CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les bouleversements politiques survenus en Grèce début 2015 et les conflits féroces qui leur ont fait suite au niveau de l’Union européenne (UE) ont mis en lumière tous les problèmes majeurs, et à ce jour non résolus, concernant l’état actuel de l’intégration européenne en général et de l’Union monétaire européenne (UME) en particulier. Dans les paragraphes qui suivent, je développerai deux de ces problèmes. Tout d’abord, la Grèce constitue sans doute l’exemple le plus flagrant de l’échec de l’approche politique prédominante au niveau de l’UE axée sur l’austérité, la privatisation ainsi que la déréglementation du marché du travail et des produits. Plus précisément, cela démontre l’interaction destructive entre les « modèles de croissance » non viables des pays individuels d’une part, et le régime d’austérité au niveau de l’UE d’autre part qui, depuis le début de la crise de la zone euro en 2010, s’est inscrit dans une série de traités européens tels que le Pacte budgétaire [1] ou le Pacte de stabilité et de croissance. Cette interaction est à l’origine de ce que j’appelle une « dérive des continents » qui divise l’Europe à la fois sur les plans économique et politique. Cette relation conditionne le second problème mis en lumière par le conflit actuel concernant la Grèce : une dépendance réciproque toujours plus importante des alternatives nationales et paneuropéennes. Cette dépendance réciproque constitue un défi majeur pour les mouvements sociaux, les syndicats ainsi que les autres forces politiques progressistes pro-européennes.

2Afin de développer mon argumentaire, je commencerai par une brève description des déficiences de l’union monétaire et de leur fondement sous-jacent énoncé dans le traité de Maastricht. Le renforcement direct des éléments fondamentaux mal conçus de ce système, à compter de 2010, a contribué à établir ce que Dufresne et Pernot (2013, p. 4) ont appelé un « régime austéritaire ».

L’union concurrentielle et son « régime austéritaire »

3La conviction selon laquelle le destin de chaque État membre de l’UME repose en ses propres mains est une opinion largement répandue. À l’origine, le concept d’assistance réciproque avait été expressément écarté (ce qui constitue toujours la thèse officielle, sous l’œil vigilant de la Deutsche Bundesbank et de la Cour constitutionnelle allemande). Si, du fait d’un manque de confiance dans les économies concernées, les « marchés » n’acquièrent d’obligations d’État que de certains pays uniquement parce qu’ils portent des taux d’intérêt élevés, les autres pays ne sont pas autorisés à aider les « débiteurs-pécheurs » [2] concernés à faire face à leurs graves problèmes financiers. Le journaliste spécialiste des questions économiques, Thomas Fricke (2013, p. 63) a appelé cette logique, qui sous-tend l’euro, le théorème de la ménagère souabe (TMS) : « Des notations en baisse et des taux d’intérêt élevés sur les obligations d’État [étaient] la juste punition infligée par les marchés financiers à l’égard des États excessivement endettés ». Les gouvernements doivent, par conséquent, faire des efforts pour atteindre un budget à déficit zéro afin de « restaurer la confiance des marchés ». Bien entendu, si cela ne fonctionne pas tout de suite et si, de fait, les États membres les plus robustes économiquement ne viennent pas immédiatement à la rescousse, les « marchés » deviennent méfiants et d’autres cas litigieux émergent au sein de l’union monétaire. Une fois que la « confiance » n’est plus là, le cours des obligations baisse et les taux d’intérêt explosent. Cela peut engendrer pour les pays des difficultés de paiement sévères dès l’instant où ils doivent remplacer les obligations d’État arrivant à échéance par de nouvelles obligations et lorsqu’ils doivent aussi éventuellement chercher des crédits supplémentaires. Ainsi, en l’espace de quelques semaines, voire quelques jours, une réaction en chaîne peut se produire, menaçant d’effondrement toute la construction de la zone euro. Cette tragédie s’est déroulée devant une audience internationale ahurie depuis début 2010.

4Le concept de marchés financiers en tant que première instance appelée à « discipliner » la politique fiscale des gouvernements est le point central d’un ensemble d’idées à rapprocher des approches politiques néolibérales. L’un de ses partisans les plus éminents en Europe fut l’ancien président de la Deutsche Bundesbank, Hans Tietmeyer (pour une critique précoce de la pensée de Tietmeyer, voir Bourdieu, 1996). Ce qui s’est avéré crucial pour la zone euro, toutefois, fut la décision périlleuse d’intégrer cette idée aux principes directeurs des critères de Maastricht et d’en faire finalement l’un des fondements de l’union monétaire (pour une évaluation critique, voir Bofinger, 2011). L’idée de bâtir une union monétaire d’une façon telle que chacun de ses membres s’oblige à préserver sa position individuellement vis-à-vis des marchés financiers révèle la véritable nature de la zone euro en tant qu’union concurrentielle (ce qui, étant donné la signification du terme union, doit être considéré comme une contradiction de fait). La zone euro, tout comme le marché unique, est conçue comme une union d’États qui sont en concurrence les uns avec les autres exactement comme le seraient des entreprises (Troost et Hersel, 2012).

5Cette construction s’est déjà avérée hautement problématique pour le marché unique, notamment parce que dans le cadre réglementaire où s’inscrit la concurrence, les normes sociales n’ont pas du tout la même importance que la libre circulation des capitaux. Mais pour l’union monétaire, cela équivaut à une clause éliminatoire. Sans, entre autres, des principes communs en matière de fiscalité, quelques formes de mutualisation ou de gestion conjointe de la dette, des initiatives d’investissement conjointes, y compris des transferts entre les régions les plus fortes et les plus faibles sur le plan économique – en résumé : sans structures étatiques centrales qui se sont avérées être, de par notre histoire économique passée, des conditions indispensables à une union monétaire –, on doit s’attendre à ce que les différences existantes en matière de performances économiques entre les États participants ne fassent que s’accroître plutôt que diminuer. En fait, comme cela a été démontré au cours de la première décennie de l’UME, la construction de l’union concurrentielle entre un cœur industriel central axé sur les exportations et les excédents d’une part et des pays périphériques largement dépendants des importations financées par des crédits extérieurs d’autre part a généré une dynamique d’accroissement des déséquilibres au sein de l’UE (Horn et al., 2009 ; EuroMémorandum, 2011).

6Jusqu’à la crise financière internationale, la croissance économique de la Grèce, de l’Espagne et de l’Irlande dépassait la moyenne de la zone euro et tout semblait aller pour le mieux. Mais cette illusion s’est évanouie dès lors que la conception défaillante de l’union concurrentielle n’a pu faire face à la tempête générée par cette crise. Alors même que la zone euro était au bord de l’éclatement en 2010, le « régime austéritaire » a été érigé comme un « ensemble de règles » devant être respectées à titre d’alternative à une punition par les marchés financiers (et pour être précis, c’est justement le respect scrupuleux de cet « ensemble de règles » qui a été au centre du conflit concernant la Grèce en 2015). Consécutivement à une série de décisions émanant des institutions européennes (pacte fiscal, Six-Pack ou paquet sur la gouvernance économique, Two-Pack, etc.), la nouvelle gouvernance économique dans le cadre du semestre européen a pris forme (Leschke et al., 2015 ; Schulten et Müller, 2015). Les soi-disant « plans de sauvetage » visant certains États membres périphériques étaient liés à la mise en œuvre la plus stricte de ce que l’ancien président de la commission, José Manuel Durão Barroso, appelait une « révolution silencieuse » et un « bond en avant de la surveillance économique en Europe » (EUobserver, 2011).

7Le premier axe prédominant de la « surveillance économique » est la « consolidation des finances publiques » au travers des politiques d’austérité. Cela passe principalement par une réduction des dépenses ; la part des recettes, en revanche, ne reçoit que peu d’attention, à l’exclusion des taxes à la consommation (régressives). Les mesures d’austérité tendent à se focaliser sur les soins de santé, les services sociaux, les retraites et les investissements en matière d’infrastructures (OCDE, 2012, p. 41, 52ff). Cette focalisation sur le déficit public et la dette est d’autant plus remarquable qu’elle fait suite à une série d’événements : tout d’abord la crise est survenue, puis la dette publique a augmenté rapidement. Cette dernière a résulté en grande partie non pas des plans de relance et de l’augmentation des dépenses sociales, comme cela avait été le cas lors des crises précédentes, mais du sauvetage du secteur bancaire privé. À titre d’exemple, en Allemagne le ratio dette publique/produit intérieur brut (PIB) est passé de 60 % à 80 %, dans une très large mesure du fait du sauvetage des banques (Bundesministerium der Finanzen, 2012). Ainsi, en un tour de passe-passe extraordinaire, l’effet a été déclaré comme étant la cause et la victime comme étant l’auteur.

8Combinée avec une politique d’austérité, une dévaluation interne constitue le second élément fondamental de la politique de crise de l’UE. Parallèlement à la politique budgétaire, les « réformes structurelles destinées à améliorer la compétitivité » sont au cœur du soi-disant « tableau de bord » avec lequel la Commission européenne surveille le développement économique des États membres. Dans ces pays avec lesquels la troïka européenne a conclu le « mémorandum d’entente », il a été possible d’imposer ces « réformes structurelles » de façon « uniforme ». À titre d’exemple, concernant la négociation collective, l’objectif explicite a été une « réduction globale du pouvoir des syndicats en matière de fixation des salaires » par la réduction du taux de couverture des conventions collectives (notamment en modifiant les règles d’agrément des conventions collectives), par la décentralisation des systèmes de négociation collective (notamment au moyen de l’introduction ou de l’expansion des possibilités de dérogation aux conventions collectives de la zone euro au niveau des entreprises et de la négociation d’accords distincts au niveau des entreprises), et par l’abaissement des salaires minimum fixés par la loi ou par convention collective (Commission européenne, 2012, iii f., 51, 104). Ainsi, Pochet et Degryse (2012, p. 217) font une remarque intéressante lorsqu’ils résument ainsi la situation : « Les politiques sociales, dans leur acception la plus large, sont aujourd’hui conçues et ciblées comme les principales variables d’ajustement de l’UME. »

9Dans ce qui suit, je réalise un bref examen des effets du « régime austéritaire » observables à ce jour.

La dérive des continents

10Le critère le plus important et le plus courant pour éclairer le succès du « régime austéritaire » est celui de ses effets sur la croissance du PIB. Jusqu’à fin 2014, selon les données d’Eurostat, le PIB avait retrouvé, voire dépassé, son niveau d’avant-crise dans seulement une minorité de pays de la zone euro. Dans les pays dits « périphériques », le PIB avait chuté bien davantage encore que la moyenne de la zone euro, le cas le plus dramatique étant la Grèce, où la cure d’austérité appliquée était la plus sévère. Comme l’ont soutenu également, il est intéressant de le noter, de grands économistes du Fonds monétaire international (Blanchard et Leigh, 2013), la politique d’austérité a généré pour de nombreux pays de la zone euro une récession plus grave et plus longue.

11Deuxièmement, et de façon évidente, plus la récession est profonde et longue pour un pays donné, plus le taux de chômage est élevé. L’éditorialiste Martin Wolf du Financial Times (2013) le résume ainsi : « L’austérité a échoué. […] L’austérité ne peut pas tuer l’économie. Mais elle peut infliger beaucoup de souffrances et de gaspillages inutiles. L’austérité est un traitement qui aggrave la maladie. »

12Troisièmement, ironie du sort, cette politique a même échoué à atteindre l’objectif indirect d’abaissement du ratio dette publique/PIB. Comme l’ont démontré Grauwe et Ji (2013), il existe une forte corrélation entre la réduction des dépenses publiques et la baisse du PIB. Sachant que le coefficient multiplicateur est resté supérieur à un au cours des dernières années, on peut en déduire que plus les mesures d’austérité sont drastiques, plus l’augmentation du ratio dette publique/ PIB est rapide.

13L’obsession visant à combattre la crise en réduisant le déficit public et la dette a provoqué une spirale négative particulièrement calamiteuse car la politique d’austérité implique des effets négatifs sur la répartition de la richesse. L’augmentation des inégalités en matière de revenus figurait parmi les principaux changements structurels dans la plupart des pays de l’UE au cours des deux ou trois décennies précédant la crise (OCDE, 2011 ; Ballarino et al., 2012). Cette modification était indissociable d’une augmentation des inégalités en matière de répartition de la richesse, ce qui, du coup, rejoignait la tendance au remplacement progressif de l’impôt sur le patrimoine et les hauts revenus par des emprunts contractés par les administrations publiques (Piketty, 2013 ; Streeck, 2014). Des analyses critiques ont présenté cet élément comme l’une des causes principales de la crise financière internationale, parce que les bénéfices et les revenus du capital en augmentation, stimulés par la déréglementation des marchés financiers et parfois accompagnés d’une dette privée plus élevée et d’une baisse des taux de croissance économique à long terme, étaient de plus en plus réinvestis dans des catégories d’investissement spéculatives (Foster et Magdoff, 2009). La crise de 2008/2009 a impulsé un nouvel élan à cette tendance dans la plupart des pays, après une brève période de baisse des profits (OCDE, 2013). Par voie de conséquence, les effets combinés de l’austérité et des politiques de déréglementation du marché du travail ont exacerbé le problème de base. Les pays de la zone euro les plus affectés par la crise ont dû faire face à des baisses particulièrement sévères de la part du revenu du travail en pourcentage du PIB depuis 2009 (ILO, 2015, p. 12).

14Cette suite d’événements a donné naissance à un processus qui peut être décrit comme une « dérive des continents » en Europe, sur les plans économique comme politique. En fait, si l’on prend chaque pays individuellement et si l’on considère leurs développements respectifs dans le contexte actuel, on réalise à quel point l’obsession visant à réduire les dépenses publiques et à faire baisser les coûts salariaux, véritable pivot de la nouvelle gouvernance en matière de politique économique au sein de l’UE, fait obstruction à la réorientation urgente des modèles de développement socio-économique des États membres.

15Cette observation est importante car les critiques liées aux « réformes structurelles » mises en avant par le « régime austéritaire » ne doivent pas aboutir à la conclusion selon laquelle, surtout dans les pays les plus touchés par la crise, il n’est pas nécessaire de faire des réformes. Au contraire, chaque pays est affecté de façon spécifique, le rendant ainsi vulnérable à la crise. Le remède universel étant prescrit à ces pays depuis 2010, cependant, ne présente aucun lien quel qu’il soit avec la nature spécifique de la maladie. Cela entraînera au mieux un retard de la reprise.

16Pour prendre l’exemple le plus évident, le développement économique de la Grèce était largement considéré comme un modèle de réussite au cours des premières années de l’union monétaire (pour ce qui suit, voir Karamessini, 2015, p. 102 ff.). Jusqu’à 2008, l’économie grecque affichait des taux de croissance du PIB et de la productivité élevés. On accordait moins d’attention aux défauts liés à ce modèle, tels que la faible croissance du marché de l’emploi, les forts taux de chômage des jeunes et des femmes, la segmentation prononcée du marché du travail, la précarité du statut juridique et des conditions de vie des migrants, les fortes inégalités en matière de revenu et les taux de pauvreté élevés (notamment en raison du caractère redistributif inapproprié du système de prélèvements et de prestations) ainsi que la croissance galopante du déficit de la balance des comptes courants. Finalement, ce fut le fort endettement de l’État grec qui se révéla être le talon d’Achille de ce modèle. Il résultait de l’effet cumulé d’un déficit public contracté de longue date, produit « de l’évasion et la fraude fiscales structurelles au niveau des sociétés et des travailleurs indépendants ; des avantages fiscaux concédés aux banques, au capital maritime, à l’Église de Grèce, aux professions libérales, etc. ; ou encore des allégements fiscaux octroyés au capital et aux hauts revenus depuis 2000. […] Côté dépenses, la dette souveraine résultait de l’effet cumulé des dépenses militaires excessives ; du coût du sauvetage des sociétés privées endettées dans les années 1980 et, plus récemment, des banques ; de la corruption massive des fonctionnaires provoquant une surtarification des travaux publics et des marchés publics » (Karamessini, 2015, p. 105). Dans le même article, l’auteur résume de façon lapidaire : « En ce qui concerne la corruption, elle doit être considérée comme une composante essentielle de ce modèle économique plutôt que comme un obstacle à une économie libérale. »

17Le plus intéressant à propos de ces soi-disant programmes de sauvetage est qu’il n’a pratiquement pas été tenu compte de ces défaillances structurelles profondément enracinées. Il est vrai, le manque d’efficacité de l’administration fiscale a parfois fait l’objet de certaines mesures, mais comme l’illustre le destin bien connu de la liste Lagarde, aucune pression n’a été exercée sur les autorités publiques en vue de remédier à cette situation. La pression a été concentrée sur d’autres problèmes, tels que la réduction drastique des dépenses concernant la Sécurité sociale en général ainsi que les services médicaux en particulier, la démolition de la structure de négociation collective, la réduction substantielle du salaire minimum légal, ou encore, dernier élément mais non des moindres, les privatisations réalisées quels que soient leurs bénéfices pour les finances publiques. Ces programmes ont précipité le pays dans un cercle vicieux d’« austérité – récession – austérité », provoquant la plus grande dépression économique survenue en Europe, des taux de chômage historiquement élevés, l’appauvrissement de larges couches de la société grecque et aboutissant, ironie du sort, à un ratio dette publique/PIB jamais atteint auparavant. Par conséquent, le rééquilibrage des comptes courants, largement plébiscité, reflète davantage la chute des importations liée à l’effondrement du marché intérieur que l’accroissement de la compétitivité internationale.

18Il convient de noter que la Grèce ne représente qu’un exemple parmi d’autres, même s’il s’agit probablement du plus dramatique, de l’approche unique conforme à la logique des principes néolibéraux d’austérité, de privatisation et de déréglementation des marchés du travail et de la production. L’absence totale de focalisation sur les défauts structurels existants, lesquels doivent être résolus par une quelconque stratégie visant le renouveau économique des pays frappés par la crise, peut également être illustrée par l’exemple de l’Espagne. Alors qu’il ne faisait pas partie des programmes de la troïka, ce pays a fait l’objet d’une surveillance spécifique imposée par la Commission européenne au cours des dernières années, suivant un plan de sauvetage spécifique destiné aux banques espagnoles. Ici aussi, les réductions substantielles des dépenses de la protection sociale et en matière d’éducation publique, la promotion massive de la fourniture privée de services éducatifs et médicaux, ainsi que le démantèlement à grande échelle des institutions de négociation collective et des normes de travail (pour ces dernières, voir Schulter et Müller, 2015) ont constitué le cœur des soi-disant réformes structurelles qui ont débuté en 2010 et ont été renforcées avec une vigueur particulière depuis 2012. Banyuls et Recio (2015, p. 65) analysent cette approche comme une « colonisation économique interne » qui inclut, d’une part, une « reprise du modèle méditerranéen, car la plupart des réductions visent à transférer les charges sociales aux familles, notamment aux femmes, afin de combler les vides créés par le manque de prestations publiques », et d’autre part, la mise entre parenthèses de toute dynamique favorable au changement technologique et à l’innovation des produits. Ses « résultats les plus tangibles à court terme », tels que récapitulés par Banyuls et Recio (2015, p. 66), « incluent le maintien d’un taux de chômage très élevé et l’augmentation des inégalités et de la pauvreté ; l’expansion de l’économie informelle ; la détérioration des services publics ; ainsi que la poursuite de la récession ; ce qui s’apparente davantage à l’expérience vécue par de nombreuses sociétés d’Amérique latine affectées par des plans d’ajustement plutôt qu’au modèle d’Europe centrale que l’Espagne a passé des années à essayer d’imiter ». À plus long terme, ces changements favorisent le renforcement d’un « modèle de production obsolète basé sur des salaires faibles et des emplois précaires, ce qui limite la possibilité de changement et favorise la reproduction de l’ensemble des problèmes qui ont traditionnellement affecté l’économie espagnole. Cela constitue un retour au schéma de croissance basé sur des prix et des salaires faibles, un modèle remplacé par le modèle d’Europe centrale et d’Europe de l’Est depuis les années 1990 » (Banyuls et Recio, 2015).

19De manière discutable, cette approche politique non viable des gouvernements faisant l’objet d’une étroite surveillance par la Commission européenne et surtout par l’Eurogroupe et le Conseil européen aurait une force bien moindre sans le gouvernement allemand dont la domination, en particulier au sein du Conseil européen, met l’accent (selon les normes de l’UE) sur la stabilité économique et fiscale de l’Allemagne de ces dernières années. Cette combinaison de domination à la fois politique et économique bénéficie d’une situation paradoxale que j’ai déjà expliquée plus en détail dans un article déjà publié (Lehndorff, 2015). La déréglementation du marché du travail allemand n’est pas la raison pour laquelle l’économie et le marché du travail ont résisté de façon aussi surprenante à la récession dramatique observée depuis 2008 et ont enregistré un développement relativement stable depuis le deuxième semestre de 2009 [3]. À l’inverse, avant la crise, ces évolutions ont considérablement accéléré les déséquilibres au sein de l’union monétaire en réduisant les salaires réels moyens (!) en Allemagne, ce qui a fortement stimulé la part des bénéfices dans le PIB allemand et favorisé l’emprunt massif auprès des débiteurs privés et publics des soi-disant pays périphériques de la zone euro. Les réformes Hartz, largement plébiscitées, accompagnées de certaines autres mesures d’affaiblissement des systèmes de protection sociale et de la fonction de redistribution du système fiscal, ont ainsi contribué indirectement, mais de façon décisive, à préparer le terrain pour le quasi-effondrement de l’euro à partir de 2010.

20À compter de 2008/2009, toutefois, des éléments fondamentaux précédemment radiés du modèle social pré-agenda 2010 [4] ont été réactivés, en particulier la préférence pour la flexibilité du travail en interne au niveau des sociétés, rendue possible par un « partenariat social » soutenu par des syndicats ayant repris confiance. En plus de cela, il s’est produit quelque chose que le reste de l’Europe avait attendu en vain durant la période précédente de croissance économique dynamique : les salaires moyens ont commencé à augmenter, notamment grâce au soutien public accru reçu par les syndicats dans le cadre de leur politique salariale. Consécutivement à cela, pour la première fois depuis le début de ce siècle, la croissance économique en Allemagne a davantage dépendu de son marché intérieur que de l’excédent (toujours important) de sa balance commerciale (Behringer et al., 2015). En résumé, le développement relativement stable de l’économie et du marché du travail allemands s’explique principalement par le fait qu’au cours des dernières années les effets néfastes de l’agenda 2010 sur le marché du travail ont commencé à s’infléchir.

21Le fait que le message contraire diffusé par le gouvernement allemand et les médias trouve une telle résonance est lié au succès international exceptionnel de l’industrie allemande, amplifié par une compétitivité reposant principalement sur la qualité des produits (plutôt que sur les prix). C’est précisément cette importance cruciale pour la reprise de la croissance, voire même pour le renouveau économique de beaucoup de pays, d’une approche centrée sur les produits de qualité que les approches politiques prévalentes en Europe mettent à mal. Ceci se fait par l’appauvrissement, la négligence, la déqualification et même l’exil de sa ressource individuelle la plus importante, à savoir la main-d’œuvre et les capacités humaines. Cette vision critique s’applique également aux soi-disant « modèles de réussite » tels que l’Irlande et sa récente croissance du PIB (Wickham, 2015). Aucun des problèmes ayant conduit les pays périphériques de l’Europe à la crise n’a été traité, sans même parler d’être résolu, par la mise en œuvre de la nouvelle gouvernance économique de l’UE.

22Les dommages infligés aux cultures provoqués par cette approche ont commencé à déclencher des conflits politiques. Les bouleversements politiques en Grèce en ont été notamment à l’origine. Incontestablement, le défi le plus important auquel se trouvent confrontés les mouvements sociaux, les syndicats ainsi que les forces politiques non néolibérales est la façon d’aborder le « régime austéritaire » au niveau national comme à celui de l’UE. C’est ce défi que je vais aborder maintenant.

La dépendance réciproque des alternatives nationales et paneuropéennes

23Même si l’économie de la plupart des pays de la zone euro a retrouvé le chemin de la croissance, à plus long terme, la terre brûlée laissée par les politiques d’austérité ne se bonifiera pas si facilement, ce qui ouvre la voie à la prochaine crise. Dans le même temps, l’Europe reste enfermée dans sa démarche institutionnalisée de promotion de la compétitivité basée sur les prix par la concurrence entre les États. Dans le contexte de l’économie mondiale actuelle et face aux défis environnementaux qui nous attendent, cela ne présage pas d’un avenir plus écologique. Dans le cadre de la zone euro, on ne peut que se ranger au réalisme du jugement pessimiste de Joseph Stiglitz (2013) : « L’euro était censé apporter la croissance, la prospérité et un sens de l’unité à l’Europe. Au lieu de cela, il a apporté la stagnation, l’instabilité et la division. » Ce constat met en évidence le principal problème : la reprise économique du continent dépend de la « confiance des investisseurs » ou des « marchés ». Si cela n’inspire pas automatiquement confiance aux gens ordinaires, il existe une raison toute trouvée à cet état de fait : les problèmes sociaux et économiques sont expliqués en tant que problèmes nationaux plutôt qu’à titre de problèmes sociaux.

24En fait, les problèmes économiques et sociaux non résolus, étiquetés en tant que défaillances nationales, peuvent uniquement être traités dans le cadre des conflits d’intérêt sociaux au sein des États nations et non pas en attisant les égoïsmes nationaux entre États. Les modèles de développement économique d’un nombre considérable de pays européens se sont avérés non viables mais ils sont désormais supposés être revitalisés par un affaiblissement de la réglementation du marché du travail et de l’État social. Dans le même temps, les gouvernements des pays les plus robustes économiquement, avec lesquels avant la crise les pays les plus faibles avaient entretenu une symbiose malsaine, s’assurent que les règles du « régime austéritaire » sont bien respectées. Mais même pour les économies les plus robustes, ce régime devient un piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes, les empêchant du même coup de traiter leurs propres problèmes, tels que le sous-investissement chronique dans les infrastructures publiques en Allemagne. Ainsi, les participants de cette union concurrentielle sont liés les uns aux autres principalement par des problèmes plutôt que par un soutien mutuel bénéfique pour tous. Cette dynamique, à son tour, renforce la montée des égoïsmes nationaux favorisant ainsi l’émergence dans certains pays des mouvements ou des partis nationalistes d’extrême droite. Plus les droits démocratiques et les avancées sociales sont menacés ou restreints au nom de l’« Europe », plus le cercle vicieux conduisant de plus en plus de personnes à percevoir l’Europe comme une menace davantage que comme une promesse s’étend/s’approfondit.

25Parce que tous les États membres sont au fond du trou et que leurs gouvernements, sous la tutelle du gouvernement allemand, jouent au chacun pour soi, liés par des accords en vertu de la législation européenne, la vision selon laquelle une réforme progressiste de la législation de l’UE et de l’union monétaire n’est pas faisable dans un proche avenir gagne du terrain parmi les opinions critiques. Des tentatives visant à éluder les avancées sociales enregistrées notamment au cours de la seconde moitié du xxe siècle dans le cadre de l’État nation sont encore possibles, mais uniquement dans un tel cadre. Wolfgang Streeck (2014, p. 218, 223 et 256) a exprimé cette résignation de façon catégorique, en déclarant qu’une « opposition constructive est impossible […] Pour le moment, toute opposition à l’état de consolidation [budgétaire] ne peut s’apparenter à autre chose qu’à jeter du sable dans les engrenages de l’austérité capitaliste et des discours qui lui sont associés ». Ce qu’il convient de faire, même s’il ne s’agit que d’une « solution de second rang », de l’avis de Streeck, c’est utiliser les institutions établies historiquement ainsi que la « démocratie résiduelle dans les États nations » comme « une pierre d’achoppement sur la pente descendante menant à un marché unique purgé de démocratie » (Streeck, 2014, p. 163, 189).

26Une telle expérience remonte très loin et, pour l’heure, la stratégie se limite à la défense des acquis de l’État nation. Cette stratégie, pour des raisons évidentes, prévaut en Europe du Nord. Le défi à relever peut être illustré de façon claire par l’exemple des syndicats qui, dans ces pays, se focalisent uniquement sur la défense des droits acquis par le passé à tel point qu’ils se désintéressent bien souvent de la politique européenne. Ils ont sans aucun doute un certain nombre de succès à leur actif à cet égard ; néanmoins, leurs ressources en matière de pouvoir ont été rognées et leur influence diminue graduellement (Dølvik et al., 2015). Des expériences comparables amènent le syndicaliste allemand Hans-Jürgen Urban (2015, p. 288) à la conclusion selon laquelle l’influence des syndicats s’exercera mieux en élaborant une capacité à jouer le rôle « d’acteur constructif mais doté d’un pouvoir de veto », au sens où, dans la mesure où il existe encore, ce pouvoir de veto « est utilisé non pas pour préserver le statu quo mais pour contribuer à la reconstruction d’un modèle de développement socio-économique ». Il considère ceci comme un défi essentiel pour les syndicats dans le cadre de la crise européenne. En d’autres termes, pour relever ce défi, il convient de commencer par des idées ou des projets de réforme concrets portant sur la réorientation du modèle de développement socio-économique dans son propre pays. Il s’agit de la base requise pour la mise en œuvre d’une réorientation au niveau européen. L’incertitude généralisée concernant la façon dont ce double challenge peut être traité est ce qu’il appelle la « lacune stratégique » des syndicats en matière de politique européenne.

27Les syndicats, qui jouent un rôle de « pierre d’achoppement », sont loin d’être les seuls ni même les plus actifs opposants au démantèlement des acquis des États nations. Quiconque cherche à se renseigner sur l’opposition populaire (dans les pays les plus durement frappés par la récession) à la politique de crise des différents gouvernements et de l’UE au cours des dernières années d’une manière générale, ainsi que sur les activités des réseaux sociaux et des mouvements de protestation en particulier, sera impressionné sur les plans politique et humain par le courage et la résistance affichés par ces opposants. Il convient de mentionner les cliniques autogérées pour les nombreuses personnes n’ayant pas accès au système de santé public en Grèce, la désobéissance civile généralisée contre les expulsions en Espagne. Citons aussi, des mois durant, les manifestations, les pétitions et les grèves contre la privatisation de six cliniques madrilènes, qui ont permis, pour l’heure, un recul du conseil municipal. Le succès des coalitions liées aux mouvements sociaux lors des élections locales dans de nombreuses villes espagnoles met en lumière la crise profonde des forces politiques traditionnelles en Espagne qui continuent de représenter ou de soutenir l’approche politique d’austérité prévalente.

28Cependant, Banyuls et Recio (2015, p. 66) attirent également l’attention sur un problème crucial : « Bien qu’il existe d’importants mouvements sociaux opposés aux politiques gouvernementales, ils se focalisent sur des aspects concrets et ne proposent aucune alternative claire aux politiques austéritaires et libérales. Ni les partis d’opposition ni les syndicats n’offrent de programmes substantiels proposant de nouvelles voies de développement. Étant donné l’absence de toute alternative politique crédible à la politique néolibérale de réduction des dépenses et de déréglementation du marché du travail, cette dernière option peut apparaître comme la seule réponse réaliste à la crise. » Mais le paysage politique évolue rapidement en Espagne et il en a été de même en Grèce où l’agenda initial du gouvernement dirigé par le parti Syriza incluait « une stratégie de croissance permettant un ajustement budgétaire par l’intermédiaire d’une hausse des revenus imposables et une réforme drastique de la fiscalité et faisant appel aux excédents fiscaux primaires et au financement externe (en provenance de l’UE et d’autres sources) destinée à la réduction de la pauvreté et à l’investissement public » (Karamessini, 2015, p. 123 sf.). Pourtant, le même auteur souligne également que lesdites approches non néolibérales ne peuvent être mises en œuvre que si la politique de crise actuellement menée dans l’UE est au moins infléchie et que les programmes de réforme nationaux sont d’une certaine ampleur. Cette mise en garde s’est avérée être cruciale car, après moins d’un semestre de rudes conflits, le gouvernement grec a été contraint d’accepter un autre programme d’austérité rigoureux. Ainsi, l’expérience grecque démontre combien l’interconnexion entre les agendas de réforme progressistes développés au niveau national et le soutien mutuel entre les pays au niveau de l’UE est devenue étroite aujourd’hui. Il faudra plus d’un pays pour obtenir davantage de marge de manœuvre en matière de réformes non néolibérales au niveau de l’UE.

29Compte tenu de cette expérience, du nouveau débat que cela a généré concernant la possibilité d’une Europe sociale et de la cage d’acier de « règles » régissant l’union monétaire, il est utile de rappeler que la remise en question et l’érosion des acquis sociaux du capitalisme d’après-guerre a commencé bien avant l’adoption de l’euro. Les réglementations et les institutions créées dans ce cadre ont accru la pression, mais elles ne l’ont pas créée. Il ne faut pas oublier non plus qu’aucune tentative n’a été faite en Europe, depuis les toutes premières années de mandature de François Mitterrand en France, pour ouvrir la voie à une alternative au néolibéralisme au niveau national. Reprendre la proposition résignée de se borner à jeter du « sable dans les engrenages » reviendrait littéralement à déployer des efforts épuisants pour préserver les droits acquis précédemment. La seule façon d’éviter un tel dilemme est d’aller de l’avant. La différence avec les décennies précédentes est que cela devient de moins en moins possible dans le cadre de l’État nation. S’il suffisait au xxe siècle d’évoquer la mondialisation pour expliquer la portée de ce défi – la tentative rapidement avortée faite en France au début des années 1980 le justifie –, en Europe, aujourd’hui, la rapidité de l’intégration économique et le resserrement toujours plus fort des liens imputables à la gouvernance autoritaire signifient qu’il n’est plus question d’ignorer la dépendance réciproque au-delà des frontières nationales. Quiconque recherche une réponse à cela doit être suffisamment réaliste pour accepter qu’en Europe, aujourd’hui, deux éléments marchent main dans la main. Au niveau national, il faut une pression massive pour la mise en œuvre de projets de réforme, de telle sorte que les conflits inévitables au niveau européen puissent suivre leur cours et que les blocages en vigueur puissent être surmontés, permettant ainsi la réalisation des projets de réforme nationaux.

30On peut objecter que les traités européens l’interdisent ou que, quoi qu’il en soit, l’équilibre des pouvoirs politiques au sein de l’UE l’exclut tout à fait. En ce qui concerne les traités, cela n’est que partiellement vrai, parce que les programmes d’action immédiats – tels que la proposition d’un « plan Marshall pour l’Europe » laborieusement élaborée par la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerkschaftsbund, 2012) – abordent de façon détaillée les options de mise en œuvre dans le cadre des institutions existantes. Il en va de même pour le « programme pour l’emploi » présenté par la Fédération syndicale italienne (CGIL, 2013), qui démontre la marge de manœuvre possible pour réformer dans le cadre de l’État nation italien. Mais dès que les problèmes plus fondamentaux de la zone euro, au-delà des programmes d’investissement, sont concernés, comme suggéré par les économistes critiques, y compris Joseph Stiglitz (2013), le Groupe EuroMemo (EuroMémorandum, 2015) ou le collectif des « économistes atterrés » (2011) en France, les barrières juridiques érigées au niveau de l’UE deviennent immédiatement visibles. Par exemple, les décisions du Conseil européen concernant la surveillance de la politique budgétaire et économique nationale sont bien ancrées formellement dans les textes et sont difficiles à modifier ou à renverser. Sans parler d’ambitions encore plus grandes, comme la mise en œuvre d’euro-obligations ou, plus encore, l’ancrage d’une charte sociale dans les traités européens ayant le même statut juridique que les libertés économiques. Mais quiconque souhaite un changement progressiste ne doit pas se restreindre à ce qui est possible ou non dans le cadre des institutions existantes. Il doit au contraire considérer la façon dont une dynamique politique peut être enclenchée afin d’élargir le champ des possibles par rapport à ce qui était faisable précédemment. Ce n’est que de cette façon que les institutions peuvent être modifiées, au niveau des États comme de l’UE. Ainsi, ce qu’il convient de préconiser éventuellement est de penser moins en termes d’institutions existantes et davantage en termes de processus politiques permettant finalement de réformer ces institutions.

Conclusion

31L’approche politico-économique dominante de l’UE repose sur le postulat selon lequel la réduction de la dette publique est essentielle à toutes choses : à court terme, c’est la condition préalable nécessaire pour mettre fin aux attaques spéculatives visant les obligations d’État des pays « en danger » ; à court et moyen termes, il est nécessaire de fournir les « gages de confiance » requis pour ouvrir la voie à la reprise économique ; enfin, à moyen et long termes, c’est la seule façon d’éviter que « nos enfants et petits-enfants paient l’addition du fait que nous avons vécu au-dessus de nos moyens ». Par conséquent, une fois encore, « il n’existe pas d’alternative » (There is no alternative – TINA). Cette focalisation globale sur la dette publique implique que la victime soit déclarée coupable. La dette publique s’est envolée en 2008 et les années suivantes à la suite de la socialisation des pertes privées du secteur financier après l’explosion des bulles financières. Ces dernières ont symbolisé la croyance largement répandue selon laquelle les marchés ont, en définitive, toujours raison ; la politique publique étant contrainte de suivre leurs signaux (et de payer les pots cassés en cas de problème). Ainsi, l’adoption de la politique d’austérité au sein de l’UE et de façon plus stricte dans la zone euro reflète le fait que « les fondamentalistes du marché libre avaient tort depuis le départ, mais qu’ils dominent malgré tout la scène politique plus que jamais aujourd’hui ». Paul Krugman (2010), qui est l’auteur de cette déclaration, a appelé cela l’« étrange triomphe des idées erronées ». Ses résultats ont été désastreux pour de nombreuses personnes, étant donné la récession accrue et prolongée, pour ne pas parler de dépression, traversée par certains pays avec des niveaux élevés de chômage (en particulier pour la jeunesse), un affaiblissement des normes de travail et de la protection sociale, ainsi qu’un accès réduit aux prestations sociales de base telles que les soins de santé.

32Le problème spécifique à l’UE et en particulier à son union monétaire est que, depuis le début des années 1990, la structure institutionnelle qui a été établie donne systématiquement le feu vert aux politiques néolibérales, mais oppose un feu rouge ou au mieux un feu orange aux normes sociales ainsi qu’au soutien réciproque et à la convergence des économies nationales. Toutefois, comme cela a été démontré depuis 2010, la structure de la zone euro en tant qu’union concurrentielle repose sur des contradictions au niveau des fondations mêmes de l’union monétaire qui referont surface encore et encore, provoquant de nouvelles crises. Le renforcement du « régime austéritaire » qui a constitué la réponse à ce défi ne peut à ce jour résoudre le problème et continuera de contribuer à aggraver la perte de confiance des citoyens de l’UE dans l’avenir d’une Europe démocratique et sociale. Il est devenu plus qu’évident que ce défaut de conception ne peut être réformé sans de violents conflits, crises et schismes, et il faudra encore beaucoup de temps avant que les obstacles à la réforme ne soient surmontés. Ainsi, il est raisonnable de penser que la crise européenne ne fait que commencer.

33Il est plus que probable que l’élan pour un tel processus de réforme, aussi pénible soit-il, provienne une fois encore des pays dont le désir de mettre fin au « régime austéritaire » et d’imposer une réorientation sociale, économique et environnementale est si fort qu’un conflit avec Bruxelles, Berlin et les autres centres de pouvoir deviendra inévitable. Une « opposition constructive » au niveau de l’UE reposera en définitive sur une « opposition constructive » au niveau des États individuels. Cela aboutit au dilemme selon lequel, pour le moment, l’élan viendra des États membres économiquement faibles, alors qu’il est difficile d’imaginer qu’un tel élan pour l’Europe émane de l’Allemagne. Deux choses sont certaines, cependant : tout dépend de la façon dont l’impulsion émanant des autres pays est perçue en Allemagne, mais les femmes et hommes politiques allemands, à leur tour, ne peuvent s’accrocher à leur défense rigide du « régime austéritaire » que s’ils sont soutenus par leur sage voisin outre-Rhin. Donc, si les syndicats et les autres forces opposés au néolibéralisme en France et en Allemagne cherchent un moyen de favoriser la solidarité européenne, c’est le resserrement de la communication et de la coopération entre les gauches (au sens large du terme) de ces deux pays constituant le cœur de l’UE qui doit requérir toute leur attention.

Notes

  • [1]
    C’est-à-dire le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG).
  • [2]
    NDT : en allemand die Schuld signifie à la fois « dette » et « culpabilité ». L’expression à connotation morale Schulden-Sünder, très courante dans le débat public sur ces questions, désigne les pays qui se sont endettés à l’excès.
  • [3]
    Herzog-Stein et al., 2013 ; Bosch, 2014 ; Knuth, 2014 ; pour une analyse approfondie en français, voir Duval, 2013.
  • [4]
    NDT : l’agenda 2010 est le programme de réformes néolibérales mis en œuvre à partir de 2003 par la coalition formée par le parti social-démocrate allemand (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) et le parti Les Verts, à l’époque au pouvoir en Allemagne.
Français

À première vue, les tensions les plus vives liées au processus de crise semblent s’être apaisées. Dans le même temps, pourtant, les politiques d’austérité qui prévalent ont renforcé les problèmes économiques et sociaux dans de nombreux pays. Il y a en Europe une dérive du continent du point de vue du développement économique et social. Il en va de même pour la situation politique. C’est le concept même de construction de l’union monétaire et du marché unique européen, tel qu’il est énoncé dans le traité de Maastricht, ainsi que la mise en œuvre de politiques d’austérité et de déréglementation du marché du travail qui font apparaître, aux yeux d’un grand nombre de personnes, l’Europe comme une menace davantage que comme une réussite. L’argumentaire du présent essai consiste à dire qu’une sortie graduelle de cette crise chronique inhérente à l’Union européenne, plus particulièrement à la zone euro, n’est possible que si un changement de politique est amorcé dans certains pays, provoquant par la suite des réactions politiques en chaîne dans les autres pays et des perturbations au niveau de l’Union européenne. Dans le même temps, un changement de politique au niveau des pays individuels n’est, dans la plupart des cas, plus faisable sans obtenir un feu vert ou tout du moins une approbation au niveau des institutions européennes. Toutefois, ainsi que l’a démontré le conflit concernant la Grèce jusqu’à présent, la route est encore longue et semée d’embûches avant que l’équilibre politique du pouvoir en Europe ne permette une révision de l’approche politique prédominante.

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Steffen Lehndorff
Économiste (docteur en science politique) et chercheur associé à l’Institut Arbeit und Qualifikation (IAQ), université de Duisbourg-Essen, Allemagne.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/12/2015
https://doi.org/10.3917/rfas.153.0033
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