Introduction
1En 2010, l’économie grecque est entrée dans une crise structurelle profonde et multiforme, principalement caractérisée par un grand déficit fiscal, une dette publique colossale et une dégradation continuelle de la compétitivité du pays. Pour régler ce problème, le gouvernement grec a demandé à l’Union européenne (UE) et au Fonds monétaire international (FMI) d’activer un mécanisme d’aide, auquel sont venus s’ajouter une politique stricte en matière de revenus qui a réduit les salaires et traitements, l’augmentation des impôts directs et indirects ainsi que des prélèvements spéciaux, l’accroissement de la flexibilité du marché du travail et la réduction des dépenses publiques, notamment au niveau des retraites, des prestations sociales et de la santé.
2Dans ce contexte, l’application des politiques fiscale et salariale restrictives néolibérales imposées par les deux mémorandums d’entente FMI/UE/Banque centrale européenne qu’a signés la Grèce a entraîné l’aggravation de la récession, la destruction du tissu social, la dévaluation interne, l’abolition des droits sociaux et le démantèlement de l’État-providence, qui a affecté plus qu’en proportion les revenus faibles et moyens (Papadopoulos et Roumpakis, 2012 ; Petmesidou, 2013).
Effets économiques et sociaux de la crise financière et des politiques d’austérité en Grèce : la dévaluation interne
3Le produit intérieur brut (PIB) nominal est passé de 242,1 milliards d’euros en 2008 à 179,1 milliards d’euros en 2014. L’économie réelle est en récession depuis 2009 et le PIB s’est contracté de 26 % entre 2008 et 2014, principalement à cause de la baisse brutale des investissements et de la consommation publique et privée. Le ratio dette/PIB n’a cessé d’augmenter et est passé de 109,3 % en 2008 à 177,1 % en 2014. La balance globale du pays reste négative (entre 2009 et 2014, le taux de déficit annuel est passé de 3,5 % à 15,2 % du PIB). En outre, la période 2010-2014 a connu une augmentation de 1,6 % à 7,1 % du déclin annuel de la rémunération par salarié (autorité statistique grecque, 2015a).
4Les indicateurs sociaux se sont également dégradés. La baisse des traitements et salaires, l’augmentation des impôts directs et indirects, l’assouplissement et la déréglementation du marché du travail et la réduction des dépenses publiques ont des conséquences négatives sur les conditions de vie et de travail. Le taux d’emploi a quant à lui diminué de 48,9 % en 2008 à 38,1 % en 2014 et le taux de chômage est passé de 7,8 % en 2008 à 26,5 % en 2014. Environ 74 % des 1 274 400 personnes sans emploi connaissent un chômage de longue durée. En 2013, 28 % des Grecs étaient aux portes de la pauvreté avant les transferts sociaux et 23,1 % y étaient après les transferts sociaux, ce qui prouve l’inefficacité des programmes d’aide sociale. En outre, 35,7 % de la population était en danger de pauvreté ou d’exclusion sociale et 37,3 % était en état de privation matérielle. Les inégalités au niveau de la répartition des revenus ont également augmenté, le rapport interquintile de revenu (S80/S20) ayant atteint 6,6 en 2013 alors qu’il était de 5,9 en 2008. La population ayant les moyens de chauffer suffisamment son logement est passée de 76 % en 2008 à 38,1 % en 2013 (autorité statistique grecque, 2015b).
Dégradation de l’état de santé de la population grecque
5On a pu commencer à observer des tendances négatives au niveau de l’état de santé de la population grecque après le début de la crise économique qui touche le pays. Celles-ci ont été attribuées à la dégradation des conditions de vie et de travail indiquées ci-dessus (Kondilis et al., 2013 ; Kentikelenis et al., 2014). La part de personnes âgées, sans emploi, de retraités, de femmes au foyer et de personnes souffrant de maladies chroniques présentant un état de santé ressenti comme mauvais a augmenté depuis le début de la crise économique (Zavras et al., 2013 ; Vandoros et al., 2013). Selon les statistiques de l’UE sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC [1]), 9,4 % de la population totale et 26,7 % des personnes de plus de 65 ans percevaient leur santé comme mauvaise ou très mauvaise en 2008. En 2013, ces taux étaient respectivement de 10,5 % et de 29 %. Entre 2008 et 2011, la prévalence des pensées suicidaires et les tentatives de suicide enregistrées ont considérablement augmenté en Grèce (Economou et al., 2013a). Le taux de prévalence à un mois de troubles dépressifs majeurs est quant à lui passé de 3,3 % à 8,2 % (Economou et al., 2013b). Le taux moyen de suicide global a augmenté de 35 % entre 2010 et 2012 (de 3,37 à 4,56/100 000 habitants) (Rachiotis et al., 2015). L’analyse des données révèle que les événements liés à l’austérité en Grèce correspondent à une augmentation du nombre de suicides dans les statistiques (Branas et al., 2015).
6La Grèce est en outre sévèrement touchée depuis 2010 par différentes épidémies de grande ampleur, dont celle de la grippe qui entraîne une mortalité accrue pendant et après la période de pandémie, l’émergence et la propagation du virus du Nil occidental, l’apparition de foyers de malaria non importée et l’explosion du nombre d’infections par le virus de l’immunodéficience humaine chez les usagers des drogues par injection (Bonovas et Nikolopoulos, 2012). L’augmentation du nombre d’infections par le VIH déclarées parmi les usagers des drogues par injection (passées de 15 en 2010 à 522 en 2012 ; Centre hellénique de prévention et de contrôle des maladies, 2012), ainsi que celle des cas signalés de tuberculose au sein de la population grecque (passés de 261 en 2010 à 349 en 2012 ; Spala, 2014) suggèrent que la crise économique récente s’est traduite par une augmentation des comportements à risque au niveau individuel. Elle a également altéré les interventions de santé publique auprès des habitants en raison des disparités et difficultés socioéconomiques croissantes (chômage, pauvreté extrême, absence de domicile, stigmates, discrimination et isolement social), des contraintes budgétaires et des difficultés de financement des politiques de prévention et de soin (Paraskevis et al., 2013).
7L’indice de mortinatalité est en outre passé de 3,31/1 000 naissances vivantes en 2008 à 4,36 en 2010, soit une augmentation de 32 % (Vlachadis et Kornarou, 2013). Le taux de naissances vivantes a commencé à diminuer à partir de 2008, pour atteindre 10,45 pour 1 000 habitants en 2009, 10,15 en 2010 et 9,39 en 2011 (Simou et al., 2013). Ces évolutions mettent en exergue les problèmes graves liés aux obstacles dans l’accès aux services et aux programmes de soins de santé de qualité pour les mères.
8La crise économique et les politiques d’austérité ont également affecté la santé publique et la promotion de la santé et augmenté les facteurs de risque en matière de santé. Les politiques de promotion de la santé sont limitées, refrénant par la même occasion les initiatives en matière de prévention des maladies et de pratiques éducatives de promotion de la santé (Ifanti et al., 2013). L’étude des tendances en matière de comportements liés à la santé et aux facteurs de risque cardiovasculaires en Grèce avant, au début et pendant la crise financière indique que pendant la crise, la consommation de fruits et de légumes a diminué de façon alarmante, surtout chez les personnes dont le statut socioéconomique est peu élevé (Filippidis et al., 2014). L’augmentation du nombre de séjours à l’hôpital causés par des maladies cardiovasculaires pendant la crise financière est également inquiétante (Papadimitriou et al., 2014 ; Samentzas et al., 2014).
La santé à l’ère du « mémorandum d’entente » : les difficultés d’accès aux services
9Le mémorandum d’entente oblige la Grèce à maintenir des dépenses de santé publique inférieures à 6 % du PIB et des dépenses pharmaceutiques publiques inférieures à 1 % du PIB. L’imposition de restrictions au niveau des dépenses de santé publique et la baisse du PIB observée en parallèle depuis 2009 signifient que le secteur de la santé publique est amené à répondre aux besoins croissants de la population avec des ressources financières en baisse [2]. Entre 2009 et 2012, les dépenses courantes totales de santé ont été réduites de 5,5 milliards d’euros en Grèce (de 23,2 à 17,7 milliards d’euros). Au cours de cette même période, les dépenses courantes de santé publique ont diminué de 4,1 milliards d’euros (de 16,1 à 12 milliards d’euros). Par conséquent, le pourcentage des dépenses de santé courantes privées par rapport aux dépenses de santé totales est passé de 30,3 % à 31,7 % (autorité statistique grecque, 2014).
10La réduction des dépenses de santé s’est accompagnée d’une réduction de la couverture en services de santé pour la population. En raison du taux de chômage élevé et plus particulièrement de celui de chômage de longue durée, 2,5 millions ou 21 % de la population ne bénéficiaient pas de la sécurité sociale en 2014 (OCDE, 2014), alors qu’en 2009, la couverture d’assurance-maladie était de 100 % (OCDE, 2011). En outre, la fusion administrative des fonds d’assurance santé avec l’Organisation nationale pour la prestation des soins de santé (EOPPY) en 2011 a créé une gamme de prestations commune visant principalement à réduire les avantages auxquels ont droit les assurés. Certains examens coûteux ont notamment été supprimés de la gamme de prestations de l’EOPYY, tel que les tests de la réaction en chaîne de la polymérase ou les tests de dépistage de la thrombophilie. Des restrictions ont été mises en place pour les accouchements, le traitement de la thalassémie, celui de la néphropathie, etc. De plus, l’introduction en 2012 d’une liste négative de médicaments a entraîné la suppression du remboursement de différents médicaments. Des plafonds ont également été imposés aux activités des médecins sous contrat pour l’EOPYY, notamment au niveau des visites mensuelles des patients, ainsi que des prescriptions de médicaments, d’examens de diagnostic et de tests en laboratoire (Economou et al., 2015).
11Le droit d’usage est le troisième domaine de mesures appliquées, qui a augmenté la charge pour les citoyens et limite l’accès aux services de santé. En 2011, le droit d’usage est passé de 3 à 5 € dans tous les secteurs ambulatoires des hôpitaux publics et centres de santé, mesure qui a été supprimée en avril 2015. En 2012, le ticket modérateur a été augmenté pour les médicaments, et depuis 2014, les patients doivent payer 1 € supplémentaire pour chaque prescription émise par les services d’assurance-maladie. En outre, les appels pour prendre rendez-vous chez un médecin dans le cadre du Réseau national des soins de santé primaires ont été externalisés à des opérateurs téléphoniques privés, et sont facturés entre 0,95 € et 1,65 € la minute. Les patients hospitalisés subissant des opérations chirurgicales l’après-midi paient des frais supplémentaires allant de 24 à 72 euros. En août 2014, le ministère de la Santé a pris la décision d’autoriser les centres de diagnostic privés sous contrat avec l’EOPYY à appliquer un ticket modérateur pouvant dépasser le plafond officiel pour les tests de diagnostic hautement innovants tels que les radiographies ou les mammographies numérisées. Cette disposition a été abrogée en juin 2015. Le résultat de cette décision a été une charge supplémentaire pour les assurés, en particulier parce que l’augmentation des tickets modérateurs fut décidée de façon arbitraire par les prestataires de santé (Economou et al., 2015).
Conclusion
12Le système de santé grec n’était pas prêt à faire face aux difficultés imposées par la crise économique dans la mesure où il souffrait de problèmes structurels complexes (Economou et Giorno, 2009 ; Economou, 2010). Étant donné que l’instauration du système d’assurance-maladie date de 1983, on peut affirmer que la politique de santé grecque a été déterminée en fonction des opportunités du moment et que la position des partis politiques a empêché l’adoption de réformes cruciales. La crise économique aurait pu être un déclencheur externe et créer une dynamique de changement en décentrant la réflexion sur le système de santé (Economou, 2012). Cela ne réglerait cependant qu’une partie du problème. L’autre partie concerne la question de la direction des changements et l’accent à mettre sur la prestation de services efficaces, égalitaires et de qualité. Malheureusement, l’objectif principal des réformes de la politique de santé appliquées en Grèce après 2010 consistait à réaliser d’importantes économies horizontales en ne s’appuyant sur aucune étude et en ignorant des sujets aussi cruciaux que l’équité d’accès et le financement des services. L’avis des citoyens/patients et une élaboration d’un système de santé axé sur le patient ne faisaient pas partie du programme des politiques appliquées jusqu’à maintenant. Les efforts visant à faire face aux conséquences négatives de la situation économique actuelle et des politiques de santé instaurées dans le cadre de l’austérité dictée par la troïka sur l’accès aux services de santé étaient donc limités et inefficients. La couverture de santé allant jusqu’à deux ans dont bénéficient les personnes au chômage et qui est fournie par l’Agence nationale pour l’emploi est loin d’être efficace étant donné le pourcentage élevé de chômage de longue durée. Le programme de bons de santé mis en place en 2013 qui s’adressait aux personnes ayant perdu leur couverture d’assurance-maladie a eu un effet limité en raison de la limitation de la durée de la couverture (quatre mois) et des services fournis (trois visites chez un médecin ou dans un centre de diagnostic). Les livrets de pauvreté, qui permettent aux populations pauvres d’accéder gratuitement aux services de santé publique sont des moyens qui ont été testés mais peu utilisés en raison des procédures bureaucratiques et stigmatisantes (Economou et al., 2014).
13Afin de faire face à ce problème, une loi adoptée en 2014 fournit une couverture pour les soins ambulatoires et en hospitalisation ainsi que pour les médicaments à tous les citoyens grecs sans assurance, à tous les résidents légaux du pays sans assurance sociale ou assurance santé individuelle et n’ayant pas le droit de bénéficier des livrets de pauvreté ou ayant perdu leurs droits à l’assurance en raison de leur incapacité à payer leurs cotisations d’assurance sociale, ainsi qu’aux personnes à leur charge. On pensait que cette loi aurait des effets positifs, mais trois problèmes sont apparus. Le premier est la procédure stigmatisante pour bénéficier de l’accès aux services hospitaliers des personnes sans assurance, étant donné qu’un comité spécifique est chargé de valider le besoin d’hospitalisation du patient (alors que cette procédure n’existe pas pour les personnes assurées). Ensuite, la disposition de la loi prévoyant que les personnes non assurées doivent payer les tickets modérateurs a des conséquences négatives sur les personnes ayant besoin de médicaments étant donné leur situation économique difficile. Enfin, le ministère de la Santé n’a pas expliqué aux hôpitaux publics comment appliquer la décision ministérielle concernant l’hospitalisation des personnes sans assurance, qui se heurtent donc souvent à des obstacles administratifs injustifiés pour l’accès aux soins de santé en raison de la différence de traitement par les hôpitaux publics. Au moment de la rédaction de cet article, le ministère de la Santé est en train d’amender la loi en vigueur.
Notes
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[1]
NDT : EU-SILC, Statistics on Income and Living Conditions (statistiques de l’UE sur le revenu et les conditions de vie).
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[2]
L’utilisation des services a augmenté alors que le budget régressait. Toutefois, en l’absence de données adéquates quant à des facteurs tels que la qualité des services, il est impossible de savoir si le fait de répondre à ces nouveaux niveaux d’utilisation engendre une meilleure efficacité dans la fourniture des services, tout comme il est impossible de dire si les niveaux de soins fournis sont adaptés et appropriés et répondent aux besoins des patients (Economou et al., 2015).