1Les performances économiques de l’Allemagne et son faible taux de chômage (5,1 % en mai 2014), ont suscité en France un intérêt considérable pour les réformes de la protection sociale et du marché du travail outre-Rhin. Celles-ci ont provoqué débats et controverses, que ce soit pour en vanter les mérites (assouplissement de la réglementation du marché du travail, diminution des dépenses publiques, absence de déficit de la Sécurité sociale, contribution – réelle ou supposée – au maintien de la compétitivité des entreprises) ou, au contraire, pour en souligner les faiblesses ou les limites (accroissement des inégalités sociales, plus importantes qu’en France, développement des emplois précaires, segmentation accrue du marché du travail). Plusieurs questions sous-tendent ces débats et controverses : ces réformes ont-elles contribué à ce dynamisme économique ? Se sont-elles accompagnées d’une dégradation des conditions de vie de certaines catégories de la population ? Dans quelle mesure les réductions budgétaires drastiques des collectivités locales ont-elles affecté la qualité des services publics dans les secteurs de la protection sociale ?
2Dans ce contexte, la Revue française des affaires sociales a souhaité consacrer un dossier à ces questions afin de participer à un approfondissement des connaissances sur un pays dont les liens avec la France sont étroits dans tous les domaines. Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’agissait notamment pour les auteurs d’évaluer l’ampleur et la portée des réformes étudiées et d’identifier les enjeux qui avaient sous-tendu celles-ci. L’analyse de l’évolution des différents secteurs de la protection sociale à travers le prisme des mutations actuelles du marché de l’emploi et leurs liens avec les questions démographiques et économiques étaient donc au cœur des interrogations de ce dossier. Le laps de temps écoulé entre la prise de décision et la mise en application de ces réformes permettait, en effet, de procéder à des évaluations suffisamment étayées de leurs conséquences. Quels étaient les objectifs des réformes ? Ont-ils été atteints ? Ces réformes ont-elles accentué les inégalités sociales en matière de revenus ? Quels ont été les éventuels effets pervers de certaines décisions ? Les cinq articles et la note de lecture de Franck von Lennep qui composent ce dossier s’efforcent de répondre à ces questions.
3Les quelques réformes analysées dans les pages qui suivent brossent le tableau des changements intervenus dans plusieurs secteurs de la protection sociale, tels que l’Assurance maladie, l’assurance retraite ou la dépendance. Des sujets moins souvent explorés, comme les dépenses publiques en faveur de l’éducation ou l’intégration des travailleurs handicapés dans l’entreprise, sont aussi traités. Or depuis l’unification allemande, le pays a connu des mutations de grande ampleur dans tous les domaines. Les importants transferts en faveur des nouveaux Länder ont précipité l’Allemagne, après une brève période d’euphorie, dans une récession profonde dont elle est sortie seulement vers 2005, en partie grâce à des réformes de l’assurance chômage qui ont bouleversé de fond en comble le marché de l’emploi, réduisant le nombre de chômeurs de près de cinq millions au début des années 2000 à moins de trois millions aujourd’hui.
4Il nous a semblé dès lors opportun d’introduire ce dossier par l’étude de Julien Reysz sur l’activation des chômeurs depuis la fin des années 1990, nettement renforcée au début des années 2000 par les réformes Hartz, un train de réformes initié par le gouvernement du chancelier Gerhard Schröder que certains considèrent comme le point de départ de l’essor de l’Allemagne en matière de croissance économique et d’emploi. Si cette diminution du chômage n’est pas seulement imputable à ces réformes – d’autres, telles que celle du licenciement, ont aussi joué un rôle significatif – il ne fait guère de doute que les mesures phares comme le recours aux incitations financières pour pousser les chômeurs à reprendre un emploi salarié, ainsi que celles propices à la création d’entreprise, ont été suivies d’effet. Ces réformes, quoique introduites par un gouvernement social-démocrate, ont été à l’époque partiellement soutenues par la droite et ont été confirmées lorsque la coalition gouvernementale centre-droit de la chancelière Angela Merkel a pris les rênes du pouvoir en 2005. L’auteur dresse ainsi un bilan complet de ces mesures d’activation et de leur impact tant sur l’économie allemande que sur les conditions de vie des populations concernées, sans passer sous silence leurs conséquences sur la pauvreté et les inégalités sociales.
5Si l’Allemagne a été nettement moins affectée par la crise que les pays voisins, il n’est pas étonnant de constater que sa gestion des finances publiques diffère de celles observées ailleurs, notamment en France. Un aspect mérite particulièrement d’être souligné : le gouvernement s’est imposé un « frein à la dette » (Schuldenbremse) qui exige, de lui et des autres acteurs publics, de limiter les dettes et de présenter un budget équilibré. Une prouesse politique que l’actuel ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, a réussie en 2015, en présentant, pour la première fois depuis une quarantaine d’années, un budget fédéral à l’équilibre, qualifié de « zéro noir » (schwarze Null). C’est sur cette question que s’est penché Marcus Kahmann, en s’interrogeant sur le paradoxe que constitue l’augmentation des dépenses publiques dans deux domaines clés, l’éducation et la santé, dans un contexte budgétaire marqué par la limitation des dépenses dans les autres secteurs. L’auteur examine, dans un premier temps, l’impact des mesures de restrictions budgétaires mises en œuvre depuis la fin des années 1990. Il relève deux phénomènes importants : la réduction massive de l’emploi public, entamée dès le début de cette décennie, et la baisse considérable de l’investissement public accompagnée du transfert de nouvelles responsabilités publiques sans compensation financière adéquate, ce qui a eu pour conséquence un surendettement des communes. Dans ce contexte de désengagement du gouvernement fédéral, il est en effet surprenant de constater que ces deux domaines, l’éducation et la santé, échappent à ce rabotage général. Pour ce qui est du secteur de l’enseignement, l’auteur met en exergue le choc des enquêtes du Program for International Student Assessment [Programme international pour le suivi des acquis des élèves] (PISA), ces enquêtes périodiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui ont mis en évidence les insuffisances du système scolaire allemand, susceptibles de mettre en péril la pérennité de son modèle économique et social. Les réponses apportées par les pouvoirs publics à tous les niveaux ont porté sur l’amélioration de tous les échelons éducatifs, de l’école maternelle à l’université. Si les efforts dans ce domaine ont été réels, l’auteur montre que, dans le secteur de la santé, les réformes sont moins concluantes. Les cotisations sociales ne pouvant être augmentées, sous peine de mettre en péril la compétitivité, le financement et l’organisation des soins de santé ont suivi une tendance à la privatisation dans un esprit de « rationalité économique » conduisant à un déplacement des frontières vers le privé.
6L’intérêt que les pouvoirs publics portent aux secteurs de l’éducation et de la santé se nourrit des préoccupations croissantes relatives au vieillissement de la population allemande. Depuis la fin des années 1960 et la fin du baby-boom, le nombre de décès dépasse celui des naissances, une évolution qui impacte tous les pans de la société allemande. Au souci de veiller à la formation des jeunes générations afin de préserver le potentiel de main-d’œuvre et à celui d’améliorer les prestations dans le domaine de la santé pour une population vieillissante s’ajoute le problème du financement des retraites. Dans un pays qui affiche un taux de fertilité de 1,4 enfant par femme environ depuis une trentaine d’années, la question s’avère cruciale. C’est de cette problématique que traite Marcel Tambarin dans sa contribution sur la réforme des retraites. En France, où la question du financement des retraites se pose aussi, les réformes conduites en Allemagne sont suivies avec intérêt. Certains les citent même en exemple à suivre, méconnaissant d’une part le fait que les retraites sont moins élevées qu’en France, d’autre part que l’âge légal de départ à la retraite de 67 ans, fixé par la loi de 2007, ne sera atteint qu’en 2029 et que la réforme votée en 2014 par la grande coalition entre l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne et le Parti social-démocrate d’Allemagne (CDU/SPD) sous l’impulsion des sociaux-démocrates a conduit à ce que bon nombre de salariés puissent partir à la retraite dès l’âge de 63 ans. Au-delà de la présentation des modalités de calcul des retraites redéfinies et affinées par la réforme, l’auteur analyse le nouveau dispositif de pilotage destiné à assurer la pérennité du régime général. La baisse programmée du taux de remplacement, assortie de l’incitation à souscrire une retraite complémentaire privée, amène l’auteur à s’interroger sur la pertinence de présenter la réforme allemande comme un exemple à suivre.
7La protection sociale des aînés est assurée par la perception de la retraite, une prestation complétée par l’Assurance maladie qui joue un rôle croissant au fur et à mesure que la population vieillit. À ces deux volets s’est ajoutée, en 1994, une cinquième branche de Sécurité sociale d’inspiration bismarckienne, à savoir l’Assurance dépendance de longue durée (Pflegeversicherung). Destinée à sortir de la pauvreté et de l’aide sociale les personnes dépendantes – non prises en charge par la nouvelle Assurance maladie en raison d’une affection considérée comme non guérissable –, l’Assurance dépendance ne se définit toutefois pas par un critère d’âge. Elle vise en principe toutes les personnes dépendantes. La contribution présentée par Clémence Ledoux examine le cheminement de la nouvelle prestation, de sa conception dans les années 1970 jusqu’aux réformes récentes, en se focalisant sur les efforts de ses concepteurs visant à développer un cadre institutionnel susceptible d’éviter les problèmes qu’a connus l’Assurance maladie, notamment l’accroissement des cotisations. Du fait de l’augmentation du nombre de bénéficiaires et de la professionnalisation croissante des métiers du care, cette volonté de stabiliser les coûts n’a pu être respectée. L’auteure souligne que d’autres dérives sont apparues : la majorité de ces services sont assurés par des personnes non déclarées ou ayant un emploi à temps très partiel, du type mini-job. Ainsi, l’Assurance dépendance, créée pour réduire les inégalités entre personnes malades et dépendantes, est à l’origine d’autres inégalités tout aussi criantes. Devant l’augmentation constante des coûts, on ne peut exclure une tendance à la mise en place d’assurances privées complémentaires, comme elles existent dans l’Assurance maladie, dont l’Assurance dépendance avait pourtant voulu se démarquer.
8Les personnes en situation de handicap constituent une autre catégorie vulnérable de la population dont les pouvoirs publics ne se sont préoccupés que tardivement. Ce n’est en effet qu’en 2002, sous l’influence de la Convention internationale sur le droit des handicapés que le gouvernement allemand a fait voter la loi sur l’égalité des personnes en situation de handicap destinée à leur permettre, dans la mesure du possible, une vie autonome. La contribution de Brigitte Lestrade examine les mesures prises en faveur de leur insertion dans les entreprises, un aspect important de la protection sociale des handicapés, la plupart d’entre eux souhaitant occuper un emploi dans la mesure de leurs possibilités. Le souci de l’accès à l’emploi des personnes en situation de handicap est manifeste dans la plupart des pays européens, chacun ayant développé un train de mesures en accord avec les tendances politiques, économiques et sociales qui prévalent dans le pays. L’Allemagne a créé une obligation d’emploi de 5 % de salariés handicapés minimum pour toutes les entreprises d’au moins 20 salariés. Pour celles qui ne s’y conforment pas, l’État a mis en place une pénalité sous la forme d’une contribution de substitution. Cette contrainte légale s’accompagne d’une série de mesures, qui vont du conseil en matière de recrutement aux subventions salariales, destinées à accompagner les entreprises dans leurs efforts d’intégration. Si l’objectif du quota de 5 % n’est pas atteint, la situation s’est toutefois améliorée pour les personnes en situation de handicap depuis une douzaine d’années. Les entreprises, quant à elles, considèrent qu’elles ne sont pas suffisamment informées des mesures d’aide administratives et financières proposées par les Länder. Un problème auquel s’ajoute le fait que les pénalités sont nettement plus faibles que les coûts que supportent les entreprises qui se conforment à la loi. En raison du vieillissement de la population et de l’accroissement prévisible du nombre de personnes en situation de handicap, les problèmes de financement, tant privé que public, risquent donc de s’accroître.
9Ce dossier s’accompagne d’une note de lecture de Franck von Lennep sur le riche ouvrage Faut-il suivre le modèle allemand ? de Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon. Ses auteurs mettent en exergue la dualisation entre industrie et services, accompagnée d’une baisse du coût du travail dans ce dernier secteur, la délocalisation de certaines activités dans des pays à faible coût de main-d’œuvre et la captation des marges par l’industrie, ce qui a permis aux entreprises de financer une stratégie de montée en gamme. En conclusion, Franck von Lennep propose non pas de « suivre le modèle allemand » mais d’inventer ensemble un autre modèle, en investissant en priorité dans l’éducation, l’économie numérique et la transition énergétique.
10Ainsi, au terme de la présentation de ce dossier, il est légitime de se poser des questions sur les effets à plus long terme des transformations subies par la protection sociale allemande. Doit-on s’attendre à un rôle croissant des assurances privées qui viendraient suppléer aux lacunes de l’action publique aussi bien au niveau des collectivités locales qu’au niveau fédéral ? Les inégalités d’accès aux divers services et équipements, couplées à une segmentation accrue du marché du travail, vont-elles augmenter ? Nul doute qu’en France, dans le contexte des propositions de réforme du marché du travail et des débats sur la loi Macron, les réponses à ces questions vont susciter un vif intérêt.