Introduction [1]
1 En matière de protection sociale et d’inégalités sociales ou entre les âges, notre pays est confronté à deux questions cruciales : les difficultés de financement de notre modèle social d’une part, le caractère de plus en plus patrimonial de notre société d’autre part. Après avoir rappelé brièvement les faits, en France et ailleurs, je soulignerai les enjeux qu’ils soulèvent et qui se reflètent aussi bien dans les discours générationnels dominants ou dans les représentations des rapports entre générations que dans les différentes philosophies sociales ou idéologies de l’État-providence. J’en viendrai ensuite à quelques propositions de réforme sur l’équilibre des transferts sociaux, selon notamment que l’on mise ou non sur une solidarité bien comprise entre les générations, apanage d’une philosophie sociale multi-solidaire. J’envisagerai enfin, sous forme de « deals » solidaires, des remèdes possibles, un peu iconoclastes, à une situation patrimoniale qui révèle un fort déséquilibre entre les âges et apparaît de plus en plus néfaste à la croissance.
État-providence et situation patrimoniale : état des lieux français
2 Allongement inédit et sous-estimé de l’espérance de vie, ralentissement de la croissance, patrimonialisation de nos sociétés : agissant de concert, ces trois phénomènes de fond mettent sous tension nos État-providence nés après 1945 et ont produit dans nombre de pays une situation patrimoniale de plus en plus dommageable. La France, en particulier, apparaît en difficulté sur les deux fronts, social et patrimonial.
Une protection sociale à la dérive ?
3 Un enjeu social majeur concerne la pérennité financière à terme de notre État-providence face au vieillissement démographique et au ralentissement de la croissance. Une règle historique approximative indique que les transferts sociaux aux plus de 60 ans (retraites, santé, dépendance et aussi augmentation de la dette publique) ont constitué un pourcentage du produit intérieur brut (PIB) à peu près égal au poids de ces âges dans la population. En 1950, ces 60 ans ou plus ne représentaient que 6 à 7 % de la population. Aujourd’hui, ils constituent un peu plus de 20 % de la population et perçoivent à peu près de 20 % du PIB en transferts sociaux ou assimilés, soit au moins autant que l’ensemble des autres classes d’âge en dépenses de santé, éducation, allocations familiales, minima sociaux, chômage, etc. La poursuite de cette règle historique conduirait alors à se demander ce qui se passerait en 2050, lorsque les 60 ans ou plus représenteront près d’un tiers des Français, sachant que la croissance ne se décrète pas, mais dépend des dépenses publiques d’éducation et de formation, que la fécondité élevée dans notre pays rend pour l’instant encore plus onéreuses ?
4 Le constat mérite ici d’être un peu affiné. Les dépenses sociales par tête pour les jeunes et les plus âgés seraient restées dans un rapport à peu près constant sur les 30 dernières années : les 60 ans ou plus perçoivent 4 fois plus par tête que les moins de 60 ans, mais il en était approximativement de même en 1980 (d’Albis et Navaux 2015). La dérive passée des transferts sociaux ascendants serait donc imputable pour l’essentiel à un pur effet démographique, c’est-à-dire que le vieillissement de la population et l’équité entre âges ou générations ne se seraient pas forcément détériorés sur la période considérée. En revanche, le problème de viabilité aigu de notre État-providence, dû principalement à l’allongement inédit de la durée de vie, menace clairement l’équité entre âges ou générations de demain : qui (i.e. quelles générations ?) va payer le retour à un certain équilibre sur le long terme et comment ?
5 Les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) apportent déjà des éléments de réponse (Blanchet, 2015). Les travaux menés dans le cadre de l’Ageing Working Group (AWG, commission de l’Union européenne) décrivent, en matière de retraite, une situation plus favorable en France qu’ailleurs, du fait notamment de la fécondité plus élevée dans notre pays : le rapport de la masse des pensions versées au PIB diminuerait même d’ici 2060 (Cuvilliez, 2015). Ces projections reposent cependant sur des scénarios macro-économiques plutôt roses (taux de croissance, chômage) et sur une remontée de l’âge moyen d’entrée en retraite, autour de 65 ans en 2030. Elles s’accompagnent surtout d’une baisse de l’ordre de 20 % à terme du pouvoir d’achat relatif des retraités (i.e. du rapport de la pension moyenne au salaire moyen), du fait de la double indexation sur les prix : celle relative aux salaires portés en compte dans le salaire de référence, qui diminue d’autant la pension initiale ; et celle appliquée aux pensions des individus pendant la retraite. Évidemment, cette baisse du niveau de vie relatif des retraités (actuellement comparable à celui des actifs) varie beaucoup – c’est à dire qu’elle augmente – avec le taux de croissance économique retenu (Blanchet, 2015) et elle frapperait davantage les retraités futurs que les retraités actuels.
6 Plus précisément, les micro-simulations menées par Chojnicki, Navaux et Ragot (2015) montrent que le ratio entre les dépenses sociales par tête pour les 60 ans et celles pour les moins de 60 ans diminue jusque vers 2035-2040 (où le régime permanent est atteint) dans la plupart des scénarios : la baisse serait de l’ordre de 10 % en moyenne. Parallèlement, la masse des transferts reçus par les plus de 60 ans augmente encore plus vite que le PIB, mais sensiblement moins que leur pourcentage dans la population : la règle approximative de l’après-guerre ne serait donc plus vérifiée.
Poids et déséquilibre croissants du patrimoine
7 L’autre défi concerne la « patrimonialisation » croissante de la société française. Le livre de Piketty (2013) montre que le rapport agrégé du patrimoine au revenu des ménages a beaucoup augmenté depuis les années 1950 et qu’il n’a jamais été aussi élevé depuis un siècle. Ce résultat se retrouve en général en Europe, où le patrimoine privé net total représente ainsi de 5 à 6 fois le montant du revenu national, un niveau inconnu depuis la Belle Époque (rapport alors proche de 7). En outre, la concentration du patrimoine, qui n’avait cessé de diminuer après 1914 jusqu’aux années 1970 est depuis repartie à la hausse – dans des proportions qui sont certes débattues (cf. Masson, 2015a). C’est pourquoi Piketty propose un impôt sur la fortune renforcé, instauré au moins au niveau européen pour éviter les effets de concurrence fiscale et de mobilité du capital.
8 Ces évolutions se doublent d’un déséquilibre relatif croissant depuis 1980 entre ménages jeunes et âgés, au bénéfice de ces derniers. Les seniors français épargnent beaucoup pour leurs vieux jours (en raison de la hausse de l’espérance de vie, du risque de dépendance ou de l’avenir incertain de l’État-providence, etc.), quitte à laisser ce qu’ils n’auront pas consommé eux-mêmes à leurs enfants « adorés »… quand ces derniers auront près de 60 ans et en auront le moins besoin : aujourd’hui, en effet, du fait de la hausse de la longévité et aussi de l’augmentation des droits du conjoint survivant, on hérite en pleine propriété du patrimoine familial le plus souvent à la mort du second parent, à près de 60 ans en moyenne, alors que pendant les Trente Glorieuses encore, l’âge moyen de l’héritage ne dépassait guère 40 ans.
9 Le flux annuel des transmissions patrimoniales a vu corrélativement son pourcentage par rapport au PIB doubler sur les 30 dernières années pour atteindre maintenant plus de 10 % (Piketty, 2013). Ces transmissions ont même augmenté plus vite que le patrimoine, signe que la part du patrimoine héritée dans le patrimoine global (somme du patrimoine hérité et du patrimoine accumulé en propre) s’est, elle aussi, accrue – de 20 % en 30 ans. Il s’ensuit que le circuit ricardien des transferts financiers publics ascendants et privés descendants (aides, donations et héritages) s’est fortement accéléré depuis 30 ans, les deux flux annuels ayant à peu près doublé d’importance en pourcentage du PIB entre 1980 et 2010.
10 En dépit d’une protection sociale plutôt généreuse, on observe en outre une certaine crispation patrimoniale des seniors français : le motif de transmission est souvent présent, mais il ne vient qu’en second, après la précaution de long terme et la consommation des vieux jours : outre le logement, l’épargne est rarement pré-affectée dans des produits dédiés (rente viagère, assurance dépendance) mais plutôt investie dans des quasi-liquidités (livret A) ou encore dans des produits d’épargne longue (contrats d’épargne assurance) à fonctions potentielles multiples – précaution à long terme, retraite et risque de longévité, transmission. Bref, l’épargne des seniors correspond pour beaucoup souvent à une réserve de valeur peu risquée ; pire, le patrimoine concentré dans les mains des plus âgés constitue trop souvent une masse inerte qui se régénère en permanence et tend à renforcer les inégalités entre héritiers et non-héritiers ou entre les trois quarts d’aînés propriétaires et les autres.
11 Une telle situation est sous-optimale à différents points de vue. Elle l’est tant pour les parents que pour les enfants. Elle favorise, en outre, la reproduction du déséquilibre patrimonial en faveur des aînés dotés de patrimoines-rentes ou dormants considérables et s’accompagne d’une concentration accrue des fortunes. Surtout, elle freine les investissements productifs et constitue, avec une dette sociale lourde liée aux engagements de l’État, un obstacle à la croissance économique.
La France dans la zone euro : socialement à part, patrimonialement normale
12 Comment caractériser très brièvement la position de la France au sein de l’Europe sur les quatre plans qui nous intéressent le plus : le vieillissement démographique, le marché du travail, la protection sociale et le patrimoine ?
13 Sur les trois premiers points, notre pays occupe souvent une position tout à fait particulière par rapport à ses voisins. Il bénéficie ainsi d’un taux de natalité plus élevé que ses voisins, assurant le renouvellement des générations, ainsi que d’une politique familiale plus généreuse qu’ailleurs.
14 Son marché du travail souffre en revanche d’une forte segmentation, opposant contrats à durée indéterminée (CDI) et contrats à durée déterminée (CDD) ou autres contrats précaires, un « cœur » de travailleurs bien protégés, entre 30 et 55 ans environ, à une « périphérie » de jeunes et de seniors beaucoup plus exposés à la précarité, au chômage ou à des formes diverses de retrait du travail assimilables à des préretraites : les sorties d’activité précoces (après 55 ans) sont plus fréquentes qu’ailleurs, sauf en Belgique. L’indemnisation du chômage est plus généreuse pour les cadres, avec un montant maximal de plus de 6 000 euros, largement supérieur à ce qui se fait dans les autres pays ; et la rémunération à l’ancienneté ou les profils de carrière continûment croissants sur le cycle d’activité (fonction publique, cadres des grandes entreprises) y sont plus répandus qu’ailleurs.
15 La France se distingue encore par le volume élevé de ses prélèvements obligatoires (45 % du PIB), de ses dépenses publiques (57 % du PIB) et de ses transferts sociaux (32 % du PIB). Les priorités de son État-providence vont plutôt aux plus âgés, mais là, pas plus qu’en Allemagne ou en Belgique – les dépenses publiques de retraite s’élèvent en gros au double des dépenses d’éducation ou de formation en Europe continentale – et moins qu’en Italie ou en Grèce [2].
16 En matière de patrimoine, les données individuelles récentes de l’enquête sur les finances et la consommation des ménages (Household Finance and Consumption Survey – HFCS), réalisée par les banques centrales des différents pays, montrent en revanche que la France (20 % de la population de la zone euro) occupe une position tout à fait moyenne au sein de la zone euro, que l’on considère la moyenne ou la médiane du patrimoine (total, financier, etc.), sa répartition selon l’âge ou les inégalités de fortune – part des 1 % ou des 10 % les plus riches – ou encore la diffusion des différents actifs et la structure du patrimoine. La France est même de loin le pays le plus proche de la moyenne de la zone euro avec des écarts limités : un peu moins de propriétaires du logement et d’actifs professionnels, un peu plus d’actifs sûrs, une bulle immobilière plus forte dans les années 2000, des actions un peu plus inégalement réparties (en diffusion et en montant) au bénéfice des plus riches (Arrondel et Masson, 2014).
Entre générations : discours et enjeux
17 Les déséquilibres sociaux et patrimoniaux entre les âges, que l’on observe notamment en France, ont forcément des répercussions sur les rapports entre les générations. Encore faut-il s’entendre sur le découpage intergénérationnel le plus adapté, qui doit respecter la succession des trois périodes depuis l’après-guerre – les Trente Glorieuses (1948-1977), les « Trente piteuses » (1978-2007) et la crise financière depuis 2008 – en tenant compte au mieux des événements historiques nodaux qui sont susceptibles de créer une conscience générationnelle. Je résume ici à grands traits les analyses effectuées par ailleurs (Masson, 2015d) concernant le découpage le plus approprié, les discours générationnels et les représentations possibles des rapports entre générations.
Quatre générations adultes imbriquées
18 Dans le contexte français, il est coutume d’opposer les générations « dorées » aux générations « plombées » au sort moins enviable.
19 – Les générations dorées (nées avant 1955) auraient bénéficié à la fois de salaires élevés et du plein emploi, de cotisations sociales limitées versées à des retraités peu nombreux et modestes et de retraites élevées liées à de bonnes carrières. L’accès à la propriété leur aurait été assez facile, et le logement aurait connu depuis des plus-values appréciables sans que ces générations y soient pour quelque chose. Mais elles laisseraient derrière elles des montants considérables de dette publique et aussi de dette sociale implicite, liées aux engagements de l’État en matière de retraite et de santé.
20 – Les générations plombées qui suivent (nées après 1955) pâtiraient au contraire d’une insertion professionnelle difficile, de salaires bas ou précaires et d’un chômage important ; de cotisations sociales élevées versées à des aînés florissants et nombreux et de retraites modestes liées à des carrières chahutées. L’accès à la propriété du logement leur serait rendu plus difficile par l’augmentation des prix de l’immobilier et une instabilité matrimoniale plus forte que naguère. Pourtant, elles devront rembourser des dettes publiques et sociales importantes dans un contexte difficile.
21 Le découpage gagne cependant à être plus précis, en séparant les générations dorées comme plombées en deux groupes. Les générations dorées se divisent ainsi en :
- les générations d’avant le baby-boom, âgées bientôt de 75 ans et plus, typiquement nées avant 1940, ont connu une première partie de vie dramatique : une prime enfance pendant la Seconde Guerre mondiale et, pour beaucoup, l’épisode peu reluisant de la guerre d’Algérie – avoir 20 ans dans les Aurès ;
- les baby-boomers stricto-sensu, définis au sens socio-économique et politico-culturel : ces générations ont eu 20 ans et sont entrées en vie économique avant le tournant des années 1980. Elles sont nées entre 1943 et 1957 et seront âgées bientôt de 60 à 74 ans. Elles sont caractérisées par les « 4 P » : la paix, puisque la guerre froide et les guerres coloniales s’arrêtent en 1962 ; la prospérité des Trente Glorieuses ; le plein emploi, fût-il de durée dégressive ; enfin, la croyance dans le progrès. Le point-clé, aujourd’hui, est que ces générations seront bientôt toutes en retraite.
22 De même, les générations plombées peuvent être divisées en deux groupes :
- les générations du post-baby-boom, nées à peu près entre 1958 et le début des années 1980 : âgées de 32 à 57 ans, situées au cœur du marché du travail français, où elles font figure d’insiders, ces générations ont par ailleurs des enfants à charge, des enjeux de carrière, des problèmes (pour les femmes) de conciliation de la vie familiale et professionnelle, et elles sont souvent confrontées à une accession à la propriété nécessitant de longs emprunts ;
- les générations dites jeunes, âgées de 15 ou 18 ans à 30 ou 32 ans, en phase de fin d’éducation et d’insertion délicate sur le marché du travail.
23 Entre ces deux dernières générations entrées sur un marché du travail difficile, après 1980, la mobilité sociale intergénérationnelle est faible : la condition sociale du père, âgé de 20 ans en 1980, conditionne celle du fils, âgé de 20 ans en 2010 (Peugny, 2013).
Des discours générationnels quelque peu idéologiques
24 Un bref recul historique montre que les discours dominants des différentes générations, dont le plus connu est peut-être celui de Chauvel dès 1998 – qui « oppose » les post-baby-boomers aux baby-boomers – constituent des plaidoyers pro domo, qui s’expliquent d’abord par la position occupée sur le cycle de vie : ils évoluent d’ailleurs au cours du temps en fonction de l’avancée en âge de la génération concernée.
25 Si l’on suit les travaux en cours de Cécile Van de Velde (2015), les « jeunes » se qualifient eux-mêmes de génération perdue, ayant la sensation de former un « nous générationnel » qui proviendrait d’abord de leurs frustrations. Élevés dans l’aspiration à l’autonomie sociale et à l’indépendance financière, ils éprouvent aujourd’hui un sentiment non tant de déclassement, mais de « déprise ou dépossession » : ils ne se sentent pas maîtres de leurs destin et jugent que la société française ne leur donne pas les moyens de montrer ce dont ils sont capables. Leurs revendications tournent autour du slogan : « mon diplôme, votre dette, la démocratie ». Autrefois un privilège, les études seraient devenues un piège, en raison de la massification de l’enseignement supérieur : même élevé, le diplôme ne paierait plus comme naguère, et les jeunes adultes seraient trop soumis au marché, sans droit à l’erreur ni à une seconde chance. Des dettes publique et sociale excessives mettraient en danger la réalisation de leur projet de vie (bon métier, logement, famille). La revendication d’une plus grande démocratie porte en substance sur les « 3 R » : redistribution économique, avec davantage de dépenses pour l’éducation ; reconnaissance sociale, au plan du travail et du statut dans la société ; représentation politique, avec un droit à la parole accru.
26 S’appuyant faute de mieux sur leur famille, ces générations s’accordent sur la perception d’une condition juvénile aujourd’hui injuste. Si elles rendent parfois les générations précédentes responsables de leurs difficultés présentes et à venir, il est cependant symptomatique qu’elles n’aient pas « d’ennemi » clairement identifié – hors les banques, la finance, les politiques et les médias. De fait, les jeunes Français partageraient dans leur majorité les valeurs de leurs aînés et sacrifieraient à un compromis intergénérationnel (Galland, 2011 et 2015), s’attendant à un avenir meilleur ; reste qu’une minorité de jeunes déshérités sans diplôme (de 15 à 20 % ?) se livrent à des discours antisystèmes beaucoup plus violents et radicaux et alimentent en partie les votes extrêmes.
27 Le discours dominant des post-baby-boomers, qui s’inscrit dans la ligne du livre de Louis Chauvel (1998), est surtout le fait de trentenaires ou quadragénaires diplômés, exerçant dans la politique, la finance, la communication ou le milieu académique. En substance, ces générations seraient aujourd’hui en charge du financement d’un système social particulièrement lourd, alors qu’elles peinent à réaliser leurs projets propres, familiaux, professionnels, immobiliers et patrimoniaux : elles devraient cotiser beaucoup dans de conditions peu favorables – condition de travail et rémunérations dégradées, logements chers… Surtout, leur discours, très vindicatif, se focalise contre les baby-boomers (parfois leurs parents), dont ils dénoncent les avantages récurrents, en particulier en matière de retraite, et qu’ils accusent de tous les maux, y compris de la crise de 2008 : selon El Karoui (2013), la lutte des âges aurait ainsi remplacé la lutte des classes. De la fin des Trente Glorieuses jusqu’à celle des Trente Piteuses, ces baby-boomers auraient constamment « vécu sur la bête », laissant derrière eux des « ardoises » considérables et un pays surendetté, bref une situation déplorable dont seraient victimes les générations plus jeunes (Thomas Guénolé) [3].
28 Le point remarquable est qu’aux mêmes âges (entre 35 et 50 ans), entre 1980 et 1995, les baby-boomers tenaient un discours très comparable qui associait leurs cadets contre leurs aînés, accusés aux États-Unis, notamment par Kotlikoff (1992), de « trop peu cotiser et de trop consommer ». En France, Saint-Étienne (1993) tenait un langage similaire, traitant les 20-45 ans de l’époque de génération sacrifiée.
29 À la même époque les aînés américains du baby-boom s’élevaient au contraire contre cette vision d’une guerre des générations. De façon surprenante, Becker (1988) se livrait ainsi à un véritable hymne à la redistribution sociale entre générations, arguant que les dépenses publiques d’éducation pour les jeunes – source d’une accumulation profitable de capital humain – et celles pour les plus âgés, qui étaient restées dans un rapport constant par tête depuis l’après-guerre, avaient profité à toutes les générations, sauf peut-être la première : celle-ci aurait certes bénéficié de la providence des retraites sans avoir cotisé pour, mais n’aurait pas bénéficié de retraites gratuites (free lunch).
30 Or, aujourd’hui, au même âge que Becker à l’époque, les baby-boomers, notamment français, tiennent un discours consensuel et rassembleur qui rappelle celui de l’économiste de Chicago et les rapproche maintenant de leurs aînés… au détriment des post-baby-boomers, leurs alliés de naguère. Ce discours dominant transparaît chez de nombreux politiques (de droite et de gauche) comme chez les économistes (J.-H. Lorenzi, O. Pastré, D. Cohen) de ces générations. Il met l’accent sur les politiques ciblées sur l’éducation dès la petite enfance et sur l’insertion de la jeunesse, soit sur la richesse de demain. Il souligne la nécessité de contenir la dette publique et la dette sociale implicite de l’État-providence pour ne pas hypothéquer le sort des générations futures. Mais, parallèlement, il porte de plus en plus sur le risque de dépendance et ses problèmes de financement – ce qui leur permet de rallier les générations âgées tout en préparant leur propre avenir. Reste que d’ici 2020, ces baby-boomers seront pour la plupart en retraite. Leur souci concerne donc le maintien du pouvoir d’achat (relatif ?) des pensions, revendication simple et mobilisatrice qui rallie encore leurs aînés. Cependant, ils risquent fort, pour sauver le système de retraite, de pousser à une réforme systémique dure, qui concernera les actifs d’aujourd’hui et de demain : augmentation de la durée d’activité ; instauration d’un régime par points « modulable » à la carte, avec une liberté de choix de départ entre 60 et 70 ans (Daniel Cohen par exemple)… Ces générations devront travailler plus ou plus longtemps pour prétendre à une pension comparable à celle de leurs aînés du baby-boom qui échapperaient à cette réforme, sauf à prendre des mesures rétroactives que ces derniers rejettent avec force.
31 Les baby-boomers apparaissent ainsi sensibles à leur propre sort, bien sûr, mais aussi à celui de leurs aînés et des jeunes adultes, et de même à l’avenir des jeunes enfants et des générations futures. Alors qu’ils portent aujourd’hui le poids de la production économique, de l’éducation des enfants et du financement du système social, les post-baby-boomers sont cependant largement ignorés d’un discours qui se focalise sur les générations les plus jeunes en éludant les âges intermédiaires.
Visions contrastées des rapports entre générations
32 En dépit de leurs excès et de leurs incohérences, ces discours reflètent assez fidèlement le fait que les rapports entre génération sont sous tension du fait du vieillissement démographique, de la fin de l’idéologie du progrès et d’une croissance soutenue, et des besoins d’une économie de la connaissance globalisée ; à cela s’ajoutent les pressions exercées sur les familles, considérées de plus en plus comme une valeur-refuge face aux aléas du marché et aux incertitudes relatives à l’État social et à son financement – familles, dont pourtant près de 23 % sont aujourd’hui monoparentales.
33 De fait, ces discours posent tous, en filigrane, la question-clé de savoir comment rétablir l’équilibre et comment cette charge devrait être répartie entre les générations. À cet égard, ils s’appuient sur différentes représentations des rapports entre générations, envisagés d’abord en termes de lutte, d’équité, de contrat donnant-donnant –, ou de solidarité – de liens intergénérationnels :
- lutte inégale, dont les aînés sortiraient immanquablement vainqueurs, en raison de leurs poids dans les urnes qui leur permet de confisquer les dépenses publiques aux dépens des jeunes ou encore du fait de la difficulté pour ces derniers de brimer leurs propres parents. Plusieurs discours prétendent ainsi identifier le coupable de leur sort jugé peu enviable, qu’ils choisissent en général parmi leurs générations aînées. Plus radicalement, la lutte entre les générations serait devenue pour certains le moteur de l’histoire (au lieu de la lutte des classes), autour de l’enjeu de la succession des générations : comment prendre la place des aînés ? Accessoirement, se poserait le problème moral des dépenses sociales (de santé) pour les plus âgés, devenus « inutiles » ;
- équité ou justice, chaque génération étant appelée à recevoir son dû, mais pas plus : ce qui suppose au passage, au risque de faire fi de l’histoire, de pouvoir définir une situation de référence égalitaire ou mieux considérée comme juste, par rapport à laquelle on pourrait évaluer les écarts observés entre cohortes successives aux vécus historiques et aux expériences pourtant si dissemblables. Une version restrictive de cette équité générationnelle se limite aux transferts sociaux : elle impose l’égalité entre cohortes des bilans actualisés (à quel taux ?) des prélèvements et des transferts reçus sur l’ensemble du cycle de vie, la situation juste de référence étant la répartition des revenus primaires obtenus sur le marché. Cet objectif de neutralité actuarielle doit notamment s’adapter à la hausse de l’espérance de vie d’une génération à la suivante (cf. infra) ;
- contrat pour chaque génération du type donnant-donnant : par exemple pour les jeunes générations sur le marché du travail, instauration d’un contrat unique avec des droits progressifs, combiné à une accession plus facile au logement ou à des loyers abordables ; pour les plus de 50 ans, maintien sur le marché du travail jusqu’à la retraite, mais facilité par de nouveaux dispositifs de formation professionnelle ; ou encore, une fiscalité alourdie sur l’immobilier et l’assurance-vie, mais compensée par des incitations à réallouer ces actifs dans des investissements productifs ou la constitution d’un complément de la retraite en capitalisation, etc. (Lorenzi, Xuan et Villemeur 2014) ;
- solidarité, fondée sur une coopération entre générations imposée, mais en espérance mutuellement avantageuse, qui suppose de renforcer les liens de dépendance entre générations au nom de l’intérêt bien compris de chacune, d’instaurer un pacte intergénérationnel supposé efficace et accepté de toutes, bien qu’inévitablement générateur de contraintes et d’obligations. Chaque génération ne peut s’en sortir seule : la quête de son propre bien l’oblige à vouloir le bien des autres, c’est-à-dire le maintien de la chaîne intergénérationnelle (Bourgeois, 1912).
34 Les frontières entre ces différentes visions des rapports entre générations sont bien sûr floues : on peut ainsi privilégier la lutte au nom de l’équité ; plus généralement, en suivant Mauss (1950), il faut souligner l’ambivalence des rapports intergénérationnels, à la fois rapports de partage et de domination. Reste que la vision privilégiée oriente déjà les choix vers certaines voies de réforme de la protection sociale plutôt que d’autres, dans la mesure où elle participe d’une conception plus large, philosophique et idéologique, de l’État-providence.
Trois visions polaires de l’État social et leurs implications
35 Sous contrainte d’un financement viable, quelle devrait être, en effet, la norme de bon équilibre des transferts sociaux entre générations ? J’ai montré que la réponse sera forcément idéologique, au sens où elle dépendra de la vision du monde social à laquelle on adhère, des a priori métaphysiques et des valeurs de chacun, entre lesquelles les faits, rien que les faits, ne permettent pas de trancher ni d’obtenir aisément l’adhésion d’autrui [4].
Liberté, égalité ou solidarité (plutôt que fraternité)
36 Trois idéologies – libre agent, égalité citoyenne et multi-solidaire – peuvent être ainsi distinguées, selon que l’on croit d’abord aux marchés, à l’État redistributeur ou à la famille et aux solidarités civiles. Elles proposent des politiques de la jeunesse bien différentes :
- soit l’on table sur la liberté et la responsabilité des individus adultes, en tant qu’agents sur les marchés, pour qu’ils s’occupent eux-mêmes de leurs besoins, notamment pour les vieux jours, par l’épargne, l’assurance ou le travail prolongé : l’État social, de taille limitée, peut alors se concentrer sur l’éducation et la formation des jeunes dans un souci d’égalité des chances et de priorité à l’investissement social, en aidant d’abord ceux qui le méritent ;
- soit l’on privilégie le lien de citoyenneté égalitaire de tout individu avec l’État, avec les droits et devoirs sociaux élevés qui en découlent, et cela aux dépens des autres liens (familiaux, de proximité, entre générations) : chaque enfant a droit à des crèches et cantines gratuites ; chaque jeune voit son insertion favorisée par des dépenses sociales actives plutôt que d’indemnisation – dotation en capital, bons de tirage pour financer la transition vers la vie professionnelle. Cela vaut en particulier pour les jeunes les plus défavorisés qui devraient bénéficier d’un vrai revenu de solidarité active (RSA), accordé dès l’âge de 18 ans, pour permettre au jeune de s’émanciper de sa famille ;
- soit l’on fait d’abord confiance, pour l’éducation des jeunes, aux familles et à l’altruisme parental ou encore aux solidarités civiles – associations, mutuelles, corporations – quitte à reconnaître que leur action ne peut s’exercer à plein sans le soutien résolu de l’État (allocations familiales, quotient familial) ; solidarités publiques et privées entre générations devraient jouer de concert, de façon complémentaire, pour les besoins de la jeunesse comme pour ceux de la vieillesse.
Des conceptions antagonistes du système de retraite
37 Ces oppositions valent tout particulièrement pour la conception du système de retraite.
38 La philosophie du libre agent milite ainsi en faveur de fonds de pension et autres produits d’épargne retraite à cotisations définies, où le risque est supporté par l’épargnant. En contrepartie, la liberté de choix de ce dernier devrait être logiquement la plus grande possible : en cas de mauvais rendement de son épargne retraite, l’individu doit pouvoir travailler plus longtemps, cumuler sa retraite avec un emploi d’appoint, etc. Plus généralement, l’épargne retraite se rapproche d’un actif standard : si l’on désire indexer la pension sur le coût de la vie ou même sur les salaires, il est sûr qu’elle sera moins élevée, l’offre de tels produits par le marché ayant un coût important.
39 Les comptes notionnels à la suédoise s’inspirent le plus de la philosophie de l’égalité citoyenne. Ils ne relèvent de la solidarité qu’au seul niveau national et préservent la primauté du lien direct entre tout individu-citoyen et la société : les seuls éléments solidaires concernent ainsi le socle de base, non contributif, garanti à chacun et le taux de rendement fixé par l’État dans le cadre strict de la croissance du PIB national. Il n’y a pas de redistribution entre générations : au nom de l’équité générationnelle, chacune se voit affecter, au moment du passage en retraite, une espérance de vie propre par rapport à laquelle est calculée la rente. Surtout, les règles du système sont fixées une fois pour toutes, visant au pilotage automatique. Dans la pratique, un certain jeu est bien sûr envisageable : provoquée par la crise financière, la baisse nominale des pensions suédoises en 2009 et 2010 a conduit à des mesures de solidarité discrétionnaires, mais valables seulement pour les années considérées – le système demeure inchangé.
40 Fleuron de la pensée multi-solidaire, la solidarité entre générations est au contraire une valeur dynamique – une plante fragile à toujours arroser. Elle procède d’un « quasi-contrat d’association » où tout se passe « comme si la répartition toujours actuelle des avantages et charges résultait d’un contrat rétroactivement consenti entre des volontés libres et égales » (Bourgeois, 1912). Dans ce cadre, les droits à pension ne sont pas acquis une fois pour toutes, mais demeurent contingents, toujours à renégocier avec les générations suivantes. Et la négociation va porter sur deux choses clairement séparées, alors qu’elles ne le sont pas ou moins dans les autres philosophies :
- le régime d’acquisition des droits à pension pour les actifs (que certains baby-boomers voudraient durcir pour garantir la fiabilité/viabilité du système) ;
- la revalorisation des pensions une fois en retraite : le maintien du pouvoir d’achat des retraites apparaît pour certains baby-boomers la promesse même que l’État doit respecter.
Réformes sociales
41 L’enjeu pour la croissance et les rapports entre générations concerne notamment l’hypothèque d’une dette sociale lourde, dont le remboursement apparaît aléatoire au vu des difficultés rencontrées par le financement à terme de notre État-providence. Les pistes de réformes proposées par les trois philosophies du social diffèrent ici largement, selon en particulier la volonté ou non de renforcer la solidarité entre générations.
Faut-il renforcer la solidarité entre générations ?
42 Nous insisterons plutôt sur les réformes sociales inspirées par la pensée multi-solidaire qui mise sur un renforcement de la solidarité entre générations. Mais cette dernière, mal conduite, peut s’avérer la pire des choses, et l’on peut tout aussi bien viser à relâcher fortement les liens (intergénérationnels) existants, en invoquant d’autres principes.
43 Le libre agent prône ainsi la liberté et la responsabilité des individus pour éviter les dérives d’un État-providence jugé trop généreux et incapable de tenir ses promesses. Les dépenses de retraite, voire même de santé, devraient être pour une large part privatisées, et seules les dépenses sociales les plus productives, pour les jeunes notamment, seraient maintenues. Les incitations à l’épargne, réserve de consommation pour les vieux jours, seraient en conséquence renforcées. Il s’agirait de stimuler l’épargne longue dans des produits de retraite et fonds de pension à cotisations définies. Mais compenser la (forte) baisse des transferts publics aux plus âgés par l’encouragement à l’épargne pour la retraite risque de ne pas suffire. Il faudrait encore faciliter la consommation du patrimoine sur les vieux jours, sachant que les seniors (français) possèdent en moyenne des patrimoines considérables. Cet objectif suppose de développer les marchés de la rente viagère et du prêt viager, aujourd’hui atones dans la plupart des pays, et de favoriser la sortie en rentes dans les fonds de pension.
44 Les inconvénients d’une telle politique (hors même la phase de transition) ne sont pas à sous-estimer. Les familles se verraient soumises à rude épreuve, puisque des enfants aux espérances d’héritage amoindries seraient appelés à s’occuper davantage de leurs parents âgés. Et les inégalités de ressources entre personnes âgées, aux implications souvent dramatiques, augmenteraient en raison notamment de l’instauration probable d’une santé à deux vitesses, entre ceux qui peuvent payer et les autres.
45 La pensée de l’égalité citoyenne repose, elle, sur la citoyenneté universelle qui confère des droits et devoirs égaux et étendus à tout sujet de la nation, indépendamment de son âge ou de sa génération comme de sa condition sociale. La protection sociale (française) serait allée trop loin en faveur des plus âgés et au détriment des plus jeunes : la redistribution publique aurait peu fait pour résorber le fossé intergénérationnel qui se creuse entre les ménages les plus jeunes, aux prises avec de multiples difficultés d’insertion, et les aînés qui ont bénéficié en moyenne d’une hausse sans précédent de leurs avoirs. Efficace pour lever la pauvreté chez les personnes âgées souvent démunies jusque dans les années 1970, l’État-providence (français) ne serait plus adapté à la situation actuelle, caractérisée par l’émergence de nouveaux risques – mères isolées, parents pauvres, jeunes non qualifiés – et la mise en place d’une économie de la connaissance qui suppose de renforcer les dépenses actives d’éducation et de formation plutôt que celles d’indemnisation. En conséquence, il faudrait, pour un volume global plus ou moins inchangé, réorienter ses priorités selon l’âge en instaurant une véritable politique de la jeunesse, fondée sur une socialisation accrue du coût d’éducation des enfants, la formation tout au long de la vie, etc. Une voie possible pour diminuer les transferts sociaux à destination des plus âgés serait de multiplier les services non marchands à la personne (care), supposés plus efficaces, plus justes et moins onéreux que les transferts monétaires.
46 Quelles oppositions pourraient susciter un telle politique ? L’individu risque de se retrouver seul et isolé face à la toute-puissance des administrations, privé de tout statut ou identité hors le fait d’être un citoyen. Pour une sensibilité politique « de gauche », le rôle dévolu au marché apparaît ambigu : les comptes notionnels pourraient être l’antichambre des plans d’épargne retraite privé. Pour une sensibilité « de droite », les demandes adressées aux classes aisées, qui contribuent beaucoup et ne bénéficient guère plus que les autres des services à la personne, apparaissent élevées – ce qui suppose une société homogène et assez égalitaire.
47 La pensée multi-solidaire voudra au contraire multiplier et renforcer les liens solidaires et les réciprocités mutuelles entre les générations. Cette solidarité intergénérationnelle fonctionne dans les deux sens : elle implique ainsi des droits et aussi des devoirs sociaux pour les aînés. L’objectif d’un pacte rénové serait de préserver autant que possible les dépenses sociales pour les besoins des vieux jours, tout en considérant les conditions et les capacités de leur financement. L’idée de base est que chaque génération doit prendre conscience qu’elle ne peut se sauver seule, mais que le versement d’une pension conséquente à la précédente et l’investissement approprié dans le capital humain de la suivante sont les conditions requises pour recevoir à son tour une retraite adéquate : la promesse conditionnée de la retraite garantirait ainsi les investissements requis en éducation (Rangel, 2003).
48 Il s’agirait ainsi de lier les dépenses d’éducation et de retraite (au sens large : dépenses pour les jeunes et pour les plus âgés), tant au niveau macro que micro, par des politiques d’indexation originales entre générations.
49 Au niveau macro, les deux types de programme seraient débattus ensemble en liant les dépenses publiques d’éducation et de retraite le long d’un sentier de croissance équilibrée à définir, afin notamment d’éviter le gonflement incontrôlé des transferts aux plus âgés au détriment des transferts pour les plus jeunes. Pour ce faire, on peut certes penser maintenir les dépenses par tête pour l’éducation et la retraite autour d’un rapport constant sur le long terme, peut-être plus faible qu’aujourd’hui. Mais la difficulté préalable réside dans la définition du retraité et de l’âge normal de départ à la retraite : des cessations d’activité trop précoces mettent le système social en danger (cf. supra). De fait, la recherche d’une parité entre les niveaux de vie des actifs et des retraités doit tenir compte de l’âge d’entrée en retraite : si cette dernière commence à 70 ans, la parité se comprend beaucoup mieux…
50 Au niveau micro, un lien de dépendance solidaire entre éducation et retraite serait obtenu en indexant les retraites élevées, au-delà d’un certain seuil, sur l’évolution du taux de salaire d’embauche ou du taux de chômage des jeunes non qualifiés ou tout autre indicateur qui affecte en priorité les plus démunis parmi les nouvelles générations [5]. La mesure conduirait à lier le sort des retraités aisés à celui des jeunes pauvres, soit à instaurer un véritable partage des risques entre ces deux catégories de la population : si les jeunes pauvres vont bien, les retraites élevées ne seront pas touchées. Il ne s’agit donc pas d’une simple redistribution entre « vieux riches » et « jeunes pauvres », mais les droits à pension seraient effectivement contingents, empêchant les retraités aisés de se réfugier dans une attitude du type « après moi, le déluge » : ces derniers seraient directement intéressés, par des mécanismes incitatifs, transparents et non manipulables, à la réussite des jeunes actifs les moins favorisés.
51 Dans un cadre multi-solidaire, d’autres mesures peuvent contribuer à sauver les retraites d’aujourd’hui et de demain. Plutôt qu’une baisse pure et simple des retraites ou même une augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG) sur les retraités (mesure inspirée par la philosophie de l’égalité citoyenne), elles exprimeraient le fait que les devoirs sociaux des aînés ne s’arrêtent pas au passage à la retraite. Elles pourraient ainsi prendre la forme de prélèvements (progressifs) automatiques dédiés : le troisième âge pourrait ainsi contribuer au financement du quatrième âge (la dépendance) à hauteur de l’évolution des besoins – là encore, solidarité oblige.
Travailler plus longtemps : comment et à quel prix ?
52 Notre pays ne dispose pas de réserves importantes dans son système de retraite par répartition, comme c’est le cas en Suède (deux à trois années de cotisations) et aux États-Unis (Social Security Trust Fund de près de 3 000 milliards de dollars aujourd’hui). Hors le retour hypothétique à une croissance soutenue, la première solution pour réduire le poids des retraites, dont la cause première vient de l’accroissement de la longévité, est de travailler plus longtemps. Comme l’espérance de vie augmente régulièrement d’une cohorte à la suivante, une solution naturelle réside dans des politiques indexées sur l’année de naissance.
53 Ces politiques peuvent agir par deux canaux. Elles peuvent recommander un recul des âges de la retraite (minimum ou pour une retraite à taux plein) ou une augmentation des durées d’activité requises : c’est ce qui est fait en France, mais avec des retards d’ajustement importants qui avantagent les générations aînées [6]. Elles peuvent aussi lier le niveau de la pension d’un individu à l’espérance de vie prêtée à sa cohorte d’appartenance : plus celle-ci est longue et moins sa pension sera élevée, le mécanisme d’ajustement reposant sur un critère de neutralité actuarielle. Cette seconde solution est celle des comptes notionnels (cf. § Des conceptions antagonistes du système de retraite) qui cherchent à obtenir l’équilibre du système au niveau déjà de chaque génération : elle a l’avantage d’une certaine transparence, mais repose sur une conception actuarielle de l’équité générationnelle qui risque d’être mal comprise et difficilement acceptée dans notre pays.
54 Nombre de ces propositions de réforme s’accompagnent d’une revendication d’une retraite à la carte : l’individu aurait le libre choix de partir plus tard pour toucher une pension comparable à celle de ses aînés à l’espérance de vie plus courte. Cette latitude est prônée par la philosophie du libre agent et aussi par les comptes notionnels (avec neutralité actuarielle à la marge) dans le cadre de l’égalité citoyenne, et même par les recommandations françaises de « systèmes à points à la carte entre 60 et 70 ans » (de Daniel Cohen à Jean Daniel). Ces propositions oublient un peu vite que ce libre choix favorise les emplois stables, bien rémunérés et épanouissants ou encore les gros patrimoines, avantage les individus en bonne santé au détriment des plus fragiles et fait perdre de vue la dimension collective et solidaire des systèmes de retraite en répartition [7]. Il est vrai que les tenants de l’égalité citoyenne, tout du moins, associent ces propositions à un effort accru sur le niveau de qualification et la formation continue tout au long de la vie, en regrettant que les phases du cycle de vie (formation, activité, retraite) soient trop tranchées ou normées en France (par rapport à ce que l’on observe aussi bien en Suède qu’au Royaume-Uni).
55 La pensée multi-solidaire ne sera pas favorable à cette retraite à la carte. Selon Sterdyniak (2010), par exemple « la retraite n’est pas un dispositif financier soumis à des choix individuels : c’est un élément du contrat salarial qui garantit le maintien du niveau de vie des salariés quand les entreprises ne les emploient plus ». La continuité temporelle des revenus à la retraite, à travers le taux de remplacement, demeure un objectif essentiel. Une répartition plus équilibrée des temps de travail et de non-travail sur le cycle de vie et l’augmentation requise de la durée d’activité seraient alors assurées par des mécanismes collectifs plus ou moins contraignants, conduisant les actifs à rester plus longtemps au travail et empêchant les entreprises de se débarrasser de leurs seniors au moindre coût. Le débat se déplacerait sur le terrain, trop peu exploré dans notre pays, des conditions et du contenu même du travail – incluant le droit à un travail épanouissant, ou même dont on puisse être fier (comme le revendique Victor Hugo dans son poème Je travaille) : c’est ce que propose Supiot (2015), qui dénonce la multiplication des « réseaux d’allégeance » accompagnant la fin du compromis fordiste de l’après-guerre et prône un « régime de travail réellement humain », où la place de l’homme ne se confond pas avec celle des machines, fussent-elles intelligentes.
56 Reste à savoir comment les individus pourraient travailler plus longtemps, surtout dans une période de chômage massif des seniors comme des juniors. Il faudrait adapter les conditions du travail au vieillissement, soit aménager le travail pour les seniors, et adapter l’offre de travail à la diminution de certaines capacités. Ce qui supposerait de renforcer l’intégration et les solidarités entre générations, de recourir davantage au savoir-faire des seniors ; et aussi d’atténuer la rupture entre une vie de travail et une vie de repos, en posant les principes de nouvelles formes de retraite – progressive, partielle ou limitée, autorisant le cumul d’un emploi… (Lorenzi et Berrebi, 2014).
57 Bref, travailler plus longtemps et donc autrement, mais aussi, logiquement, à un autre salaire, souvent plus faible. Généralement passé sous silence, ce problème de la rémunération s’avère particulièrement aigu dans notre pays où les profils de gains ascendants sur le cycle de vie demeurent plus fréquents qu’ailleurs (fonction publique, cadre de grande entreprise) [8]. Travailler plus longtemps conduirait donc à une profonde révolution (peut-être en cours) sur le marché du travail, dont l’analyse dépasse clairement le cadre de cette étude. La période d’activité serait désormais divisée en plusieurs phases : insertion, carrière à revenu croissant, puis travail à revenu constant, et enfin autre travail à rémunération sans doute réduite…
Remèdes à une situation patrimoniale néfaste à la croissance
58 J’ai dit combien la situation patrimoniale actuelle de la France était (de plus en plus) dommageable au double plan de l’équité inter- et intra-générationnelle et de la croissance, cette situation étant d’ailleurs aujourd’hui assez représentative de celle des pays de la zone euro. L’allongement de la durée de vie, notamment, fait que l’on hérite de plus en plus tard, à près de 60 ans actuellement, et que l’on doit épargner davantage pour la consommation de vieux jours de plus en plus nombreux.
59 Il s’agit de réduire le poids de l’héritage et des inégalités patrimoniales, notamment entre héritiers et non-héritiers ; de remédier au déséquilibre patrimonial qui concentre dans les mains des seniors et des plus âgés une masse dormante d’actifs, qui empêche de relancer la consommation et de disposer des investissements requis pour promouvoir la croissance ; d’aider les jeunes en difficulté d’insertion et contraints par la liquidité dans leurs projets patrimoniaux et familiaux.
60 Les pistes de réforme proposées concernent notamment la fiscalité des transmissions et l’offre de produits viagers gagés sur le logement. Elles prennent la forme de deals solidaires, où les hausses d’impôt par exemple ne se justifient plus seulement par des critères d’efficacité et d’équité, mais sont associées à des contreparties positives et visibles pour l’ensemble des générations. Si elles s’inspirent sur certains points d’une philosophie multi-solidaire, elles apparaissent plutôt comme des compromis, comportant nombre d’éléments acceptables par les deux autres pensées du social [9].
Taxer plus lourdement les héritages familiaux : la proposition Taxfinh [10]
61 Pour diminuer à la fois les inégalités sociales et intergénérationnelles dans notre pays, tout en générant de nouvelles recettes potentielles, une solution cohérente consiste en une taxation sensiblement plus forte et progressive des héritages familiaux (à l’exclusion des legs caritatifs et des transferts inter vivos) qui concernerait les 10 % à 20 % des familles les plus aisées – possédant les trois quarts du patrimoine global. Elle conférerait un avantage relatif décisif à la donation, pourvu que celle-ci soit effectuée suffisamment tôt pour ne pas être rapportée à la succession (le délai de rappel des donations, actuellement de 15 ans, devrait être raccourci, à 10 ans par exemple). Or on sait que les familles françaises, comme d’autres (américaines) se montrent sensibles à un avantage fiscal différentiel de la donation [11]. Quant à la progressivité, elle se justifierait certes pour des raisons de justice sociale, mais permettrait aussi de ne pas pénaliser les classes populaires ou moyennes qui font peu de donations.
62 Ce dispositif conduirait à accélérer les transferts de patrimoine vers les jeunes, tout en réduisant les inégalités de naissance entre héritiers et non-héritiers. Il aurait aussi le grand mérite, pour la pensée multi-solidaire, de préserver la morale familiale qui veut que le père se sacrifie pour ses enfants, « chair de sa chair » : la donation faite du vivant des parents quand l’enfant, encore jeune, en a le plus besoin, est plus souvent et sûrement la preuve d’un altruisme parental que ne l’est l’héritage laissé à un âge avancé. Surtout, comme le montre Arrondel, Garbinti et Masson (2014) sur les données des enquêtes Patrimoine 2004 et 2010 de l’Insee, la donation (notamment précoce), en levant ou en allégeant les contraintes de liquidité, stimule les projets patrimoniaux de l’enfant, concernant aussi bien l’acquisition d’un logement que la création d’une entreprise – ou la reprise d’une entreprise autre que celle des parents : la probabilité de devenir entrepreneur est ainsi multipliée par 1,5 pour les donataires (et plus encore s’ils ont moins de 35 ans), mais ne dépend pas du fait d’avoir été aidé financièrement par les parents ou d’avoir hérité.
63 En outre, la taxation sensiblement plus forte des héritages familiaux serait d’autant mieux acceptée qu’elle s’accompagnerait d’une liberté de tester accrue, hors de la famille, que ce soit en faveur d’œuvres caritatives ou d’intérêt général dûment accréditées ou pour la transmission de l’entreprise familiale si cette dernière est effectuée du vivant du propriétaire, sous forme de donation.
64 Revenons, in fine, sur les effets potentiels du dispositif sur les inégalités de patrimoine. L’encouragement aux transferts inter vivos réduirait les inégalités entre générations et au sein de la génération parent. L’augmentation sensible des droits de succession diminuerait en général les inégalités au sein de la génération enfant, entre héritiers et non-héritiers. Mais comme certaines familles aisées vont multiplier les donations précoces pour éviter la hausse des droits de succession, les enfants de ces familles risquent d’être encore plus avantagés par rapport aux autres, ce qui renforcera localement l’inégalité des chances au sein de la génération enfant : cet effet, qui résulte du libre arbitre des parents, s’avère néanmoins souvent propice à l’investissement et à la croissance [12]. En revanche, les problèmes d’iniquité horizontale seront renforcés, puisque les enfants de familles aux moyens comparables pourront connaître des sorts très différents, les uns bénéficiant tôt d’une donation salutaire moins taxée, les autres recevant tard un héritage largement amputé ; mais on peut penser que l’État n’a pas à assurer les enfants des familles aisées contre l’insouciance ou l’égoïsme des parents ou contre des relations familiales peu harmonieuses…
Deal solidaire : les contreparties positives du programme Taxfinh
65 Le dispositif Taxfinh répond à nombre d’objections adressées à un impôt successoral standard (voir Masson, 2015a). Mais surtout, en tant que deal solidaire, il comporte un second volet, indissociable du premier : multiplier et faciliter les moyens offerts permettant d’échapper à la surtaxe successorale introduite. Ceux-ci sont de trois ordres :
- donner à la famille (suffisamment tôt) ou à des œuvres caritatives – cf. supra ;
- investir, pour les parents, dans des actifs longs et risqués qui seraient avantagés fiscalement lors de la succession ;
- consommer son patrimoine sur les vieux jours pour soi ou pour ses enfants, ce qui passe notamment par une offre sensiblement améliorée de nouveaux produits viagers gagés sur le logement – viager mutualisé, prêt viager dépendance –, discutée plus loin.
66 Cette politique vise à remédier à une situation où une masse fort inerte de patrimoine liquide, d’assurances ou immobilier est détenue par les seniors pendant de longues années. Réserve de valeur peu risquée, cette épargne dormante, qui alimente peu le financement de la protection sociale, constitue surtout un frein substantiel à la croissance : qu’elle soit donnée, investie dans des actifs risqués ou consommée ne peut être que bénéfique. Le dispositif Taxfinh apparaît donc un outil précieux pour la croissance dans la situation actuelle : si, comme naguère, on mourrait vers 70 ans et héritait avant 40 ans, si le poids du patrimoine hérité dans l’accumulation globale et dans l’économie était limité et stable et si les inégalités de patrimoine entre âges et entre individus n’étaient pas plus élevées qu’au cœur des Trente Glorieuses, l’urgence et la nécessité d’imposer un tel programme seraient bien moindres.
67 Précisons encore la philosophie du dispositif : celui-ci ne toucherait que les ménages relativement aisés qui ne manifesteraient ni altruisme familial (pas de donation), ni altruisme social (pas de dons ou legs caritatifs) et ne prépareraient pas leur succession suffisamment à l’avance. Il devrait donc être plus populaire que l’impôt successoral actuel, parce que plus équitable : la surtaxe sur les héritages toucherait surtout les ménages aisés « qui le méritent », du fait de leur myopie ou de leur égoïsme. Dûment avertis à l’avance, les parents qui laisseraient un gros héritage fortement taxé n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes, et ce d’autant plus que le caractère progressif de la surtaxe successorale permettrait de conserver un matelas de précaution suffisant en cas de nécessité.
68 Le dispositif serait toujours gagnant, soit que les familles répondent aux incitations visant à remédier aux défauts de la situation patrimoniale française (suraccumulation aux âges élevés et transmissions patrimoniales trop tardives), soit qu’il génère des recettes fiscales nouvelles, bienvenues en ces temps de disette budgétaire.
Améliorer l’offre de produits viagers gagés sur le logement
69 Une offre de produits viagers améliorée fait partie, comme nous venons de le voir, du dispositif Taxfinh ciblant les familles aisées. Mais elle vaut tout autant pour les autres familles qui peuvent y trouver un complément salutaire pour trois objectifs : la consommation des vieux jours sur une durée éventuellement longue (en évitant de faire appel à l’aide financière, aléatoire, des enfants) ; les coûts du maintien à domicile, les frais de santé et le coût de la dépendance ; la transmission précoce aux enfants [13].
70 Deux produits viagers visent à rendre liquide ou à mobiliser le patrimoine immobilier (près des trois quarts des plus de 60 ans sont propriétaire de leur logement en France) : la vente en viager et le prêt viager. Actuellement, ils sont très peu diffusés et mal adaptés.
71 La vente en viager au cours de la retraite permet de disposer d’un capital (bouquet) ou de rentes tout en restant chez soi, dans son logement, jusqu’à son décès ou au départ en institution : le vendeur perd la nue-propriété mais garde l’usufruit. C’est un produit d’assurance-vie, soumis à la mutualisation des risques de survie : plus le vendeur vit longtemps, plus il gagne. Le viager standard sur les marchés de gré à gré, où l’acheteur est un particulier, est peu diffusé (de 5 000 à 8 000 ventes par an) et pâtit, à bon droit, d’une mauvaise réputation. Des tentatives récentes proposent un viager dit mutualisé, beaucoup mieux adapté, où l’acheteur est un institutionnel soumis à des règles et même à des impératifs sociaux et qui peut opérer une double mutualisation, sur le risque de survie et sur la valeur du logement au décès de l’assuré.
72 La contraction d’un prêt viager hypothécaire – reverse mortgage dans les pays anglo-saxons – permet d’emprunter à la retraite sur son logement en recevant un capital gagé sur la valeur du bien (et parfois des rentes). Au décès, la succession est amputée de la dette accumulée. C’est un prêt : plus on vit longtemps, plus la dette augmente et plus l’héritage des enfants est réduit. En France, seul le Crédit Foncier propose ce produit (depuis 2006), et le stock n’est que de 6 000 prêts viagers pour un taux d’intérêt élevé de 8 %, qui s’explique par la nécessité pour la banque de se couvrir contre le risque que la dette accumulée dépasse la valeur du logement lors de la succession. Le prêt viager standard n’est donc pas à encourager du fait d’une dette capitalisée trop lourde à terme (Gotman, 2010).
73 Le prêt-viager dépendance constituerait en revanche un substitut bienvenu à l’assurance dépendance : il ne serait accordé qu’en cas de dépendance dûment constatée : dans ce cas, l’espérance de vie serait beaucoup plus courte et mieux contrôlée, et le professionnel pourrait proposer des taux beaucoup plus bas, de l’ordre de 4 %. La décision d’emprunter serait prise par (un conseil de) la famille et l’octroi du prêt devrait suivre rapidement ; en outre, le prêt serait réversible, les enfants ayant la possibilité de rembourser la dette contractée à la mort du parent.
74 Le développent de ces produits, certes complexes, conduirait à une moindre crispation des épargnants seniors. Actuellement, il s’agit plutôt de marchés de niche, mal connus et mal régulés. La taxation accrue des héritages pourrait leur donner un coup de fouet salutaire au sein des classes aisées, puisque ces produits sont pour elles un moyen d’éviter la surtaxe successorale. Mais les interventions de l’État et du législateur demeurent indispensables pour structurer et organiser ces marchés et réglementer une offre professionnelle qui a trop tendance à majorer les probabilités de survie ou à se concentrer sur les biens immobiliers à fort potentiel (cf. Masson, 2015c).
Autres deals solidaires
75 Évoquons rapidement ici d’autres formes de deals solidaires, dont l’objectif général serait d’assurer la viabilité à terme de notre État-providence actuel, pour l’éducation et aussi pour les besoins des retraités, notamment futurs, en faisant participer, d’une façon ou d’une autre, le « trésor patrimonial » des seniors à son financement : ce qui pourrait se faire par la création d’un fonds de réserve social, alimenté par une fiscalité accrue sur la détention ou les revenus du patrimoine. L’objectif serait d’éviter que notre modèle social n’assure plus qu’un filet de sécurité beveridgien, qui devrait être complété par l’épargne privée : la vie en retraite des classes moyennes et surtout aisées serait un peu plus difficile (prélèvements accrus, travail prolongé), mais celles-ci bénéficieraient en retour d’une couverture sociale garantie (pensions bismarckiennes, santé) pour une longévité accrue grâce, entre autres, aux investissements en capital humain réalisés dans les générations suivantes.
Conclusion
76 Les effets de l’allongement inédit de l’espérance de vie sont encore sous-estimés et mal compris. L’exercice proposé se veut une première pierre pour combler cette lacune dans le cas de la protection sociale – qui repose sur des engagements très lourds pour les générations actives actuelles et futures – et de l’accumulation patrimoniale, trop concentrée aux mains des seniors. Ces deux sphères entretiennent des liens étroits pour ce qui concerne la satisfaction des besoins de précaution ou de consommation sur les vieux jours et aussi les rapports entre générations – priorités selon l’âge de l’État-providence, mode de retour à l’équilibre global des comptes sociaux, transmission du patrimoine, etc. Elles constituent surtout des freins importants à la croissance, hypothéquée tant par la dette sociale élevée imposée aux générations jeunes et futures que par le poids excessif de l’épargne des seniors, par ailleurs trop peu investie dans des actifs longs et risqués.
77 La bonne nouvelle vient de ce que les mêmes réformes, adaptées à cette nouvelle donne démographique, sont susceptibles d’assurer un rééquilibrage intergénérationnel et de favoriser la croissance, et cela sans augmenter les inégalités sociales (tout au contraire) ni déboucher sur une lutte ruineuse entre les générations. Certaines mesures concernent directement les deux sphères considérées : renforcer la solidarité entre générations dans le système social pourrait conduire à une croissance plus inclusive que de simples mécanismes de redistribution ; améliorer l’offre de produits viagers gagés sur le logement réduirait la sur-épargne des seniors et couvrirait mieux leurs besoins des vieux jours. Mais les remèdes impliquent aussi d’autres acteurs ou institutions. En l’absence d’un fonds de réserve des retraites, le retour à l’équilibre de la protection sociale obligerait ainsi à puiser dans le trésor patrimonial accumulé par les seniors aisés : mais plutôt que de prendre aux vieux riches – par un impôt sur la fortune (ISF) variable selon l’âge, qui n’apparaît guère praticable –, nous avons proposé une surtaxe successorale originale qui conduit à un discours serré avec les familles. De même, l’injonction à travailler plus longtemps suppose une révolution profonde du marché du travail que d’aucuns, favorables à l’injonction susdite, ne sont cependant pas prêts à cautionner : travailler autrement à âge élevé, certes, mais pour un autre salaire ?
Notes
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[1]
Je tiens à remercier le comité de rédaction de la revue et les deux rapporteurs pour leurs remarques et critiques avisées qui ont permis d’améliorer sensiblement le texte. Il va sans dire que je reste seul responsable des opinions émises et notamment des propositions de réforme avancées.
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[2]
Voir par exemple Masson (2015b).
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[3]
La trame de ce discours se retrouve sous une forme plus nuancée ou équilibrée chez nombre d’auteurs du post-baby-boom, tels Bruno Palier ou Julien Damon.
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[4]
Je résume ici certains travaux (Masson, 2009 et 2015b) où sont notamment explicitées les différences entre la trilogie de philosophies du social et la trilogie idéal-typique des modèles sociaux d’Esping-Andersen (1999).
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[5]
Encore faut-il s’entendre au départ, comme le souligne un commentateur, sur le rapport entre les revenus des retraités aisés et des jeunes pauvres que l’on prend pour référence : on peut considérer que le rapport actuel est trop élevé.
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[6]
L’équité pourrait recommander une part constante de la vie adulte passée en retraite, autour d’un tiers. À législation constante et dans l’hypothèse d’une prolongation des gains d’espérance de vie, les réformes de 2003, 2010 et 2013 parviendraient à peu près à respecter ce ratio pour une retraite à taux plein, d’après les micro-simulations d’Aubert et Rabaté (2014) : les gains d’espérance de vie seraient effectivement partagés en deux tiers pour l’activité et un tiers pour la retraite ; sans ces réformes, les quatre cinquièmes de ces gains auraient été à la retraite.
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[7]
Les incitations à l’épargne retraite se heurtent en partie aux mêmes objections en termes d’inégalités.
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[8]
Les profils de gains croissants ont de multiples avantages : ils satisfont aux aspirations des travailleurs, augmentent leur motivation et permettent des gains de pouvoir d’achat, même si l’économie stagne. Mais ils n’incitent pas les entreprises à garder leurs travailleurs âgés ou à en embaucher de nouveaux et créent par ailleurs des inégalités entre les âges (à productivité égale).
-
[9]
Voir notamment Masson (2015a).
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[10]
Tax family inheritances ou imposer davantage les (seuls) héritages familiaux.
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[11]
Voir Arrondel et Masson (2013).
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[12]
En fait, cette objection invite plutôt à un durcissement limité du barème fiscal des donations et à une affectation des recettes supplémentaires générées par le programme Taxfinh en faveur des jeunes déshérités.
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[13]
Voir Masson (2015c) pour une analyse plus détaillée de ces produits à destination aussi des classes modestes.