et savaient tous pertinemment qu’il n’était pas fait pour évaluer le bien-être ou mesurer le progrès. Les tentatives de développer d’autres types de mesure, développées au début des années 1970 (Méda, 1999 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2005), ont abouti finalement à la promotion de l’indice de développement humain (IDH) en 1990 sous l’égide du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), avant qu’une nouvelle vague de critiques, prenant la forme d’une floraison de nouveaux indicateurs (Gadrey et Jany-Catrice, 2005), n’aboutisse au rapport de la Commission sur les mesures de la performance économique et du progrès social, encore appelée Commission Stiglitz, publié en 2009. Ce rapport, co-écrit par une impressionnante série de Prix dits Nobel (tous économistes, comme la quasi-totalité des membres de la Commission), reconnaît officiellement les limites du PIB, Joseph Stiglitz écrivant notamment dans l’introduction qu’une des critiques les plus graves est que le PIB ne joue pas le rôle d’alerte. Ce faisant, la Commission invite à compléter le PIB par d’autres indicateurs, en se prononçant néanmoins contre des indicateurs synthétiques et en renonçant finalement à la promotion de certains indicateurs – tels que l’Épargne nette ajustée, en faveur duquel le rapport intermédiaire s’était prononcé (Fair, 2009).
18 La Commission avance trois propositions principales : mieux intégrer les inégalités de revenus dans la détermination du PIB ; mieux mesurer la qualité de vie et mieux mesurer la soutenabilité [8]. Concernant ce dernier point, elle opère un véritable basculement en recommandant de prendre en compte la richesse en même temps que les revenus et la consommation et en précisant que si les revenus et la consommation sont essentiels pour l’évaluation des niveaux de vie, ils ne peuvent, en dernière analyse, servir d’outil d’appréciation que conjointement à des informations sur la richesse. Elle opère enfin un parallèle avec les comptabilités d’entreprise pour rappeler le caractère central du bilan : « Le bilan d’une entreprise constitue un indicateur vital de l’état de ses finances : il en va de même pour l’économie dans son ensemble. Pour établir le bilan complet d’une économie, il faut pouvoir disposer d’états chiffrés complets de son actif (capital physique voire, selon toute probabilité, capital humain, naturel et social) et de son passif (ce qui est dû aux autres pays). Si l’idée de bilans pour des pays n’est pas nouvelle en soi, ces bilans ne sont disponibles qu’en petit nombre et il convient d’en favoriser l’établissement… Les mesures de la richesse sont aussi essentielles pour mesurer la soutenabilité. Ce qui est transféré vers l’avenir doit nécessairement s’exprimer en termes de stocks, qu’il s’agisse de capital physique, naturel, humain ou social. Là encore, l’évaluation appropriée de ces stocks joue un rôle crucial » (p. 14-15).
19 Cette proposition constitue un renversement majeur : on passe en effet d’une conception où la richesse est conçue comme l’augmentation d’un flux (la production ou la valeur ajoutée créée chaque année) à une autre, très différente, où elle est conçue comme l’accroissement d’un stock, d’un actif (ou encore d’un capital, d’un patrimoine, d’un fonds, d’un ensemble de réalités…). Mais la façon dont ce capital est conçu et représenté importe au plus haut point. Il peut s’agir, comme dans le rapport Where is the Wealth of the Nations ? Measuring Capital for the Twenty First Century, publié par la Banque mondiale en 2006, d’estimer monétairement les différents capitaux (productif, humain, naturel) de façon à comparer leur somme d’une année sur l’autre. Il s’agit d’une conception faible de la soutenabilité puisque les dégradations d’un type de capital peuvent être compensées par l’amélioration d’un autre. Une telle représentation est radicalement différente d’une prise en considération de l’évolution des patrimoines réels, notamment de deux d’entre eux qui conditionnent l’existence des sociétés : le patrimoine naturel – quantité et qualité des patrimoines considérés comme critiques (des océans, des sols, des forêts, des nappes phréatiques et des réserves d’eau, des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables, de l’air) – et la santé sociale – conditions de vie, notamment accès aux ressources et aux droits indispensables des différents membres de la société. Ces deux types de représentation des capitaux ou des patrimoines qui comptent sont, on le voit, radicalement différents.
20 Le soubassement philosophique d’une conception de la richesse comme valeur monétaire de la somme des différents types de capitaux est le suivant : il y aura toujours suffisamment de capital humain et de capital technique, donc de forces humaines capables de produire du progrès technique, pour fabriquer l’équivalent du capital naturel. Peu importe que celui-ci soit peu à peu détruit, les êtres humains sont assez intelligents pour produire un capital artificiel qui générera pour les humains un flux d’utilités équivalent à celui qui est aujourd’hui généré par le capital naturel. Ce serait donc le flux d’utilités et de satisfactions dont profitent les êtres humains qui seul importerait et non la réalité qui est à son origine.
21 Cette représentation est aussi au fondement du scénario aujourd’hui en vogue chez un certain nombre d’économistes, pour lesquels la révolution digitale actuellement en œuvre, certes génératrice de pertes d’emplois (Brynjolfsson et McAfee, 2011, 2014 ; Frey et Osborne, 2013), serait néanmoins fortement créatrice de richesse et constituerait la véritable voie de sortie de crise. C’est notamment la thèse défendue par plusieurs des économistes réunis dans l’ouvrage publié fin 2014 intitulé Secular Stagnation : Facts, Causes, and Cure. Selon eux, les bienfaits de la « Grande Restructuration » (Brynjolfsson et McAfee, 2011) actuellement en cours ne seraient pas encore visibles dans les statistiques du PIB, en raison d’un simple décalage temporel et aussi du fait de l’incapacité de notre indicateur de référence à rendre visibles les gains de qualité et de bien-être (Mokyr, 2014). L’idée centrale selon laquelle la révolution digitale serait le déclencheur d’une nouvelle étape dans la dynamique de la croissance mondiale présente néanmoins des limites déterminantes : outre qu’elle s’appuie sur un très fort déterminisme technologique et ne tient aucun compte des résistances des sociétés concernées (Dorn rappelle bien celles qui se sont exprimées tout au long des derniers siècles dans le présent ouvrage), elle n’évoque pas un seul instant le caractère extrêmement consommateur en énergie et métaux rares de ce processus, les contraintes écologiques auxquelles nos sociétés sont aujourd’hui confrontées et passe donc sous silence la nécessaire rupture que nous devons engager avec les comportements et l’épistémê qui guident nos actions depuis le xviii e siècle (Gadrey, 2015 ; Bihouix, 2014 ; Méda, 2015e, Jany-Catrice et Méda, 2016).
Engager la reconversion écologique, vers une société post-croissance
22 Si nous voulons éviter de faire trop confiance au génie humain ou au progrès technologique qui aurait toujours (?) tiré les humains d’affaire et de faire des paris risqués sur la possibilité de continuer à pousser les feux de la croissance sans risque de dépasser des seuils irréversibles, c’est bien un autre scénario, radicalement différent de celui de la révolution technologique qu’il nous faut envisager. La voie la plus raisonnable semble bien plutôt être celle d’un changement concomitant d’indicateurs (de guides pour l’action publique) et d’objectif central de nos sociétés. Prendre pleinement conscience des limites de notre indicateur fétiche, le PIB, devrait nous inviter à renoncer au plus vite à le considérer comme critère majeur de réussite et de performance de nos politiques (contrairement à ce qu’affirme le SCN 2008), à lui substituer (ou au moins dans un premier temps à le compléter par [9]) d’autres indicateurs de richesse permettant de braquer le projecteur sur les évolutions des patrimoines réels, physiques et sociaux et à poursuivre désormais, au lieu du taux de croissance, un objectif de satisfaction des besoins de tous et de production sous contrainte du respect de normes sociales et environnementales. Produire en prenant soin des patrimoines critiques essentiels pour l’inscription dans la durée des sociétés, tel est le nouvel objectif des sociétés qui pourrait être compatible avec la préservation des patrimoines qui conditionnent leur existence et « la persistance de conditions de vie authentiquement humaines sur Terre » (Jonas, 1990, p. 30-31).
23 Cette transition vers une société post-croissance suppose une véritable bifurcation dans nos modes classiques de développement, fondés sur l’idée d’une croissance permanente, et l’adoption d’une véritable conversion (ou reconversion) écologique prenant acte du fait que la recherche de la croissance n’est plus l’objectif central – pas plus que la décroissance – et que nous devrions, au lieu d’un raisonnement gradualiste – retrouvons la croissance d’abord et ensuite nous nous occuperons des questions liées à l’environnement, dont le traitement nécessite de la croissance… –, traiter les deux crises, écologique et sociale, de concert, de manière à mettre la résolution de l’une au service de l’autre. Autrement dit, la reconversion écologique et l’adoption d’un régime de croissance radicalement différent pourraient constituer une opportunité majeure pour renouer avec des objectifs sociaux que nous avions eu tendance à abandonner ces dernières années.
Renouer avec le plein emploi, « désintensifier » le travail
24 Parmi ces objectifs sociaux, deux me semblent en bonne place pour créer la possibilité de renouer avec une certaine forme de plein emploi et de changer le travail. Au fondement de cette opportunité se trouve l’idée développée par Jean Gadrey (2010) qu’une production plus propre – socialement et écologiquement – exigera une plus grande quantité de travail. Celle-ci pourrait être répartie – à condition de mettre en place les moyens nécessaires, notamment en termes de formation – sur une part plus importante de la population active, ceci sans compter le partage plus égalitaire du travail auquel nous pourrions procéder, en prenant acte de ce que le dernier rapport de la Commission spéciale de l’Assemblée nationale sur l’impact financier, économique, social et sociétal de la réduction du temps de travail (RTT) [2014] nous a confirmé : la RTT constitue l’une des mesures d’emploi les moins coûteuses [10] et l’un des principaux moyens d’assurer l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes [11]. Nous pourrions donc répartir le volume de travail existant et supplémentaire d’une façon différente de ce qui est fait aujourd’hui, ce qui pourrait constituer un nouveau flux de ressources pour les systèmes de protection sociale. Dans son évaluation de l’effet des 35 heures, Éric Heyer met ainsi en évidence que les emplois créés par la mesure ont entraîné notamment une augmentation substantielle des ressources de la protection sociale : « ces créations d’emploi ont engendré 4 milliards d’euros de cotisations sociales supplémentaires par an. Elles ont permis également de diminuer le nombre de chômeurs et, par ce biais, de réduire les prestations chômage à hauteur de 1,8 milliard d’euros. Enfin, elles ont stimulé le revenu des ménages et donc leur consommation, engendrant un surcroît de recettes fiscales (taxe sur la valeur ajoutée [TVA], impôt sur le revenu), d’un montant que l’on peut estimer à 3,7 milliards d’euros) ».
25 S’engager dans la reconversion écologique constitue également une opportunité pour changer le travail : en effet, si nous convenons que l’objectif principal ne consiste plus à avoir la production la plus grosse possible, le taux de croissance le plus élevé et qu’il ne s’agit plus d’être le plus efficace possible dans la production (au risque de faire perdre au travail tout son sens) et de réaliser non plus des gains de productivité, mais des gains de qualité et de durabilité (Gadrey, 2010), il devient clair que les maux actuels du travail, bien mis en évidence par la dernière vague de l’enquête Conditions de travail de la Direction de l’animation, de la recherche et des études statistiques (DARES) ou celle de l’enquête européenne sur les conditions de travail (intensification, autonomie contrôlée, manque de soutien de la hiérarchie, augmentation des contraintes de rythme…) devraient diminuer, grâce à un processus de « désintensification » du travail.
Les bénéfices de la transition vers une société post-croissance
26 Un tel processus, vertueux, est-il possible ? Il me semble que pour le comprendre, nous devons prendre pleinement conscience de ce que signifie l’idée que la production de richesse est en même temps une production de maux. Les changements de qualité, positifs ou négatifs, ne sont pas pris en compte par le PIB : ce dernier comptabilise des prix de marché, des quantités, des améliorations dans les rendements et l’efficacité de la production, mais pas dans la qualité. Les valeurs ajoutées enregistrées par le PIB peuvent être toxiques, mauvaises pour la santé, destructrices pour l’environnement ou la cohésion sociale, exécrables pour le niveau de civilité et l’aptitude à la paix. Pour ce qui concerne les seuls systèmes sociaux, des taux de croissance élevés, si les revenus qui en sont tirés sont mal répartis, si le nombre de personnes participant à leur production est très faible, si les biens et services produits sont nuisibles pour la santé ou l’égalité, peuvent être favorables ou neutres à court terme, mais très défavorables à moyen terme. Nous ne disposons pas des instruments permettant de faire le départ entre ces différentes productions de biens et services, de sélectionner les seules productions favorables, de diminuer les taux de croissance des dégradations futures, dont les productions d’aujourd’hui sont grosses. Il n’est que de regarder les conséquences d’une croissance de l’activité (agricole, automobile, urbanistique) aujourd’hui sur la santé : ce ne sont pas les 2 milliards d’euros que coûtent les visites à l’hôpital et chez le médecin aujourd’hui qu’il faudrait ôter du PIB [12], mais les cancers et les pathologies diverses qui se déclareront dans 5, 10 ou 15 ans et qui constitueront, comme pour les décès actuels des victimes de l’amiante, un coût humain et financier extrêmement élevé. Ce qui doit nous faire comprendre qu’un ralentissement du taux de croissance de la production de certains biens et services – ceux qui sont gros de dépenses futures de réparation ou de dégradations de patrimoines critiques : naturels, de santé, de cohésion – ne doit pas être considéré comme un problème.
27 Ceci étant dit, dans notre société organisée autour de la comptabilité nationale, un faible taux de croissance s’apparente le plus souvent à un ralentissement de la croissance des revenus. Ici, il faut en revenir à ce qu’indiquait John Stuart Mill, qui, dès 1848, dans ses Principes d’économie politique, mettait la question de la redistribution avant celle de la production : « Que l’énergie de l’humanité soit appliquée à la conquête des richesses, comme elle était appliquée autrefois aux conquêtes de la guerre, en attendant que des esprits plus élevés donnent aux autres une éducation plus élevée, cela vaut mieux que si l’activité humaine se rouillait en quelque sorte et restait stagnante », écrivait-il. « Tant que les esprits sont grossiers, il leur faut des stimulants grossiers : qu’ils les aient donc. Cependant, ceux qui ne considèrent pas cette jeunesse du progrès humain comme un type définitif seront excusables peut-être de rester indifférents à une espèce de progrès économique dont se félicitent les politiques vulgaires : au progrès de la production et de la somme des capitaux […]. Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de se féliciter de ce que des individus déjà plus riches qu’il n’est besoin doublent la faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que peu ou point de plaisir, autrement que comme signe de richesse […]. C’est seulement dans les pays arriérés que l’accroissement de la production a encore quelque importance : dans ceux qui sont plus avancés, on a bien plus besoin d’une distribution meilleure [13]. »
Briser la logique de la consommation et de l’imitation
28 Deux obstacles dirimants peuvent faire passer ce raisonnement pour radicalement utopique et irréaliste. Le premier est cette dynamique décrite par Smith dans la Théorie des sentiments moraux [14], qui pousse les individus à désirer sans cesse de nouvelles choses, alors même que nos besoins sont limités : « C’est la vanité, non le bien-être qui nous intéresse […] Le riche se fait gloire de ses richesses parce qu’il sent qu’elles attirent naturellement sur lui l’attention du monde. » Quant à ceux qui admirent, ils sont également dirigés par l’imagination : elle alimente l’inextinguible désir de chacun de posséder ces moyens qui semblent apporter aux grands tant de bien-être. Chez Smith, tous ces désirs obéissent finalement à un processus orienté par la « main invisible » : « ils [les riches] sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la Terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l’espèce. » La main invisible a pris aujourd’hui la figure de la publicité et du devoir de consommer : le désir mimétique est soutenu de manière officielle et organisée. La critique de la consommation reste un exercice difficile (Méda, 2015b).
29 Le second obstacle qui peut être opposé à ce raisonnement qui souhaite substituer à la recherche de la croissance la recherche de la satisfaction des besoins de tous, sous réserve du respect des patrimoines critiques, est évidemment la logique d’internationalisation de la production, dans laquelle nous sommes aujourd’hui plus que jamais intégrés (Organisation internationale du travail [OIT], 2015). Un ralentissement dans la recherche de gains de productivité, une priorité donnée à la qualité et à la désintensification du travail, une augmentation des prix relatifs de nos produits (due à leurs meilleures conditions de production sociales et écologiques) risqueraient de nous entraîner dans une logique de perte de compétitivité destructrice, une spirale infernale, des dettes grandissantes et, finalement, un appauvrissement généralisé.
30 Le fait est qu’il semble bien difficile d’engager une telle reconversion à l’échelle d’un seul pays. Au contraire, le respect des normes écologiques et sociales évoquées ci-dessus ne peut être organisé et contrôlé que par des institutions internationales, qui existent déjà pour certaines d’entre elles et auxquelles des pouvoirs plus importants devraient pouvoir être attribués pour rendre enfin effectif ce qu’exprimait la déclaration de Philadelphie alors que la Seconde Guerre mondiale n’était pas encore terminée : la justice sociale est la condition d’une paix durable ; « la non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays » (OIT, 1944). On continue de s’étonner que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dispose d’un organisme de règlement des différends et que l’OIT ne dispose pas des moyens de promouvoir à l’échelle mondiale son concept de droit au travail décent. C’est en effet seulement ainsi que des conditions de travail décentes pourraient être assurées dans un nombre de pays toujours plus grand et aussi que les systèmes de protection sociale pourraient se déployer pleinement sans être remis en cause, de l’extérieur, par des benchmarks fondés sur la seule capacité à exhiber des coûts et des règles du travail les plus bas possible. La reconversion écologique suppose aussi que soient mis en œuvre en Europe des mécanismes de sécurisation professionnelle très puissants, – plus efficaces par exemple que le Fonds d’ajustement à la mondialisation, mis en œuvre en 2006.
31 Mais plus généralement, elle exige sans doute une véritable réinvention de l’idée européenne, capable de résister à la menace que Pierre Mendès France avait dénoncée dès 1957 : « Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre », « […] Je crois que toute la reconstruction de l’Europe, tout son développement d’après-guerre auraient dû être conçus sur la base d’investissements européens coordonnés selon des plans d’intérêt commun, évitant les doubles emplois, les investissements excessifs ou superflus, les concurrences ruineuses et aussi les pénuries communes » (Mendès France, 1957).
32 Comme l’a magnifiquement mis en évidence Alain Supiot dans L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, nous ne parviendrons à promouvoir un régime de travail réellement humain que si nous parvenons à réorienter l’Europe dans un sens définitivement favorable à la justice sociale et à la solidarité. Une telle priorité est parfaitement congruente avec l’ambition de faire de l’Europe une zone d’excellence en matière écologique. La prise en compte conjointe du patrimoine naturel, de la santé sociale et du travail humain suppose un changement radical de paradigme et une bifurcation vers une société post-croissance. La promotion d’une telle cause commune exige sans doute une alliance entre des salariés et des syndicats soucieux de la qualité du travail, des consommateurs toujours plus attentifs à la qualité des produits, des organisations non gouvernementales soutenant la transition vers un autre modèle de développement et quelques États-membres européens particulièrement déterminés.
33 Une voie existe donc aujourd’hui entre le scénario dit de révolution numérique, qui porte l’espoir fou que l’automatisation et la digitalisation de la société ouvriront une nouvelle étape de croissance, mais dont les effets sur le travail, l’emploi et la protection sociale peuvent être lourds et dont les conséquences écologiques sont totalement ignorées, et le scénario de reconfiguration drastique des États-providences dont plusieurs articles du présent dossier se sont fait l’écho et qui constitue une tentation permanente. C’est le scénario dit de la reconversion écologique, qui, pour peu que les actions des différents pays soient correctement coordonnées, pourrait permettre à nos sociétés de continuer à satisfaire les principaux besoins de leurs ressortissants, à condition de respecter strictement des normes sociales et environnementales internationales (Méda, 2015d). Il consiste à prendre au sérieux les considérables menaces qui pèsent sur le développement à moyen terme de nos sociétés du fait des limites matérielles physiques et à reconstruire de fond en comble notre système énergétique, notre système productif et nos modèles sociaux. Un tel scénario peut constituer une réelle opportunité de renouer avec une certaine forme de plein emploi et de changer le travail, notamment en développant de nouvelles organisations du travail plus respectueuses de l’environnement et de nouveaux systèmes de comptabilité. Un tel défi nécessite une mobilisation de l’ensemble de la société et un processus de planification semblables à ceux qu’exige un état de guerre – ou de sortie de guerre – : il met en évidence la considérable actualité (comme le rappelle le texte de Pierre-Yves Chanu dans le présent ouvrage) des textes forgés à la fin de la dernière guerre pour préparer la reconstruction, notamment le texte du Conseil national de la Résistance ou celui de Lord Beveridge, intitulé Full Employment in a free Society, qui constitue sans doute un des meilleurs viatiques pour renouer avec une nouvelle forme de prospérité.
Notes
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[1]
Rockström J., Steffen W., Noone K. et al. (2009), « A Safe Operating Space for Humanity », Nature, vol. 461, p. 472-475. Les neufs limites sont le changement climatique ; le taux de diminution de la biodiversité ; l’interférence humaine avec les cycles azote / phosphore ; la diminution de la couche d’ozone ; l’acidification des océans ; la consommation mondiale d’eau douce ; les changements d’exploitation des sols ; la pollution chimique ; la pollution atmosphérique par les aérosols.
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[2]
Barnosky A.D. (2012), « Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin, p. 52-58.
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[3]
Merci à Jean Gadrey qui a exhumé cet enregistrement et l’a en grande partie transcrit sur son blog, permettant ainsi à tous d’en profiter : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/06/11/1972-edmond-maire-sicco-mansholt-et-la-croissance/
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[4]
Idem.
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[5]
P. 25-26 de l’édition numérique, http://classiques.uqac.ca/contemporains/moscovici_serge/moscovici_serge.html.
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[6]
Les travaux développant des critiques à l’égard du PIB ont commencé à attirer l’attention des médias seulement à partir de la publication du rapport de la commission sur les limites de la mesure des performances et du progrès social de 2009, alors que d’autres, nombreux dans les années 1970, puis à partir de la fin des années 1990 (pour la France, voir Méda, 1999 ; Viveret, 2003 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2005), n’ont guère fait l’objet de commentaires.
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[7]
Idem.
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[8]
Que la Commission définit comme la possibilité de maintenir le bien-être dans le temps.
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[9]
La possibilité en a été donnée grâce au vote par le Parlement d’une proposition de loi portée par la députée Éva Sas sur la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques, puis par l’adoption d’une série de 10 indicateurs.
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[10]
Voir notamment l’audition d’Éric Heyer.
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[11]
Voir l’audition de Dominique Méda.
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[12]
Christophe Rafenberg, « Estimation des coûts pour le système de soin français de cinq maladies et des hospitalisations attribuables à la pollution de l’air », collection « Études et documents » du Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable (SEEIDD) du Commissariat général au développement durable (CGDD), 2015.
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[13]
John Stuart Mill, Principes d’économie politique, Paris, Guillaumin, 1873, tome II, livre IV, chapitre vi, p. 305.
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[14]
« De la beauté que l’apparence de l’utilité confère à toutes les productions de l’art, et de l’influence étendue de cette sorte de beauté », Traité des sentiments moraux, op. cit., IV, 1, p. 257-258.