Introduction [1]
1L’Assurance dépendance de longue durée (Pflegeversicherung), cinquième branche du système de Sécurité sociale bismarckien allemand est le résultat d’un débat public de plus de vingt ans. Celui-ci naît dans les années 1970, lorsque des différences de traitement social apparaissent injustes entre, d’un côté, les personnes considérées comme malades et ayant des besoins d’aide dans la vie quotidienne et, de l’autre, les personnes dépendantes, considérées comme souffrant uniquement d’une affection non guérissable mais ayant les mêmes besoins d’aide. Alors que l’Assurance maladie prenait en charge les besoins des premiers, elle ne le faisait pas pour les seconds, qui étaient renvoyés à l’aide sociale.
2La définition de la dépendance à cette période n’est pas très claire et des experts tentent alors de mieux la préciser. La question de l’âge est alors résolue : pour eux, la dépendance ne peut être définie par ce critère, même si elle touche davantage les populations les plus âgées. Par ailleurs, certaines affections, comme la démence, sont considérées comme des maladies. Les débats se concentrent donc sur la forme à donner à la réponse institutionnelle et sur la question du financement pour laquelle trois options principales apparaissent : un financement par la cotisation sociale, un financement par l’impôt et un financement par les assurances privées.
3Le choix de la cotisation sociale serait en conformité avec la philosophie du système de protection sociale allemand, déjà largement organisé autour des assurances sociales. Le financement par la cotisation serait moins redistributif que celui par l’impôt sur le revenu et impliquerait des formes de coopération entre employeurs et employés. Plusieurs formes de couverture assurantielles sont alors envisagées : extension du catalogue des prestations de l’Assurance maladie, mise en place d’une branche gérée conjointement avec l’Assurance maladie ou création d’une nouvelle branche, complètement autonome. On aurait également pu penser à une prise en charge de la dépendance incluse dans l’assurance retraite, mais ce scénario n’a jamais vraiment été débattu.
4Un financement par l’impôt pourrait ouvrir la voie à des formes de prestations différentes. Il serait ainsi possible de changer la loi sur l’aide sociale (Bundessozialhilfegesetz) ou d’introduire une allocation financée au niveau national. La loi sur l’aide sociale impose un cadre national aux échelons infranationaux. Son changement pourrait se traduire par la suppression du droit de recours envers les obligés alimentaires ou par l’augmentation du niveau des prestations. Ces solutions sont cependant rapidement écartées car elles impliqueraient un alourdissement des responsabilités des communes, qui s’y opposent alors fermement. Une prestation nationale pourrait être introduite – à l’image de celles des Länder de Brême, de Rhénanie-Palatinat et de Berlin existant avant 1994 (Haug et Rothgang, 1994) – et attribuées sans condition de ressources. On aurait également pu penser à des formes de réductions d’impôts finançant les services aux personnes, comme en France, mais là encore, ce scénario n’est pas considéré comme pouvant être la seule réponse aux problèmes des personnes dépendantes.
5Une solution de financement par des primes versées aux assurances privées constituerait un caractère novateur par rapport au système allemand. Elle pourrait prendre l’aspect d’une seule obligation de s’assurer ou sinon d’un soutien au développement de plans d’assurances privées assortis d’incitations fiscales et d’une régulation du marché assurantiel. En Allemagne, certains citoyens comme les fonctionnaires ou les personnes les plus fortunées ne sont pas dans l’obligation de souscrire une assurance sociale. Si bien que, pour le risque maladie, le marché des assurances privées est plus développé qu’en France. Toutefois, il était très peu conséquent pour la dépendance dans la période qui a précédé l’adoption de la Pflegeversicherung.
6Le choix entre ces différentes options est évidemment crucial. Elles ne véhiculent pas les mêmes objectifs pour les bénéficiaires : l’assurance privée est moins redistributive que l’assurance sociale, l’impôt sur le revenu l’est plus que l’assurance sociale. L’aide sociale peut être attribuée au cas par cas, selon des critères parfois différents d’un Land à l’autre, alors que l’assurance sociale établit nationalement les critères de définition du risque dépendance. Cependant, si le choix de la forme institutionnelle a des conséquences pour les bénéficiaires, il se répercute aussi sur la façon de diagnostiquer la dépendance, sur la régulation des métiers du « care » c’est-à-dire du soin à autrui et sur la qualité de ce soin : plus la forme institutionnelle se rapproche de celle de l’Assurance maladie, plus on peut supposer que les métiers et le contenu des prestations seront régulés selon des formes similaires à ceux de l’Assurance maladie.
7Cette controverse durable autour de la prise en charge de la dépendance fait intervenir des vagues successives d’acteurs : les experts du secteur médical, les municipalités, les associations du tiers secteur, les Länder, les partis et les organisations représentant les assurances privées.
8Finalement, la solution adoptée en 1994, qui crée un nouveau livre du Code social, consiste à introduire une nouvelle branche du système de Sécurité sociale allemand, rattachée à l’Assurance maladie et dont le fonctionnement mime le celui de cette dernière. Qualifiée d’innovation institutionnelle par rapport au système d’aide sociale existant, la nouvelle assurance renvoie pourtant bien au cœur du répertoire bismarckien (Hinrichs, 1996 ; Palier et Martin, 2008), puisqu’elle est financée par des cotisations, gérée par des caisses, distribuée à des assurés sociaux. Lors de son adoption en 1994, le principal objectif explicite et prioritaire de l’Assurance dépendance allemande consiste à sortir les personnes dépendantes de la pauvreté et de l’aide sociale, tout en maîtrisant les coûts (Deutscher Bundestag, 1993 ; Rothgang, 1997). Après 1994, des réformes essaient de corriger les problèmes identifiés dans le dispositif initial.
9Si le nombre d’allocataires de l’aide sociale a diminué depuis 1994 et si les inégalités de prise en charge entre personnes malades et dépendantes se sont amoindries (Bundesregierung, 2011), les objectifs initiaux sont loin d’avoir été atteints ; la perspective de stabilité des cotisations a disparu, rapprochant encore davantage le fonctionnement de l’Assurance dépendance de celui de l’Assurance maladie ; après une importante décrue, le nombre des bénéficiaires des prestations d’aide sociale dépendance a recommencé à augmenter dès 1999, se rapprochant progressivement du seuil atteint en 1994 ; d’autres effets inattendus sont apparus, liés en partie à la forme institutionnelle adoptée. Plus profondément, dans quelle mesure les conditions du débat sur la dépendance en Allemagne ont-elles eu un impact sur le choix d’une forme de prise en charge de la dépendance proche de celle de l’Assurance maladie et quelles en ont été les conséquences ?
10L’hypothèse développée dans cet article est celle de l’existence d’une forme de subordination au sentier institutionnel, dans laquelle la façon de penser la dépendance dans les années 1970-1980 a fortement déterminé à la fois la mise en place d’une forme institutionnelle finalement proche de l’Assurance maladie et la façon d’envisager les réformes ultérieures. Cet article présente les résultats d’une thèse menée entre 2006 et 2011 s’appuyant sur la méthode du process tracing (encadré 1).
Encadré 1 : Méthodologie
Les matériaux étudiés pour cette recherche se rapportent à l’Assurance dépendance de longue durée allemande : littérature secondaire, différentes lois ayant introduit puis modifié ces dispositifs, communications gouvernementales, débats au Bundestag, rapports administratifs ayant précédé et suivi leur adoption, sources écrites diverses ayant pu alimenter les représentations de ces dispositifs, débats visibles dans la presse professionnelle ou généraliste, ouvrages et articles scientifiques relatifs à ces débats. Une vingtaine d’entretiens ont été menés pendant des séjours de longue durée en Allemagne, à la fois au niveau fédéral et au niveau local, à Brême, avec des organismes d’aide à domicile, du personnel administratif, des responsables du service médical des caisses d’Assurance maladie, des représentants des villes au niveau national, des think tanks et des représentants syndicaux.
11Nous reviendrons d’abord sur plusieurs éléments de définition avant de présenter trois séquences de l’analyse : la première étudiera l’émergence du problème de la dépendance et sa mise à l’agenda gouvernemental jusqu’à l’adoption de la loi en 1994, la seconde s’arrêtera sur les caractéristiques institutionnelles de la réforme, la troisième évoquera ses modifications et certains de ses effets pervers depuis sa mise en place jusqu’à aujourd’hui.
Éléments de définition
12Aujourd’hui, les différences entre dépendance, maladie et handicap sont bien définies. L’Assurance dépendance a introduit un nouveau livre du Code social, numéroté XI, dans lequel est défini comme dépendance un besoin d’aide, très important, lié à une maladie ou à un handicap physique, mental ou psychique, pour une durée prévisible de plus de six mois et auquel correspondent les soins du corps, une intervention pour l’alimentation, la mobilité ou l’entretien du ménage. Au contraire, la notion de maladie renvoie à un état mental ou physique qui s’éloigne de la norme et qui peut être soigné ou dont l’aggravation peut au moins être évitée médicalement (Kuratorium Deutsche Altershilfe, 1974, p. 14).
13L’Assurance dépendance couvre donc l’aide à la vie quotidienne lorsque celle-ci est prévue pour durer plus de six mois, quel que soit l’âge. En 2014, 0,83 % des assurés sociaux de moins de 20 ans, 0,92 % de ceux ayant de 20 à 60 ans et 10,8 % de ceux de plus de 60 ans bénéficiaient d’une prise en charge par l’Assurance dépendance avec beaucoup de cas concentrés dans la tranche d’âge située entre 85 et 90 ans ; dans cette dernière, 36 % des assuré.e.s recevaient une prestation de la Pflegeversicherung (Bundesministerium für Gesundheit, 2015).
14D’autres dispositifs peuvent financer l’aide à la vie quotidienne en l’absence de l’Assurance dépendance ou en se superposant à elle ; par exemple, l’Assurance maladie prend en charge ces besoins lorsque leur durée est évaluée à moins de six mois. L’Assurance dépendance ne couvre pas de dépenses de santé : lorsque les personnes dépendantes sont malades, elles continuent de bénéficier de soins de santé (hospitalisations, visites de médecins, soins des infirmières et des aides-soignantes) financés par l’Assurance maladie.
15La notion dépendance ne recouvre pas non plus celle de handicap, puisque les personnes handicapées sont définies dans le livre IX du Code social comme des personnes dont « les fonctions corporelles, les capacités mentales ou la santé psychique divergent pour une durée prévisible de plus de six mois, de l’état type des personnes du même âge et dont la participation à la vie de la société se trouve par conséquent entravée » (Igl, 2005, p. 131). Ainsi, alors que le handicap est défini par rapport à la participation à la vie de la société, la dépendance est uniquement renvoyée aux besoins relatifs à la vie quotidienne. Par ailleurs, comme le rappelle Gerhard Igl, le livre IX du Code social coordonne les différentes institutions en charge du handicap : assurance accidents, Assurance maladie, assurance retraite, assurance sociale, aide à la jeunesse, aide sociale. De plus, les personnes handicapées peuvent dans certains cas bénéficier de l’Assurance dépendance, qui se combine alors avec ces autres dispositifs. En revanche, tous les handicapés ne bénéficient pas de l’Assurance dépendance.
16L’assurance sociale pour la dépendance fait maintenant partie du paysage politique puisque 2,5 millions d’Allemand.e.s bénéficiaient de ses prestations en 2014, dont 71 % à domicile et 29 % en institution pour un montant couvert total avoisinant 24 milliards d’euros. En 2015, le montant des prestations mensuelles s’échelonnait de 123 € à 1 995 € pour les cas difficiles (Härtefall) pris en charge dans le secteur résidentiel (Bundesministerium für Gesundheit, 2014). Cependant, l’assurance ne couvre pas tous les besoins, si bien que les assurés complètent ces prestations par des contributions propres ou par celles de l’aide sociale (Bundesministerium für Gesundheit, 2015).
La reconnaissance progressive d’un risque dépendance
17Lorsque la question de la dépendance émerge comme un problème à partir de la fin des années 1970, les acteurs s’accordent à penser qu’il existe des ressemblances entre dépendance et maladie. Tout l’enjeu consiste alors à définir les frontières entre les deux et à fixer un cadre institutionnel capable de prendre en charge ce nouveau problème, avec l’objectif – apparaissant progressivement – d’éviter de reproduire les erreurs de l’Assurance maladie. Deux périodes ont rythmé cette longue problématisation : la première, dans les années 1980, est très fortement marquée par le cadre institutionnel bismarckien ; la seconde, à la fin de cette décennie, se caractérise par une plus grande politisation de l’enjeu.
Une façon bismarckienne de penser la dépendance dans les années 1980
18Dans les années 1980, plusieurs groupes d’acteurs (experts, municipalités, associations, Länder) essaient de stabiliser la signification de la dépendance et de montrer que sa prise en charge est problématique. Pour eux, les différences de traitement entre les personnes malades et les personnes ayant une affection qui ne peut pas être guérie sont injustes : alors que les besoins d’aide à la vie quotidienne des premières peuvent être pris en charge par l’Assurance maladie, ceux des secondes sont seulement couverts par l’aide sociale. Cette première problématisation est donc bismarckienne, avec une demande supplémentaire d’assurance sociale.
19Les premiers acteurs à exprimer la prise en charge de la dépendance comme problématique en Allemagne sont les experts de la fondation Kuratorium Deutsche Altershilfe (KDA) spécialisée dans les questions associées au vieillissement de la population. Un rapport de la fondation reconnaît pour la première fois (Kuratorium Deutsche Altershilfe, 1974) l’existence d’un besoin d’aide et de soins (Pflegebedürftigkeit), présenté comme un risque social universel, distinct du risque maladie. Il met en avant l’écart entre ce besoin universel et la structure des politiques sociales et souligne les différences de traitement entre, d’une part, les personnes malades et dépendantes et de l’autre les personnes considérées comme uniquement dépendantes, parfois à tort. Le rapport déplore le manque de connaissances concernant les maladies associées au grand âge et démontre la nécessité de reconnaître la démence comme une maladie (Kuratorium Deutsche Altershilfe, 1974, p. 12). Siegfried Kanowski, l’un des auteurs du rapport du KDA de 1974 [2], explique ainsi que l’objectif de la fondation a très vite été de définir la dépendance et de déterminer s’il était possible d’identifier ou non des besoins d’aide et de soins différents suivant l’âge des personnes. Or, la réponse a été négative : selon le KDA, il n’existait pas d’aide et de soins qui pourraient par nature être spécifiques à l’âge des patients. Ce premier résultat de recherche va déterminer pendant de longues années le cadre cognitif et normatif des réformes de la dépendance : les Allemands considèrent la dépendance comme un besoin d’aide non lié à l’âge et ayant comme caractéristique de relever d’un état incurable.
20De leur côté, les municipalités, à travers l’institution qui les représente, le Forum des villes (Städtetag), mettent l’accent, à partir des années 1970, sur les conséquences financières de la séparation entre le secteur social et le secteur sanitaire : ce sont elles qui supportent le coût de l’aide sociale, notamment pour les personnes dépendantes. Or, ce coût a beaucoup augmenté. La stratégie des municipalités, telle qu’elle apparaît au Städtetag est double. Il s’agit d’une part de développer l’aide à domicile, pour éviter le séjour des personnes âgées dépendantes dans les institutions, plus coûteux (Behning, 1999) et, d’autre part, de militer pour un report des prestations de l’aide sociale sur d’autres institutions, notamment sur celles de l’assurance sociale ; mais les municipalités n’ont pas de préférence très prononcée sur la forme à donner à l’assurance (Haug et Rothgang, 1994). Cette position est reprise par les Länder en 1980 (Meyer, 1996). Ces derniers tentent de faire changer le système depuis le Bundesrat, où un consensus est trouvé entre Länder, même s’ils appartiennent à des majorités politiques différentes. Cependant, cette proposition n’est jamais présentée au Bundestag, car s’y substitue un projet du gouvernement Kohl sur la dépendance, présenté en juin 1986. Le projet n’a finalement pas le temps d’être voté avant la fin de la dixième législature, en février 1987.
21Pour les associations impliquées, l’enjeu est celui de la qualité et du financement des réponses aux besoins mais aussi, indirectement, de leurs structures. Elles insistent sur la faiblesse de leurs moyens. En 1976, l’association Arbeiterwohlfahrt (AWO) demande un élargissement des prestations de l’Assurance maladie aux personnes âgées ayant besoin d’aide et de soins. Les associations, bien représentées au niveau national, font pression pour que soient clairement distinguées une prestation en service et une prestation en argent (Meyer, 1996, 2002). L’exemple de la régulation des services dans l’Assurance maladie est fondamental dans la valorisation de ces options. De leur côté, les médecins finissent par se rallier au financement par l’assurance sociale, à partir du moment où celle-ci est présentée comme indépendante de l’Assurance maladie et respectant la distinction entre le soin médical et l’aide non médicale.
22Un consensus existe donc en Allemagne à partir du milieu des années 1980 quant à l’existence du problème de la dépendance (Götting et al., 1994), mais aucune solution concrète ne se dégage encore.
23Après les élections législatives de 1987, le problème est repris dans l’agenda gouvernemental : l’accord de coalition CDU-CSU/FDP [3] inclut l’objectif de réformer la prise en charge de la dépendance. Les propositions de loi des Länder – portées par la Bavière et la Rhénanie-Palatinat – sont à nouveau devancées par un projet gouvernemental. Votée en décembre 1988 et intégrant la réforme de la santé, une nouvelle loi change marginalement les choses, en permettant de faire rembourser par l’Assurance maladie l’aide et le soin délivrés à domicile. Elle distingue allocations en services et en espèces (Behning, 1999). Pendant ces premières séquences, « l’ombre » de l’Assurance maladie a donc pesé sur la définition du problème de la dépendance et un début de décision est apparu, qui restait conforme à cette façon de concevoir la dépendance, comme étant liée à la maladie.
24Pourtant, rien n’est réglé : les inégalités entre prise en charge des personnes malades et dépendantes perdurent, le recours à l’aide sociale et les coûts continuent d’augmenter. En 1989 et 1990, les Länder renouvellent leurs propositions de loi. Alors que le sujet a progressivement gagné l’attention du public, les partis politiques s’accordent tous sur la nécessité du changement, mais les débats concernant les solutions à privilégier sont vifs. Le problème est reformulé en de nouveaux termes : le financement de nouvelles prestations, la situation des Länder de l’Est – destinés à être couverts par la nouvelle loi – et les garanties de qualité de l’offre de soins sont désormais au cœur des interrogations.
La politisation du débat et l’adoption de l’Assurance dépendance
25Les partis politiques voient, à partir de 1989, dans la dépendance et les problèmes des personnes âgées, un enjeu politique leur permettant de se différencier (Haug et Rothgang, 1994). Une grande diversité d’acteurs prend position à propos du financement.
26En septembre 1990, Norbert Blüm, ministre du Travail, prononce un discours qui exprime pour la première fois un changement par rapport à la position tenue jusqu’alors par son propre parti, la CDU. Tandis que celle-ci n’avait fait jusque-là qu’aménager l’Assurance maladie en refusant tout changement de grande ampleur, il propose la mise en place d’une nouvelle branche du système de Sécurité sociale, avec la reconnaissance d’un risque nouveau pouvant être assuré par elle. Au fil des discours et des textes de campagne, le « modèle Blüm », se précise (Meyer, 1996). Il s’agit d’une assurance sociale indépendante, abritée par l’Assurance maladie. La population éligible à cette prestation serait la même que celle de l’Assurance maladie, avec des alternatives pour les individus non couverts par l’Assurance maladie. Les prestations seraient allouées selon le niveau de dépendance et non selon l’âge. Le modèle prévoit aussi l’existence d’aides publiques pour les coûts d’investissement, le contrôle de la qualité et l’amélioration des conditions d’exercice des métiers d’aide aux personnes. Ainsi, l’idée d’une solution assurantielle continue alors d’être traduite comme une institution liée à l’Assurance maladie.
27Progressivement, deux coalitions de cause se constituent et s’affrontent autour de la proposition Blüm : d’un côté, les acteurs favorables, de l’autre, les opposants souvent partisans d’une solution passant par une assurance privée. Les unions d’employeurs appartiennent à cette deuxième cause ; la fracture entre les deux causes traverse la CDU et le gouvernement puisqu’une partie de la CDU s’oppose au modèle Blüm. Le fait que l’option assurantielle corresponde à une Assurance dépendance « abritée » par l’Assurance maladie semble en revanche évident pour tous. Dans l’accord de la coalition gouvernementale CDU-CSU/FDP de l’hiver 1990, les trois partis s’engagent à réformer la dépendance, sans qu’aucune solution institutionnelle ne soit préconisée. Le risque de voir la coalition CDU-CSU/FDP éclater est grand, mais le chancelier Kohl ne souhaite pas tomber sur la question de la dépendance (Rothgang, 1997).
28En septembre 1991, Norbert Blüm parvient à faire adopter par le bureau de la CDU une déclaration en faveur de son modèle amendé : la CDU opte pour une assurance sociale dépendance, mais ne couvrant pas tous les frais d’aide. Il s’agit donc plus d’un filet de sécurité que d’une nouvelle assurance sociale véritablement identique à l’Assurance maladie. Cependant, cette décision de la CDU est très mal acceptée par son allié au gouvernement, le parti libéral FDP : celui-ci exige que l’aide à domicile soit privilégiée par rapport à l’aide en institution et que des éléments de capitalisation soient introduits. D’intenses négociations entre les deux partis s’ouvrent alors et débouchent finalement sur un accord, le 30 juin 1992. Le FDP a fait des concessions, en échange de l’acceptation par la CDU de propositions des libéraux dans d’autres domaines de politiques publiques. Les partis de la coalition gouvernementale s’accordent sur le principe de création d’une branche indépendante du système d’assurances sociales, mais tout de même gérée conjointement avec l’Assurance maladie, financée par 1,7 % de cotisations sociales prélevées sur les salaires, avec des prestations (en nature ou en services) différentes selon les trois degrés de dépendance. Une compensation de la nouvelle cotisation sociale payée par les employeurs est également acquise. Le président du groupe chrétien démocrate au Bundestag, Wolfgang Schäuble, propose une compensation pour la cotisation patronale passant par la mise en place de « jours de carence » pour les arrêts maladie, ce qui correspondrait au fait d’attendre quelques jours avant de verser leurs indemnités journalières aux salariés malades. Or, les syndicats et le SPD se déclarent farouchement opposés à ce principe (Meyer, 1996 ; Behning, 1999).
29Après d’ultimes hésitations, une loi unique est finalement votée au printemps 1994, par une grande coalition rassemblant CDU/CSU, FDP et SPD. La solution des jours de carence a finalement été abandonnée, au profit de la suppression d’un jour de congé annuel (à l’exception de la Saxe). Le jour férié supprimé par les Länder est finalement le jour protestant de pénitence et de prière (Buß und Bettag), situé dix jours avant le premier dimanche de l’Avent. En Saxe, le jour férié est maintenu mais les salariés doivent acquitter une cotisation supérieure. Un principe de concurrence entre les offreurs d’aide a été introduit, contrairement à ce qu’attendaient les associations du tiers secteur.
30La loi entre progressivement en vigueur : elle est intégrée au Code social XI (Sozialgesetzbuch XI, SGB XI), les caisses d’assurance sociale dépendance (Pflegekassen), abritées par les caisses d’Assurance maladie sont instituées en 1994, les premières cotisations payées à partir du 1er janvier 1995, les premières prestations délivrées le 1er avril 1995 pour l’aide à domicile et le 1er juillet 1996 pour le secteur résidentiel. L’Assurance dépendance devient une compétence du ministère de la Santé, comme l’Assurance maladie. Les personnes non couvertes par l’assurance sociale mais protégées par les assurances privées ont l’obligation de mettre en œuvre des prestations au moins équivalentes à celles des assurances sociales. Une nouvelle branche est ainsi introduite dans le système de Sécurité sociale allemand.
L’Assurance dépendance au milieu des années 1990, reflet de l’Assurance maladie
31Pensée d’abord en lien avec l’Assurance maladie, l’Assurance dépendance tente de ne pas reproduire les problèmes de cette dernière. Elle continue pourtant de lui ressembler fortement, que ce soit pour la définition de la dépendance, le diagnostic des conditions d’éligibilité, le financement ou la gouvernance, même si des différences existent entre les deux systèmes.
La définition de la dépendance
32La loi sur l’Assurance dépendance reprend la définition de la dépendance (Pflegebedürftigkeit) énoncée lors de la phase de sa problématisation : elle caractérise la situation d’une personne ayant besoin d’être aidée et soignée (gepflegt) durant plus de six mois. Elle se rapproche donc en partie de la maladie : si les individus ont besoin d’aide dans la vie quotidienne pendant moins de six mois, ils sont considérés comme seulement malades ; au-delà, ils le sont aussi comme dépendants (Klie, 2005). En revanche, la dépendance ne dépend pas de l’âge.
33Les prestations diffèrent suivant le niveau de dépendance (encadré 2). Comme dans l’Assurance maladie, la loi et les lignes directrices de l’association nationale des caisses d’Assurance dépendance encadrent la façon d’opérer les diagnostics (Hinrichs, 1996 ; Klie, 2005). Dans le cas où un niveau de dépendance supérieur ou égal à I est diagnostiqué, les assurés peuvent en 1995 avoir droit aux prestations (Pflegeversicherung). À la différence de la France, l’éligibilité exige d’avoir le statut d’assuré. Le diagnostic du niveau de dépendance est pris en charge par le service médical des caisses d’Assurance maladie (Medizinischer Dienst der Krankenkassen, MDK), également responsable du conseil destiné à la mise en place des plans d’aide. Le monde médical joue donc un rôle très important dans la définition des besoins.
Encadré 2 : Les niveaux de dépendance dans l’assurance dépendance (Pflegeversicherung)
Le niveau I rassemble les personnes nécessitant essentiellement une aide à domicile pour réaliser du travail domestique et d’aide au domicile, pendant au moins 90 minutes par jour, dont 45 minutes de soins de base. Pour entrer dans cette catégorie, il faut avoir besoin d’aide pour au moins deux opérations de la vie quotidienne. Le seul besoin d’aide pour les tâches de ménage ne suffit donc pas pour être classé dans le niveau I.
Le niveau II correspond aux personnes nécessitant au moins trois heures d’aide par jour, dont au moins deux de soin de base. Pour entrer dans le niveau II, il faut avoir besoin d’aide pour au moins trois opérations de la vie quotidienne.
Le niveau III s’adresse aux cas difficiles qui demandent au moins cinq heures d’aide par jour.
Des prestations ressemblant à celles de l’Assurance maladie
34Les prestations de l’Assurance dépendance sont distribuées en espèces ou en nature, ce qui rappelle le fonctionnement de l’Assurance maladie [4]. Lorsqu’elles sont attribuées en nature, elles correspondent soit à l’hébergement en institution, soit à des services d’aide à domicile. Les prestations en espèces ne sont pas des prestations de maintien du revenu mais des instruments permettant aux assurés de rémunérer eux-mêmes les formes d’aide de proximité qu’ils souhaitent recevoir. Contrairement à l’Assurance maladie pour laquelle les prestations de maintien du revenu et les services ne sont pas interchangeables, pour la dépendance, les individus sont libres de choisir, à domicile, entre services et espèces, les assuré.e.s pouvant aussi combiner les deux. Par ailleurs, la loi indique clairement que les prestations à domicile doivent être privilégiées par rapport aux prestations allouées en institution.
35Les prestations en nature sont très encadrées, que ce soit en institution ou à domicile. Le service médical fédéral des caisses d’Assurance maladie, le Medizinischer Dienst der Spitzenverbände der Krankenkassen (MDS), publie des lignes directrices, en indiquant les traitements à effectuer par les personnels compétents, ainsi que la durée attendue pour chaque acte (Meyer, 1996 ; Klie, 2005). On y distingue, par exemple, le soin de base (Grundpflege) et l’activité d’entretien domestique (Hauswirtschaftliche Versorgung). Les lignes directrices sont mises en œuvre dans les Länder, au niveau desquels sont signées les conventions entre les services d’aide et les caisses. Dans les conventions régionales, des « paquets d’aide et de soins », constitués de plusieurs actes, sont définis en s’inspirant des lignes directrices nationales et un tarif est établi pour chaque « paquet » ; les tarifs peuvent être légèrement différents d’une caisse à l’autre (Drähter et al., 2009). Comme pour l’Assurance maladie, il existe donc un catalogue national des actes. Cependant, alors que les médecins sont libres de choisir la thérapie de leur choix dans le cadre de l’Assurance maladie, l’Assurance dépendance ne laisse pas cette possibilité aux services d’aide et de soins. Par ailleurs, pour les prestations de services à domicile, les caisses d’Assurance dépendance paient directement les organismes de soins et d’aide (Pflegedienst), entretenant ainsi une forme de cogestion à l’image de celle pouvant exister pour les médecins. On retrouve donc ici une régulation du service proche de l’Assurance maladie et on peut supposer que si l’Assurance dépendance avait été hébergée par les caisses de retraites, les formes de régulation des services choisies auraient été différentes.
36Les prestations peuvent également être servies en espèces pour l’aide à domicile (Pflegegeld). Dans ce cas, les personnes dépendantes reçoivent directement l’argent et peuvent l’utiliser comme bon leur semble du moment qu’il sert à répondre aux besoins d’aide. À la différence de la France, il n’est pas nécessaire que les personnes dépendantes emploient des salarié.e.s pour pouvoir recevoir l’aide en espèces. Les caisses de dépendance contrôlent cependant régulièrement si l’argent est utilisé pour répondre aux besoins [5], ce qui en fait une prestation financière affectée (Ledoux, 2011). Au moment du vote de la loi, cette aide en espèces a été pensée comme un moyen de payer l’aide prodiguée par la famille ou le voisinage. Dans les faits, elle a été de plus en plus utilisée pour rémunérer une main-d’œuvre féminine venue des pays de l’est de l’Europe (Lutz, 2005 ; Shire, 2015).
37En outre, l’Assurance dépendance de longue durée peut aussi financer d’autres prestations ponctuelles comme, par exemple, des dispositifs permettant d’adapter le lieu de vie à l’état de dépendance, des formes temporaires d’hébergement et d’aide à domicile (en remplacement de l’aidant référent lorsque celui-ci/celle-ci est indisponible). Très rarement, pour les cas très lourds, des soins et de l’aide continus (jour et nuit) peuvent être apportés à domicile (Kossens, 2009) en utilisant ce financement.
38La Pflegeversicherung innove en introduisant une prestation aux aidants non professionnels pour lesquels le statut de Pflegeperson est créé, c’est-à-dire celui de personne aidant au moins quatorze heures par semaine une personne dépendante à son domicile, à l’exclusion des jeunes gens effectuant leur service civil. Ainsi, des formes d’activité semi-formelles sont instituées : les Pflegepersonen, reconnues par la loi, bénéficient de droits sociaux, même si leur activité n’est pas considérée comme une activité professionnelle et salariée ; des droits à la retraite [6] et des formations leur sont ouverts. Les communes sont chargées de financer leur assurance accidents du travail. Ces aidant.e.s peuvent aussi confier les personnes dépendantes à une institution de soin pendant une période de quatre semaines maximum, pour prendre des vacances. Birgitte Pfau-Effinger et Birgitte Geissler soulignent ainsi que la dichotomie aide formelle/aide informelle n’a plus lieu d’être : il existe un continuum entre les deux (Pfau-Effinger et Geissler, 2005).
39La nouvelle assurance établit donc une frontière très claire entre, d’une part, l’aide et le soin considérés comme professionnels, qui correspondent à la prestation en services et, d’autre part, l’aide et le soin non professionnels, qui correspondent à la prestation en argent. À l’intérieur de l’aide non professionnelle, on retrouve des formes différentes de prise en charge, allant des activités formelles et déclarées à des formes informelles d’aide. Cette distinction se retrouve dans le montant des sommes prévues pour le paiement de chacune des prestations : les prestations en services bénéficient de sommes supérieures à celles en espèces. Si les prestations de l’Assurance dépendance rappellent parfois celles de l’Assurance maladie, en revanche, dans le domaine du financement, des différences plus importantes existent en 1994 entre Assurance maladie et Assurance dépendance.
Des cotisations sociales prévues pour être stables
40Comme pour la maladie, l’Assurance dépendance se partage entre assurance sociale obligatoire et assurance privée, cette dernière, s’adressant aux plus aisés, couvre seulement 7 % de la population. Le financement est différent selon la nature de l’assurance sociale ou privée (Bundesministerium für Gesundheit, 2015). Pour l’assurance sociale dépendance, le montant des cotisations sociales est proportionnel au revenu et plafonné. Le 1er janvier 1995, les cotisations sont fixées à 1 % du revenu puis augmentées à 1,7 % le 1er juillet 1996, lorsque l’Assurance dépendance est mise en œuvre dans le secteur résidentiel. Les cotisations sont payées à 50 % par les employeurs et à 50 % par les salariés dans les Länder ayant supprimé un jour de congé (à l’exception de la Saxe).
41À la différence de la situation de l’Assurance maladie à l’époque, le montant des cotisations est déterminé par le législateur et non par les partenaires sociaux. Dans l’assurance privée, au contraire, le montant des cotisations dépend du niveau de risque estimé et de l’âge des personnes assurées. De plus, il est important de noter que la Pflegeversicherung entérine un principe inexistant pour l’Assurance maladie, celui de la stabilité des cotisations, situation pouvant mener en cas d’inflation à une diminution des prestations allouées. Sur les questions de financement, le projet initial a ainsi essayé de ne pas reproduire ce qui apparaissait comme un problème de l’Assurance maladie.
Une gouvernance similaire à celle de l’Assurance maladie
42La gouvernance de l’Assurance dépendance est fortement liée à celle de l’Assurance maladie. Les caisses des assurances sont situées dans les mêmes bâtiments, tout en conservant leur propre budget et leurs propres comptes. Le législateur a institué l’impossibilité d’ouvrir ou de fermer ces deux types de caisses séparément et les a dotées des mêmes associations nationales coordinatrices, du même service médical (Medizinischer Dienst der Krankenkassen, MDK). Les caisses d’Assurance dépendance, sans personnel administratif spécifique, sont gérées par les mêmes personnes que celles de l’Assurance maladie, disposent du même numéro de téléphone direct et relèvent des mêmes membres dans les conseils d’administration. Cette gestion commune est rendue possible par un versement mensuel des caisses d’Assurance dépendance aux assurances maladie, correspondant aux coûts administratifs et à ceux des services rendus par le MDK. On peut donc supposer que les personnels travaillant pour l’Assurance maladie peuvent être amenés à transposer à l’Assurance dépendance les façons de penser de l’Assurance maladie.
43De même, au milieu des années 1990, la régulation des organismes de soins et d’aide à domicile – en charge des prestations à domicile en nature – est très proche de celle des médecins dans l’Assurance maladie [7] : elle instaure un paiement à l’acte, comme pour les médecins, alors qu’à la même époque en France, le paiement reste à l’heure pour l’aide à domicile. En effet, en Allemagne, des contrats sont signés au niveau régional entre les représentants des services de soins et d’aide (Pflegedienste), les caisses d’Assurance dépendance et les autres financeurs ; ils fixent la valeur du point et associent un nombre de points aux « paquets d’aide et de soins » (Klie et al., 2002). Par exemple, dans le Land de Brême, en 2011, existaient plusieurs complexes de soins négociés avec les organismes d’aide à domicile, comme ceux de « grande toilette du matin/du soir », « aide à l’alimentation », « petite toilette du matin ou du soir » (Ledoux, 2011). De plus, les Länder continuent de financer les dépenses d’investissement des structures. Cependant, pour que ces dernières puissent délivrer les prestations en service de la Pflegeversicherung, leur qualité doit être régulièrement évaluée par le service médical des caisses d’Assurance maladie et d’Assurance dépendance, le MDK. Dans le cas où les personnes dépendantes préfèrent organiser elles-mêmes l’aide et bénéficier des prestations en espèces, les contrats établis avec les aidants – alors considérés comme non professionnels – ne sont pas forcément écrits et les familles restent libres de l’organisation.
44Ainsi, dans la forme administrative prise par la Pflegeversicherung, de très nombreuses similarités existent avec l’Assurance maladie dont la gestion est même commune, mais des mécanismes ont été mis en place pour empêcher l’inflation des coûts. Or, ces spécificités commencent à être perçues comme de nouveaux problèmes à partir de la fin des années 1990.
Réformes de l’Assurance dépendance allemande (1995-2015)
45La mise en œuvre de l’Assurance dépendance à partir de 1995 montre que les objectifs initiaux étaient très difficiles à atteindre. Progressivement, des réformes successives vont revenir sur des points centraux du dispositif initial, comme la stabilité des cotisations, la possibilité de couvrir l’essentiel des besoins ou même le fait de ne délivrer des prestations qu’aux personnes rattachées aux trois niveaux de dépendance. Cependant, au-delà des enjeux problématisés dans le débat public, d’autres effets pervers de l’Assurance dépendance apparaissent également.
Un éloignement progressif des objectifs initiaux
46Dès 1999, l’assurance sociale dépendance devient déficitaire. Cette situation est certes liée au vieillissement de la population (Bundesregierung, 2011) mais aussi aux caractéristiques institutionnelles : avec un niveau de cotisation restant stable, l’inflation des prix fait diminuer les ressources réelles du système ; l’essor d’emplois peu rémunérés ou atypiques dans l’économie nationale ne permet pas de dégager des ressources de cotisations sociales suffisantes pour abonder les caisses (Dingeldey et Gottschall, 2001 ; Drähter et al., 2009). Dès lors, la générosité des prestations s’érode d’année en année et rend le recours complémentaire à l’aide sociale de plus en plus nécessaire pour couvrir tous les besoins (tableau 1). Or, au moment de sa création, la Pflegeversicherung était précisément censée éviter une telle situation.
Évolution récente de la population des bénéficiaires de l’aide sociale pour des dépenses relatives à l’aide à la vie quotidienne

Évolution récente de la population des bénéficiaires de l’aide sociale pour des dépenses relatives à l’aide à la vie quotidienne
47De plus, alors que la loi sur l’Assurance dépendance prévoyait un encouragement aux soins et à l’aide à domicile, au fil des ans, le taux de recours aux soins en institution, plus onéreux, augmente (tableau 2). Cette évolution s’explique par deux principaux facteurs (Statistische Ämter des Bundes und der Länder, 2010, p. 23) : les changements des besoins et l’évolution de la population aidante à domicile.
Évolution des choix des types de prestations dépendance en Allemagne (1996-2010)

Évolution des choix des types de prestations dépendance en Allemagne (1996-2010)
48D’une part, les besoins ont augmenté : la structure d’âge de la population dépendante s’est déplacée depuis 1996, avec un accroissement du nombre des personnes très âgées, davantage susceptibles de relever du secteur résidentiel. D’autre part, le « réservoir d’aide » familiale diminue. En effet, jusqu’à maintenant, les aidants familiaux étaient majoritairement des femmes (TNS Infratest Sozialforschung, 2011, p. 27) [8], mais celles-ci sont de moins en moins susceptibles de passer beaucoup de temps avec leurs parents âgés. En effet, le changement des politiques familiales allemandes depuis les années 2000 (Fagnani, 2009) s’est également accompagné d’une croissance du taux d’emploi des femmes, passant de 65 % en 2004 à 71 % en 2010 (INSEE, 2015).
49La stabilité des cotisations a pour conséquence la stagnation des rémunérations des personnes travaillant dans les services de soins et d’aide. Les caisses d’Assurance dépendance ne souhaitant pas renoncer à couvrir une population importante, les salaires des travailleurs/travailleuses du care, du soin à autrui, ont servi de variable d’ajustement au système pendant douze ans. Cela a également été facilité par la concurrence grandissante sur le marché du care, avec le développement d’entreprises non couvertes par des conventions collectives et la dislocation progressive du tissu des accords collectifs existants (Meyer, 2002 ; Ledoux, 2011).
50À cette difficile évolution des enjeux financiers s’ajoutent d’autres éléments. Les spécialistes en gérontologie accusent l’Assurance dépendance de trop exclure les maladies psychiques. Un premier changement est voté dans cette direction en 2001, avec l’élargissement des interventions financées à domicile (Ledoux, 2011). À ces précédentes données s’ajoute la question de la conciliation travail-famille. La mise en place d’un congé permettant aux salarié.e.s de se consacrer à l’aide de personnes dépendantes de leur famille est mise à l’agenda à la fin des années 1990 et est reprise par le Bundestag dans son rapport de 2002 sur les changements démographiques (Kossens, 2009). Enfin, un facteur supplémentaire de réforme intervient en 2001 : la Cour constitutionnelle fédérale oblige le gouvernement à mettre en place, pour les assurés sans enfants, des cotisations supérieures à celles des assurés avec enfants.
51Sous le gouvernement Schröder, diverses réformes sont envisagées, avec la proposition d’augmenter les cotisations, d’introduire un fonds de réserve par capitalisation et même de remplacer l’assurance sociale par une assurance privée, laissant seulement les plus de soixante ans dans l’ancien système. Le gouvernement fédéral commence par un changement marginal, celui d’une augmentation des recettes, comme cela avait été effectué dans les années 1980 pour l’Assurance maladie : les retraités qui bénéficiaient jusque-là d’une réduction de leur taux de cotisation voient celui-ci augmenter le 1er avril 2004 (Gabel, 2004). À l’approche des élections législatives de 2005, le gouvernement préfère cependant ne pas se risquer à entamer un changement plus important.
52Une réforme est finalement adoptée en mai 2008 par le gouvernement Merkel et entre en vigueur la même année. Elle augmente les cotisations sociales dépendance, qui passent de 1,7 % des revenus bruts à 1,95 % et prévoit une révision du montant des cotisations tous les trois ans. L’un des objectifs initiaux de l’Assurance dépendance allemande, à savoir la maîtrise des coûts par la stabilité des cotisations, est ainsi définitivement abandonné. Une intensification des contrôles de l’utilisation des prestations à domicile est également prévue (Bode, 2010). Les prestations pour les personnes souffrant de démence sont augmentées, les prestations à domicile majorées pour tous, dans le but de ralentir l’entrée en institution. Des personnes démentes n’étant pas rattachées aux trois niveaux de dépendance peuvent pourtant bénéficier d’aide de base à domicile, si la limitation de leurs compétences quotidiennes est reconnue. Des centres de coordination à destination des usagers (les Pflegestützpunkte), financés par les caisses d’Assurance dépendance et mis en œuvre par les Länder, sont créés (Hokema et al., 2008), dans le but de permettre une meilleure transparence du marché, en s’inspirant du case management américain (Drähter et al., 2009). Enfin, la loi instaure un congé professionnel pour les personnes souhaitant s’occuper d’un membre de leur famille, celui-ci peut durer jusqu’à six mois. Elle instaure également un « congé d’urgence », de dix jours, pour répondre aux situations de crise. Elle laisse ouverte la possibilité d’un paiement par l’employeur de ces congés, sans le rendre obligatoire. En parallèle, le ministère de la Famille a mis en place, en 2006, un comité pour réviser le concept de dépendance, qui, dans son rapport de 2009, propose de continuer à définir la dépendance comme le besoin de l’aide d’autrui mais considère davantage les problèmes psychiques et cognitifs.
53La réforme de 2008 ne répondant pas à toutes les attentes, les médias taxent l’Assurance dépendance allemande de Teilkasko-Versicherung, c’est-à-dire d’assurance ne couvrant pas tous les besoins. Face à ces critiques, la coalition CDU-CSU/FDP adopte en 2012 une nouvelle réforme qui renforce la prise en charge des personnes démentes. Les principes de paiement des services de soins sont changés : le paiement peut désormais prendre en compte la durée des interventions à domicile, alors que, précédemment, seule comptait la nature des actes auxquels était associée une durée imposée. La réforme essaie aussi d’introduire davantage de transparence dans le soin en résidence. Ces structures d’accueil pour personnes âgées doivent informer les caisses de la façon dont elles assurent la prise en charge médicale de leurs résidents, ces informations doivent désormais être publiques.
54Plus fondamentalement, la réforme de 2012 a tenté d’encourager la souscription de plans d’Assurance dépendance privés complémentaires à la Pfegeversichesung. Ainsi, l’État s’engage à reverser 60 € (Pflege-Bahr) à tout citoyen souscrivant une Assurance dépendance privée, se rapprochant là aussi d’instruments existants dans l’Assurance maladie. On peut s’attendre à ce que les couches populaires ne souscrivent pas à ce dispositif qui renforce les inégalités entre les revenus. S’il est encore prématuré pour en tirer un bilan, tout permet de penser qu’il accentuera la dualisation du système social allemand déjà bien connue et étudiée (Lessenich et Nullmeier, 2006 ; Palier et Thelen, 2010). Enfin, en 2014, la nouvelle réforme de la coalition CDU/SPD prévoit une allocation pour le « congé professionnel d’urgence » de dix jours, financée par les caisses d’Assurance dépendance des personnes aidées et à hauteur de 90 % du salaire net ; un changement de la classification des niveaux de dépendance est annoncé, avec le passage de trois à cinq niveaux, cette modification étant précédée d’une phase d’investigation.
55On retrouve ainsi dans cette évolution des dispositifs de l’Assurance dépendance une similarité par rapport à ceux de l’Assurance maladie. Cependant, à côté des difficultés de financement et de couverture soulevées par le projet initial et auxquelles les réformes successives ont tenté de répondre, d’autres effets pervers, notamment liés aux prestations en espèces, restent à souligner.
Des effets pervers
56L’Assurance dépendance allemande a encouragé, à travers ses prestations en espèces, l’emploi non déclaré (Gottschall et Schwartzkopf, 2010 ; Shire, 2015). Dans une étude de 2010, Karin Gottschall et Manuela Schwartzkopf évaluent à plus de 90 % le pourcentage de l’emploi non déclaré dans les services aux personnes, emploi qu’elles estiment être principalement occupé par des femmes (Gottschall et Schwartzkopf, 2010, p. 23-24). Si certain.e.s aidant.e.s peuvent être déclarées comme Pflegepersonen, hors du statut de salariés, leur nombre reste limité. Ainsi, le modèle des prestations en espèces empêche de véritablement penser une régulation des activités qu’il peut financer.
57Par ailleurs, à l’emploi non déclaré dans le secteur se superposent également des formes d’emplois atypiques, financées par l’Assurance dépendance et dont le développement a été couplé à des dispositifs fiscaux. Ainsi, depuis 1990, les personnes dépendantes employant une personne à domicile peuvent bénéficier de diminutions d’impôt. En 1996, des responsables de la haute fonction publique allemande rencontrent [9] leurs homologues français, afin de mieux comprendre leur système de chèque emploi service et pour s’en inspirer. Une variante allemande du dispositif français est introduite en 1997 avec le chèque domicile (Haushaltscheck), permettant de simplifier les formalités administratives liées à l’emploi de salarié.e.s par les particuliers. Le chèque peut automatiquement ouvrir droit à des déductions d’impôts, proposées à tous les ménages, si le salaire versé est supérieur au seuil d’assujettissement des cotisations sociales. Ces déductions d’impôts sont conditionnées au paiement des cotisations sociales ; leur plafond est augmenté en 1997, passant de 12 000 à 18 000 DM.
58En outre, des exonérations de cotisations sociales sont mises en place en 1999 pour les mini-jobs, qui correspondent alors à des emplois offrant une protection sociale limitée (Lessenich et Nullmeier, 2006). Ces mesures s’appliquent aussi aux salarié.e.s travaillant à domicile. Or, à partir de 2003, le chèque domicile (Haushaltscheck) couvre ces dispositifs tandis que les diminutions d’impôt pour les particuliers employeurs sont étendues. Ces dispositions sont aussi couplées à des choix de politiques migratoires : en 2002-2003, l’obtention de permis de séjour est facilitée pour les salarié.e.s embauchés pour s’occuper de personnes dépendantes de niveau III pendant trois ans (Lutz, 2005). Le SPD, plutôt hostile à ces mesures, les qualifie de privilèges (Dienstmädchenprivileg) ; cependant, sous les grandes coalitions, auxquelles il participe, les dispositifs sont étendus à de nouveaux services à domicile et les dépenses fiscales [10] liées augmentent (Shire, 2015).
59L’Assurance dépendance allemande a donc été caractérisée par des formes de professionnalisation des métiers du care, lorsque ceux-ci, comme ceux d’Altenpfleger (aides pour les personnes âgées) sont exercés dans les services d’aide et de soins. Mais cette professionnalisation s’est accompagnée d’une très grande précarité pour d’autres travailleuses, non protégées par les règles collectives, notamment lorsqu’elles sont rémunérées via les prestations en espèces (Ledoux, 2011). La dualisation sociale se retrouve donc aussi au niveau des personnes aidantes, essentiellement des femmes.
Conclusion
60L’Assurance dépendance, la Pflegeversicherung, s’est donc développée en Allemagne à l’ombre de l’Assurance maladie, qui l’a beaucoup influencée. La façon de définir la dépendance a été très marquée par la proximité entre le monde de la dépendance de celui de la maladie. En même temps, les acteurs souhaitaient mettre en place des dispositifs permettant d’éviter certains des effets négatifs associés à l’Assurance maladie, comme l’augmentation des cotisations. Cette forme institutionnelle conforme au répertoire bismarckien a ainsi été capable de réunir une grande coalition d’acteurs, allant de la SPD à la FDP.
61Pourtant, la mise en œuvre de cette réforme s’est traduite par l’impossibilité de conserver la stabilité des cotisations et les changements ultérieurs ont éloigné progressivement la politique publique de ses objectifs initiaux. Pensée pour réduire les inégalités entre les personnes couvertes par l’Assurance maladie et celles relevant de l’aide sociale, l’Assurance dépendance a en même temps produit de nouvelles inégalités, entre salarié.e.s, déclaré.e.s, non déclaré.e.s ou exerçant des emplois atypiques d’aide, ainsi qu’entre hommes et femmes, les aidants étant presque toujours des aidantes. On peut aussi supposer que la Pflegeversicherung, comme l’Assurance maladie, suscite des inégalités entre bénéficiaires avec la mise en place d’incitations à souscrire une assurance privée complémentaire.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier le Hanse-Wissenschaftskolleg, dans lequel j’ai séjourné pendant la rédaction de ce texte, pour son soutien et son cadre de recherche, ainsi que les évaluateurs de la Revue française des affaires sociales, qui ont contribué à améliorer ce texte.
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[2]
Entretien réalisé le 20 avril 2009.
-
[3]
Coalition unissant l’Union chrétienne-démocrate (CDU), l’Union chrétienne-sociale (CSU) et le Parti libéral-démocrate (FDP).
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[4]
Ainsi, dans l’Assurance maladie, il existe des prestations en espèces (maintien du revenu en cas de maladie) et des prestations en nature (possibilité d’être soigné et remboursé pour des visites chez le médecin ou bien à l’hôpital).
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[5]
Le contrôle doit avoir lieu tous les six mois pour les niveaux I et II de dépendance, tous les trois mois pour le niveau III.
-
[6]
Pour ceux n’ayant pas d’activité professionnelle ou bien n’étant pas assez présents sur le marché de l’emploi pour y avoir droit. Le montant des cotisations retraite payées dépend de la durée de l’aide et des soins prodigués.
-
[7]
Jusqu’aux réformes des années 2000, des accords existaient entre les médecins et les caisses d’assurance, associant un nombre de points à chaque acte médical. La valeur du point était définie à la fin de chaque année à l’issue d’une négociation entre les caisses d’Assurance maladie et les unions de médecins : si une année donnée, les patients avaient beaucoup consulté, la valeur du point devenait inférieure à celle d’une année caractérisée par un nombre inférieur de consultations.
-
[8]
Avec un quart d’hommes seulement considérés comme des aidants principaux en 2010.
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[9]
Entretien réalisé le 20 juillet 2011.
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[10]
Les dépenses fiscales correspondent aux régimes fiscaux dérogatoires qui représentent un manque à gagner pour les finances publiques.