1L’Allemagne, « l’homme malade de l’Europe » à la fin des années 1990, redevenue en quelques années une superpuissance économique et industrielle au taux de chômage bas et aux excédents commerciaux records, fournit depuis plusieurs années une matière riche aux experts, économistes et politologues qui discutent et débattent du contenu même de ce succès et des facteurs économiques et sociaux qui l’expliquent.
2On ne citera pas ici l’ensemble des publications portant sur ce thème – la bibliographie excèderait alors le volume d’une simple note de lecture. On mentionnera néanmoins que la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) a elle-même pris part à ce débat, en organisant en 2011-2012 une série de séminaires de recherche et un colloque [1].
3Le thème des comparaisons franco-allemandes est haut placé sur l’agenda politique avec le rapport Enderlein et Pisani-Ferry, remis aux ministres de l’Économie en novembre 2014 [2], prônant des réformes et des convergences dans les domaines économique et social.
4Parmi les multiples publications consacrées à ce thème, un court ouvrage de Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon, publié en 2015, a le mérite de présenter de manière à la fois synthétique et accessible les principales questions sur lesquelles se focalisent les débats, interrogeant ainsi les divers facteurs que l’on retrouve dans la littérature, afin « non pas de réfléchir à la transposition de telle ou telle réforme […] mais d’expliciter l’inhérente complexité d’un pays ». L’ouvrage égrène au fil des pages des références bibliographiques utiles et complémentaires, qui permettent au lecteur qui le souhaiterait d’approfondir sa réflexion. En contrepartie du choix d’une publication aussi synthétique, certaines conclusions peuvent passer pour des points de vue davantage que pour une démarche analytique – c’est inévitable.
5Le livre est organisé en six courts chapitres et une conclusion : après un survol des forces et faiblesses de l’économie allemande, il passe en revue les grandes évolutions qu’elle a connues au cours des trente dernières années, puis approfondit ses principales forces (la compétitivité des entreprises) et faiblesses (le vieillissement). Il s’ouvre donc sur le débat qui suscite l’intérêt du lecteur français : l’Allemagne fait-elle vraiment mieux que la France ? Après les principaux constats économiques bien connus (les performances récentes de l’Allemagne, « hyper-puissance économique et industrielle » en matière de croissance économique et de chômage), les faiblesses, bien connues là aussi, sur le plan des inégalités (existence de très bas salaires, développement du temps partiel) et de la démographie (taux de fécondité très bas), sont rappelées. Conclusion provisoire : « ce résultat n’a été possible qu’au prix d’une accentuation des dualités intrinsèques à l’économie sociale de marché […] et la contrepartie de la puissance des entreprises sur leurs marchés extérieurs a été une forte augmentation des inégalités internes ». À ce stade de la lecture, on imagine et on espère que ce qui est présenté comme une thèse va être, sinon démontré, au moins étayé par la suite. Ce ne sera pas vraiment le cas et il faut donc prendre cette thèse pour ce qu’elle est : une prise de position interprétative qui fournit une grille de lecture cohérente mais qui reste discutable.
6Le chapitre suivant analyse et explore le cœur du modèle social allemand, présenté comme « la complémentarité institutionnelle entre six éléments caractéristiques » : un libéralisme régulé, des acteurs économiques forts, autonomes et responsables, la priorité accordée à la stabilité des prix, le principe de subsidiarité et le rôle des Länder, une protection sociale bismarkienne (sur une base professionnelle) et le maintien d’une logique mercantiliste (avec la volonté de demeurer une puissance commerciale et industrielle).
7Les auteurs notent que tous ces éléments restent présents dans la période récente (ce qui a permis de limiter très fortement la hausse du chômage pendant la crise en 2009), mais que le modèle est « sous tension » depuis la réunification. Les organisations syndicales sont affaiblies : d’une part, le pouvoir de négociation des syndicats s’érode et d’autre part de moins en moins de salariés sont couverts par des conventions collectives, en particulier dans les Länder de l’Est et dans le secteur des services.
8Une explication de l’érosion du pouvoir syndical est donnée (p. 46) : ce phénomène pourrait être lié à la réorganisation des chaînes de production après la chute du rideau de fer et l’externalisation d’une partie de la production en Europe de l’Est. Cela expliquerait alors en partie l’affaiblissement syndical ayant contribué à limiter la hausse des salaires sur le territoire allemand, mais aussi la baisse des coûts de production (via les importations) ayant renforcé la compétitivité des entreprises allemandes. Ces mécanismes sont brillamment exposés dans un article de Dustmann et al. [3], que les auteurs citent mais qu’ils ne valorisent peut-être pas à sa juste valeur.
9Le chapitre suivant est consacré aux inégalités : salariales, de revenu, entre femmes et hommes. C’est une chose maintenant bien connue que l’Allemagne se caractérise depuis les années 1990 par une augmentation des inégalités salariales : un décrochage des salaires dans les services par rapport à l’industrie, une forte augmentation des bas salaires, l’explosion des mini-jobs. Ce phénomène est décrit et analysé de manière détaillée et convaincante dans une note de France Stratégie co-écrite par l’une des auteurs de l’ouvrage et postérieure à la publication de celui-ci [4]. Il y est montré que la dispersion salariale est beaucoup plus marquée en Allemagne qu’en France (et que dans la plupart des autres pays européens) et que la segmentation sectorielle y est plus prononcée.
10Les inégalités de revenus (prenant en compte les revenus du travail, du capital et les transferts) ont augmenté elles aussi à la fin des années 1990 (comme dans la plupart des pays de l’Union européenne) et au début des années 2000 ; si elles se sont stabilisées et ont même légèrement décru depuis, elles restent à un niveau nettement plus élevé qu’il y a vingt ans (mais pas plus élevé qu’en France). Si l’activité féminine a augmenté, le modèle qui s’impose est celui du couple dans lequel l’homme travaille à temps complet et la femme à temps partiel (45 % des couples avec enfants), alors que les cas où les deux parents travaillent à temps complet restent minoritaires (22 %). Cela tient en grande partie aux normes persistantes concernant l’éducation des jeunes enfants, au système de garde d’enfants et au système scolaire. En effet, leurs plages d’activité sont concentrées sur les matinées et une majorité de parents n’ont pas de solution de garde l’après-midi (même si cette situation a évolué positivement au cours de la période récente). Au vu des comparaisons faites au passage avec la France, le lecteur comprend que cette dernière devance nettement l’Allemagne dans ce domaine.
11Vient ensuite le chapitre central du livre, qui porte sur l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder, souvent perçu et présenté comme la succession de réformes ayant permis le redressement de l’économie allemande. Ces réformes portent sur la « flexibilisation » du marché du travail, la baisse du coût du travail par le développement d’un secteur à bas salaires, l’accompagnement des demandeurs d’emploi et le durcissement des conditions d’indemnisation du chômage. Les auteurs posent alors LA question autour de laquelle tournent de nombreux débats contemporains relatifs à l’Allemagne : faut-il voir dans le fait que la mise en œuvre de cet Agenda ait été concomitante du redressement de l’économie et de la baisse du chômage une relation de cause à effet ou une coïncidence ? Les conclusions sont contrastées et le lecteur comprend que, si l’Agenda 2010 a pu renforcer la compétitivité des entreprises, il n’aurait pas été suffisant à lui seul. D’une part, les auteurs mentionnent l’impact des externalisations (dont il a été question plus haut) et la compétitivité hors coût (qualité, innovation, image de marque, etc.). Ces facteurs sont abordés plus en détail dans le chapitre suivant. D’autre part, les statistiques montrent que la modération salariale a précédé l’Agenda. Néanmoins, les auteurs admettent que ces réformes ont pu renforcer les tendances en cours, voire ont par elles-mêmes atteint leurs objectifs (par exemple les mesures portant sur l’emploi des seniors). En conclusion provisoire, l’Agenda est présenté comme constituant davantage une rupture politique qu’une rupture économique.
12Le chapitre suivant est consacré à la description du moteur de l’économie allemande : le dynamisme de ses entreprises, en particulier industrielles. Après un rappel de quelques données sur l’excédent commercial, les auteurs décrivent ce qui commence maintenant à être bien identifié : la dualisation de l’Allemagne entre industrie et services, avec une baisse du coût du travail dans les services, la délocalisation de certaines activités dans des pays à faible coût de main-d’œuvre et la captation des marges par l’industrie, ce qui a permis aux entreprises de financer une stratégie de montée en gamme. Les auteurs rappellent ainsi que l’amélioration des marges des entreprises, dès lors qu’elles sont utilisées à bon escient, n’est pas l’ennemie du développement économique et de l’emploi ; message qui mériterait d’être davantage entendu en France… Au passage, un élément favorable aux entreprises allemandes, comparativement à leurs concurrentes françaises, n’est pas mentionné : il s’agit de la moindre inflation des prix du foncier et de l’immobilier. Sont ensuite listées les forces des entreprises allemandes, dont le management et la gouvernance sont tournés vers le long terme : investissement en recherche et développement, coopérations entre grandes entreprises et PME (souvent familiales), insertion des PME dans le tissu économique et social régional – fruit de l’histoire économique et politique de l’Allemagne –, financement des PME par les caisses d’épargne locales, formation professionnelle et apprentissage. En résumé, la modération salariale a permis aux entreprises exportatrices, non de baisser leurs prix, mais d’améliorer leurs marges pour investir et innover. Si ce chapitre n’évoque à aucun moment la France, le lecteur l’aura bien compris : l’Allemagne remporte la palme haut la main.
13Le dernier chapitre est consacré au vieillissement de l’Allemagne et aux défis qu’il entraîne. La faible natalité devant se traduire, toutes choses égales par ailleurs, par une augmentation forte du poids des retraités dans la population et par une baisse de la population active, le poids des transferts sociaux vers les personnes âgées va augmenter fortement d’ici 2060 – bien plus fortement qu’en France ou dans l’Union européenne. La stratégie actuelle consisterait à accumuler les excédents et à les placer à l’étranger, afin de puiser ultérieurement dans les réserves lorsque le vieillissement se traduira par un ralentissement de la croissance et un accroissement des transferts sociaux. Mais cette stratégie comporte une faiblesse : elle repose également sur une insuffisance d’investissements et les auteurs soulignent que des personnalités influentes en Allemagne appellent depuis 2014 à développer les investissements dans la transition énergétique, l’éducation et les infrastructures. Le livre appelle l’attention sur un constat souvent méconnu : le taux d’investissement public est inférieur à celui de la France de 2 points de PIB par an depuis 2005 et cela est surtout lié à l’investissement des communes. Ce constat résonne évidemment avec l’actualité budgétaire française et les débats sur les dépenses, notamment d’investissement, des collectivités locales. Reste que le niveau d’investissement est un critère trop flou pour émettre un jugement éclairé et que c’est la nature des investissements qu’il faudrait comparer – ce que les auteurs ne font pas, mais il est vrai que cela relèverait d’une étude spécifique.
14En réalité, au-delà de l’investissement public, c’est l’ensemble de l’investissement, public et privé, qui est insuffisant en Allemagne. Cette stratégie est analysée et des pistes pour y remédier sont esquissées dans le rapport Enderlein et Pisani-Ferry [5] ; l’aporie de la situation actuelle y est résumée d’une manière imagée : « faire baisser la dette publique au détriment des investissements transgresse les règles de base de la justice intergénérationnelle. Léguer une maison usée aux générations futures n’est pas une façon responsable de gérer son patrimoine ».
15Par ailleurs, la stabilité des prix au sein de la zone euro est aussi un objectif prioritaire d’une société qui vieillit et qui doit garantir le rendement de ses actifs à long terme. En résumé, le facteur vieillissement expliquerait ou justifierait les choix économiques de l’Allemagne, mais constituerait aussi une lourde menace à long terme. La France gagne donc ce chapitre… en théorie. Car les auteurs passent très vite, comme si le débat était tranché d’avance, sur les enjeux liés à l’augmentation de la population active – qu’il s’agisse d’activité féminine, d’activité des jeunes et des seniors ou de l’immigration (p. 133). En une demi-page, on apprend que les flux d’immigration sont incertains (certes) et de toute façon insuffisants pour compenser la faible fécondité. Au vu de l’enjeu majeur que constitue la démographie allemande, une expertise approfondie de ce point et des références bibliographiques aurait été la bienvenue. Rien ne dit que ce ne sont pas jusqu’à 500 000 immigrés que l’Allemagne accueillera chaque année dans les prochaines décennies – ce qui constituera évidemment un défi pour leur intégration mais remettra en question, au moins en partie, les analyses présentées ici. Sur ce sujet encore, le lecteur se reportera avec profit au rapport Enderlein et Pisani-Ferry, qui aurait mérité de figurer dans la bibliographie de l’ouvrage.
16La conclusion du livre porte sur l’instauration progressive d’un salaire minimum de 8,50 € de l’heure entre 2015 et 2017 et rappelle qu’il s’agit de l’aboutissement d’un long processus. Cette réforme marque une rupture (« une forme d’hybridation de l’économie sociale ») et introduit un coin dans le système de négociation entre partenaires sociaux, même si elle s’accompagne de mesures complémentaires visant à renforcer la négociation de branche. De plus, elle rencontre l’opposition des employeurs. Il faudra avoir un peu de recul pour juger de ses conditions d’application. Il est noté cependant qu’il n’est pas prévu de mécanisme de revalorisation annuelle automatique et que rien n’assure le maintien d’un niveau décent dans la durée.
17Pour conclure, il s’agit d’un ouvrage très utile pour le lecteur français, car il met en regard les forces et les faiblesses du modèle allemand. Seule frustration : les auteurs ne répondent pas vraiment à la question qu’ils posent dans le titre (faut-il suivre le modèle allemand ?). En lisant la conclusion portant sur l’instauration d’un salaire minimum, un lecteur peu attentif pourrait en déduire que ce sont les Allemands qui suivent le modèle français. Ce n’est certes pas du tout ce que prétend le livre, mais la question reste ouverte : faut-il suivre le modèle allemand ?
18L’auteur de cette note essaiera donc de répondre à la place des auteurs, en deux temps. Premier temps, la réponse de facilité, pour contourner l’écueil : un modèle économique et social est enchâssé dans une histoire et une culture et n’est jamais reproductible. On pouvait donc, avant même d’ouvrir le livre, se douter que la question n’appelle pas de réponse positive, et même qu’elle n’a pas lieu d’être ; la lecture renforce cette intuition, le chapitre consacré à la compétitivité des entreprises témoignant d’un grand nombre de spécificités (institutionnelles, historiques, territoriales, etc.) qu’on ne peut imaginer recopier ailleurs. Mais dans un deuxième temps, on peut aussi affronter la piste tracée par le titre, qui consiste à « suivre » le modèle allemand, non à le « copier » ; et rien n’interdit alors de se demander si on peut identifier dans le modèle allemand une stratégie qui, appliquée dans un autre contexte, donnerait néanmoins des résultats positifs. Après tout, c’est en partie à cela que servent les comparaisons internationales qui, lorsqu’elles sont menées sérieusement, sont d’un apport considérable pour tirer des leçons des expériences étrangères. Mais alors, si on suit l’analyse de Dustman et al., qui font remonter la modération salariale à la réunification allemande et non aux réformes Schröder, on bute évidemment sur un événement historique unique et non reproductible. Si, en outre, suivre le modèle allemand consiste en ce que tous les pays de la zone euro se fassent concurrence par la baisse du coût du travail, dans une sorte de dévaluation salariale compétitive permanente, dès lors que la majorité de leurs exportations se font au sein même de la zone euro, il ne peut s’agir que d’un jeu à somme nulle ayant des effets dépressifs sur la demande.
19Mais si la modération salariale est mieux coordonnée entre les pays membres, si l’évolution des salaires est, dans chaque économie, cohérente avec l’augmentation des productivités nationales et si elle est utilisée d’abord pour investir, innover et monter en gamme, alors oui, peut-être, le modèle allemand peut nous inspirer. Il s’agit alors moins de le « suivre » que d’en inventer un autre, en commun. En particulier, la préparation du long terme, à travers des investissements dans l’éducation, l’économie numérique et la transition énergétique, devrait, en France comme en Allemagne et plus largement en Europe, constituer une priorité non négociable, susceptible de renouveler le projet européen.
Notes
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[1]
« Les réformes de la protection sociale en Allemagne – état des lieux et dialogue avec des experts français », sous la direction de Bontout O., Hazouard S., Lasserre R. et Zaidman C., Travaux et documents du CIRAC, 2013, et « La protection sociale en France et en Allemagne – actes du colloque du 25 juin 2012 », DREES, 2013.
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[2]
Enderlein H. et Pisani-Ferry P., « Réformes, investissement et croissance : un agenda pour la France, l’Allemagne et l’Europe », rapport remis à Sigmar Gabriel et Emmanuel Macron, 27 novembre 2014.
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[3]
Dustmann C., Fitzenberger B., Schönberg U. et Spitz-Oener A. (2014), « From Sick Man of Europe to Economic Superstar : Germany’s Resurgent Economy », Journal of Economic perspectives, volume 28, n° 1.
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[4]
Chagny O. et Lainé F. (2015), « Comment se comparent les salaires entre la France et l’Allemagne », France Stratégie, Note d’analyse no33.
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[5]
Enderlein H. et Pisani-Ferry P., op. cit.