Introduction
1Quelle que soit la manière dont peuvent être interprétés les événements récents liés au troisième plan de sauvetage grec adopté début juillet, il est indéniable qu’un désamour de plus en plus prononcé se creuse entre le monde du travail en général et l’Union européenne (UE). Le mouvement syndical européen s’en alarme depuis des années, mais a parfois l’impression de crier dans le désert. Sa conviction la plus profonde est qu’il ne peut exister aucune sorte de « construction européenne » sans une Europe sociale, comme condition préalable à l’intégration. Dans les lignes qui suivent, nous posons un premier diagnostic sur la crise actuelle dans les relations entre travailleurs et UE. De ce diagnostic, nous tenterons ensuite de voir comment il pourrait être possible de surmonter cette crise, c’est-à-dire de redonner une chance à l’Europe. À la condition d’une vision et d’un courage politiques renouvelés.
Diagnostic
2Certes, le cas de la Grèce est extrême, et à ce titre emblématique, mais il faut y voir l’un des marqueurs de l’amertume, voire de la colère des travailleurs contre l’Europe : ces dernières années, en Grèce comme dans la plupart des pays, l’Union n’a apporté que des mauvaises nouvelles sociales. Cela, non seulement aux travailleurs salariés, mais aussi aux ménages, aux jeunes et aux retraités. Elle a porté l’image d’une institution qui, pour le redressement et le sauvetage de banques irresponsables et des finances publiques plombées par la crise financière, exige saisies immobilières, réduction des pensions, gel des salaires, précarisation des emplois … Et, par là, déprime l’économie – stagnation, récession, déflation – envoyant au chômage en particulier les jeunes générations au nom desquelles sont prétendument menées les politiques d’austérité de « bon père de famille ».
3Tous les éléments du « modèle social » européen tant vanté ont été touchés par cette réponse européenne à la crise. Depuis six ans, les gouvernements sont appelés à mettre en œuvre des programmes de réformes structurelles. Mais ces réformes visent-elles à « refonder le capitalisme », comme l’avaient promis les dirigeants européens en 2008 ? À discipliner l’industrie financière ? À renforcer la solidarité budgétaire de la zone euro ou à lutter plus fermement contre la fraude et l’évasion fiscale – instituées en véritable système européen par les grandes entreprises ? Non. Ces réformes visent à réduire les prestations sociales, à geler les salaires, à revoir les systèmes d’indexation, à « assouplir » (version employeurs) ou « précariser » (version salariés) le marché du travail, à faciliter les licenciements, à réduire le champ de la négociation collective, à affaiblir le dialogue social, voire les organisations syndicales elles-mêmes directement. C’est ce que la commission Barroso avait officiellement nommé la « dévaluation sociale », qui viendrait se substituer aux dévaluations monétaires rendues, par définition, impossibles au sein de la zone euro.
4Aujourd’hui, six années de recul donnent un éclairage particulièrement cru sur le résultat de ces choix politiques, pour ne pas dire idéologiques : stagnation, récession, désinflation, effondrement des investissements, chômage, exclusion sociale, services publics exsangues, etc. Sur ces six longues années, les politiques de rigueur et d’austérité ne sont même pas parvenues à régler le problème de la dette publique ! Pourtant, des dirigeants politiques continuent de penser contre toute évidence que pour relancer le produit intérieur brut (PIB), il faut se serrer davantage la ceinture.
5Au-delà de cet incroyable échec politique, un seul instant de lucidité suffit pour comprendre qu’une Europe bâtie sur la dévaluation sociale n’entraînera jamais aucun soutien populaire. La colère anti-européenne des salariés, des jeunes, des ménages grecs n’est qu’un avant-goût de ce qui attend une élite européenne qui prétendrait transformer le projet européen de prospérité et d’amélioration constante des conditions de vie et de travail permettant leur égalisation dans le progrès (article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) en un projet de dévaluation sociale, de concurrence salariale et de dumping. Or, en l’absence de soutien populaire, aucun projet européen n’a la moindre chance de survie. C’est d’ailleurs sans doute ce qu’a laissé sous-entendre le président Jean-Claude Juncker en parlant de la « Commission de la dernière chance ». Comment pourrait-on croire qu’une intégration européenne qui mettrait les peuples en concurrence aurait le soutien de ceux-ci ; et en particulier de ceux qui risqueraient de perdre cette compétition ? Aux yeux du mouvement syndical, l’Europe sociale n’est pas une sorte de luxe que l’on pourrait s’autoriser « par beau temps » ; elle est une condition sine qua non du projet européen. Les dirigeants politiques et économiques nationaux doivent en être bien conscients s’ils veulent continuer à tirer profit de ce projet.
6Enfin, soulignons que l’Europe sociale n’est pas non plus le reliquat de revendications de « gauchistes » agrippés à leurs « droits acquis » ; on sait aujourd’hui que les modèles sociaux efficaces renforcent la compétitivité et le dynamisme économiques. Les études de Richard Wilkinson, Thomas Piketty, John Kenneth Galbraith, Florence Jaumotte (FMI) et bien d’autres ont montré que les pays dans lesquels les travailleurs sont bien organisés sont ceux qui connaissent davantage d’égalité. Or on sait aussi que les fortes inégalités, la précarité, les salaires indécents, le chômage et l’exclusion sociale affaiblissent l’économie d’un pays. Il semble donc que ce soit par pure idéologie que des forces politiques tentent d’affaiblir les organisations de solidarité, sans (vouloir) comprendre qu’un tel affaiblissement peut nuire à l’ensemble de la société. Donc à l’économie. Donc au PIB. Et donc, au final, aussi à la dette publique.
Europe sociale ?
7Quel est le contenu de cette « Europe sociale », condition sine qua non du projet européen ? Nul n’est besoin d’en réinventer les grands principes. Ceux-ci figurent pour l’essentiel dans le préambule du traité européen et chaque mot compte. Il s’agit d’assurer par une action commune le progrès économique et social des États de l’UE. Il s’agit d’assigner pour but essentiel à l’Europe l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples. Il s’agit de mettre en œuvre une action concertée en vue de « garantir la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence » (c’est nous qui soulignons). Il s’agit encore de renforcer l’unité des économies des États membres et d’en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées.
8C’est à cette Europe-là que le monde syndical européen est prêt à apporter un soutien critique. L’objectif est le progrès économique et social ainsi que l’amélioration des conditions de vie et d’emploi. Très concrètement, cela doit se traduire :
- dans un droit social européen au service de la loyauté de la concurrence ;
- dans la gouvernance économique au service de la stabilité de l’expansion et de l’équilibre dans les échanges ;
- dans la « démocratie sociale » au service de l’amélioration constante des conditions de vie et de travail.
Le droit social européen au service de la loyauté dans la concurrence
9Les droits des travailleurs et des syndicats sont soumis à des attaques sans précédent de la part de gouvernements et d’organisations d’employeurs. Si les traités européens valent davantage qu’un chiffon de papier, nous invitons l’UE à proposer une législation et des politiques pour assurer aux travailleurs de meilleures conditions de vie et de travail, l’égalité de traitement, la santé et la sécurité au travail, ainsi que la formation professionnelle, l’éducation tout au long de la vie et des systèmes de santé publique et de retraite décents pour tous.
10La Confédération européenne des syndicats (CES) a toujours soutenu la libre circulation au sein de l’UE. Mais les abus d’employeurs se multiplient, notamment au regard de la directive sur le détachement des travailleurs. Par exemple, des sociétés « boite aux lettres » sont créées par des entreprises d’Europe occidentale dans les pays d’Europe centrale ou orientale pour embaucher des travailleurs locaux et les détacher dans les pays à salaires plus élevés. Ces pratiques déloyales de concurrence sont totalement contraires à l’esprit du préambule cité plus haut. Ces abus doivent être identifiés et éliminés.
11Le droit social doit avant toute chose être au service d’une mobilité juste et loyale ; car ceci touche au plus près le citoyen ordinaire et le salarié européen. Il faut éviter que les salariés européens se regardent réciproquement comme des menaces, voire des ennemis. C’est pourquoi l’Union doit garantir le principe d’égalité de traitement ; elle doit, en cas de conflit, réaffirmer clairement la primauté des droits fondamentaux sur les libertés économiques. Le mouvement syndical européen demande l’adoption d’un protocole de progrès social européen, à joindre aux traités de l’UE, pour combattre le dumping social et réaffirmer, comme l’exige la Charte des droits fondamentaux de l’UE, que les droits fondamentaux prévalent sur les libertés économiques et doivent être respectés en toutes circonstances.
12Seul un droit social européen consolidé et renforcé peut assurer un socle commun (level playing field) dans lequel la concurrence entre entreprises peut certes jouer, mais avec des règles loyales au niveau social (ainsi qu’avec des règles fiscales et environnementales). Si la libre circulation devient synonyme de réduction des normes nationales, l’Europe ne fera pas long feu. Voilà la principale raison pour laquelle le monde du travail européen est tant attaché au droit social.
La gouvernance économique au service de la stabilité dans l’expansion
13Dans cet espace de mobilité juste et loyale rendu possible par un socle de droits sociaux, les travailleurs attendent une plus grande convergence économique et sociale, et cela grâce à une gouvernance économique améliorée.
14Aux yeux du mouvement syndical européen, le bon père de famille n’est pas celui qui plonge les jeunes générations au chômage ou dans la précarité au nom d’une austérité rédemptrice. Depuis la crise, les taux de pauvreté des jeunes ont augmenté non seulement dans les pays du sud mais aussi dans les pays du cœur de l’Europe ? comme en Allemagne.
15La gouvernance économique ne doit pas être au service de prétendus principes moraux à fonction essentiellement électoraliste, mais de la « stabilité dans l’expansion » de l’Europe et de la zone euro. À cette fin, il convient d’investir dans la transition juste, de créer les conditions pour une économie durable, des emplois utiles et de qualité. Il faut investir dans la prospérité et l’avenir des générations futures. Le plan d’investissement Juncker est le bienvenu, même s’il nous semble encore manquer d’ambition.
16C’est dans cette même optique que la Confédération européenne des syndicats a proposé, dès novembre 2013, un « plan pour l’investissement, une croissance durable et des emplois de qualité ». Concrètement, il s’agirait de fixer un objectif d’investissement annuel de 2 % du PIB européen pendant 10 ans. Ce plan incorporerait un élément de solidarité (les pays les plus riches et les plus solides étant appelés à contribuer davantage) et de transition juste vers un modèle économique bas carbone : transformation d’énergie, réseaux et infrastructures de transport, éducation et formation, rénovation urbaine, logements adaptés pour personnes âgées, gestion durable de l’eau, etc. Le financement s’effectuerait par l’émission d’obligations européennes à long terme avec des taux d’intérêt relativement bas ; la gestion, la coordination et la supervision de ce programme seraient sous la houlette d’un organe européen créé à cet effet.
17Mais dans un premier temps, la CES n’a pas été écoutée. L’obsession de l’austérité et des dévaluations sociales ont rendu les principaux dirigeants européens sourds et aveugles à tout scénario alternatif. Il faut attendre l’année suivante, 2014, avec son lot de changements institutionnels et politiques – élections européennes, nouveau Parlement européen, nouvelle Commission ‒, pour qu’une fenêtre d’opportunité puisse enfin s’ouvrir. Il faut aussi noter que des rapports de plus en plus nombreux issus d’institutions internationales (Fonds monétaire international, Organisation de coopération et de développement économiques …) pointent la myopie des politiques européennes. Par ailleurs, l’économie de la zone euro est dans un état tel que les instruments conventionnels de la politique monétaire de la Banque centrale européenne ne fonctionnent plus correctement (malgré la fixation de taux d’intérêt négatifs pour les dépôts des banques commerciales !). La déflation fait son apparition fin 2014. Comme l’écrit alors l’économiste belge Bruno Colmant, l’Europe entre dans un monde inconnu … Début 2015, la BCE finit par lancer, comme aux États-Unis, une opération de quantitative easing, visant à abreuver les banques et institutions financières de liquidités dans l’espoir de favoriser la reprise.
18C’est à ce moment également que le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, affirme la nécessité de relancer l’investissement. Par rapport à la commission Barroso, la tonalité, à tout le moins, change enfin. Concrètement, il s’agit de créer un nouveau « Fonds européen pour les investissements stratégiques » en partenariat avec la Banque européenne d’investissement (BEI). Commission européenne et BEI y mettent une garantie de 21 milliards d’euros, lesquels devraient entraîner un effet multiplicateur de 1 à 15, soit une capacité de mobilisation totale de 315 milliards d’euros en investissements supplémentaires entre 2015 et 2017 [1]. Ces investissements seront dédiés aux infrastructures énergétiques et de transport, aux réseaux à haut débit, à l’éducation, la recherche et l’innovation, aux énergies renouvelables, ainsi qu’aux petites et moyennes entreprises (PME) et aux entreprises à moyenne capitalisation. La Commission identifie 2 000 projets proposés par les États membres pour un montant total d’environ 1 300 milliards d’euros.
19Le « plan Juncker » fera-t-il sortir l’Europe de l’ornière dans laquelle elle s’est embourbée depuis maintenant sept ans ? Tout le monde, bien sûr, l’espère. Même si certains reproches lui sont adressés : le « coup de pouce » du président de la Commission ne représente qu’un tiers des investissements qui seraient nécessaires pour revenir aux niveaux de 2004-2008 [2]. En tablant sur un multiplicateur de 15 et une participation importante du secteur privé, il risque de ne profiter qu’aux projets qui comportent le moins de risque et dont les perspectives sont les plus profitables (c’est-à-dire, pour la plupart, ceux proposés par les pays du cœur de la zone euro, où l’activité économique est solide, où il y a moins de chômage et des finances publiques saines).
20Enfin, par nature, ce plan ne s’accompagne pas d’une remise en question d’autres politiques qui ont contribué à déprimer la demande, à savoir le gel ou les réductions de salaires. S’agit-il là d’un autre débat ? À première vue, peut-être ; mais à seconde vue, le lien paraît évident si l’on veut relancer la demande. Dans un récent rapport, le FMI soutient que dans le monde de plus en plus inégal que l’on connaît – y compris dans nos pays développés –, rendre les riches plus riches d’un pour cent contribue à diminuer le PIB sur les cinq années qui suivent, tandis qu’augmenter le revenu des plus pauvres et des classes moyennes peut augmenter la croissance de presque 0,4 % sur cinq ans, car la plus grande part du supplément de revenu des plus pauvres sera consommée [3].
21On peut en déduire que pour atteindre ses objectifs proclamés de convergence économique et sociale, l’Europe n’a plus qu’à promouvoir l’augmentation des revenus des plus pauvres et des classes moyennes – et ne plus augmenter ceux des riches. Ce qui, indéniablement, la réconcilierait avec les peuples européens, tout en relançant la croissance et en réduisant les dettes publiques. Quel meilleur compromis ?
22Outre la relance et l’investissement, sur le plan des instruments de la gouvernance, la zone euro doit tirer les leçons de la crise. Elle ne s’est jusqu’ici renforcée qu’en matière de surveillance et de sanctions budgétaires, de décèlement des déséquilibres macro-économiques. Ce renforcement ne constitue qu’une partie de ce qui doit être fait, sans doute la plus facile. Il reste maintenant à renforcer la partie « stabilité dans l’expansion », à savoir la mise en place d’instruments de stabilisation permettant d’amortir les chocs économiques.
23Enfin, les partenaires sociaux doivent être associés plus étroitement à la gouvernance économique. Pour qui s’en rappelle, les années 1990 de préparation à la monnaie unique ont été des années de réformes dans l’ensemble des États membres. Mais à la différence d’aujourd’hui, ces réformes ont été négociées. Elles ont fait l’objet de pactes sociaux et non l’imposition autoritaire de réformes partisanes, au nom de prétendues « vérités » économiques qui ne se sont pas toujours vérifiées.
La démocratie sociale au service de l’amélioration des conditions de vie et de travail
24Après ces années de crise, l’UE a besoin d’un nouveau départ, d’un nouveau contrat social, comme l’a souligné à juste titre la présidence luxembourgeoise du Conseil (deuxième semestre 2015).
25La relance du dialogue social appelée de ses vœux par la Commission en mars dernier doit se traduire sur le terrain par la création et la consolidation d’un socle de normes sociales qui s’appliquent à tous les travailleurs, qu’ils soient danois ou bulgares, hongrois ou britanniques, portugais ou estoniens. Le concept européen de flexicurité a de facto été abandonné ces dernières années au profit d’une flexibilisation à outrance. Au Royaume-Uni, le zero-hour contract en est l’emblème : plus aucune sécurité d’emploi, plus aucun horaire défini, plus aucune garantie d’aucune sorte, plus aucune indemnité en cas de maladie et tout cela, bien sûr, au salaire minimum. Le principal effet de la flexibilisation du marché du travail n’est pas de créer de l’emploi mais d’enrichir les riches et de précariser les travailleurs. Ceci n’est pas le nouveau slogan syndical de la CES, mais le résultat d’une étude récente du FMI [4] …
26Alors bien sûr, le monde du travail est en faveur d’une relance du dialogue social. Il a d’ailleurs toujours été demandeur d’un véritable dialogue social à tous les niveaux : européen, national, régional, interprofessionnel et sectoriel. Avec les employeurs européens, la CES a récemment adopté un nouveau programme de travail du dialogue social européen pour la période 2015-2017. Certes, comme tout compromis, il ne nous satisfait que partiellement ; nous aurions voulu qu’il soit plus ambitieux. Il nous paraît très important à cet égard de se pencher sur la question de la mise en œuvre des accords négociés au niveau européen dans cette enceinte. Ces dernières années, le dialogue social européen a produit des textes dont la force contraignante a été affaiblie ; et qui ne sont même pas mis en œuvre dans certains pays. Ceci est une faille dangereuse pour la voie conventionnelle, qui doit fondamentalement contribuer à construire le socle de droits sociaux permettant une concurrence loyale dans le marché intérieur, comme déjà souligné plus haut. Il nous semble que la Commission a un rôle important à jouer pour s’assurer que les résultats de la négociation sociale européenne soient correctement mis en œuvre dans l’ensemble des États membres de l’UE.
Politiquement réaliste ?
27La relance et la consolidation de l’Europe sociale sont-elles politiquement réalistes dans le contexte actuel ? On entend de plus en plus souvent parler d’une Europe de la discipline, qui serait opposée à une Europe de la solidarité. Les pays du cœur de l’Europe seraient attachés à la discipline tandis que ceux du sud miseraient en quelque sorte sur la solidarité. Il serait, dit-on, politiquement suicidaire pour les premiers de venir en aide aux seconds.
28À nos yeux, rien n’est plus erroné que cette grille de lecture qui, en opposant discipline et solidarité, induit à tort de perfides divisions entre peuples. Le président Juncker lui-même s’est dit « choqué » par la « hargne » de certains responsables politiques, par la rupture de solidarités, qui ne s’explique que par des motifs nationaux et de politique intérieure [5]. La réalité est beaucoup plus complexe qu’un simple face-à-face entre vertueux et profiteurs. Elle peut se résumer de la manière suivante : l’union économique et monétaire, telle qu’elle a été créée et fonctionne aujourd’hui, renforce par divers mécanismes les économies fortes et affaiblit les économies fragiles. De ce constat, il faut tirer deux conclusions : premièrement, le fait de traduire cette réalité – comme le font certains – en pays forts et « disciplinés » d’une part et pays faibles « demandeurs de solidarité » de l’autre est une erreur intellectuelle inacceptable (ou une stratégie politique intolérable dans le cadre d’une « union » européenne). Deuxièmement, une telle union économique et monétaire (qui ne cesse d’accentuer les divergences entre « forts » et « faibles ») ne pourra survivre à long terme sans des mécanismes de mutualisation des coûts et des avantages de l’euro. On sait que politiquement, cette voie a été barrée par certains dirigeants européens, qui ne veulent pas entendre parler d’une « union de transferts ». On sait aussi que trop souvent, ces mêmes dirigeants ne parlent à leurs électeurs qu’en termes de coûts de l’union monétaire, occultant volontairement ou non les avantages parfois incommensurables que tirent du marché unique et de l’euro leur économie, leurs banques, leurs entreprises et leurs emplois. Un tel discours unilatéral et malhonnête est propice aux nationalismes et populismes en tous genres. C’est pourquoi le politique a la responsabilité de rééquilibrer son discours et sa présentation de l’Europe. Seule la reconnaissance explicite des coûts et des avantages de l’euro permettra un jour d’ouvrir la voie politique à des solutions structurelles qui sauveront l’euro et l’Europe. C’est dire l’importance de la vision et du courage politiques dans les moments présents.
29Dans plusieurs pays européens, le monde du travail se sent orphelin du politique, qui semble n’avoir plus pour seule boussole que le marché. Ces puissantes forces du marché qui ont mené l’Europe dans le mur en 2007-2008 avec toutes les conséquences que l’on connaît … Nous savons aujourd’hui que les forces du marché seules ne garantissent pas la convergence vers le haut, dont l’Europe a un besoin vital et qui est inscrite au fronton de ses valeurs. C’est pourquoi un nouveau départ pour l’Europe sociale nécessite le retour déterminé du politique.
Notes
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[1]
http://ec.europa.eu/priorities/jobs-growth-investment/plan/docs/invest_in_europe_fr.pdf, consulté le 20 septembre 2015.
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[2]
Myant M., « Juncker’s Investment Plan : a Start, but We Need More », ETUI Policy Brief European Economic, Employment and Social Policy, no 3/2015, [en ligne] http://www.etui.org/Publications2/Policy-Briefs/European-Economic-Employment-and-Social-Policy/Juncker-s-investment-plan-a-start-but-we-need-more, consulté le 20 septembre 2015.
-
[3]
IMF Staff Discussion Note (2015), « Causes and Consequences of Income Inequality : A Global Perspective », Dabla-Norris E., Kochhar K., Suphaphiphat N., Ricka F. et Tsounta E. (dir.), SDN 15/13, juin, [en ligne], http://www.imf.org/external/pubs/ft/sdn/2015/sdn1513.pdf, consulté le 20 septembre 2015.
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[4]
Ibid.
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[5]
Interview au journal belge Le Soir, 22 juillet 2015.