CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le contexte de promotion de l’autonomie du patient semble ouvrir la voie à la mise en place d’une véritable démocratie sanitaire, en donnant la possibilité de s’extraire des formes d’asymétrie qui marquent les interactions entre les professionnels de santé, le patient et ses proches. Qu’en est-il vraiment ? C’est à cette question que se propose de répondre l’ouvrage Les négociations du soin. Les professionnels, les malades et leurs proches, qui synthétise les travaux présentés les 8 et 9 octobre à l’université de Bretagne occidentale, lors du colloque international « Le soin négocié entre malades, proches et professionnels : Situations de maladies et de handicaps de longue durée ».

2Cet ouvrage collectif entend rendre compte « des processus de négociation engagés dans la production de la santé selon les temps, les espaces de soins et les frontières des champs d’exercice des acteurs ». Il s’agit donc d’adopter une perspective très large, qui s’intéresse à la complexité des rapports entre les professionnels de santé, le patient et ses proches, dans des situations hétérogènes, et ce, en tenant compte de la grande variété de lieux dans lesquels cette relation de soin peut être mise en œuvre. Les vingt-et-une contributions qui composent cet ouvrage s’appuient le plus souvent sur des travaux de sociologie qualitative et se proposent d’explorer l’ensemble des paramètres afin d’étudier la façon dont les soins sont réalisés, prescrits ou au contraire refusés ou aménagés. Face à la diversité de ces contributions, une ligne directrice garantit l’unité de l’ouvrage : la référence à la sociologie interactionniste, notamment aux travaux d’Anselm Strauss. Presque toutes les contributions reprennent les analyses de cet auteur, que ce soit pour discuter ses arguments ou pour illustrer certains de ses concepts. Au-delà de la valeur ajoutée de chacune des contributions, l’ouvrage présente une (re)lecture de la grille d’analyse de la sociologie interactionniste, à travers l’un de ses concepts clés : celui de « négociation ».

3La première partie de l’ouvrage revient sur les conditions nécessaires à l’instauration d’une négociation entre les professionnels de santé et les patients, le plus souvent hors du milieu hospitalier. Les deux premières contributions de cette partie se proposent de définir la notion de « soin négocié ». L’enjeu est de taille : la sociologie de la santé ne propose aucune définition de ce terme, alors même que de nombreuses analyses sociologiques montrent que les rapports sociaux qui se tissent entre les professionnels de la santé et les malades forment un ensemble fait d’arrangements, de relations de pouvoir, de coalitions, etc. Pourtant, de nombreux obstacles empêchent la relation de soin d’être une relation pleinement négociée, malgré des évolutions en matière d’autonomie du patient qui pouvaient sembler favorables. Par exemple, François-Xavier Schweyer montre que malgré l’émergence de la figure du citoyen-usager, la construction d’une expertise profane en matière de soin reste difficile à mettre en place. C’est également l’objet de la contribution de Monique Membrado, qui analyse les formes que prend la relation de confiance entre le médecin généraliste et son patient, dans un contexte où les patients sont incités à faire valoir leur point de vue face au médecin, sans pour autant disposer des connaissances pour le faire. Les autres contributions de cette partie fournissent d’excellentes illustrations des difficultés que rencontrent les patients ou leurs proches à engager un processus de négociation des soins. Ces difficultés peuvent tenir à la faible reconnaissance des soins profanes réalisés par les proches par rapport aux soins réalisés par les professionnels de santé, comme le rappelle la contribution de Marcel Calvez. Mais cela peut également tenir aux caractéristiques du contexte de prise en charge, lorsque les consultations sont hyperspécialisées et portent sur des enjeux vitaux, comme dans le cas des consultations d’hépatologie pédiatrique qu’étudie Sarra Mougel, où les parents sont invités à s’effacer au profit de leur enfant ; ou au contraire dans les situations de pénuries de soins telles que celles qu’examinent Mohamed Mebtoul et Ouassila Salemi dans la région de Tamanrasset en Algérie. Cependant, certains segments de la médecine offrent la possibilité de voir le passage d’un modèle de relation médecin/patient fondé sur la délégation à un modèle fondé sur la négociation, comme l’explique Emmanuelle Fillion pour l’hémophilie, à la suite de l’affaire du sang contaminé.

4La deuxième partie de l’ouvrage aborde la question de la négociation en cas de handicap et de vulnérabilité, c’est-à-dire dans des situations de soins très diverses, dans la mesure où elles se déroulent le plus souvent au domicile et sur le long terme, qui donnent à voir des aménagements de parcours de soins importants puisque ces situations ne sont ni provisoires ni éphémères. La contribution de Simone Pennec met en exergue la complexité des relations entre la personne âgée handicapée, ses proches et le médecin traitant. Puis, les autres contributions explorent tour à tour les limites que la situation de handicap ou de vulnérabilité impose à la personne. Que ce soit lorsqu’il s’agit de poser des limites aux soins du corps dans le cas d’un handicap physique, comme le montre Adeline Beyrie, ou dans le cas d’un handicap mental comme pour les femmes qu’étudie Christine Gruson, lesquelles doivent sans cesse prouver qu’elles sont « de bonnes mères » pour que leur enfant ne leur soit pas retiré. Les trois dernières contributions donnent à voir les différents modes de gestion du handicap selon les liens qui existent entre la personne handicapée et son entourage. Audrey Parron analyse les difficultés que rencontrent les parents de jeunes adultes atteints de troubles psychiques : les professionnels de santé attendent d’eux un engagement important qui laisse peu de place à la négociation, tant l’encadrement et l’implication dans le soin sont régis par des normes et des injonctions. La contribution de Laurence Tain et d’Anne Peillon s’intéresse au cas de parents handicapés à la suite d’un accident vasculaire cérébral (AVC) et examine la façon dont ce handicap acquis transforme de façon plus ou moins radicale la trajectoire de vie de leurs enfants, selon l’âge et le sexe de ces derniers. Enfin, la contribution de François Le Borgne-Uguen porte sur la manière dont les mandataires judiciaires qui assistent les personnes âgées placées sous tutelle ou curatelle choisissent de s’impliquer dans les questions de santé de la personne dont ils ont la charge.

5La troisième partie de l’ouvrage examine les limites de la négociation en situation de maladie grave, limites qui tiennent notamment à la rigidité du milieu hospitalier, sur lequel se centre cette partie. Annick Anchisi évoque la transition entre deux mondes (celui du domicile et celui de l’institution de soin) pour les personnes âgées démentes et les difficultés que connait le partenariat proches/soignants. Dans un autre registre, Anaïk Pian revient sur les interactions soignants/soignés médiatisées par un interprète, souvent un proche, qui se trouve dans une situation de double bind, entre contrôle de l’information et injonction à être un simple intermédiaire entre patient et médecin. Mais les limites qui pèsent sur la négociation portent aussi sur la forme que peuvent prendre les soins eux-mêmes et, en particulier, l’implication du patient dans la relation thérapeutique. C’est notamment l’objet des contributions d’Hélène Cléau et Hélène Marche. La première étudie la prise en charge du cancer de la prostate et montre qu’en raison de la très forte asymétrie qui existe entre le médecin et son patient, les possibilités de négociations sont limitées, et ce d’autant plus que la situation est critique. La contribution d’Hélène Marche revient également sur ces différences de rôles entre médecin et patient en évoquant quatre formes différenciées de la relation aux soins, selon que le patient a une capacité à agir (ou non) sur sa situation thérapeutique et/ou que l’équipe soignante reconnaisse (ou non) cette capacité. Mais la négociation peut également se jouer entre les membres de l’équipe soignante elle-même. La contribution de Jean-Christophe Mino et Marie-Odile Frattini est à ce titre intéressante puisqu’elle montre pourquoi la flexibilité et la polyvalence des « nouvelles infirmières » spécialisées dans la prise en charge du cancer peuvent être perçues comme des atouts autant que comme des faiblesses.

6La quatrième partie de l’ouvrage traite des enjeux de la prise de décision et de l’accompagnement lors de la fin de vie, essentiellement en milieu hospitalier. La question de la négociation se pose de manière singulière dans la mesure où il s’agit de faire des choix qui tentent de concilier savoirs médicaux et souhaits du patient. La contribution de Florence Douguet met en évidence les tensions qui divisent l’équipe soignante lors de la prise en charge des trajectoires dites vacillantes ou traînantes post-AVC. Elle note l’opposition entre une logique médicale qui prône la poursuite des soins de base, en refusant toutefois la réanimation, et une logique paramédicale qui axe sa prise en charge sur l’accompagnement. Les difficultés dans la prise de décision au sein de l’équipe soignante sont également au cœur de la contribution de Véronique Guienne, qui évoque les problèmes que rencontre l’équipe médicale lorsqu’elle se trouve face à l’ambivalence de patients manifestant tantôt le désir de suivre leur traitement, tantôt celui de renoncer à tout soin. Mais ces tensions trouvent parfois une solution : portant son regard sur l’accompagnement en fin de vie, Marcel Calvez montre comment le fait de parler d’accompagnement plutôt que de soins palliatifs relève d’un choix de la part de l’équipe soignante, qui consiste à ne pas enfermer le patient dans son rôle de mourant. Cela ouvre par conséquent de nouvelles pistes thérapeutiques, où il revient au malade de guider le soignant dans la prise en charge qu’il désire. Enfin, l’article de Murielle Pott élargit la perspective en proposant une étude du suicide assisté en Suisse, où il existe un dispositif législatif permettant ce type de procédure. À travers l’étude de deux centres hospitaliers universitaires (CHU), elle explique combien cela reste difficilement applicable et appliqué en pratique.

7Le grand atout de cet ouvrage repose sur son caractère très complet. Un très grand nombre de situations y est abordé, qu’il s’agisse de penser la négociation entre le médecin et son patient, d’envisager la façon dont l’entourage peut prendre une décision avec ou à l’insu du patient, ou encore d’étudier les tensions qui peuvent exister au sein de l’équipe soignante elle-même. De la même manière, l’ensemble des lieux de prises en charge ainsi que leur spécificité sont explorés. L’équilibre est d’ailleurs plutôt respecté puisque l’ouvrage ne se limite pas aux institutions de soins professionnels et réserve plusieurs développements aux soins réalisés par les profanes. La figure du soignant ne se confond pas nécessairement avec celle du médecin : même si certaines contributions tombent parfois dans ce travers, l’impression d’ensemble est que l’ouvrage met également en lumière le travail d’autres professionnels comme les infirmières, les aides-soignantes, les éducatrices spécialisées, etc. À ce titre, les contributions sur les mandataires judiciaires ou les interprètes s’avèrent tout à fait originales, au sens où elles convoquent de nouvelles figures qui sont traditionnellement peu étudiées en sociologie de la santé. De plus, la référence à un cadre d’analyse interactionniste est très enrichissante puisque les extraits d’entretiens et la retranscription de certaines situations donnent réellement à voir la puissance de cette grille d’analyse, en même temps qu’ils contribuent à en actualiser les concepts et à les adapter aux évolutions les plus récentes de la médecine. En outre, lorsque les contributions s’appuient sur une enquête de terrain, les conditions dans lesquelles celle-ci a été réalisée sont explicitées, ce qui est tout à fait appréciable. Par ailleurs, les nombreuses références à des travaux étrangers, de même que la présence de deux contributions s’appuyant sur des analyses réalisées hors de France, sont une véritable force dans la mesure où elles permettent de resituer les problématiques de la négociation du soin dans un cadre plus large.

8Cependant, on regrettera quelque peu le flou qui règne parfois autour du terme de « négociation ». Si les premières contributions précisent bien que ce dernier ne fait pas partie des concepts usuels en sociologie de la santé, on conçoit aisément qu’il soit doté d’une certaine polysémie et puisse englober un grand nombre de situations. Pourtant, certaines contributions ne s’appliquent pas à définir ce qui se cache derrière la question des négociations de soins, cela pouvant être gênant dans la mesure où ce sont justement dans ces mêmes contributions qu’il est parfois difficile de voir à quel niveau se situe la négociation. La négociation de soins est-elle assimilable à une discussion, à un ajustement réciproque non débattu au préalable ou encore à l’adaptation pure et simple d’un acteur face à la décision d’un autre ? Bien entendu, la lecture de l’ouvrage met en évidence le fait que la promotion de l’autonomie du patient ne s’est pas nécessairement traduite dans la réalité et que la relation de soins reste encore largement asymétrique. Néanmoins, si certaines contributions montrent bien pourquoi la négociation des soins est souvent impossible, elles précisent tout de même que les acteurs développent des stratégies pour s’adapter ou pour résister. Or, ce type de situations n’est pas toujours mis en valeur. Ces stratégies de résistance sont parfois brièvement citées en introduction ou très rapidement évoquées en fin de développement, alors qu’il aurait sans doute été souhaitable de les mettre en relief. Ainsi, soit le terme de négociation de soins est entendu au sens très large et englobe des situations très diverses, dont des situations de non-négociation où l’acteur ne fait que s’adapter à une situation qu’il subit ; soit l’expression de soins négociés est entendue au sens restreint et, dans ce cas, même si les situations dans lesquelles l’individu ne peut pas négocier sont nombreuses, il convenait de mieux mettre en exergue en quoi les processus d’ajustement ou d’adaptation sont véritablement des formes de négociation. Il aurait ainsi été très intéressant de mieux préciser, dans chaque contribution, à quoi renvoie le terme de « négociation » dans chaque contexte précis.

Joséphine Eberhart
École normale supérieure de Cachan et bureau État de santé de la population (DREES).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/01/2016
https://doi.org/10.3917/rfas.154.0143
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