1 Au cours de la dernière décennie [1], le modèle allemand a fait l’objet d’une transformation et d’un retour au premier plan remarquables. Au tournant du siècle, nombreux étaient ceux qui prônaient une réforme radicale de l’économie de marché allemande. Le changement de gouvernement opéré en 1998 avait été suivi de la courte phase d’expansion de la nouvelle économie, puis de son effondrement, à l’issue duquel le pays s’était retrouvé dans une situation exécrable. Le nombre de chômeurs a atteint les 5 millions en 2005, et l’Allemagne a dépassé le seuil de déficit du Pacte de stabilité et de croissance européen pendant plusieurs années, au début des années 2000. Les appels aux réformes étaient à l’époque omniprésents à la une des journaux, au sein des comités d’experts et dans toute la presse internationale. Le pays était constamment critiqué pour son incapacité à faire face aux défis de la réunification, de la mondialisation et du changement démographique. Des campagnes citoyennes passaient des annonces publicitaires dans les journaux allemands en faveur de réformes. Lors d’un discours très apprécié prononcé en 1997, le président fédéral Roman Herzog déplorait le climat de dépression morale qui régnait en Allemagne et appelait à un Ruck (sursaut) pour libéraliser le pays. L’Allemagne était devenue l’« homme malade de l’Europe » (Hassel et Williamson, 2004).
2 Or en 2015, la situation ne pourrait être plus différente. L’« homme malade » est devenu la locomotive économique incontestable de l’Europe. Non seulement l’Allemagne a surmonté la grande crise financière de 2008-2009 de bien meilleure façon que presque tous les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mais elle est aujourd’hui le seul pays à afficher un taux de chômage nettement plus faible qu’avant la crise. L’économie allemande a été fortement touchée par la récession en 2009, qui a entraîné une baisse du produit intérieur brut (PIB) de plus de 5 %. Cependant, la croissance a ensuite rapidement rebondi, et elle s’est avérée bien plus importante que dans les autres pays de l’OCDE, en particulier ceux de la zone euro. En plein cœur de la crise financière, l’économie allemande a été marquée par l’amélioration de la compétitivité des entreprises, une croissance supérieure à la moyenne et des taux d’emploi plus élevés que jamais (Möller, 2010). Le fonctionnement des institutions et la politique économique ne font pratiquement pas débat. Aujourd’hui, rares sont ceux qui prônent des réformes profondes. C’est une autre affaire au sein de la zone euro, puisque les exportations allemandes ont pris le pas sur les autres partenaires commerciaux, qui se sont ainsi vus plongés dans un déficit commercial permanent.
3 Entre 2003 et 2013, l’Allemagne a vécu une décennie de changements fondamentaux. Les appels en faveur de réformes des années 2000 ont été entendus. En mars 2003, le chancelier de l’époque, Gerhard Schröder, a présenté son Agenda de réformes 2010 devant le Parlement et annoncé l’adoption d’importantes réformes du marché du travail et de la protection sociale. Inspirées par les rapports de différents comités d’experts, des réformes radicales ont modifié l’État-providence allemand, tel qu’il s’était développé au fil des ans. Les systèmes d’assurance chômage, de retraite et d’aide sociale ont été réformés, tandis que la réglementation des marchés de capitaux était assouplie et l’impôt sur les sociétés réduit.
4 Ces changements soulèvent deux questions : jusqu’où sont allées les modifications apportées au modèle allemand ? Et peut-on toujours parler d’un modèle allemand ? Ces questions ne sont pas nouvelles. En 1995, Wolfgang Streeck s’interrogeait déjà : « Le capitalisme allemand existe-t-il ? A-t-il des chances de survivre ? » (Streeck, 1995). Les changements des années 2000 constituaient-ils une condition préalable à son succès actuel ? Dans cet article, nous tenterons de répondre à ces deux questions et nous replacerons les réformes politiques dans le contexte de changements institutionnels plus vastes. Je commencerai par décrire les éléments de continuité et de changement au sein du modèle allemand au cours des 10 dernières années, puis je les analyserai au regard des deux grands défis de notre temps : la crise financière et la crise de la zone euro.
Les caractéristiques fondamentales du modèle allemand
5 L’économie politique allemande a longtemps été perçue comme différente des autres économies de marché. Dans le discours politique allemand, l’« économie sociale de marché » désigne un concept qui reconnaît explicitement les limites du marché et définit ainsi les relations entre le marché et l’État, en insistant sur l’idée que tous les marchés libéraux sont ancrés dans un ordre social sous-jacent. Comme on le sait, ni l’expression ni le concept n’ont beaucoup à voir avec la dimension sociale d’une économie de marché. Cette expression a été employée pour la première fois par les économistes allemands de tradition ordolibérale [2] afin d’attribuer une légitimité et une justification politiques à l’établissement de marchés libéraux dans le climat d’après-guerre, dans un contexte critique pour le capitalisme. Dans ce schéma, tandis que l’économie repose sur des marchés organisés par les entreprises privées et les consommateurs, l’État est responsable de la réglementation de ces marchés et de l’organisation de l’ordre social sous-jacent. Au regard de cette définition, l’expression « économie sociale de marché » recueille une approbation générale de la part de l’ensemble des partis politiques et du grand public, puisqu’elle légitime ainsi l’État-providence.
6 Dans les études spécialisées sur la question, les caractéristiques distinctives de l’économie politique allemande ont été qualifiées de « capitalisme allemand » (Streeck, 1995), de « capitalisme rhénan » (Albert, 1993) et également d’« économie de marché coordonnée » (Hall et Soskice, 2001). Ces conceptualisations mettent en exergue la dimension non libérale du capitalisme allemand, qui se caractérise principalement par une société civile très organisée, une réglementation de la gouvernance des entreprises et des marchés du travail, ainsi qu’un vaste système d’État-providence. Ce modèle s’oppose à celui des pays anglo-saxons libéraux, où l’organisation de la société civile et de la protection sociale est décentralisée et où l’État-providence est minimaliste et organisé selon des principes libéraux. À l’inverse, les syndicats, les employeurs et les autres acteurs économiques et politiques, tels que les fédérations industrielles et sociales, y sont très organisés et profondément institutionnalisés dans les politiques publiques. Par le passé, cette société civile puissante a remplacé les mécanismes de marché par d’autres formes de coordination, comme l’a notamment illustré la régulation des salaires par le biais de négociations collectives. L’État-providence bismarckien conjugue des principes conservateurs et des principes socialement hiérarchisés avec une importante responsabilité de l’État vis-à-vis de ses citoyens, sous la forme d’un filet de protection sociale.
7 Parmi les nombreux points de vue adoptés pour analyser et conceptualiser l’économie politique allemande, la perspective des « variétés du capitalisme », fondée sur les travaux de Hall et Soskice (2001), est la plus développée sur le plan théorique. Contrairement aux autres perspectives fondées sur des idées institutionnalistes, celle-ci positionne l’entreprise au centre de son cadre comparatif et distingue deux régimes selon cinq sphères distinctes impliquant l’entreprise : les économies de marché libérales (EML) et les économies de marché coordonnées (EMC). D’après Hall et Soskice, ces cinq sphères d’interaction déterminent le cadre institutionnel qui sous-tend chaque régime :
- dans la première sphère des relations industrielles, les entreprises négocient et se coordonnent avec les syndicats et les autres employeurs pour déterminer les conditions de travail et les niveaux de rémunération de la main-d’œuvre. Les EMC se distinguent généralement par un degré important d’organisation, de coordination et de centralisation des relations industrielles, tandis qu’au sein des EML, celles-ci sont décentralisées ;
- dans la deuxième sphère, celle de la formation professionnelle et de l’éducation, les régimes capitalistes se distinguent sur le plan de la contribution et de l’engagement des entreprises dans le processus de développement des compétences de leurs travailleurs. Tandis qu’au sein des EMC, les entreprises dépendent de la disponibilité et de l’acquisition de qualifications propres à une entreprise ou à une branche qui ne peuvent pas être facilement transférées d’une entreprise à une autre, les EML, elles, privilégient les qualifications générales et transférables ;
- dans la troisième sphère de la gouvernance des entreprises, les entreprises choisissent leurs stratégies de financements et de relations avec les différentes parties prenantes ;
- dans la quatrième sphère des relations inter-entreprises, les entreprises distinguent différents types de relations entre fournisseurs et clients, ainsi que différentes stratégies technologiques ;
- dans la cinquième sphère des relations avec les salariés, la coordination et la communication entre les entreprises et leurs travailleurs sont analysées au regard de l’implication des salariés, de leur prise en compte des objectifs et des intérêts de l’entreprise, et de leur motivation (ibid., p. 6).
8 Dans la littérature portant sur les variétés du capitalisme, les EML sont comparées aux EMC, selon leurs différences en termes de coordination des acteurs économiques concernés. Les auteurs classent les pays anglo-saxons comme des exemples types d’EML, alors que les pays nordiques et de l’Europe continentale, eux, illustrent les EMC. Ces dernières se caractérisent majoritairement par des mécanismes hors marché, qui se retrouvent dans toutes les sphères étudiées. La relation entre les différentes sphères, elle, est marquée par des complémentarités institutionnelles : les configurations institutionnelles se complètent et se renforcent mutuellement et accentuent les différences entre les régimes (ibid., p. 17). Par exemple, la disponibilité de qualifications spécifiques constitue une caractéristique centrale des stratégies de marchés propres aux entreprises relevant des EMC. En conséquence, ces entreprises soutiennent des systèmes de formation professionnelle qui permettent une formation adaptée à leurs intérêts. Ceci alimente la demande en faveur d’un système de relations industrielles qui garantit la sécurité de l’emploi pour les salariés, dans le but de protéger les investissements dans les compétences spécifiques. En outre, ces complémentarités sont étayées par les politiques publiques au sein de l’État-providence. Les systèmes de protection sociale fondés sur des régimes d’assurance sociale permettent de préserver les statuts et les professions, la législation en matière de protection de l’emploi, les systèmes d’assurance chômage spécifiques aux professions et les systèmes de retraite contributifs – tous ces éléments étant directement liés aux investissements initiaux en matière de qualifications.
9 Dans ces arrangements institutionnels, les entreprises tireront profit de cet investissement important dans les compétences. Elles adopteront des stratégies impliquant ce que l’on appelle une « production diversifiée de qualité » (Streeck, 1991) en raison de la variété de compétences spécifiques disponibles en leur sein. Le développement de produits fondé sur l’innovation et la constitution d’un savoir-faire ciblé au sein des entreprises seront renforcés par les attentes des salariés en faveur d’une protection sociale et de politiques de formation, afin d’entretenir ce niveau de qualifications. Les complémentarités institutionnelles évoluent donc dans un contexte de formation qualifiante et de protection de l’emploi, cette dernière consistant en des mesures de protection contre le licenciement ou de protection sociale en direction de cette catégorie de travailleurs (qualifiés). Plus le niveau de spécification des qualifications est élevé au sein d’une entreprise ou d’un secteur industriel, moins ces qualifications sont transférables et plus les travailleurs ont besoin de protection et de stabilité (Estevez-Abe, 2001).
10 Dans le même temps, les intérêts des entreprises à protéger les droits des travailleurs s’accroissent parallèlement à la valeur de leurs qualifications pour l’entreprise. En Allemagne, l’importance accordée à la formation et à la protection des travailleurs dotés de compétences spécifiques a ouvert la voie à des systèmes dotés d’une législation conséquente en matière d’emploi et d’indemnités de chômage fondées sur les revenus perçus tout au long de la carrière de chaque travailleur, le tout en entretenant une palette spécifique de qualifications. La nécessité de changer de profession ou d’acquérir de nouvelles compétences dans un contexte de chômage et de mutations du marché, comme l’illustre le cas des pays nordiques, n’a pas été prise en compte dans les évolutions du cadre institutionnel allemand.
Continuité et mutations du modèle allemand
11 Depuis plus de 20 ans, les économies développées ont connu des changements institutionnels, en particulier les économies de marché non libérales de l’Europe continentale. Les gouvernements ont mis en place des réformes des politiques relatives au marché du travail (Bonoli, 2010), à l’assurance chômage (Clegg, 2007) et aux systèmes de retraite (Häusermann, 2010) et également à la gouvernance des entreprises et à la réglementation des marchés financiers (Deeg, 2005). Les réglementations liées aux marchés de capitaux et à la gouvernance des entreprises ont fait l’objet d’une grande pression en faveur de réformes. À partir du milieu des années 1990, de nombreux gouvernements ont libéralisé les marchés de capitaux et se sont rapprochés du modèle des EML (Culpepper, 2011). Dans certains pays, les réformes adoptées ont été radicales et de grande ampleur, tandis qu’elles ont été plus progressives dans d’autres. Le financement traditionnel des entreprises a laissé une place croissante aux marchés financiers, et certains grands groupes nationaux se définissent eux-mêmes comme créateurs de valeur, de la même façon que leurs homologues anglo-américains.
12 Je vais maintenant présenter une courte synthèse des changements les plus importants intervenus dans le modèle allemand lors de la dernière décennie. Je m’intéresserai en particulier aux institutions-clés mises en lumière dans Les variétés du capitalisme, puis j’évaluerai la mesure dans laquelle ces changements ont modifié le modèle initial.
Les institutions de négociation collective
13 Au regard des taux de chômage élevés, des faibles taux de croissance et des nombreuses critiques portant sur la performance économique, les institutions de négociation collective ont subi une grande pression au début des années 2000. Toutefois, aucun changement politique n’a été instauré, bien qu’une réforme du système de négociation collective ait été mentionnée dans l’Agenda 2010 et ait fait l’objet d’importants débats. Le gouvernement a annoncé qu’il espérait que les négociations collectives seraient rendues plus flexibles, afin d’éviter toute intervention législative. Une telle intervention aurait donné la priorité aux négociations d’entreprises au détriment des négociations de branche. Ceci aurait entraîné une importante décentralisation du système de détermination des salaires.
14 La menace d’une intervention de l’État est apparue dans un contexte de décentralisation des négociations, qui avait été amorcée dans les années 1990 à la suite des chocs de la réunification et de la récession des années 1992-1993 (Hassel, 2012). Les grandes entreprises de l’industrie manufacturière avaient négocié des accords avec les comités d’entreprise, à l’échelle des entreprises, dans le but de réduire les coûts, d’accroître la flexibilité et d’augmenter la productivité (Hassel et Rehder, 2001). Ceci avait donné lieu à un assouplissement des conventions collectives régionales. En parallèle, la structure institutionnelle des conventions à l’échelle sectorielle, établissant des normes pour l’intégralité d’un secteur d’activité et d’une région, n’a pas changé. Les pressions exercées sur les confédérations patronales et, en particulier, la forte chute des taux d’adhésion observée dans les années 1990 prennent fin dans les années 2000, à mesure que les négociations collectives s’assouplissent. Cependant, chez tous les partenaires sociaux, les taux d’adhésion continuent de chuter. Les taux d’adhésion aux confédérations patronales passent de 63 % à 30 % entre 2000 et 2010. En particulier, au début de la décennie, ces associations s’essaient à de nouveaux modes d’adhésion qui ne lient pas les entreprises aux conventions collectives, afin de faire face à l’insatisfaction croissante. Les taux de syndicalisation, en chute libre depuis la réunification, passent de 24,6 % à 16,6 % durant la même période (base de données ICTWSS – Institutional Characteristics of Trade Unions, Wage Setting, State Intervention and Social Pacts [3]). Les syndicats de salariés et d’employeurs se sont ainsi concentrés sur une consolidation de leurs positions dans les industries traditionnelles au lieu de se développer dans de nouveaux secteurs de l’économie tertiaire. À la fin de la décennie, la stabilité institutionnelle et la régulation étaient accompagnées d’une grande flexibilité à l’échelle des entreprises et d’un affaiblissement croissant des syndicats de salariés et d’employeurs.
Le marché du travail et les politiques sociales
15 Les réformes du marché du travail et des politiques sociales étaient au cœur de l’Agenda du gouvernement en 2003. Les réformes Hartz I-IV concernaient non seulement la structure institutionnelle de l’Agence fédérale de l’emploi et l’articulation entre la lutte contre la pauvreté organisée localement et le système national d’assurance chômage, mais également l’approche politique générale de l’activation des chômeurs de longue durée. Tandis qu’auparavant, les travailleurs qualifiés n’étaient pas obligés d’acquérir de nouvelles compétences et étaient même encouragés à préserver et à entretenir leurs qualifications principales spécifiques à un métier lors des périodes de chômage, la priorité revient désormais à la formation et à une réinsertion rapide (Hassel et Schiller, 2010). Les efforts portent particulièrement sur les politiques d’activation visant les chômeurs (de longue durée) via une réduction des indemnités et un accroissement des pressions en faveur de la recherche d’emploi. La réforme du système d’assurance chômage est large et inclut une réduction considérable des indemnités accordées aux chômeurs de longue durée, qui passent ainsi dans les dispositifs d’aide sociale au bout d’une période de 12 à 18 mois de chômage. Les mesures existantes visant à protéger les qualifications en n’obligeant pas les travailleurs qualifiés à accepter des emplois non qualifiés sont supprimées. Parallèlement à cela, le gouvernement instaure une forme d’impôt négatif sur le revenu en permettant aux travailleurs occupant des emplois à temps partiel peu rémunérés de percevoir des indemnités pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Différents programmes encourageant la retraite anticipée sont progressivement supprimés et le pays met fin aux subventions publiques des préretraites.
16 Jusqu’à l’introduction d’un salaire minimum début 2015, les salaires les plus faibles du marché du travail ont chuté et les travailleurs non qualifiés amélioraient leurs revenus en cumulant un emploi à temps partiel peu rémunéré avec des indemnités. Le taux de travailleurs pauvres a grimpé en flèche et propulsé l’Allemagne au rang des pays qui affichent la plus grande proportion de travailleurs pauvres à l’échelle de l’Union européenne (UE). Tandis qu’au sein de l’ancien modèle allemand, les travailleurs qualifiés étaient particulièrement protégés sur le marché du travail, et alors que les salaires étaient relativement égalitaires, un processus de segmentation du marché du travail est désormais en marche. Un nombre croissant de salariés précaires exercent des emplois dans le cadre de contrats à durée déterminée pour des agences d’intérim ou dans des « mini-jobs ». La dualisation du marché du travail a ainsi constitué une tendance majeure de transformation du modèle allemand (Eichhorst et Marx, 2009a ; Palier et Thelen, 2010 ; Hassel, 2012).
La formation
17 Le système d’enseignement et de formation professionnels (EFP) « semble faire l’objet d’une période de changements subtils mais importants » (Busemeyer et Thelen, 2012, p. 89). L’enseignement et la formation professionnels demeurent le mode de formation dominant après l’enseignement secondaire, avec plus de 50 % des étudiants inscrits dans une forme de cursus d’apprentissage professionnel. Il s’agit d’une approche particulièrement structurée de la formation, à travers laquelle les entreprises embauchent des apprentis pour les former au métier visé, et où ces apprentis étudient à temps partiel. La labellisation des formations, leur contenu et l’évaluation des apprentis sont organisés et supervisés par les chambres de commerce locales. Le mode allemand de formation professionnelle a toujours été perçu comme un moyen particulièrement fructueux de former les jeunes quittant l’école avant l’enseignement supérieur. Ce fonctionnement a permis de maintenir de faibles taux de chômage des jeunes et de hauts niveaux de formation spécialisée.
18 Durant les années 1990 et 2000, trois principaux facteurs ont fragilisé le système d’enseignement et de formation professionnels (ibid., p. 76-8). En premier lieu, le pourcentage d’entreprises engagées dans ce système a chuté de 35 % à 25 %, reflétant ainsi le recul général de l’activité économique entre le milieu des années 1990 et celui des années 2000. En deuxième lieu – et en conséquence de la chute des taux de mobilisation des entreprises –, la demande en matière de formation de la part des jeunes quittant l’école ne pouvait pas être satisfaite. Ceux qui se situaient au bas de l’échelle des qualifications scolaires se trouvaient confrontés à de plus en plus de difficultés pour trouver des entreprises prêtes à les former. Le gouvernement allemand étant obligé d’assurer la formation des jeunes jusqu’à l’âge de 18 ans, un grand nombre d’entre eux se sont retrouvés dans une sorte de « système de transition » (Baethge, 2007) de formation organisé par l’État. Enfin, en troisième lieu, l’attitude des grandes entreprises à l’égard des besoins de formation des jeunes quittant l’école a changé. Tandis que, par le passé, les entreprises augmentaient leurs capacités en matière de formation au-delà de leurs besoins afin de répondre à la demande, cette forme de responsabilité sociale de l’entreprise a connu un déclin considérable au cours de la dernière décennie. Les entreprises sont aujourd’hui plus réticentes à former des jeunes uniquement pour répondre à la demande. Les pressions exercées par la sous-traitance, les restructurations et la concurrence acharnée ont conduit les entreprises à accorder la priorité à la réduction des coûts, anéantissant ainsi les possibilités de former des jeunes sur une base volontaire.
19 Au regard des changements politiques, certains ajustements progressifs ont été réalisés. En particulier, des cursus de formation plus courts (contrats d’apprentissage professionnel sur 2 ans) ont été introduits et certains contenus ont été supprimés. Le gouvernement a également mis en place des cursus courts pour les jeunes dotés de faibles niveaux de qualification. Ces jeunes ayant une tendance croissante soit à abandonner les formations de faible qualité, soit à se trouver dans l’impossibilité de répondre aux attentes des formations de grande qualité, un système de formation en milieu scolaire s’est développé parallèlement au système d’EFP en milieu de travail. Le contenu des cursus d’apprentissage professionnel est par ailleurs devenu plus modulaire et plus souple. Certaines de ces évolutions ont eu lieu dans le contexte de l’européanisation croissante des normes de formation. Bien que la formation ne figure pas parmi les compétences de l’UE, le Cadre européen des certifications a établi un système d’unités de valeur qui devrait favoriser la compatibilité du système d’EFP allemand avec ceux des autres pays.
20 Bien que, dans l’ensemble, on observe une certaine stabilité institutionnelle, par beaucoup d’aspects et notamment le contenu des formations, la situation est différente aujourd’hui. Néanmoins, au vu des changements démographiques actuels rapides et de la vitesse à laquelle les taux de décrochage scolaire s’amenuisent, les pouvoirs publics et les entreprises s’attendent à ce que les jeunes scolarisés soient de plus en plus orientés vers de hauts niveaux de formation (Busemeyer et Thelen, 2012).
La gouvernance des entreprises
21 Les changements apportés à l’impôt sur les sociétés au début des années 2000 ont incité les entreprises à abandonner leur ancien réseau étroit de participations croisées. Depuis 1998, une série de lois a libéralisé les marchés de capitaux allemands ainsi que le secteur des entreprises dans son ensemble. 4 lois visant la promotion du marché financier allemand ont établi un cadre plus transparent pour les transactions boursières. Ceci a conduit à l’instauration d’un organe fédéral de supervision des transactions boursières, ainsi qu’à l’établissement de règles de conduite applicables aux acteurs (Hassel et Williamson, 2004). La réforme fiscale Eichel, adoptée en 2000-2001, a modifié les lois relatives à l’impôt sur les revenus financiers, permettant ainsi aux entreprises de revendre plus facilement leurs parts dans les autres sociétés. Par ailleurs, les sociétés allemandes peuvent désormais appliquer les normes comptables internationales – ou américaines, via les principes comptables américains édictés (US GAAP – US Generally Accepted Accounting Principles) – plutôt que les normes comptables allemandes (Handelsgesetzbuch HGB). Le système de conseils d’administration verrouillés est relâché. Le Code allemand de gouvernance des entreprises, adopté en 2002, a encouragé les cadres à se limiter à 5 sièges en conseils d’administration. Toutefois, tandis que le rachat de Mannesmann par Vodafone a secoué le secteur des affaires en Allemagne, la transition vers un marché libéral de contrôle des sociétés a avorté. Il n’existe toujours aucun marché actif de contrôle des sociétés et le financement des entreprises repose toujours moins sur les marchés d’actions qu’au sein des EML. Alors que les années 1990 ont été marquées par l’expansion de la gouvernance d’entreprise à l’anglo-saxonne, les années 2000 marquent un retour en arrière. Parmi les 100 plus grandes entreprises allemandes, la part des entreprises appartenant à de grands actionnaires s’accroît, tandis que les sociétés au capital flottant, elles, sont en déclin. Dans le même temps, la propriété des entreprises s’internationalise. D’après une récente étude menée par Ernst & Young, environ 55 % des actions des sociétés du Deutscher AktienindeX (DAX) – le principal indice boursier allemand –, sont détenues par des investisseurs étrangers, contre seulement 37 % détenues par des Allemands (Wirtschaftswoche, 2013). Parmi les 100 plus grandes entreprises en 2006, 28 % de leur capital appartenaient à des investisseurs étrangers, contre 18 % en 1996 (Hassel, à paraître).
Le modèle allemand et la crise économique mondiale des années 2008 et suivantes
22 En dépit des changements intervenus au cours de la dernière décennie, le modèle allemand a très certainement joué un rôle majeur pour expliquer que l’économie allemande a bien surmonté la crise économique mondiale de 2009. Lorsque la crise a atteint l’Allemagne et que le PIB a chuté, les syndicats et le gouvernement ont eu recours aux instruments politiques de l’ancien modèle allemand pour combattre la crise (Hassel et Schelkle, 2012).
23 Par rapport à ses voisins européens, la crise financière a touché l’Allemagne relativement tard. Jusqu’à l’automne 2008, les perspectives économiques étaient optimistes, affichant des prévisions de croissance de 1,8 % émises par le Conseil allemand des experts économiques, approuvant le gouvernement lorsqu’il prédisait que la crise affecterait les États-Unis ainsi que d’autres centres financiers, mais qu’elle épargnerait l’Allemagne (Saarbrücker Verlag für Rechtswissenschaften, 2008). Les premières conséquences économiques sont devenues visibles fin 2008, entraînant l’effondrement de ce qui constituait les principaux piliers économiques du pays : les exportations et la production. Dans l’ensemble, la contribution totale de l’Allemagne à la demande mondiale se situait au-delà de la moyenne de l’OCDE (Hassel et Lütz, 2010). Au second trimestre 2009, l’Allemagne a subi une chute de plus de 6 % par rapport à l’année précédente, plongeant l’économie allemande dans une situation pire que celle des pays considérés comme responsables de la crise (Bodegan, 2009).
24 Cependant, cet effondrement a été suivi par un rétablissement rapide par rapport aux autres pays de l’OCDE. L’économie a été soutenue par deux plans de relance adoptés à intervalles proches, le 5 novembre 2008, de 11,8 milliards d’euros, et le 27 janvier 2009, d’environ 50 milliards d’euros, renforçant le rôle de stabilisateur automatique assuré par le système de protection sociale. Le gouvernement a mis en place un programme équivalent au programme fédéral américain surnommé Cash for clunkers (prime à la casse) visant à relancer ainsi l’industrie automobile. Ce programme d’environ 5 milliards d’euros était destiné à subventionner les constructeurs automobiles, et accordait une attention particulière à la protection des travailleurs qualifiés dans les industries exportatrices.
25 En outre, une autre mesure a contribué non seulement à combattre le chômage à court terme lors de la crise, mais également à réduire le taux de chômage en dessous de son niveau d’avant la crise. Selon la Commission européenne, l’élasticité de l’emploi par rapport au PIB allemand est la deuxième plus faible parmi les États membres de l’UE (Commission européenne, 2010a). Le principal facteur expliquant cette situation est l’initiative consistant à réduire le temps de travail (Lehndorff, 2010). En effet, cette mesure a aidé les entreprises à ne pas recourir à des plans de licenciement en cas de baisses d’activité en réduisant les heures supplémentaires, en mettant en place des comptes épargne-temps, en réduisant le temps de travail général et en subventionnant le chômage partiel. Environ 20 % des entreprises ont eu recours à ces mesures, et ce fut l’outil le plus efficace pour compenser les conséquences économiques et sociales de la crise. Concernant au total environ 30 % de l’ensemble des entreprises, la mise en place de systèmes de comptes épargne-temps constitue le mécanisme le plus important, suivi des plans de rotation de l’emploi – i.e. de formation sur le temps de travail – (14 %), des congés supplémentaires (13 %) et des réductions des salaires (11 %) (Bodegan, 2009).
26 Grâce à cette stratégie, les entreprises allemandes ont été en mesure de conserver leurs salariés qualifiés et de réagir plus rapidement que les régimes de marché libéraux lorsque l’économie mondiale a montré les premiers signes de reprise. De retour au concept de complémentarités institutionnelles avancé par Hall et Soskice, la dynamique permettant la rétention de main-d’œuvre et les initiatives prises en matière de réduction du temps de travail ont été rendues possibles grâce à des accords conclus à l’échelle locale entre les entreprises et leurs salariés-clés à la fin des années 1980. Du point de vue des salariés, ces mesures aidaient à protéger les qualifications des travailleurs. Du point de vue des entreprises, elles ont un impact positif à long terme sur le coût unitaire de la main-d’œuvre. Ce dernier a augmenté en 2009 en conséquence des initiatives de rétention, mais il a baissé en 2010.
27 Par la suite, l’économie allemande a affiché des taux d’emploi historiquement élevés, tandis que la position de ses entreprises à l’échelle mondiale s’est rétablie (Möller, 2010). La conjugaison de politiques publiques, telles que la mise en place de modèles de travail de court terme et l’adoption de mesures d’ajustement conçues via la négociation des entreprises et de leurs salariés lors de la crise qui a suivi la réunification, a favorisé la stabilisation économique de l’Allemagne pendant la crise financière.
28 Toutefois, il reste à démontrer dans quelle mesure ce rétablissement, réussi d’un point de vue comparatif, s’applique aux différents secteurs. En l’absence d’un salaire national minimum et face à une économie tertiaire à faibles niveaux de qualification en pleine ascension, la focalisation continue sur les industries exportatrices à haut niveau de qualification pourrait avoir des répercussions économiques et sociales à long terme sur les institutions de négociation, ainsi que sur la sphère de l’enseignement et de la formation professionnels.
Le modèle allemand et la crise de la zone euro
29 Le modèle allemand a joué un rôle important dans le développement de la crise de la zone euro et également dans les tentatives visant à la surmonter. Si ce modèle a contribué à la crise, il est également considéré comme un modèle de référence pour les recommandations politiques destinées à lutter contre cette crise. Dans les paragraphes suivants, une brève interprétation des mécanismes sous-jacents vous sera présentée. La solution à la crise de la zone euro ne dépend pas uniquement des changements apportés au modèle allemand, qui a lui-même été transformé par la zone euro.
30 L’Union économique et monétaire (UEM) de l’Union européenne a imposé une politique monétaire unique à une zone économique composée de différents systèmes institutionnels pour les entreprises. Le modèle allemand constitue un modèle spécifique où la détermination des salaires est contrôlée par de grands acteurs de la négociation de salaires, où la formation est importante et où les politiques sociales ont été réformées dans le but de réduire le coût de la main-d’œuvre et d’améliorer la compétitivité. D’autres pays de l’Europe du Nord, tels que les Pays-Bas, l’Autriche et également les pays nordiques, sont dotés d’institutions de détermination des salaires de formation similaires. Or, d’autres membres de la zone euro ont des modèles économiques très différents. Dans la littérature spécialisée, les membres de la zone euro issus de l’Europe méridionale sont décrits comme des « économies de marché mixtes », qui présentent des éléments de coordination similaires, mais sont davantage tributaires de l’État pour organiser la coordination. Au cours de la première décennie de l’union monétaire, les pays du nord de la zone euro se sont développés très différemment par rapport aux pays du sud.
31 La zone monétaire incomplète et asymétrique où est centralisée la politique monétaire, mais où les politiques budgétaires et les systèmes de détermination des salaires sont régionalisés, a systématiquement produit des trajectoires différentes en matière d’inflation et de coût de la main-d’œuvre. Les écarts en termes d’inflation au sein d’un régime à taux d’intérêt standards donnent ainsi lieu à des taux d’intérêt réels négatifs dans les pays marqués par un niveau d’inflation supérieur et à des taux d’intérêt réels élevés dans les pays qui connaissent un faible niveau d’inflation. Pour le modèle allemand, particulièrement spécialisé dans les politiques salariales restrictives à long terme, le contexte monétaire difficile associé à la première décennie de la zone euro a davantage incité aux restructurations et au maintien d’un coût de la main-d’œuvre à un faible niveau. La mise en place de la zone euro a ainsi poussé l’économie politique allemande encore davantage vers une réduction du coût de la main-d’œuvre et une amélioration de la compétitivité.
32 En revanche, les efforts visant à restaurer la compétitivité des entreprises allemandes ont exercé une grande pression sur les pays du Sud, dont les institutions ne favorisent pas la modération salariale. En outre, un ensemble de facteurs structurels est venu intensifier la vulnérabilité de ces pays de façon considérable. Premièrement, les pays du Sud bénéficiaient de taux d’intérêt réels faibles ou négatifs ; deuxièmement, ils tiraient profit des notations de la zone euro dans l’ensemble ; troisièmement, les bulles financières émergentes ont donné lieu à une détérioration de la compétitivité et, quatrièmement, une fois la crise installée, ces pays ne possédaient pas les outils nécessaires pour y faire face.
33 Il ne fait aucun doute que le défi majeur auquel est confrontée la zone euro est l’évolution divergente de la compétitivité selon les régions, entraînant ainsi de grands déséquilibres (Scharpf, 2011 ; Hancké, 2012). La politique monétaire universelle a exercé une pression sur les économies dotées de faibles taux d’inflation, telles que l’Allemagne, et n’a pas permis de ralentir les économies en surchauffe, comme ce fut le cas en Irlande. Dans les deux cas, la politique monétaire, orientée vers un objectif moyen pour la zone euro dans son ensemble, a eu un effet procyclique. Les gouvernements n’ont pas utilisé les crédits bon marché auxquels ils avaient accès pour le développement économique, mais plutôt pour favoriser la consommation. Au fil du temps, les déficits et les excédents de la balance courante se sont accumulés et la compétitivité a divergé. Ces problèmes concernant l’UEM étaient connus dès l’origine et ne surprennent ni les pouvoirs publics, ni les analystes.
34 Pendant la plus grande partie des années 2000, les indicateurs macroéconomiques standards étaient peu préoccupants pour la plupart des pays de la zone euro, y compris pour ceux qui rencontraient des difficultés à respecter les critères de convergence. Les écarts en matière d’inflation et de salaires nominaux ont diminué lors de la première décennie de l’euro. Les salaires nominaux augmentaient plus vite en Europe du Sud qu’en Allemagne, mais les écarts se réduisaient. Ceci vaut également pour les écarts en matière d’inflation qui, lors de la première moitié des années 2000, sont demeurés inchangés (Scharpf, 2011). La Grèce, l’Irlande, les Pays-Bas et l’Espagne présentaient tous des taux d’inflation considérablement supérieurs à la moyenne de la zone euro. L’Allemagne, elle, détenait le taux d’inflation le plus faible et les taux d’intérêt réels les plus élevés, et affichait donc une croissance modérée. Parallèlement, la modération des prix allemands à long terme a favorisé la compétitivité des entreprises du pays.
35 Toutefois, les salaires nominaux et les taux d’inflation supérieurs affichés par les pays voisins se sont traduits par une perte de compétitivité en Europe du Sud et se sont soldés par des déficits/excédents de la balance courante et des coûts unitaires de la main-d’œuvre divergents. Ces répercussions ont été mises en évidence après la crise financière de 2008 et ont obligé les gouvernements à renflouer les banques. La récession et l’impossibilité d’accéder aux marchés de capitaux ont alors révélé la perte de la compétitivité de l’Europe du Sud par rapport à l’Europe du Nord.
36 Pendant cette période, l’Allemagne affichait continûment les taux d’augmentation des salaires nominaux les plus faibles de la zone euro et de l’OCDE. Le cadre institutionnel de la modération salariale à long terme est formé par la capacité à coordonner les systèmes de détermination des salaires via des négociations types ou un contrôle centralisé des salaires (Hassel, 2006, p. 165 ; Johnston, 2009). Les négociations types déterminent le processus via lequel les syndicats et les employeurs des industries exportatrices fixent le seuil maximal applicable aux négociations de salaires. Celles-ci servent ensuite de point de repère pour les secteurs publics et ceux qui ne sont pas soumis à la concurrence internationale. Le fait qu’en Europe du Nord, les augmentations de salaires dans les secteurs non soumis à la concurrence internationale soient généralement inférieures à celles des secteurs exportateurs n’est pas un phénomène courant ; c’est même plutôt l’inverse. En Europe du Sud, les secteurs non soumis à la concurrence internationale – alimentés par un crédit bon marché – affichent les taux d’augmentation de salaires les plus élevés dans les années 2000. Les syndicats et les entreprises du secteur privé ne parviennent pas à restreindre l’évolution des salaires dans le secteur protégé. Ce point constitue un facteur-clé pour comprendre les écarts de salaires au sein de la zone euro et les déséquilibres émergents qui en résultent lors de la dernière décennie.
37 Les divergences en termes d’institutions chargées de la détermination des salaires sont directement ancrées au cœur du modèle allemand. Là, les entreprises du secteur de la production font face aux pressions de la concurrence internationale et les coûts de la main-d’œuvre sont une préoccupation majeure, non seulement pour les entreprises, mais également pour les syndicats. Les augmentations des salaires sont troquées contre une sécurité de l’emploi au sein des grandes entreprises manufacturières au moyen de négociations de compromis conclus à l’échelle des entreprises.
38 La réponse de la Troïka (Fonds monétaire international, Union européenne, Banque centrale européenne) aux pays de l’Europe du Sud en difficulté a consisté à exiger l’instauration de réformes structurelles en échange d’une aide financière. Ces réformes structurelles s’attaquent principalement aux éléments inhérents au modèle allemand, à savoir les négociations de salaires centralisées, la société civile organisée et les marchés du travail strictement régulés. Dans le même temps, le débat au sein de l’UE admet que les déséquilibres comportent deux dimensions : l’excédent commercial allemand reflète le déficit des pays du Sud. Par conséquent, le gouvernement allemand est particulièrement visé par les appels à des réformes destinées à augmenter la demande intérieure et à réduire la dépendance à un modèle de croissance fondé sur les exportations. Ainsi, dans les recommandations spécifiques à chaque pays publiées par le Conseil européen à la fin du mois de mai 2013, il est demandé à l’Allemagne d’augmenter les salaires et de réduire les impôts visant les emplois peu rémunérés :
« Jusqu’à présent, les mesures destinées à réduire la forte pression fiscale qui pèse sur les travailleurs à bas salaire et à améliorer l’intégration des chômeurs de longue durée sur le marché du travail ont été limitées. L’Allemagne devrait davantage s’attacher à réduire le niveau élevé des impôts et des cotisations sociales pesant sur les bas salaires. Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour améliorer le passage de certains types de contrats, tels les mini-jobs, à des formes d’emploi plus durables, de manière à éviter la segmentation du marché du travail. »
40 En d’autres termes, le modèle allemand tel qu’il existe aujourd’hui constitue une grande menace pour l’équilibre interne de la zone euro, puisqu’il a développé un modèle de restructuration économique au sein duquel la compétitivité des industries est stimulée par la baisse des salaires et le développement du travail précaire. Il est permis de douter que la zone euro puisse donner naissance à un modèle de croissance pérenne sans réformer fondamentalement le modèle allemand.
Conclusion
41 L’ampleur de la transformation du modèle allemand fait l’objet de vifs débats. Certains auteurs, dont Wolfgang Streeck (2009a), soutiennent que le caractère distinctif du modèle par rapport aux autres économies politiques a considérablement perdu en pertinence, car le processus de libéralisation et de déréglementation a créé des mécanismes de marché touchant l’ensemble des économies politiques développées et ce, à tel point que les spécificités des systèmes de formation, de détermination des salaires et de gouvernance des entreprises ne sont guère plus que des éléments de décor. D’autres – dont Iversen et Soskice (2009) ou encore Carlin et Soskice (2008) – estiment que les caractéristiques centrales d’une économie de marché coordonnée fondée sur une coordination hors marché sont restées intactes et continuent à dominer les attributs-clés de l’économie du pays.
42 Entre ces deux points de vue principaux, une troisième perspective a émergé, admettant l’existence de tendances à la libéralisation et à la déréglementation, mais selon laquelle ces évolutions différeraient fondamentalement selon les types d’économies politiques. La « libéralisation » – terme vague en lui-même – intervient sous différentes formes dans différents contextes institutionnels (Hall et Thelen, 2008 ; Palier et Thelen, 2010). La transformation du modèle allemand en un système plus libéral est donc indéniable, mais le modèle lui-même demeure toutefois bien allemand, en ce sens qu’une grande partie de ses caractéristiques institutionnelles détermine le processus de libéralisation. Par exemple, la dualisation du marché du travail n’équivaut pas à une libéralisation directe sur le modèle du marché du travail libéral du Royaume-Uni ou des États-Unis. Par rapport aux pays libéraux, la réglementation du marché du travail en Allemagne demeure protectrice pour les insiders. Toutefois, une forte protection de certains travailleurs coexiste avec une protection particulièrement faible et de mauvaises conditions de travail pour les outsiders. La dualisation du marché du travail constitue une caractéristique de la libéralisation des EMC. La coordination qui se maintient au centre de la société et la libéralisation et la dualisation qui s’accroissent à la périphérie, sont les deux faces d’une même médaille (Hassel, 2012). La transformation du modèle allemand n’est donc pas principalement une convergence vers un modèle libéral de type anglo-saxon. Il s’agit d’une auto-transformation.
43 Les deux principaux écueils qui ont affecté le modèle économique allemand au cours des années 2000 – la crise financière et la crise de la zone euro – ont démontré l’importance continue de ses caractéristiques distinctives. Comme expliqué plus haut, la relance de la croissance intervenue en 2009, fondée sur le chômage partiel et la stimulation du secteur-clé de l’industrie automobile, a renforcé les institutions. La crise de la zone euro ne peut être comprise que si l’on tient compte du rôle des institutions du modèle allemand, lequel ne peut facilement être répliqué ailleurs. La compétitivité des industries allemandes, conjuguant un strict contrôle des coûts et une production de grande qualité, est l’une des causes majeures des déséquilibres économiques de la zone euro. Ainsi, faire du modèle allemand une simple version des économies de marché capitalistes universelles (Streeck, 2009a) revient à renoncer à une vision conceptuelle des économies de marché, laquelle a jusqu’ici offert aux spécialistes un pouvoir explicatif théorique des différents systèmes économiques.
44 Toutefois, une démarche dynamique de changement est en train de s’instaurer. Le modèle allemand entre dans une nouvelle ère qui associe une coordination au cœur du secteur de la fabrication à de nouveaux éléments libéraux. C’est ce mélange de continuité et de changement qui permet de comprendre les processus de réforme : les institutions sont en déclin, mais leurs structures formelles demeurent intactes. Comme pour la rénovation d’une maison, les murs restent en place, mais les installations électriques et la tuyauterie, elles, sont remplacées. En ce sens, de nombreuses institutions du modèle allemand demeurent les mêmes que lors de la période d’après-guerre : le système centralisé de négociations collectives, les comités d’entreprise réglementés, la structure duale du gouvernement d’entreprise, les assurances sociales et le système d’enseignement et de formation professionnels sont tous fondés sur la même structure institutionnelle. Très peu de changements formels ont été opérés.
45 Le second élément-clé du changement concerne les attentes, les attitudes et l’importance accordées à l’activité économique, à la politique et à la société (Hassel et Williamson, 2004). Tandis que les principaux auteurs des études réalisées au sujet de la libéralisation supposent que celle-ci a été favorisée par une coalition de pouvoirs publics mal avisés et d’investisseurs internationaux qui insistaient sur l’obtention de retours sur investissement élevés au dépens de la population, l’instauration de changements progressifs au sein des institutions est largement due aux évolutions du travail et de l’emploi. Par exemple, tandis que l’ancien modèle allemand favorisait la stabilité de l’emploi et le modèle d’emploi à vie au sein des grandes entreprises du secteur industriel, celui-ci est remis en cause par une main-d’œuvre composée de femmes, de travailleurs du secteur tertiaire et d’un grand nombre de travailleurs immigrés. Les femmes et les immigrés changent plus fréquemment d’employeurs et disposent donc de compétences moins spécifiques. La moindre fidélité aux entreprises rend plus difficile d’acquérir et de conserver des qualifications spécifiques. L’atout présenté par la spécificité des qualifications est donc bien plus difficile à préserver lorsque la main-d’œuvre est plus hétérogène.
46 La modernisation de la société allemande, l’accroissement des taux d’emploi des femmes, la hausse de la pression concurrentielle subie par les entreprises, la montée en puissance des investisseurs internationaux et la désindustrialisation continue de l’économie ont fragilisé l’efficacité des institutions traditionnelles du modèle allemand. Les politiques initiales de réforme de l’État-providence au début des années 2000 ont, elles aussi, eu des répercussions importantes sur la structure du marché du travail. Le déclin des emplois protégés en faveur des emplois précaires et la dualisation croissante du marché du travail constituent d’importants changements du modèle.
47 D’un autre côté, des mesures politiques traditionnelles, telles que des programmes favorisant la rétention de main-d’œuvre et le chômage partiel, ont été employées pour combattre la crise. Dans le contexte de la crise de la zone euro, ce sont les caractéristiques traditionnelles d’un système de fixation des salaires très compétitif et d’une coopération micro-économique entre les syndicats et les entreprises qui ont permis une forte croissance des exportations et qui ont contribué aux déséquilibres.
48 Dans l’ensemble, le bilan est donc résolument mitigé. L’ancien modèle a été repensé et se présente aujourd’hui sous de nouveaux atours. Le processus de changement est par ailleurs loin d’être achevé et reste préoccupant, car il n’a pas encore commencé à traiter des difficultés imminentes. On pense en particulier au début d’une évolution démographique rapide due à la forte baisse du taux de jeunes quittant l’école au cours des deux années à venir. La problématique de la migration et du rôle des communautés d’immigrés, bien que très importante, n’a pas encore été intégrée dans le modèle allemand, qui tend à cantonner les travailleurs immigrés aux marges du marché du travail. Ceci s’applique également au rôle des femmes sur le marché du travail et dans la société en général. Par rapport à de nombreux autres pays d’Europe, le modèle allemand conserve la tradition selon laquelle c’est le chef de famille qui fait bouillir la marmite et assigne toujours aux femmes le rôle de source secondaire de revenus. Ceci explique le faible taux de fécondité, car beaucoup de femmes qualifiées ne veulent plus endosser ce rôle. De nombreux obstacles restent encore à surmonter, et il est très probable qu’au cours de la prochaine décennie, la transformation du modèle allemand se poursuivra.
Notes
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[1]
Cet article est la traduction du chapitre 7 « The German Model in Transition » de l’ouvrage The German Model – Seen by its Neighbours, dirigé par Brigitte Unger et lui-même issu du projet de recherche « Labour Relations in Context » (LRC) de l’Institut des recherches économiques et sociales de Düsseldorf (Institute of Economic and Social Research (WSI).
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[2]
L’ordolibéralisme est un courant économique appelant à une concurrence libre et non faussée entre les entreprises.
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[3]
Base de données recensant les caractéristiques institutionnelles des unions commerciales, de la détermination des salaires, des interventions de l’État et des accords sociaux dans 51 pays entre 1960 et 2014.