1Avec ce fort volume, très documenté, Vincent Viet, spécialiste reconnu de l’histoire des politiques du travail et des questions migratoires mais aussi des assurances sociales durant l’entre-deux-guerres, nous propose une approche originale et argumentée de la politique de santé publique développée en France durant la Première Guerre mondiale. Globalement, il s’agit d’une mise en perspective d’une politique mise en place principalement sous l’autorité de Justin Godart (1871-1956), député radical-socialiste de la première circonscription du Rhône, qui a occupé les fonctions de sous-secrétaire d’État du service de santé militaire de juillet 1915 jusqu’à sa démission en février 1918. Il ne s’agissait cependant pas pour l’auteur d’effectuer une biographie de Justin Godart dont la carrière politique nationale mais aussi les engagements internationaux ne se réduisent d’ailleurs pas à son action, aussi importante soit-elle, durant la Première Guerre mondiale. Outre ses fonctions électives lyonnaises et nationales, Justin Godart fut en effet aussi très engagé dans le cadre de responsabilités à l’Organisation Internationale du Travail et dans diverses commissions internationales centrées sur les questions de santé publique. De surcroît, il a été reconnu « Juste parmi les nations » pour son rôle dans la Résistance et la protection des juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
2L’ouvrage est divisé en une douzaine de chapitres que l’on peut regrouper en trois thèmes principaux.
3Les trois premiers chapitres font une rapide évocation de l’histoire du service de santé militaire et donnent les éléments essentiels concernant la personnalité politique de Justin Godart, radical-socialiste pacifiste et internationaliste mais au patriotisme affirmé. Il permet aussi à l’auteur de dresser un tableau de la prise en charge des blessés et malades au début du conflit. Une situation caractérisée par de graves insuffisances concernant aussi bien l’organisation même du service de santé que l’inadaptation des doctrines au nouveau contexte de guerre des débuts des opérations militaires.
4Le renversement du rapport entre le nombre de blessures par balles (25 % des effectifs) et celui occasionné par les obus (75 %) ainsi que la fréquence des accidents infectieux ont amené à un revirement dans la conception de la chirurgie de guerre et imposé la nécessité d’une intervention rapide dès les premières lignes. Plus généralement, la Première Guerre mondiale a mené à une gestion politique du service de santé militaire dont Justin Godart, mobilisé comme simple soldat infirmier, devenu sous-secrétaire d’État en juillet 1915, a été le maître d’œuvre.
5La seconde partie de l’ouvrage, développée longuement sur huit chapitres, est principalement consacrée aux mesures adoptées durant la majeure partie de la période du conflit pour pallier les insuffisances initiales du service de santé militaire et construire un véritable service de santé publique. Il s’agissait non seulement de promouvoir une sorte de « jacobinisme sanitaire » prenant en charge, pour la première fois, les questions sanitaires au niveau national mais de donner au service de santé militaire son autonomie par rapport au haut-commandement tout en le rendant apte à suivre et à s’adapter rapidement aux opérations militaires. Cela ne s’est pas fait sans mal, Justin Godart pouvant cependant compter sur l’appui des commissions parlementaires et des autres sous-secrétaires d’État auprès du ministère de la Guerre également confrontés à l’obstructionnisme du Grand Quartier Général. Bien plus, outre la disparition du clivage entre l’intérieur et la zone des armées et la mise en place d’assemblages prophylactiques destinés à lutter contre les menaces épidémiques, la nouvelle organisation s’est accompagnée de transformations fondamentales en ce qui concerne tout particulièrement la reconnaissance des droits des blessés.
6Le dernier thème abordé dans le chapitre terminal est centré sur le reflux d’une politique dont les résultats pourtant probants pouvaient laisser supposer la création après-guerre d’un véritable ministère de la santé publique. En effet, c’est toute une armée sanitaire de 168 000 non-combattants qui eu à s’occuper de plus de 15 millions de blessés, malades et gazés, évacués et hospitalisés de 1915 à 1918. Au total, plus de 5000 formations sanitaires, près de 600 équipes chirurgicales dans une multiplicité de structures hospitalières ont eu à assurer la protection de l’armée mais aussi de la population civile, le risque d’épidémie étant en fait largement entretenu par les inévitables contacts entre civils et militaires.
7Le bilan a été remarquable. Si environ 79 % des hommes mobilisés ont pu être récupérés par le commandement militaire dès 1916, en 1918 le taux de récupération est monté jusqu’à 91 %. L’organisation mise en place sous la houlette de Justin Godart a donc participé activement et efficacement à la mobilisation de la France combattante. Bien plus, de manière plus générale, la préservation du capital humain, y compris celui concernant la population civile, est devenue un second axe essentiel de la mission du service de santé militaire.
8Dans ces conditions, avec Vincent Viet, on peut légitimement s’interroger sur le hiatus qui a existé entre l’organisation du service de santé publique qui avait fait ses preuves durant le conflit et celui qui ne s’imposera finalement qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
9Ainsi, selon l’auteur, ni le ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales constitué en 1920, ni le ministère de la Santé publique créé en 1930, ne furent en mesure de mettre en place un véritable système de santé publique. Une sorte d’amnésie collective aurait donc mené à cette discontinuité historique que Vincent Viet cherche à comprendre et à expliciter à travers l’étude du rôle assuré par Justin Godart durant la Première guerre mondiale.
10Il reconnaît cependant l’existence de certains legs comme la continuité du discours concernant les grands fléaux sociaux et l’établissement de compromis institutionnels entre les acteurs du champ sanitaire et ceux de la recherche médicale. Selon lui la médecine de guerre a aussi parachevé la révolution pastorienne, principalement par le biais de la recherche appliquée, que ce soit dans le domaine de la radiologie ou dans la fabrication des appareils de prothèse. Elle a aussi favorisé le développement d’un modèle de recherche/innovation médicale propice à l’essor conjoint de savoirs spécialisés et de savoir-faire cliniques. Surtout, elle a promu une médecine d’équipe se situant aux antipodes de la médecine libérale de cabinet comme de la tradition clinique ou anatomo-clinique de l’hôpital.
11La guerre a aussi permis une acculturation de la population dans son ensemble aux soins et aux médicaments licites, d’autant plus que les effets mêmes du conflit, en multipliant le nombre de blessés, induisaient des séquelles à soigner, à évaluer et à réévaluer. Si bien que la consommation de soins et de médicaments s’est fortement développée, indépendamment de l’évolution du pouvoir d’achat, ce qui a d’ailleurs permis le formidable essor des cliniques privées comme d’une industrie française du médicament désormais libéré de la domination allemande. En même temps, les hôpitaux publics ont été amenés à se recentrer sur les malades pauvres ou sur les classes moyennes paupérisées par l’inflation de l’entre-deux-guerres.
12S’il y a donc bien eu quelque legs de l’organisation sanitaire du conflit, selon l’auteur il ne s’agit que de retombées en demi-teinte qui malgré leur durabilité contrastent avec la délitescence rapide de la politique de santé publique (p. 569).
13Cela est à mettre en relation avec la volonté des pouvoirs publics, dans le cadre de budgets restreints et de difficultés financières récurrentes, de désengager l’État de la santé publique. Le retour au libéralisme intervient ainsi comme un moyen de transférer au secteur privé et marchand de la médecine libérale des charges assumées durant la guerre par un service de santé militaire aux fonctions élargies. Selon l’auteur, après quatre années de métamorphose expansive, la politique de santé publique a fini par se réduire au niveau national à l’éducation pour la santé, au soutien à l’hygiène sociale et à l’encouragement à la natalité, des priorités qui se sont affirmées avec les conséquences mêmes de la guerre. Même la création des assurances sociales en 1928-1930 marque un net recul par rapport au premier projet d’assurance maladie de 1921. Selon Vincent Viet, elles n’ont d’ailleurs pas été conçues comme un levier d’une politique de santé publique définie au niveau national. Leur adoption tardive a pu cependant contribuer à montrer qu’il pouvait exister une voie alternative est neutre, différente du simple transfert au privé de la couverture médico-sociale de la population, une option que la Sécurité sociale devait confirmer plus tard.
14Vincent Viet montre combien les réalisations et les habiletés personnelles de Justin Godart masquent finalement un cuisant échec collectif imputable au moins en partie à la classe politique de l’entre-deux-guerres. Ainsi les radicaux – socialiste notamment en n’acceptant pas de renoncer au modèle social de la petite entreprise ou de la communauté villageoise, se sont mis en porte-à-faux avec l’évolution de la société salariale. Cependant cette défaillance est sans doute à mettre en relation avec l’évolution même de la société française laquelle, rappelons-le, est demeurée à majorité rurale jusqu’au début des années 1930.
15Au bout du compte, l’ouvrage de Vincent Viet apporte beaucoup non seulement par la documentation rassemblée mais aussi par les perspectives qu’il dessine. On retrouvera, de plus, dans le détail des chapitres de multiples informations concernant principalement les modalités d’organisation d’un système général de santé publique en période de conflit mais aussi des précisions parfois poignantes sur le vécu des soldats et des blessés de la « Grande Guerre » avec également une approche épidémiologique des blessures et de leur traitement clinique. Le souci documentaire est constamment articulé à la volonté de faire entrevoir les logiques de fonctionnement de la prise en charge évolutive des blessés et des malades, militaires comme civils.
16Le travail d’ampleur réalisée dépasse donc bien le cadre habituel de la biographie, bien que la personnalité et l’action de Justin Godart soient très présents. Il aurait sans doute même été possible de prendre davantage en considération des éléments de la vie personnelle du sous-secrétaire d’État pour éclairer l’attention portée à la lutte contre certains fléaux comme la tuberculose. On apprend ainsi, incidemment, que ce père de deux petites filles au moment de la mobilisation, était veuf de Suzanne Cohendy, décédée de la tuberculose en 1910 à l’âge de 26 ans (note 3, p. 46).
17Tout cela pour indiquer combien le livre de Vincent Viet peut susciter la réflexion et les questionnements en dehors même de son apport factuel. C’est donc un travail important qui, certes, peut s’inscrire dans les commémorations de la Grande Guerre (il a d’ailleurs obtenu le label du centenaire) mais qui en dépasse les finalités pour éclairer, avec science et brio, toute l’histoire contemporaine du système de santé publique.