Introduction [1]
1Contrairement à de nombreux États membres de l’Union européenne (UE), l’Allemagne a échappé aux restrictions budgétaires brutales et à leurs conséquences sur le plan social à la suite de la crise entamée en 2008. En effet, presque partout en Europe, l’évolution de la situation des budgets publics – aggravée voire générée par la crise financière – a provoqué des ajustements d’une rapidité et d’une ampleur inconnues, ciblant à la fois les dépenses, les salaires et l’emploi du secteur public (Vaughan-Whitehead, 2013). Dans le cas de l’Allemagne, la pression sur les comptes publics a été largement moindre. Non seulement la situation de départ – un solde budgétaire légèrement excédentaire en 2007 – était meilleure, mais le maintien de l’emploi pendant la crise (Bosch, 2011) et la reprise rapide – dès 2011, le produit intérieur brut (PIB) a dépassé son niveau d’avant 2009 – ont assuré un atterrissage doux à l’économie après le choc sans précédent dans l’histoire de la République fédérale. Mais la pression sur les budgets publics est restée forte, du fait non seulement des règles de gouvernance budgétaire européennes, mais également, au niveau national, de l’adoption en 2009 d’une nouvelle règle d’or budgétaire, le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), inscrite dans la Constitution (Loi fondamentale) en 2009 (Chagny, 2010). Cette règle exige que les budgets de l’État fédéral ainsi que des Länder soient équilibrés à partir, respectivement, de 2016 et 2020 [2].
2Malgré sa situation exceptionnelle, du point de vue de l’impact de la grande récession et de la mise œuvre des politiques d’austérité, l’Allemagne est intéressante à examiner, à plusieurs niveaux. Premièrement, durant la décennie qui a précédé la crise (les années 1995-2007), l’Allemagne a mis en œuvre une politique d’austérité (via une maîtrise des dépenses) de manière continue, sauf de 2000 à 2002, où une réforme fiscale a été mise en œuvre (OFCE, 2003). L’ampleur de ces efforts, servant en partie à compenser les importantes baisses d’impôts accordées aux entreprises et aux ménages à partir de 2001, a été considérable : la part des dépenses publiques dans le PIB (hors intérêts de la dette) a été réduite de 4,9 points entre 1996 et 2007. Le secteur public a été et continue d’être une cible centrale de ces politiques, notamment au travers de réductions du nombre d’emplois, de l’augmentation du temps de travail, de l’introduction des nouvelles méthodes de gestion et d’organisation, de privatisations et de concessions salariales. Comparé à d’autres pays européens, le poids des dépenses publiques dans le PIB est désormais relativement faible (44,1 % en 2013 selon l’Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE ; 57 % en France). L’intérêt du cas allemand est en deuxième lieu plus politique, en lien avec l’intégration européenne : son gouvernement est une force centrale de l’orthodoxie budgétaire à l’échelle européenne. Il a été – avec le gouvernement Fillon – à l’initiative du durcissement des critères de Maastricht dans le « pacte fiscal européen » (TSCG), calqué sur le frein à l’endettement allemand [3]. La légitimité de cette politique en Europe, mise à l’épreuve par la crise grecque, tient à la crédibilité de l’Allemagne comme modèle économique ainsi qu’à la détermination avec laquelle le gouvernement allemand lui-même poursuit la consolidation budgétaire au niveau national.
3Si le cas allemand permet d’étudier des politiques d’austérité qui répondent à des causalités et temporalités différentes, il permet aussi de repérer des disparités dans leurs mises en œuvre. Le ciblage observable des efforts budgétaires met en relief les arbitrages politiques dans un contexte d’austérité budgétaire. Cet article s’intéresse à deux domaines d’action publique dont les dépenses sont en expansion constante depuis plus d’une décennie : l’éducation et la santé. Quel rapport entretiennent-ils avec le paradigme d’austérité ? Quels infléchissements des politiques publiques peuvent être identifiés et quels effets sociaux entraînent-ils ? Le regard croisé sur les dépenses d’éducation et de santé permettra notamment de voir que le paradigme d’austérité intervient différemment dans leur évolution : s’il s’apparente, dans le cas de la santé, à un accélérateur de réformes structurelles et de privatisation, dans l’éducation il freine l’expansion des dépenses, pourtant visée par le gouvernement fédéral.
4Cet article procède en trois temps. La première partie rappelle les principaux leviers par lesquels l’austérité budgétaire procède dans le contexte allemand en mettant l’accent sur l’évolution des investissements et l’emploi publics. La deuxième partie analyse les évolutions intervenues dans le domaine de l’éducation. Sur fond d’une évolution démographique préoccupante, les discussions autour des premiers résultats de l’étude du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) ont enclenché une dynamique politique importante qui a pour principales cibles la petite enfance et l’éducation scolaire. La troisième partie analyse des évolutions dans le domaine de la santé, en mettant en avant la façon dont l’impératif de maîtrise des coûts a suscité une succession de réformes structurelles touchant la production et le financement des soins.
En ligne de mire de la réduction des dépenses publiques : investissements et dépenses salariales
5Si aucun programme d’ajustement spécifique destiné aux services publics n’a été mis en place pendant ou après la crise financière, il est nécessaire de remonter aux années 1990 pour saisir la spécificité de l’austérité budgétaire allemande. Deux variables clefs d’ajustement peuvent y être identifiées. Le recul de l’investissement public dans l’infrastructure publique en est une première. Dans la mesure où cette dernière est en très grande partie financée par les communes (encadré 1), sa détérioration reflète d’abord leurs difficultés à sortir d’une situation financière souvent précaire. Deuxièmement, les contraintes budgétaires ont pesé sur les effectifs publics, notamment par le biais des réformes successives de l’administration publique, la dynamique dominante étant celle du changement de périmètre de l’emploi public via des privatisations.
Encadré 1 : Missions et financement des communes allemandes
Il existe environ 12 500 communes administratives en Allemagne. À côté de l’État fédéral et des Länder, elles constituent le niveau le plus décentralisé du système fédéral. L’article 28(2) de la Loi fondamentale (Grundgesetz) leur garantit le droit « de régler toutes les affaires de la communauté locale dans le respect des lois existantes ». Le principe d’auto-administration communale trouve ses origines dans le « Règlement des villes » de 1808 en Prusse. Il attribue aux communes des fonctions ainsi qu’une autonomie importante en matières budgétaires ou d’administration. Mais, du point de vue du droit public, les communes dépendent des Länder : leurs parlements décident de leur périmètre et de leur fonctionnement (Kommunalverfassung). Ce sont les Länder et l’État fédéral qui déterminent leurs obligations et les cofinancent. Contrairement aux deux échelons supérieurs, elles n’ont pas de droits constitutionnels.
On attribue aux communes des missions propres et des missions obligatoires. Les premières peuvent être volontaires (en fonction du budget communal et des priorités politiques) ou prescrites par l’État (gestion des déchets, électricité, gaz, eau, crèches et jardins d’enfants), mais en aucun cas l’État ne peut s’immiscer dans leur mise en œuvre ; une tendance à la privatisation et à des partenariats publics-privés y est manifeste. L’État confie aux communes la responsabilité des missions obligatoires, dont il surveille la mise en œuvre pour qu’elles soient effectuées de manière homogène. Parmi celles-ci figurent les différentes aides sociales ou la mise à disposition de pompiers et d’ambulances.
Le financement des communes est complexe. Il est réglé par les articles 106 et 107 de la Loi fondamentale et est assuré par trois principales sources de financement ; chacune d’entre elles représente environ un tiers du budget :
- les impôts (impôt foncier, taxe professionnelle, d’autres impôts mineurs tels que la taxe canine ou la taxe boissons) ;
- les prélèvements aux usagers de frais pour certains services (piscine, bibliothèque, mariage civil…) ;
- les transferts de la part des Länder et de l’État fédéral. Les communes ont droit à une partie des recettes fiscales des Länder qui sont distribuées afin d’équilibrer les inégalités territoriales (Finanzausgleich). Elles en disposent librement.
6Le tableau 1 montre l’ampleur des adaptations budgétaires dans la décennie précédant la récession. La part des salaires des différents échelons fédéraux dans le PIB est passée de 8,5 % à 7,4 % entre 1998 et 2008. Ceci a joué un rôle fondamental dans la réduction de la consommation publique. Dans le même temps, les dépenses en matière d’investissements publics (investissements bruts et cessions d’actifs) ont baissé de 3,3 à 2,9 % [4].
Dépenses et recettes d’État en % du PIB nominal (1998-2008)*,**,***

Dépenses et recettes d’État en % du PIB nominal (1998-2008)*,**,***
* La consommation publique comprend essentiellement les dépenses salariales et les dépenses de fonctionnement des administrations publiques et de la Sécurité sociale.** Investissements bruts et cession d’actifs.
*** Y compris les recettes provenant de la vente des fréquences de téléphonie mobile UMTS.
Dégradation des infrastructures publiques : les communes, premières victimes de l’austérité
7En 2013, les investissements publics (infrastructures, bâtiments et équipements) s’élevaient à 42,94 milliards d’euros [5]. En termes réels, cela signifie une baisse de 14,5 % depuis 1991 (Rietzler, 2014), attribuable prioritairement au recul des investissements dans les ouvrages infrastructurels. Le recul est aussi manifeste quand on le rapporte au PIB : entre 1991 et 2013, le taux d’investissement public est passé de 2,6 % à 1,6 % (Statistisches Bundesamt, 2014a). Le point le plus bas des efforts d’investissement a été atteint en 2005, avec 1,4 %. Depuis lors, en particulier à la suite des plans de relance mis en place pendant la crise, il s’est légèrement réorienté à la hausse [6]. Une baisse n’est pas un problème en soi dans la mesure où les besoins en investissement tendent à décroître avec le niveau d’équipement public, mais elle le devient à partir du moment où le stock n’est pas entretenu ou adapté aux nouveaux besoins.
8La multiplication de signes annonçant une dégradation des infrastructures publiques est l’objet de débat depuis plusieurs années. D’un côté, des institutions telles que la Bundesbank ou le Conseil économique du gouvernement allemand (Sachverständigenrat, 2013) estiment que le recul du taux d’investissement public est le reflet d’une période de normalisation après les intenses efforts d’investissements faisant suite à la réunification. D’autres institutions se montrent beaucoup plus critiques, pointant par exemple l’évolution du taux d’investissement public en comparaison des autres pays de la zone euro. En 2013, les investissements publics de l’Allemagne se situaient ainsi bien en dessous de la moyenne européenne de 2,1 % (UE 17) (Sachverständigenrat, 2013, p. 332). Pour atteindre le niveau de la moyenne de la zone euro, Rietzler (2014) chiffre le besoin d’investissements additionnels entre 20 et 25 milliards d’euros supplémentaires en 2014 [7].
9Selon les calculs de Rietzler (2014) et les données du Panel communal (KfW, 2014), depuis 2003, les investissements nets (tous niveaux administratifs confondus) sont négatifs, ce qui signale une dégradation lente de l’infrastructure publique (routes, rail, ponts, télécommunications, écoles, hôpitaux), dans la mesure où les nouveaux investissements ne permettent pas de couvrir l’amortissement économique du stock existant. Le sous-investissement concerne avant tout les communes, qui, avec leur grand parc d’écoles, de routes et de bâtiments administratifs, réalisent près des deux tiers des dépenses d’investissement public. De 2003 à 2013, la baisse cumulée du volume d’investissements nets se monte à 42 milliards d’euros dans les communes (Rietzler, 2014, p. 5) [8]. Ces dernières ont été les principales bénéficiaires du paquet conjoncturel de 2009, mais une fois ces moyens épuisés, les investissements communaux ont de nouveau reculé.
10Le sous-investissement des communes renvoie à plusieurs facteurs sociaux, économiques et institutionnels (Holtkamp, 2007). D’une manière générale, la pression budgétaire sur les communes a augmenté dès la fin des années 1980 dans un contexte de montée du chômage de longue durée et de transferts des ressources des communes de l’Allemagne de l’Ouest vers celles de l’Allemagne de l’Est dans le cadre des obligations émanant du « pacte de solidarité » [9]. Des modifications en matière de fiscalité nationale ont en outre conduit à exempter en partie certaines entreprises de la taxe professionnelle. Enfin, et surtout, de nouvelles obligations sociales émanant des Länder ou de l’État fédéral ont été décidées sans qu’elles soient suffisamment financées par ces instances (non-respect du principe dit de connexité [10]). Les communes ont ainsi dû assurer la montée en charge d’une multiplicité de dépenses sociales : financement des crèches, des services à la jeunesse (Kinder – und Jugendhilfe) ainsi que de divers types d’aides sociales (intégration des handicapés, minimum vieillesse, allocation soins ambulants – Hilfe zur Pflege, assistance sociale et allocation logement spécifique) (Deutscher Städtetag, 2010). L’augmentation des dépenses sociales communales, passant de 30 à 45 milliards d’euros au cours des dix dernières années, a pesé lourd dans des régions ayant un grand nombre d’ayants droit et une faible assise financière. Tandis qu’en 1991, le niveau moyen de dépenses sociales (monétaires et matérielles) était encore inférieur aux investissements, en 2013 il avait doublé. Désormais, les dépenses sociales représentent en moyenne 25 % du budget communal, loin devant les investissements qui ont baissé de plus de dix points depuis 1991 pour atteindre 10 % (graphique 1) [11].
Part des dépenses de prestations sociales et d’investissement dans le total des dépenses des communes (1991-2013), en %

Part des dépenses de prestations sociales et d’investissement dans le total des dépenses des communes (1991-2013), en %
11Pour faire face aux pressions budgétaires, les communes désavantagées (en matière de démographie, de taux de chômage, de recettes fiscales, de centralité ou de taille…) se sont fortement endettées. Ainsi, entre 1991 et 2012, la dette communale par habitant a presque doublé pour atteindre 1 782 € (Keller, 2014, p. 391). C’est dans les communes surendettées [12] que les citoyens sont particulièrement exposés au risque de dégradation des biens publics ; c’est ici aussi que la pression sur l’emploi public est la plus forte. Il existe néanmoins de fortes divergences entre les communes. En 2013, les finances communales étaient déficitaires en Hesse, Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Schleswig-Holstein et Saare. Dans les Länder disposant d’une assise financière plus importante (Bavière, Hambourg, Saxe, Bade-Wurtemberg), les investissements par tête tendent à être considérablement plus élevés, à la fois au niveau du Land et des communes (Rietzler, 2014, p. 10).
Recul et transformation de l’emploi public
12Les politiques d’ajustement menées depuis le début des années 1990 ont fortement impacté le niveau de l’emploi dans le secteur public, surtout au niveau des communes. Entre 1991 et 2013, l’emploi public total est passé de 6,7 millions à 4,6 millions. En 2011, la part de l’emploi public dans l’emploi total était de 11,2 % (pour la définition de l’emploi public, voir l’encadré 2). Outre les considérations d’ordre budgétaire, deux autres conditions particulières ont favorisé la réduction de l’emploi public : la chute du mur de Berlin, qui a rendu possible la réduction des forces armées, et la plus grande taille des administrations locales de l’ex-République démocratique allemande (RDA).
13Environ la moitié de cette réduction est à attribuer à la privatisation du rail (Deutsche Bahn) et de la Poste (Deutsche Post DHL ; Deutsche Telekom) (Altis et Koufen, 2011, p. 1111), qui a été menée dans la première moitié des années 1990. Cette première vague de privatisations reflétait à la fois le changement de paradigme des politiques publiques, le souhait de soulager temporairement les budgets publics par les recettes liées à la privatisation et l’espoir de mobiliser du capital privé pour satisfaire les besoins d’investissement dans les nouveaux Länder (Bieling, 2008). De leur côté, les Länder et les communes étaient initialement plus réticents aux privatisations, avant de céder sous la pression budgétaire. Ainsi, dans le secteur des hôpitaux publics, par exemple, 194 000 emplois ont été détruits entre 2001 et 2010 (– 61 %) à la suite des privatisations (Altis et Koufen, 2011, p. 1112). Sans toujours aboutir à une privatisation matérielle [13], les changements de statut juridique ont aussi concerné d’autres services publics tels que le transport public, le logement social et les régies communales. Sur la période récente, la dynamique de privatisation s’est ralentie [14], sans toutefois cesser : lors d’un sondage effectué en 2011, 43 % des communes envisageaient ainsi de nouvelles privatisations (Matecki et Schulten, 2013, p. 9). Les baisses du nombre d’emplois publics n’ont été que partiellement compensées par des créations d’emplois par les nouveaux opérateurs privés. Brandt et Schulten (2008) estiment ainsi que la libéralisation et la privatisation des services publics auraient conduit à des destructions nettes de 600 000 emplois.
Encadré 2 : L’emploi dans le secteur public allemand
Sur le plan statutaire, les effectifs des services publics relèvent soit du droit privé (Tarifbeschäftigte), soit du droit public (les fonctionnaires – Beamte). Les salariés de droit privé [15] représentaient plus de la moitié des effectifs des services publics en 2013 (Statistisches Bundesamt, 2014b). Pour autant, l’Allemagne a une longue tradition d’emploi de fonctionnaires, non seulement dans les fonctions centrales de l’État (administration, police, armée, ministères), mais aussi dans l’éducation et les caisses d’assurance sociale, et la plupart des employés des entreprises publiques sont des fonctionnaires. L’emploi des fonctionnaires est régi par les « principes habituels du fonctionnariat » (hergebrachte Grundsätze des Berufsbeamtentums). Ces principes comprennent l’emploi à vie ainsi qu’une obligation particulière de loyauté : les fonctionnaires ont le droit de se syndiquer mais il leur est interdit de négocier collectivement ou de faire grève. L’employeur a le droit de déterminer les conditions d’emploi des fonctionnaires plus ou moins unilatéralement. En revanche, l’emploi des Tarifbeschäftigte relève du droit commun : ils ont donc accès à la négociation collective et à la grève. Malgré ces différences de statut, les conditions de travail et d’emploi sont restées traditionnellement proches : les résultats des négociations collectives des employés sont appliqués à tous les fonctionnaires par décision parlementaire. À la différence de salariés du privé, l’emploi de Tarifbeschäftigte est caractérisé par des obligations et droits particuliers (Nebenpflichten), tels que l’obligation d’agir dans l’intérêt public, le devoir de loyauté ou la fidélité à la Loi fondamentale.
14Comme le montre le tableau 2, entre 2000 et 2008, l’emploi dans le secteur public s’est mis à baisser continuellement et à tous les niveaux de l’administration (à l’exception de la Sécurité sociale). Les communes ont été les plus touchées avec 240 000 pertes d’emplois (– 15 %). À partir de 2009, au pire moment de la crise, on observe l’augmentation continuelle de l’emploi public total de 4,5 millions en 2008 à 4,63 millions en 2013. Elle est essentiellement due au renforcement des effectifs des Länder et des communes. Ceci n’est pas le résultat d’un renversement de tendance générale, mais d’une expansion dans deux secteurs ciblés par les politiques publiques : l’accueil de la petite enfance et l’éducation [16]. Dans d’autres domaines du secteur public, la pression sur l’emploi se maintient. Selon les données d’Eurostat, la part des dépenses salariales dans le PIB du secteur public allemand (au sens des comptes nationaux) se situe à un niveau historiquement bas avec 7,7 % en 2011 (8,2 % en 2003).
Emploi public (2000-2013), en milliers*

Emploi public (2000-2013), en milliers*
* Agence pour l’emploi (Bundesagentur für Arbeit), caisses de santé publiques, assurance retraite publique, mutuelles professionnelles et caisses maladies publiques. Le saut de 2005 s’explique par l’inclusion des caisses maladie d’entreprise.15Un examen par statut de l’évolution de l’emploi dans le secteur public révèle que les fonctionnaires ont été proportionnellement moins concernés par les réductions d’emploi que les employés de droit privé (Tarifbeschäftigte), ce qui s’explique par la protection spécifique que leur confère leur statut (encadré 2). En effet, entre 1991 et 2013, le nombre de salariés de droit privé est passé de 4,6 à 2,8 millions (– 39 %), tandis que le nombre de fonctionnaires passait de 2,1 millions à 1,7 million (– 19 %) (Bosch, 2013, p. 222 ; Statistisches Bundesamt, 2014c). La principale raison du recul des effectifs de salariés de droit privé a été la privatisation des entreprises publiques. L’État fédéral et les Länder ont eu tendance à augmenter le nombre de fonctionnaires dans une logique d’économies de court terme. L’employeur ne verse en effet pas de cotisations sociales pour les fonctionnaires, mais doit en contrepartie leur verser à moyen terme une retraite (Bosch, 2013).
16Un autre trait saillant de l’évolution de l’emploi public au cours des vingt dernières années est la montée des contrats à durée déterminée. Traditionnellement, l’emploi dans le secteur public était caractérisé par le modèle de l’emploi à vie. Les contrats temporaires se limitaient à certaines catégories de candidats à la fonction publique (par exemple à des postes de professeurs, juges ou inspecteurs des impôts) effectuant un stage préparatoire (Vorbereitungsdienst). Si le candidat avait réussi son examen à la fin de cette période, il accédait à un contrat à durée indéterminée en tant qu’employé de droit privé ou à un emploi à vie en tant que fonctionnaire. Or, depuis les années 1980, les possibilités de recrutement de personnel à durée déterminée ont été considérablement étendues. Ainsi, la part d’employés en contrat à durée déterminée a augmenté de 10 à 14,7 % entre 2002 et 2010, devenant désormais plus importante que dans le secteur privé (Bosch, 2013, p. 223). Ces contrats sont utilisés pour contourner la faible flexibilité numérique du marché de l’emploi public. Par conséquent, la part d’employés temporaires obtenant un contrat à durée indéterminée est plus faible que dans le secteur privé (Bosch, 2013) renforçant ainsi le dualisme du marché du travail public [17]. Ce sont les travailleurs âgés entre 26 et 35 ans qui sont surreprésentés dans cette catégorie (Keller et Seifert, 2015, p. 630).
17Une autre manière de peser sur les dépenses liées à l’emploi public a été de favoriser l’emploi à temps partiel. Au cours des vingt dernières années, celui-ci a augmenté de manière significative, passant de 16 % des effectifs en 1991 à 32 % en 2010. Derrière cette augmentation du temps partiel se dessinent d’autres phénomènes : la féminisation de l’emploi dans le secteur public et le recours massif au dispositif de temps partiel pour les travailleurs âgés (Altersteilzeit) qui permet d’étaler sur dix ans le passage à la retraite (Bosch, 2013). Dans la mesure où les employés passant au temps partiel ne sont souvent pas remplacés pendant leur temps d’absence (ou leur départ à la retraite), le travail s’intensifie. Cette évolution correspond au passage progressif vers le modèle d’un « État efficace » (schlanker Staat).
18Une façon de pallier cette intensification a été l’allongement de la durée hebdomadaire du travail (sans compensation salariale). Au début des années 1990, la durée hebdomadaire contractuelle du travail s’élevait dans le secteur public à 38,5 heures. Sous la pression des politiques d’ajustement budgétaire, elle a été relevée au cours de la seconde moitié des années 2000 et a été différenciée selon les niveaux d’administration (niveau fédéral : 41 heures ; Länder et communes : entre 39 et 42 heures) (Keller, 2013, p. 362). L’extension de la durée de travail, qui peut être imposée par décision unilatérale aux fonctionnaires, a d’abord touché ces derniers, puis à partir de 2006, les employés de droit privé, conduisant ainsi à un renversement du rôle « moteur » de la négociation collective pour l’emploi public.
19Durant la crise, l’ajustement des salaires n’a pas été aussi important que dans d’autres pays européens ; les salaires de base dans le secteur public n’ont pas été réduits ni même soumis à des gels. Le risque d’exposition aux bas salaires reste plus faible que dans le secteur privé à cause du taux exceptionnel de couverture conventionnelle de plus de 90 % (Keller et Seifert, 2015, p. 633). Néanmoins, durant la décennie 2000, l’érosion de l’emploi public a contribué indirectement et directement à la modération salariale. Directement, car l’évolution des salaires de base a été modérée et régulièrement plus faible, en moyenne, que dans le secteur privé [18], y compris après 2008, conduisant ainsi à un découplage salarial croissant. À partir de la deuxième moitié des années 2000, contrairement aux pratiques établies, le gouvernement a décidé unilatéralement d’imposer des réductions, voire des suppressions d’éléments de rémunération comme les primes de Noël et de vacances (essentiellement pour les fonctionnaires). Hormis ces effets directs sur les salaires contractuels, des effets indirects résultent de la mise sous tension du système de négociation collective dans certains domaines par les effets de la libéralisation et la privatisation. Elle passe par la transformation en emploi privé sans ou avec convention collective (moins favorable).
20Dans ce contexte de forte pression sur l’emploi et les investissements publics, comment se positionnent l’éducation et la santé, deux domaines habituellement considérés comme porteurs d’avenir au plan économique et social ? Quels infléchissements des politiques publiques peuvent être observés et quel rapport entretiennent-ils avec le paradigme d’austérité budgétaire ?
L’éducation : les suites du « choc PISA »
21Depuis le blocage du débat public à la suite des tentatives ambitieuses de démocratisation du système éducatif entre 1965 et 1975 (von Friedeburg, 1989), le personnel politique allemand a longtemps été réticent à l’idée d’impulser de nouvelles réformes. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que cette donne a changé. Les réformes n’ont été déclenchées ni par un mouvement de société ni par les exigences budgétaires à proprement parler, mais plutôt sous l’influence de l’internationalisation des politiques d’éducation. Cette influence se manifeste par la montée des acteurs transnationaux dans les arènes politiques nationales et de deux processus particulièrement importants à cet égard : le « processus de Bologne » et le programme PISA.
22Pour l’éducation universitaire, le « processus de Bologne », initié en 1998 par l’UE, vise la création d’un espace universitaire homogène à l’échelle européenne (et au-delà). L’harmonisation des systèmes nationaux se fait en généralisant une division en trois cycles (graduate, post-graduate et doctorat), en mettant en œuvre une reconnaissance réciproque des qualifications (système de transfert de points et d’accumulation de crédits) et une coopération internationale en matière de contrôle de qualité, tant des établissements que des formations. En Allemagne, le processus de Bologne a multiplié les cursus universitaires et en a supprimé d’anciens – tel que le Diplom-Ingenieur – dont la valeur a été pourtant reconnue par les employeurs. Le syndicat des enseignants (Gewerkschaft Erziehung und Wissenschaft) a régulièrement critiqué la mise en œuvre de ce processus en pointant la compression des matières dans le cursus du baccalauréat et la sélection des étudiants voulant accéder au niveau master. La remise en question de la gestion du système universitaire est un autre trait caractéristique des réformes menées en Allemagne. Elle consiste essentiellement en l’autonomisation des universités et l’attribution à leurs directeurs-managers des nouveaux pouvoirs de gestion du personnel et de la gestion financière. Devenues entrepreneuriales, les universités se concurrencent désormais sur un marché universitaire internationalisé pour obtenir des subventions de recherche, du personnel scientifique et des étudiants. Les appréciations de la montée des rationalités économiques aux dépens des institutions autorégulatrices de la communauté scientifique divergent parmi les acteurs du système universitaire (étudiants, enseignants et politiciens) : alors que certains se félicitent de la dérégulation du carcan bureaucratique universitaire, d’autres pointent au contraire la montée des exigences bureaucratiques d’un nouveau type (« gestion de processus ») et la réduction du savoir et de l’enseignement académique à un objet susceptible – ou non – d’apporter du capital aux universités (Münch, 2009).
23L’un des problèmes fondamentaux de l’université allemande, sa forte sélectivité sociale à l’accès, se perpétue par ailleurs : selon l’enquête sociale du Deutsches Studienwerk menée auprès des étudiants en Allemagne (citée dans Blossfeld et al., 2012, p. 156), la possession d’un diplôme universitaire par l’un des parents continue à déterminer fortement les chances d’accès aux études supérieures. Malgré la croissance du nombre d’inscriptions jusqu’en 2011 (restant toutefois en dessous du niveau moyen de l’OCDE), la situation ne s’est guère améliorée depuis le début des années 2000. En 2007, seuls 24 % des enfants issus de familles sans diplôme universitaire étudiaient à l’université, contre 71 % des enfants de parents possédant un tel diplôme. Les résultats sont encore plus défavorables si l’on considère le critère de « background migratoire » (Migrationshintergrund) [19] : seule 16 % de cette population étudie à l’université (Blossfeld et al., 2012, p. 156).
24Le deuxième processus significatif est le programme PISA de l’OCDE, qui mesure à l’échelle internationale l’évolution des compétences des élèves de 15 ans en mathématiques, sciences et lecture. En Allemagne, la publication des résultats du premier cycle de l’enquête en 2001 avait créé ce qui est communément appelé le « choc PISA ». Depuis, l’étude et ses préconisations plutôt implicites [20] sont devenues la référence du débat sur l’éducation scolaire en Allemagne, et les publications successives des résultats continuent à attirer l’attention. Le placement du pays dans le classement international fait figure d’évaluation de la politique d’éducation ; l’amélioration de sa position confirme la justesse des politiques menées. L’étude PISA de 2001 avait jeté une lumière crue sur l’état de l’éducation secondaire en la plaçant à la 21e position sur 32 pays. De plus, elle pointait le rapport très étroit entre réussite scolaire et origine sociale en Allemagne. Entre autres, elle constatait que l’écart de compétences de lecture entre les élèves les plus brillants et les plus faibles était le plus élevé parmi les pays de l’OCDE, en raison des résultats désastreux de la population la plus faible, les résultats des élèves considérés comme les meilleurs restant moyens. L’étude pointait aussi la situation des élèves dont les deux parents avaient immigré en Allemagne : la moitié d’entre eux n’avait que des bases très rudimentaires de lecture, même si 70 % d’entre eux avaient été entièrement scolarisés en Allemagne (MPIB, 2002). Leurs problèmes se perpétuaient ensuite dans l’accès à la formation professionnelle duale, combinant contrat de travail et formation professionnelle. Les résultats de l’étude PISA évaluant les compétences des élèves en sciences et en mathématiques classaient également l’Allemagne en dessous de la moyenne de l’OCDE. Par la suite, ces résultats comparatifs ont été l’occasion de sortir des querelles politiques habituelles entre les Länder (collège intégré versus système éducatif différencié ; durée de scolarité et d’études) et de poser la question du système éducatif d’une façon plus générale. Ainsi, à la suite du « choc PISA », d’importantes réformes ont été entamées en matière d’accueil et d’éducation des petits enfants et de l’offre scolaire dans le secondaire et tertiaire. En revanche, la formation professionnelle n’a été que très peu concernée par ces évolutions.
Des réformes dans le secteur de la petite enfance et dans l’éducation secondaire
25Depuis quelques années, l’extension de l’offre d’accueil de la petite enfance est devenue un enjeu majeur de la politique éducative. Dans l’ancienne République fédérale d’Allemagne (RFA), les structures d’accueil des enfants et des élèves étaient basées sur le modèle du « Monsieur Gagnepain » (modèle du soutien masculin de famille avec la femme au foyer), qui fustigeait les structures d’accueil de la petite enfance ou des écoles à horaire continu au titre qu’elles étaient nocives au développement de l’enfant. Face à la faible propension des femmes actives et surtout de celles avec un niveau d’études supérieures à avoir des enfants (Letablier et Veil, 2011), le parti conservateur du Christlich Demokratische Union Deutschlands (CDU) a lui-même fini par admettre que sa politique familiale était dépassée par l’évolution démographique et les aspirations de son électorat. La loi sur la promotion de l’enfance (Kinderförderungsgesetz) de 2008 a institué, à partir du 1er août 2013, un droit d’accueil pour chaque enfant entre 1 et 3 ans, obligeant les communes à créer quelque 750 000 nouvelles places. Au 1er mars 2014, 660 750 enfants de moins de 3 ans (32,3 %) avaient une place en crèche ou dans une autre forme d’accueil mise à disposition par les pouvoirs publics, soit une augmentation du taux d’accueil de 18,7 % depuis 2006 (BMFSFJ, 2015). En même temps, l’étude PISA avait pointé la nécessité d’améliorer la préparation des petits enfants à l’école (en introduisant des programmes préscolaires) et, par ce biais, le faible degré de professionnalisation du personnel des jardins d’enfants et des crèches.
26Mais c’est sans doute surtout dans l’éducation secondaire que l’impact de l’étude PISA a été le plus fort : en effet, la remise en question du système scolaire secondaire à trois voies (encadré 3) en a directement découlé. Ce processus est différent d’un Land à l’autre, mais des tendances communes sont à l’œuvre, telles que l’intégration de la Real – et la Hauptschule. La croissance exponentielle du nombre d’écoles à temps plein (Ganztagesschule) à la suite d’un programme d’investissement fédéral (2003-2009) est une autre évolution notable, tout comme la réorientation de l’enseignement pédagogique des futurs professeurs et l’introduction de standards d’éducation nationaux (Blossfeld et al., 2012, p. 91-97). Les résultats récents des études PISA tendent à indiquer que les mesures mises en œuvre ont eu des effets positifs sur les connaissances fondamentales des élèves du secondaire, avec une légère réduction des inégalités éducatives en fonction de caractéristiques sociales, d’origine et territoriales.
Encadré 3 : Le système éducatif et son financement
La scolarité est obligatoire entre 6 et 18 ans. Quant à la structure du système éducatif, elle se divise en :
- primaire : école primaire (obligatoire à partir de 6 ans ; durée : entre 4 et 6 ans) ;
- secondaire I (système à trois voies – Hauptschule, Realschule, Gymnasium – plus collège unique – Gesamtschule) ;
- secondaire II (terminale – gymnasiale Oberstufe – ou lycée professionnel – Berufsschule) ;
- tertiaire (université ; écoles professionnelles – Berufsakademie, Fachakademie, Fachschule) ;
- quaternaire (formation professionnelle continue, Weiterbildung).
27L’un des résultats des discussions consécutives au « choc PISA » a été que la réforme de l’école ne pouvait se faire sans investissements additionnels, d’autant plus que les données de l’OCDE montraient depuis longtemps que les dépenses privées et publiques allemandes en matière d’éducation se situaient en dessous de la moyenne (OCDE, 2014, p. 222). Par conséquent, à contre-courant des réductions ou des gels de dépenses dans d’autres domaines, les dépenses publiques d’éducation (communes, Länder et État fédéral confondus) se sont mises à augmenter d’une façon continue (graphique 2). En 2010, les dépenses publiques d’éducation étaient de 106,3 milliards d’euros, dont 75,1 milliards provenant des Länder [21]. La chute de l’activité économique en 2009-2010 n’a pas impacté l’évolution de ces budgets.
Dépenses publiques d’éducation (1995-2013), en milliards d’euros*

Dépenses publiques d’éducation (1995-2013), en milliards d’euros*
* 2011-2012 : valeurs provisoires ; 2013 : valeurs de consigne.28La petite enfance a ainsi connu au cours des dernières années l’augmentation de son budget la plus spectaculaire : entre 2005 et 2012, le budget des crèches – cofinancé presque à parts égales par les communes et l’État fédéral – est passé de 10,8 à 18,4 milliards d’euros (Statistisches Bundesamt, 2014c, p. 47). Les dépenses des Länder pour les écoles (primaires et secondaires) ont augmenté plus modestement, pour passer de 50,2 milliards en 2005 à 59,1 milliards d’euros en 2010. Depuis, elles stagnent dans un contexte de fermeture d’établissements à cause du manque d’élèves dans les Länder de l’Est (Statistisches Bundesamt, 2014c, p. 49). Les budgets publics dédiés aux universités sont passés de 18,4 milliards en 2005 à 24,7 milliards d’euros en 2012. Les dépenses par étudiant ont par ailleurs relativement peu évolué depuis 1995 (Statistisches Bundesamt, 2014c, p. 55), suggérant que l’augmentation des budgets universitaires a été consommée en grande partie par la croissance continue de la population étudiante jusqu’à son pic en 2011, avec 518 748 nouveaux inscrits. Les mobilisations régulières des étudiants contre les conditions d’enseignement universitaire y trouvent leur base matérielle. En revanche, des arbitrages en défaveur de la formation initiale et continue sont à constater : le budget du ministère du Travail a connu des réductions très nettes en la matière. Les dépenses respectives sont passées de 11 milliards en 1999 à 5,9 milliards d’euros en 2012 (Statistisches Bundesamt, 2014c, p. 69).
29Malgré l’effet de l’étude PISA sur les budgets publics d’éducation, l’Allemagne éprouve quelques difficultés à atteindre ses objectifs en la matière. Lors du « sommet de l’éducation » de 2008, la chancelière et les présidents des Länder avaient formulé l’objectif de faire passer le budget d’éducation et de recherche à 10 % du PIB à l’horizon 2015. Or, les budgets peinent à augmenter à la vitesse prévue. Rapportées au PIB, les dépenses publiques et privées pour la recherche et l’éducation (235,4 milliards d’euros, dont 173,1 milliards pour l’éducation et 57,3 milliards pour la recherche et développement) s’élevaient à 9,4 % du PIB en 2010, contre 8,8 % en 1995. En 2011, ces dépenses atteignaient 9,3 % du PIB. Le financement majoritaire du système par les Länder – soumis par ailleurs à de nouvelles contraintes budgétaires résultant du « frein à l’endettement » – contribue certainement aux difficultés de rattrapage de la dynamique économique.
La santé : réformes du mode de gouvernance pour « maîtriser les coûts »
30L’on sait que l’élévation du niveau de vie s’accompagne dans tous les pays par une croissance plus forte des dépenses de santé (Math, 2014). Même si les effets positifs sur la productivité à long terme et la croissance des investissements dans la santé (et l’éducation) sont largement reconnus, cet argument tend à s’estomper en période de déficit. En Allemagne comme ailleurs, les pouvoirs publics ont été soucieux de freiner ses dynamiques spécifiques (évolution technique et des prix, valorisation croissante de la santé) et de garder l’emprise sur l’évolution des cotisations sociales. Depuis les années 1970, ils sont sans cesse intervenus dans le secteur de santé afin de « maîtriser les coûts ». Bien que le système ait gardé la plupart de ses caractéristiques historiques (encadré 4), d’importants changements sont intervenus depuis les années 1990. Ils concernent à la fois la production et le financement des soins. La nature de ces réformes sera abordée en nous focalisant sur une activité emblématique de ces réformes, l’hôpital.
Encadré 4 : Caractéristiques du système de santé allemand
Des dépenses élevées et un niveau de santé plutôt moyen
31En 2012, l’Allemagne dépense 300 milliards d’euros en matière de santé. Les deux tiers de ces dépenses sont financées par les quatre branches de la Sécurité sociale (santé, dépendance, retraite, accidents). La part des dépenses de santé dans le PIB est de 11,2 % en 2011. En comparaison internationale, ce niveau est parmi les plus élevés de l’OCDE (tableau 3). Par habitant, en 2011, le pays dépense 4 495 € pour la santé, dont 3 436 € provenant de ressources publiques (OCDE, 2013, p. 155). Pour la même année, les dépenses privées et publiques par habitant placent l’Allemagne en septième position des pays de l’OCDE. Contrairement aux pays dont le rythme de croissance de dépenses de santé réelles a baissé à la suite de la crise, la comparaison des périodes 2001-2008 et 2009-2011 révèle la stabilité de leur évolution (en % du PIB) : l’évolution des dépenses est restée de + 2,1 % par an pendant les deux périodes en question (OCDE, 2013, p. 155).
Dépenses privées et publiques de santé des pays de l’OCDE (2000-2011), en % du PIB

Dépenses privées et publiques de santé des pays de l’OCDE (2000-2011), en % du PIB
32À ce niveau élevé de dépenses globales correspond un système bien équipé si l’on considère les indicateurs synthétiques du type de ceux développés par l’OCDE – par exemple en matière de nombre de docteurs, d’infirmiers, de gynécologues, de sages-femmes ou de psychiatres par habitant (OCDE, 2013). Avec en moyenne 1,8 % du revenu des ménages en 2011, les dépenses de santé à la charge du patient restent en dessous de la moyenne de l’OCDE. Toutefois, des problèmes structurels dans l’organisation des soins persistent [22]. Lorsque l’on prend en compte les inégalités sociales dans l’accès aux soins, cette image d’un système accessible se nuance : parmi les pays de l’OCDE, l’Allemagne est aujourd’hui l’un des premiers où la – désormais très nombreuse – population à bas revenus présente le taux le plus élevé de besoins insatisfaits en matière d’examens médicaux et est parmi les plus malades (OCDE, 2013, p. 145, 41). Aussi, en termes d’indicateurs globaux de santé publique (espérance de vie, accidents cardiovasculaires, mortalité infantile, etc.) et de perception par les citoyens de leur état de santé, l’Allemagne n’occupe qu’une place moyenne parmi les pays de l’OCDE. Ces résultats confortent de nombreuses études qui constatent une très forte corrélation entre statut social et morbidité/mortalité en Allemagne (notamment Richter et Hurrelmann, 2007) [23].
33Entre 1992 et 2012, les dépenses de santé ont presque doublé en valeur absolue. Le débat public s’est focalisé sur cette « explosion », la traduisant en un besoin – non problématisé – de « maîtrise des coûts » (Kostendämpfung). Or, l’évolution des dépenses paraît plus mesurée lorsqu’elle est rapportée à l’activité économique et comparée à celle des autres pays (tableau 3). En particulier, la part des dépenses des caisses publiques (gesetzliche Krankenkassen) de santé n’a que très peu évolué depuis la deuxième moitié des années 1970 : elle reste entre 6 et 7 % du PIB (Gerlinger et Schönwälder, 2012). En 2012, sur les 300 milliards d’euros de dépenses de santé, les caisses de santé publiques en finançaient 172 milliards. L’augmentation – très modérée – des dépenses mesurées en pourcentage du PIB est le résultat de deux décennies d’ajustements successifs.
La multiplication des réformes depuis les années 1990
34L’évolution des dépenses de santé et les déficits récurrents des caisses publiques de santé ont fait du système de santé un enjeu central des réformes de l’État social en Allemagne depuis une vingtaine d’années. À cet égard, on peut distinguer deux phases. Jusqu’au début des années 1990, les réformes visaient surtout à stabiliser le taux de cotisation aux caisses de santé, sans toucher aux structures existantes de financement, de régulation et de soins. Les mesures contribuaient à freiner les dépenses, mais elles échouaient à réduire l’écart entre l’objectif global de stabilisation du taux de cotisation et la persistance des incitations financières des acteurs à étendre l’offre ou à ne pas économiser (Gerlinger, 2014). La deuxième phase d’ajustement a été entamée avec la réforme du système de santé de 1992 (Gesundheitsstrukturgesetz – GSG). Elle représente un changement de cap décisif. Les lois qui ont suivi (une douzaine en tout) n’ont plus dévié du sentier tracé par elle, ce qui n’excluait pas que l’accent soit mis sur différents aspects des politiques de santé, souvent tributaires de la composition politique du gouvernement fédéral en place.
35Au centre du nouveau mode de gouvernance se trouvent désormais des instruments créant des incitations financières pour les groupes d’acteurs (caisses, assurés, médecins libéraux, hôpitaux), visant à soumettre leur comportement aux impératifs globaux de réduction de dépenses et de quantités (Gerlinger et Schönwälder, 2012). Ils reposent sur un nouveau type de rationalité économique :
- l’introduction du libre choix des caisses de santé et d’un mécanisme de compensation du risque entre caisses (Risikostrukturausgleich) a considérablement renforcé la concurrence des caisses entre elles. Le taux de cotisation est devenu le paramètre principal de compétitivité et toute augmentation peut conduire à la fuite d’assurés vers la concurrence ;
- l’introduction de forfaits ou de budgets (individuels) a entraîné un déplacement du risque de financement des caisses vers les prestataires (médecins libéraux, hôpitaux). Ces nouvelles incitations devaient réduire leurs prestations par patient ou au moins ne pas les laisser dépasser certaines limites ;
- la privatisation des dépenses de soins par l’augmentation répétée des suppléments (lois de 1992, 1996 et 2003) a accru considérablement la pression financière pesant sur les patients (au moins sur certains d’entre eux), censée produire un « meilleur calibrage » des décisions de soins [24]. La privatisation des risques a aussi été promue par la différenciation des conditions d’assurance (« tarifs à la carte ») ;
- les possibilités pour les caisses de négocier individuellement – en entamant le monopole de représentation collective des médecins (KV) – avec les prestataires ou leurs regroupements ont été élargies. Cela devait leur permettre d’agir en faveur des réductions de coûts et des améliorations de la qualité des soins.
36Parmi les réformes récentes de santé (2007, 2011, 2014), celle de 2007 est la plus importante dans la mesure où elle marque le passage vers un financement davantage centralisé dans lequel il revient désormais à l’État de fixer le taux de cotisation. Désormais, les caisses se voient attribuer un montant forfaitaire pour chaque assuré en fonction de ses caractéristiques (âge, sexe et morbidité) qui provient du « fonds de santé » central, créé en 2009 (Gesundheitsfonds). En intégrant 50 à 80 traitements très coûteux au financement solidaire par ce fonds, le législateur a cherché à équilibrer les conditions de concurrence entre caisses publiques avec des profils d’assurés « à risque » différents. Pour compenser d’éventuels surcoûts, les caisses peuvent soit réduire leurs prestations, soit demander (uniquement) aux assurés des contributions additionnelles (Zusatzbeiträge) plafonnées. Des voix se sont élevées pour critiquer les Zusatzbeiträge qui conduisent in fine à geler la quote-part des employeurs dans le financement des caisses (Gerlinger, 2008). Depuis 2005 déjà, les employeurs ne participent plus au financement des soins dentaires et des congés maladie pour lesquels seuls les salariés cotisent désormais. Le fonds est alimenté à la fois par des cotisations sociales et par une contribution de nature fiscale (autour de 8 %).
37Malgré les difficultés de financement du système de santé, le législateur n’a pas voulu mettre à contribution d’autres éléments de revenu que les salaires. Aussi a-t-il pris soin de ne pas bousculer les variables clefs du financement actuel : le plafond de revenu soumis à cotisation (Beitragsbemessungsgrenze) n’a pas été augmenté substantiellement. De même, le plafond de revenu en dessous duquel s’applique l’obligation d’adhésion aux caisses publiques (Pflichtversicherungsgrenze) n’a pas été revalorisé jusqu’en 2003, facilitant un mouvement de fuite vers les caisses privées. Depuis, ce seuil a été relevé, puis abaissé de nouveau.
Réforme du financement des hôpitaux et conséquences sur leur gestion et leur forme juridique
38Outre la « privatisation » du financement des soins (transfert vers les ménages, introduction de rapports de concurrence entre caisses de santé), les politiques d’ajustement ont aussi – d’une façon plus indirecte – entraîné une dynamique de privatisation de la production de soins. Elle concerne à la fois les rapports sociaux qui organisent les soins et la forme juridique sous lesquels ils ont lieu. L’hôpital, l’institution la plus importante en matière d’emploi dans le secteur de santé [25], en est peut-être l’exemple le plus emblématique. Dans la production de ces dynamiques, on voit à l’œuvre l’interaction entre des politiques sectorielles renforçant la pression économique sur les hôpitaux et l’impact des politiques d’ajustement plus globales pesant sur les principaux propriétaires de l’hôpital public, les Länder et les communes.
39Depuis 1972, le financement les hôpitaux allemands est caractérisé par un système dual : les caisses de santé financent les dépenses courantes et les Länder les investissements. Afin de limiter les dépenses des hôpitaux et de stabiliser le taux de cotisation au nom de la compétitivité du secteur industriel, le mode de financement des hôpitaux a été fortement remanié dans les années 1990. Deux mesures sont centrales pour leurs conséquences en matière de gestion du personnel et de privatisation de l’hôpital.
40La loi GSG (voir supra) de 1992 a plafonné l’augmentation des budgets hospitaliers en les couplant à l’évolution des salaires soumis à cotisations sociales (Grundlohnsumme) et a créé de nouveaux mécanismes de gestion des déficits et excédents budgétaires. Soucieux de réduire le nombre de jours passés à l’hôpital, le législateur a adopté en 2000 un système de financement forfaitaire par cas (Diagnostic Related Groups – DRG). Depuis, en standardisant les remboursements selon le « coût de production moyen », les hôpitaux ont rencontré plus de problèmes à ne pas rendre leurs coûts explicites vis-à-vis des assureurs. En revanche, ces derniers avaient désormais plus de facilité à obtenir des concessions sur des diagnostics profitables qui contribuaient auparavant à subventionner d’autres activités hospitalières (Greer et al., 2013). Bien avant leur mise en œuvre définitive en 2009, les DRG ont ainsi mis les hôpitaux sous une pression considérable. Ils les ont incités à réduire le ratio personnel-patients, tout en renforçant la compétition pour les diagnostics les plus rentables.
41Pour éviter la faillite, de nombreux hôpitaux déficitaires se sont vus contraints d’engager des restructurations, tandis que d’autres, les plus profitables, accumulaient des liquidités prêtes à être investies dans le rachat d’autres entités : ce phénomène a débouché sur une concentration du secteur. Le nombre d’hôpitaux continue à décroître, et, en termes de parts de marché, trois grands groupes privés dominent (Rhön, Helios et Asklepios) [26]. La perspective, pour les communes financièrement fragiles, de devoir continuer à financer des hôpitaux déficitaires qui souffrent d’un sous-investissement chronique [27] les a poussées à les privatiser.
42De fait, l’Allemagne est allée particulièrement loin en matière de privatisations. Aucun pays européen n’a privatisé autant d’hôpitaux depuis le début des années 1990 (Böhlke et Schulten, 2008). Au début des années 1990, le nombre de cliniques privées était encore très limité et leur profil plutôt spécialisé. Mais entre 2001 et 2011, le nombre de cliniques privées a augmenté de 37,4 %, pour atteindre 678 hôpitaux. Sur la même période, le nombre d’hôpitaux publics a reculé de 24,7 % et celui des hôpitaux à statut associatif [28] (freigemeinnützig) de 17,4 % (Anonymus, 2014, p. 19). Certes, le statut associatif continue de caractériser la majeure partie des hôpitaux allemands (746 au total), mais les hôpitaux privés les talonnent désormais. Le déclin de l’hôpital public est le plus spectaculaire : alors qu’il dominait le paysage hospitalier au début des années 1990 avec presque 1 200 unités, il se retrouve désormais au troisième rang avec 621 hôpitaux en 2011. De nombreux hôpitaux encore publics ont entamé leur transformation en établissement de droit privé (Körperschaft privaten Rechts), préparant souvent le passage vers une privatisation matérielle (Böhlke et Schulten, 2008).
43Les nouveaux instruments financiers ont eu un impact notable sur l’organisation du travail au sein des hôpitaux (Schultheis et Gemperle, 2014). La pression sur les coûts impacte davantage que par le passé toutes les activités de l’hôpital, avec les conséquences qui y sont associées en matière de rationalisation et d’optimisation des processus. Les nouveaux impératifs économiques ont favorisé la montée d’un management (et de managers de formation) misant sur l’expertise économique. En quelque sorte rétrogradés par cette nouvelle élite hospitalière, les médecins hospitaliers et les chefs de service en particulier ont vécu une transformation de leur profession aux dépens de leur pouvoir et de leur statut. Sous la pression des indicateurs et des injonctions administratives, le travail du personnel s’est intensifié. Dans ces conditions, les tensions entre l’ethos professionnel et la réalité quotidienne en prise avec les impératifs économiques ont été grandissantes. Elles sont la source de conflits internes entre individus mais peuvent aussi devenir une source de griefs collectifs.
Conclusion
44À la différence de beaucoup d’autres pays européens, l’Allemagne n’a pas mis en place d’ajustements budgétaires spécifiques portant sur l’emploi et les salaires du secteur public depuis le déclenchement de la crise. Au contraire, dans un contexte d’atterrissage doux de l’économie après le choc de 2008-2009 et d’augmentation constante des recettes fiscales depuis lors, l’emploi public s’est légèrement accru. Mais ces évolutions, qui tranchent dans un contexte de morosité ambiante, sont intervenues après deux décennies de réduction massive de l’emploi public, qui ont vu les effectifs passer de 6,7 millions en 1991 à 4,5 millions en 2008, soit un niveau historiquement bas. Outre les réductions d’emploi, la baisse des investissements publics a joué un rôle primordial dans la contraction du rôle économique de l’État, au prix d’une érosion de l’infrastructure publique. L’extrême faiblesse de l’investissement public, qui relève en priorité des communes, révèle une tendance problématique du système fédéral : le transfert de nouvelles responsabilités (sociales) sans compensation financière suffisante. Il en résulte un surendettement des communes cumulant désavantages démographiques et économiques ainsi qu’un renforcement des inégalités territoriales en matière de qualité et d’accès aux services publics.
45Se pencher sur les secteurs de la santé et de l’éducation permet de mettre en évidence les arbitrages opérés entre différents domaines des politiques publiques dans un contexte de restriction budgétaire, mais aussi en leur sein. Dans l’éducation, les efforts constants d’investissement réalisés depuis une dizaine d’années témoignent – en partie au détriment de la formation professionnelle et continue – d’un volontarisme des pouvoirs publics allemands en la matière. Ces efforts confirment l’impact du « choc PISA », qui a permis de faire évoluer ce secteur longtemps délaissé politiquement. Face au vieillissement démographique que connaît le pays, la très forte sélectivité sociale – et ce à partir d’un très jeune âge – du système scolaire est devenue un problème pour la pérennité du modèle économique et social allemand. Face à la forte augmentation du taux d’inscription entamée depuis longtemps déjà, les moyens dédiés aux universités ont été accrus. Mais les efforts se sont surtout concentrés sur d’autres domaines : la réforme de l’éducation secondaire ainsi que, de manière spectaculaire, l’extension de l’offre de la petite enfance. Or, dans un domaine où les Länder et les communes financent la majorité des budgets, l’État fédéral peine à atteindre l’objectif d’augmentation des dépenses éducatives qu’il s’est fixé (10 % du PIB) : en effet, les échelons inférieurs rechignent à le mettre en application à cause des difficultés budgétaires existantes ou anticipées à la suite de la mise en place du « frein à l’endettement ».
46Le secteur de la santé n’a pas bénéficié de la même bienveillance de la part des pouvoirs publics. Le dynamisme des dépenses de santé – somme toute relatif lorsque l’on rapporte leur évolution au PIB – a été perçu comme un problème dès les années 1970, mais ce n’est qu’à partir des années 1990 qu’une vague de « réformes structurelles » a eu lieu. L’impératif de limitation de l’évolution des dépenses est d’autant plus prégnant que le système continue à être financé majoritairement par les cotisations sociales : or, leur augmentation est un tabou politique en Allemagne, car elle pèserait sur le coût du travail. Ces réformes ont profondément marqué l’organisation des soins et leur financement en allant dans le sens de leur « privatisation » (Math, 2014) : transfert du financement des dépenses vers les assurés ; introduction de rapports de concurrence entre les différents acteurs du système (caisses, hôpitaux et médecins libéraux) ; production de soins soumis à l’impératif économique ; montée des grands groupes hospitaliers privés. Ici, la pression sur les dépenses publiques se fond – davantage que dans l’éducation – dans la diffusion d’une « rationalité économique », qui veut que les frontières entre public et privé s’estompent au bénéfice du dernier. Mais des doutes sur l’efficacité globale du système et le creusement des inégalités d’accès aux soins persistent.
47Ce qui se dessine ainsi à travers le regard croisé sur ces deux domaines en expansion, c’est une sensibilité différente à l’égard du paradigme global d’austérité budgétaire. D’un côté, le domaine de la santé continue d’être dominé par la recherche des moyens de freiner cette dynamique expansive. De l’autre, l’éducation poursuit l’augmentation de ses moyens au nom d’un investissement indispensable dans le futur. Le rôle que le paradigme d’austérité joue dans les arbitrages qui concernent les deux cas est ainsi bien différent : support de légitimation des ajustements dans un cas, freinage de l’impulsion politique d’investissement dans l’autre.
48Au final, ce panorama des évolutions des politiques publiques allemandes met aussi en avant un point d’ordre analytique : il met en garde contre une vision de l’austérité budgétaire comme un phénomène homogène – appliqué d’une façon égale à travers l’action publique et suscitant les mêmes effets. Si l’analyse révèle la prégnance des arbitrages politiques en (dé)faveur de certains domaines et échelons d’action publique, catégories d’emploi public et – en filigrane – d’usagers, cela implique que l’austérité est à analyser moins comme la cause que l’occasion au travers de laquelle la transformation des différents domaines de l’action publique se produit.
Notes
-
[1]
Cet article est une version remaniée d’un article paru dans La Chronique internationale de l’IRES no 148. L’auteur remercie en particulier Odile Chagny pour ses propositions sur la version initiale de l’article et Julie Baudrillard pour le travail de rédaction. La responsabilité d’éventuelles erreurs ou imprécisions qui subsisteraient dans le texte incombe uniquement à l’auteur.
-
[2]
Seul le gouvernement fédéral dispose d’une marge d’endettement structurel, à hauteur de 0,35 % du PIB. Le frein à l’endettement prévoit deux exceptions à cette règle du « zéro endettement » : premièrement, en cas de ralentissement économique, des crédits additionnels peuvent être activés à hauteur de 3 % du PIB (« composante conjoncturelle ») ; deuxièmement, des circonstances exceptionnelles (récession forte, catastrophes naturelles) sont mentionnées.
-
[3]
Le « pacte budgétaire européen », ou « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG), entré en vigueur en janvier 2013, pose comme principe l’équilibre ou l’excédent des budgets publics. Il rabat la limite du déficit structurel autorisé de 1 % à 0,5 % à moyen terme pour tous les États (comme la France et l’Allemagne) dont la dette publique est supérieure à 60 % du PIB. En cas d’excès de la dette publique d’un État membre par rapport à cette limite, l’écart doit se réduire au rythme moyen d’un vingtième par an. Deux exceptions sont reconnues : les « circonstances exceptionnelles » et un niveau de dette publique inférieur à la limite des 60 % du PIB fixée par le traité de Maastricht. Dans ce cas, les États peuvent afficher un déficit structurel de 1 %.
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[4]
Les prestations sociales peuvent être identifiées comme troisième variable clef d’ajustement, traduisant la volonté de réduire le coût du travail. Leur évolution est exclue de cette discussion.
-
[5]
Base 2005 des comptes nationaux.
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[6]
Le second programme d’investissements de 2009 portait sur une enveloppe globale de 15,8 milliards d’euros.
-
[7]
Le rapport de la commission « Renforcement d’investissements en Allemagne », rendu au ministre de l’Économie en avril 2015, indique que l’émergence récente d’un consensus parmi les économistes et les acteurs sociaux autour de la nécessité de pallier la faiblesse de l’investissement public (et privé) en Allemagne. Les propositions de la commission visent surtout à mobiliser du capital privé par des fonds d’investissement semi-publics (Bürgerfonds ; Infrastrukturfinanzierungsgesellschaft). En revanche, l’augmentation des recettes publiques, par exemple en revenant sur les réductions d’impôts antérieures ou en utilisant des marges permises par le frein à l’endettement, a été d’emblée écartée.
-
[8]
Les investissements nets cumulés sont restés positifs au niveau des Länder et de l’État fédéral sur la même période (respectivement + 2,9 et 7,5 milliards d’euros).
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[9]
Le « Solidarpakt » est un mécanisme de transfert de ressources vers les Länder de l’Est et la ville de Berlin. L’actuel pacte de solidarité (2005-2019) inclut une enveloppe de 156,7 milliards d’euros, dédiée au rattrapage en matière d’infrastructure, à l’équilibrage des différences fiscales et aux politiques d’industrialisation.
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[10]
En droit public allemand, le principe de connexité crée l’obligation de chaque niveau d’administration transmettant des missions à d’autres niveaux de contre-financer les dépenses liées à leur exercice (« celui qui commande paie »). Le principe de connexité entre Länder et niveau fédéral est réglé par la Loi fondamentale (article 104a), celui entre les communes et les Länder auxquels elles appartiennent l’est dans les différentes Constitutions des Länder (Landesverfassungen).
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[11]
Ces dépenses sont en majorité insensibles à l’évolution conjoncturelle. Elles sont en partie cofinancées par les échelons supérieurs et l’évolution de leur participation fait l’objet d’intenses tractations.
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[12]
Quelques-unes des communes les plus fortement touchées se trouvent dans la vallée de la Ruhr (Duisburg, Essen, Oberhausen, etc.), l’ancien cœur industriel de l’Allemagne de l’Ouest. Les budgets de la plupart d’entre elles sont passés sous le contrôle du président du district (Regierungspräsident ; désigné par le gouvernement du Land). Cela implique que leur budget doit être approuvé par le Land et que leurs dépenses sont soumises à l’impératif de satisfaire les obligations statutaires. Les droits de communes à l’autonomie et à l’auto-administration sont mis entre parenthèses sous ce régime d’urgence budgétaire.
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[13]
Souvent, les pouvoirs publics continuent d’être propriétaires – à part entière ou non – de ces entités, même si l’emploi n’est plus compté comme public. En 2010, on comptait 1,06 million de personnes employées par ces entreprises privées à participation majoritairement publique (Altis et Koufen, 2011, p. 1111).
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[14]
Depuis la deuxième moitié des années 2000, on observe une autre tendance dont on ne saisit pas encore l’ampleur : la recommunalisation de certains services publics et en particulier de la production énergétique (Matecki et Schulten, 2013).
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[15]
À la différence de salariés du privé, l’emploi de Tarifbeschäftigte est caractérisé par des obligations et droits particuliers (Nebenpflichten), tels que l’obligation d’agir dans l’intérêt public, le devoir de loyauté ou la fidélité à la Loi fondamentale.
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[16]
L’éducation est le secteur le plus intensif en main-d’œuvre du secteur public. Environ un tiers de la fonction publique y travaille. Après une période de stabilité du nombre d’emplois dans les écoles et les universités entre 2001 et 2007, entre 2008 et 2010 l’emploi a progressé de 49 000 (+ 12 %) dans les universités, de 24 000 (+ 3 %) dans les lycées professionnels et le secondaire ainsi que de 21 000 (+ 15 %) dans les crèches (déjà depuis 2006) (Altis et Koufen, 2011, p. 1112).
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[17]
Selon Altis et Koufen (2011), 45 % de contrats à durée déterminée se concentrent dans les universités. L’augmentation du personnel universitaire ces dernières années s’est faite entièrement en contrats à durée déterminée.
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[18]
Voir à ce sujet les séries longues du WSI Tarifarchiv, [en ligne], http://www.boeckler.de/wsi-tarifarchiv_4828.ht, consulté le 6 octobre 2015.
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[19]
La notion statistique de Migrationshintergrund comprend des personnes ayant immigré en Allemagne avant 1949, les étrangers nés en Allemagne ainsi que les personnes ayant au moins un parent étranger né ou ayant immigré en Allemagne avant 1949. Les données sont recueillies par microrecensement. Aujourd’hui, 20 % de la population allemande a ce « background migratoire », dont deux tiers sont des immigrés.
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[20]
Elle met à disposition des définitions de standards et de processus d’évaluation et identifie des facteurs qui contribuent au développement de certaines compétences, qui sont par la suite transformées en « meilleures pratiques » (best practices).
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[21]
Les dépenses par tête augmentent encore plus fortement. En 2010, les dépenses publiques d’éducation pour les personnes de moins de 30 ans avaient atteint 4 208 € (4 799 € estimés en 2013), alors qu’elles n’étaient que de 2 573 € en 1995.
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[22]
Les pouvoirs publics allemands ont identifié deux problèmes centraux dans l’organisation des soins : le faible rôle du médecin traitant, privant le système de coordinateur, ainsi que la fragmentation des structures de soins (en ambulatoire, stationnaires, rééducatifs). La création de structures intégratives pour le traitement de maladies dégénératives est une priorité des pouvoirs publics depuis la fin des années 1990. Cela a été longtemps empêché par le monopole de négociation des KV (Gerlinger, 2014). L’ouverture de la concurrence entre les caisses de santé n’a pas généré les innovations attendues puisqu’elles ont été amenées à éviter d’attirer ce type d’assuré pour des raisons financières. Pour pallier ce dysfonctionnement, le législateur a réformé le mécanisme de compensation des risques financiers (RSA) entre caisses en 2007, en intégrant des critères de maladie chronique et de morbidité dans les conditions d’attribution de financements par ce fonds (voir infra).
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[23]
Le rapport entre augmentation de la pauvreté (laborieuse) et santé ne peut pas être éclairé pour l’Allemagne car l’on ne dispose pas de données en série chronologique.
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[24]
Au-delà de la maîtrise budgétaire, les conservateurs et les libéraux ont vu dans la privatisation des dépenses médicales un instrument permettant de dégager des potentialités de croissance et d’emploi, auparavant bridées par la limitation des dépenses par les caisses publiques de santé.
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[25]
En 2010, 1,1 million de salariés travaillaient dans les hôpitaux. Depuis 1991, ce chiffre n’a quasiment pas évolué. Derrière cette stabilité, il y a pourtant d’importants changements : l’importance croissante de l’emploi à temps partiel ainsi que l’augmentation de l’emploi des médecins, compensée par la baisse du personnel soignant (Bölt et Graf, 2012).
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[26]
En 2014, Helios a obtenu l’accord de l’autorité de la concurrence allemande pour racheter une partie des hôpitaux à Röhn, créant à terme le plus important groupe hospitalier européen (Berliner Zeitung, 20 février 2014).
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[27]
Le déficit d’investissement des Länder dans leurs hôpitaux a été chiffré à plus de 50 milliards d’euros par l’association allemande des hôpitaux (Deutsche Krankenhausgesellschaft) (Böhlke et Schulten, 2008, p. 26).
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[28]
Églises, associations caritatives et fondations.