Introduction [1]
1Le système de protection sociale danois a été qualifié de « welfare state pionnier » (Obinger et al., 2010). C’est un système basé sur des principes de solidarité et d’universalisme, dans la mesure où il est financé collectivement par la fiscalité, comprenant des services sociaux et des services publics très développés, dispensés dans le cadre d’une infrastructure de droit public, et offrant de généreuses prestations à ses bénéficiaires (Neergaard et Nielsen, 2010). Toutefois, il est difficile de savoir comment ce système parviendra à surmonter les transformations économiques et sociales qu’il subit en raison des flux d’immigration et des périodes de stagnation économique. Ce type de système de protection sociale généreux est-il réalisable en temps de crise, comment peut-il se concilier avec les appels européens à la coordination de la protection sociale et peut-il s’ouvrir aux immigrants d’autres pays ? Selon l’un des experts qui font autorité sur l’histoire et la genèse de l’État-providence au Danemark :
« [Le] développement du welfare state danois est allé de pair avec celui de l’État national. Il repose sur le fait que les gens vivent toute leur vie dans le pays où ils sont nés, d’où il résulte une solidarité réciproque, définie au niveau national, qui impose à ceux qui réussissent de financer les prestations sociales de ceux qui réussissent moins bien, en ayant la certitude qu’ils seront traités de la même manière dans le cas où ils en auraient besoin. Ce n’est pas étonnant que le système soit mis à rude épreuve dans un monde caractérisé par la mobilité internationale. »
3Cette forte solidarité nationale et une attitude générale sceptique envers les pressions internationales se sont révélées une fois de plus lors des récentes élections générales de juin 2015, lorsque le Parti du peuple danois (Dansk Folkeparti), parti de droite eurosceptique et anti-immigration, est devenu le deuxième parti politique du Danemark par le nombre de sièges au Parlement, précédé seulement des sociaux-démocrates, après avoir obtenu 25 % des voix aux élections au Parlement européen en 2014. Le Parti du peuple danois a réussi dans sa manière d’aborder une préoccupation publique renforcée par la dernière la crise économique : une peur générale vis-à-vis des effets de l’immigration, mais aussi une hésitation devant les contraintes que les règles juridiques de l’Union européenne (UE) en matière de liberté de circulation et d’établissement imposent au système de protection sociale danois.
4De fait, le système juridique européen a imposé la reconnaissance de droits sociaux de plus en plus importants pour les travailleurs migrants et les autres catégories de citoyens résidant dans les États membres. Ces règles imposées ont été considérées comme des intrusions indésirables dans la souveraineté nationale (Jacqueson, 2014a). La dernière crise économique a-t-elle fondamentalement modifié la manière dont le système de protection sociale danois traitait antérieurement le problème de la protection sociale des membres de la communauté nationale et des personnes qui n’en font pas partie ? Ce point peut être discuté. Cependant, ce qui n’a pas changé, c’est la réticence de l’État danois (et du peuple danois) à l’égard des intrusions de l’UE dans son système juridique interne de protection sociale.
5Le présent article explore les modifications et adaptations du système danois pour répondre aux problèmes d’immigration et aux pratiques de protection sociale de l’UE, exemple caractéristique d’une hésitation plus générale vis-à-vis d’une adhésion totale au projet social européen. Après une rapide présentation de son histoire et de ses principes modernes, l’article débute par une analyse des tendances politiques générales qui définissent la protection sociale au Danemark, en mettant l’accent sur le « tournant libéral » qui a caractérisé la politique de la dernière décennie. L’article passe ensuite à une analyse plus détaillée de la façon dont la primauté du droit de l’UE entre en conflit avec les dispositions danoises sur la protection sociale, qui excluent délibérément de leur champ d’application les ressortissants de pays tiers. Enfin, cet article relie le débat sur la solidarité aux questions concernant les réformes de la protection sociale et les attitudes générales envers l’immigration. L’objectif est d’utiliser le Danemark comme une étude de cas pour un débat plus large sur la primauté du droit de l’UE sur le droit national dans le domaine de la protection sociale et de l’impact de l’immigration sur les problèmes de solidarité et de cohésion sociale, particulièrement en temps de crise.
Tendances politiques générales dans la définition de la protection sociale au Danemark
6La grande expansion du système danois de protection sociale a commencé à la fin des années 1950 et s’est stabilisée dans les années 1960. Cette période a été appelée le « creuset » (Petersen et al., 2012) et « l’âge d’or » (Obinger et al., 2010). Ces années étaient dénuées des fardeaux de la solidarité européenne et comportaient, bien sûr, peu de problèmes d’immigration. En fait, l’accès au pays était libre et même encouragé pour certaines catégories de travailleurs peu qualifiés. L’attitude positive envers le système de protection sociale allait, toutefois, changer au cours des deux décennies suivantes. À la fin des années 1960, un certain scepticisme commença à se faire jour avec un certain nombre de critiques visant l’importance de la pression fiscale, la flambée du nombre de personnes bénéficiant des allocations de chômage, ainsi que le nombre de personnes travaillant dans le secteur public, mais aussi les niveaux de bureaucratie et de contrôle, etc. (Petersen et al., 2013). Les années 1982 à 1993 ont formé une période pendant laquelle on était comme « au bord du gouffre » (Obinger et al., 2010, p. 94), avec une deuxième crise pétrolière, l’inflation, le chômage, l’instabilité politique et un déficit budgétaire. Des réformes sociales et une restructuration de la politique active du marché du travail s’ensuivirent dans les années 1990.
7Au cours de cette ère moderne de consolidation au Danemark, les principes généraux de la protection sociale ont été formulés selon une optique inclusive, préventive et cohérente, dans le cadre de laquelle la société était disposée à prendre en charge les personnes vulnérables et à protéger les citoyens contre les difficultés sociales. La logique sur laquelle reposait ce développement signifiait une responsabilité accrue de l’État en matière de bien-être individuel, un certain degré de redistribution et la consolidation des droits sociaux de l’ensemble de la population (Jønsson et Petersen, 2012, p. 99). On peut dire que les principes constituant la base du système de protection sociale danois sont l’universalité (l’État fournit un grand nombre de services et avantages financés par la fiscalité générale), la solidarité (l’État est le principal prestataire de protection sociale), la prise en charge minimale (l’État a la responsabilité d’assurer un minimum de subsistance à ceux qui ne peuvent y subvenir par eux-mêmes) et la territorialité (les avantages sont subordonnés à la résidence dans le pays et ne sont pas exportables). Ces principes figurent, à des degrés divers et avec des variantes, dans les diverses lois relatives à la protection sociale (Jacqueson, 2014b).
8Depuis le début des années 2000, le Danemark a connu un tournant libéral plus marqué dans sa vie politique, ainsi que dans sa conception de la protection sociale, qui s’est traduit par une réduction de l’assistance et une augmentation de la responsabilité de l’individu. Il en est résulté l’intervention d’acteurs privés dans les affaires publiques (par exemple des prestataires de services de santé dans des hôpitaux privés), des réformes structurelles (restructuration des responsabilités et du financement des municipalités et des départements) et la réduction des dépenses des politiques de l’emploi. Des idées telles que la liberté de choix dans le secteur des services sociaux, la libre concurrence, ainsi qu’un citoyen désormais considéré comme un client sont devenues des caractéristiques ordinaires de la politique sociale. Ces dernières années ont été marquées par une concurrence internationale accrue et par une avancée de la pensée économique néolibérale qui ont eu des répercussions sur la manière dont l’État-providence danois est structuré (Petersen et al., 2014).
9Une caractéristique importante du système de protection sociale danois est l’exigence que l’individu se prenne en charge et ne soit pas un fardeau pour les finances publiques (Ketscher, 2007). L’existence du système de protection sociale repose sur le fait qu’une grande partie de la population soit active et employée, de façon à ce que la fiscalité sur le travail puisse payer les dépenses. Pour que les personnes se prennent en charge, l’État et ses institutions doivent fournir du travail ou les compétences pouvant leur permettre de trouver du travail, ainsi que le prévoit d’ailleurs la Constitution danoise [3] en son article 75(1) : « Dans l’intérêt du bien commun, il convient de s’efforcer que tout citoyen apte au travail ait la possibilité de travailler dans des conditions propres à assurer son existence. » Cette exigence se reflète dans d’autres domaines de l’ordre juridique, par exemple dans l’impératif d’autonomie dans la loi sur les étrangers qui visent un séjour permanent et dans la procédure juridique pour obtenir la nationalité par voie de naturalisation [4].
10Un autre exemple de l’exigence d’une autosuffisance individuelle est la loi d’intégration, qui met en place des programmes et plans d’intégration visant à favoriser celle des immigrants au Danemark à travers des offres d’emploi, des classes d’apprentissage de la langue, la mise à niveau des compétences, etc. Cette loi concerne les réfugiés et les membres de leur famille, les immigrants dans le cadre du regroupement familial, les autres immigrants venant pour travailler et pour étudier et également, depuis 2010, les citoyens de l’UE qui viennent au Danemark dans le cadre de leur droit de libre circulation. L’article, section 1, de la loi d’intégration, dispose : « L’objectif de la loi [d’intégration] est d’assurer que les nouveaux arrivants aient la possibilité d’exploiter leurs compétences et ressources afin de devenir des citoyens qui participent, se prennent en charge et contribuent sur un pied d’égalité avec les autres citoyens de la société conformément aux valeurs et règles fondamentales de la société danoise. [5] »
11Cependant, l’exigence d’avoir contribué à la société avant de bénéficier de ses avantages sociaux s’adresse aussi bien aux étrangers qu’aux Danois. Elle est une caractéristique constante du système danois. Depuis les années 1990, le mot d’ordre « quelque chose en contrepartie de quelque chose » (noget for noget tankegang) et le principe des droits et devoirs (pligt og ret) ont été mis en œuvre dans les politiques d’activation des chômeurs comme principes directeurs de la responsabilité de l’individu dans sa contribution à la société, mais aussi comme un moyen de rétablir le bien-être intérieur de l’individu à travers l’activité professionnelle. Ainsi, l’idéal d’un individu rationnel qui réponde aux incitations économiques a gagné en influence dans le discours politique (Petersen et al., 2014). L’idée sur laquelle reposait la réforme était de déplacer l’objectif de l’octroi d’indemnités compensant la perte de revenu vers une incitation du chômeur à revenir sur le marché du travail (Obinger et al., 2010). La transition de la protection sociale vers la protection de l’emploi (cette dernière ayant pour objectifs l’activation, le devoir de travail et un marché d’offres d’emploi plus large) a débuté dans les années 1990 avec la réforme du marché du travail sous une direction socialedémocrate. Elle a continué dans les années 2000, lorsque le gouvernement libéral a étendu la conditionnalité des prestations à la politique sociale en direction des chômeurs. Elle s’est encore accentuée sous le dernier gouvernement social-démocrate qui a « renoncé à la redistribution en tant que tâche fondamentale » et a défini comme objectifs prioritaires de la politique de l’emploi et de la politique sociale le démantèlement du système d’avantages sociaux en faveur de l’activité et du travail (Lund, 2013, p. 22).
12D’autres dispositions de la politique sociale, valables aussi bien pour les Danois que pour les immigrants, subordonnent également les prestations sociales à certaines exigences. En tout premier lieu, la disponibilité pour le marché du travail, ce qui signifie, par exemple, que le demandeur d’emploi recevant des prestations en espèces doit télécharger son CV sur le portail d’offres d’emploi danois Jobnet et rechercher activement un emploi pour continuer de recevoir les prestations d’assistance. En outre, un système de sanctions est appliqué si la personne ne se rend pas à un rendez-vous d’embauche ou ne répond pas à d’autres offres liées à l’emploi. Cela peut entraîner une réduction des prestations d’un montant fixe (sanctions dites ponctuelles) ou pour une période indéterminée, jusqu’à ce que le demandeur d’emploi remédie à l’infraction (sanctions dites périodiques). Suivant l’infraction au devoir de disponibilité pour le marché du travail, les prestations en espèces peuvent aussi être totalement interrompues. Ce système de pression pour trouver un emploi au moyen de sanctions et la configuration du système de prestations en espèces associé (kontanthjælp) reposent sur un certain nombre de règles qui proclament l’obligation des citoyens de se prendre en charge.
13Une tendance générale du débat semble être l’idée qu’il ne sera pas économiquement viable de maintenir le niveau actuel de système de protection sociale au Danemark à l’avenir. Le système a besoin d’être concurrentiel (konkurrencedygtig) et les experts ont prévu une évolution de l’État-providence vers l’État concurrentiel (konkurrencestaten) (Pedersen, 2011). Dès lors que le premier a atteint ses limites économiques, pour augmenter la croissance et l’efficacité, les termes de libéralisation et particulièrement le principe de se prendre en charge (et l’obligation de l’État de veiller à ce que cela soit possible) sont entrés en force dans le débat sur la politique sociale. Le système de protection sociale dans son ensemble ne risque pas d’être remis en cause en tant que tel, mais le débat sur les droits sociaux inclut désormais une dimension économique essentielle. Il y a toujours un consensus général sur le maintien du système de protection sociale, mais la question est désormais : le système est-il cohérent, logique (sur le plan économique) et viable à l’avenir ?
14On a également pu entendre que les périodes d’expansion économique ont favorisé l’installation de la protection sociale, mais que les temps de crise en ont modifié la base ; la transition vers un État concurrentiel a conduit à des réformes réussies en matière de simplification du secteur public, d’augmentation de la productivité et de préservation de l’égalité économique entre les citoyens (Pedersen, 2014). Les hommes politiques ont, dès lors, introduit un discours beaucoup plus orienté vers le marché dans le débat sur les droits sociaux et dans la sphère publique, où l’efficacité et la mesurabilité des résultats sont maintenant intégrées dans le discours sur les services sociaux (Pedersen, 2011). C’est un résultat de la culture de management public et du modèle du libre choix, qui apparaît également de façon évidente dans les politiques d’activation, qui mettent l’accent sur les incitations et les sanctions. Cependant, on n’a pas encore démontré que l’État concurrentiel placera le Danemark en meilleure position sur le marché mondial et qu’il dopera l’emploi, alors que les problèmes sociaux sont de plus en plus mis à la charge des individus (Jensen, 2014). L’État concurrentiel néolibéral a inscrit la planification et l’efficacité économiques ainsi que les arguments moraux de discipline et de responsabilité individuelle sur l’agenda politique de pratiquement chaque gouvernement danois des vingt dernières années. La seule protection du système de protection sociale, qui est bâti sur des principes humanistes d’égalité de droits et de valeur de chaque citoyen, est de redécouvrir sa base de solidarité et l’effort qu’elle suppose pour créer l’égalité sociale à travers l’intervention de l’État (Juul, 2014).
15Les dernières réformes sur la législation sociale et les modifications de la structure de la protection sociale danoise n’ont pas entraîné de glissement du modèle social-démocrate universel bien établi vers un État-providence purement libéral. La décentralisation de certains services sociaux (par exemple le transfert des services de l’emploi vers les communes) s’accompagne toujours d’un dispositif de contrôle et d’évaluation financière et réglementaire centralisé de l’État. L’une des réalisations danoises peut-être parmis les plus remarquables a été l’établissement d’une économie de services sans recours à une stratégie de bas salaires. Il a au contraitre été réalisé par l’introduction d’accords de flexibilité du marché du travail, qui devaient ensuite être également connus en dehors du contexte national, sous le nom de modèle de flexisécurité (Obinger et al., 2010). Cette interaction entre le marché du travail et les services de l’État garantit la flexibilité de l’emploi tout en assurant un haut niveau de protection sociale à travers la sécurité des revenus (en partie financée par l’État) et des niveaux de vie minimum garantis (Neergard et Nielsen, 2010).
16Le système danois de protection sociale et les réformes les plus récentes de la protection sociale ont donc été largement influencés par la logique de réciprocité (telle qu’elle se reflète dans l’exigence d’autosuffisance) et par les considérations économiques (conduisant à une ouverture au marché et à une libéralisation accrues des services sociaux). Ces deux principes sont soumis à la pression des exigences du droit de l’UE (voir ci-dessous), des flux d’immigration et des crises économiques mondiales, qui mettent à l’épreuve le caractère durable du système de protection sociale danois pour l’avenir.
La protection sociale à travers les réformes et débats danois récents
17La présente section utilisera le Danemark pour illustrer l’influence du droit de l’UE sur les systèmes de protection sociale nationaux et les tensions qui peuvent parfois naître dans leur dialogue. J’analyserai d’abord l’interaction entre l’immigration et les mesures de protection sociale concernant les ressortissants de pays non-membres de l’UE, (ressortissants de pays tiers). J’évoquerai ensuite certaines des contraintes que l’UE a graduellement imposées au Danemark, ainsi qu’à d’autres États membres, concernant l’accès des citoyens de l’UE aux systèmes nationaux de protection sociale.
La protection sociale danoise et les ressortissants de pays tiers
18Pour protéger son système de protection sociale contre l’arrivée d’éléments extérieurs, l’État danois peut limiter l’accès au pays ou subordonner le permis de séjour à une exigence d’autosuffisance. Lorsque les partis libéral et conservateur sont arrivés au gouvernement du Danemark dans les années 2000, le gouvernement avait besoin du soutien du Parti du peuple danois (DFP), ce qui a entraîné la mise en place de mesures pour réduire l’immigration dans le pays, y compris à travers l’exigence que les ressortissants de pays tiers soient autosuffisants pour pouvoir y entrer. Par exemple, la loi sur les étrangers a été modifiée et a totalement réorganisé le dispositif de regroupement familial pour ce premier type d’immigrants. La loi avait pour objectif déclaré de réduire leur nombre afin de favoriser l’intégration des immigrés se trouvant déjà dans le pays [6]. Mais un examen critique du changement des règles du droit d’asile, des droits de séjour et des mesures de protection de l’État contre le terrorisme (toutes ces mesures ayant été mises en œuvre en 2002) débouche sur un tableau plus nuancé montrant une tension accrue entre la société d’accueil danoise et les immigrants non occidentaux (Adamo, 2007). Ces mesures et les règles décrites ci-après, bien que discriminatoires, n’étaient pas contraires au droit de l’UE, car le Danemark bénéficie d’une exemption de participation à la politique de migration et d’asile dans les compétences de l’UE en matière de justice et d’affaires intérieures et peut donc décider de façon autonome du traitement juridique des ressortissants de pays tiers.
19L’État danois peut aussi imposer aux étrangers résidant déjà dans le pays des conditions de nationalité ou de séjour pour bénéficier des prestations sociales. Une autre mesure essentielle que le gouvernement libéral a réformée dans les années 2000 a été l’accès aux allocations et services de chômage, cette réforme ayant été menée en mettant davantage l’accent à la fois sur les politiques d’activation et sur l’optique néolibérale du citoyen raisonnable. La logique sous-jacente était d’inciter les personnes à trouver un emploi, entre autres à travers la réduction du montant des prestations d’aide sociale, en particulier de celles des immigrants. De 2002 à 2011, l’accès à l’aide sociale (kontanthjælp) a été conditionné à la capacité de justifier de sept années de résidence au cours des huit dernières années. Si la condition n’était pas remplie, les personnes défavorisées pouvaient avoir droit à une aide sociale d’un niveau nettement plus faible, connue sous le nom d’aide au démarrage (starthjælp). Cela concernait essentiellement les immigrants (principalement les réfugiés et les membres de leur famille) et les ressortissants danois qui avaient fait usage de leur droit de libre circulation. La logique était qu’une réduction des prestations exercerait une pression sur les immigrants et les inciterait à trouver du travail, mais comme le groupe cible était très vulnérable au départ, la conséquence non désirée fut la création d’une catégorie plus pauvre de citoyens/membres de la société en raison de leur statut d’immigrés (Koch, 2012). La Cour suprême danoise a jugé en 2012 que l’aide au démarrage ne contrevenait pas à l’article 75(2) de la loi constitutionnelle, qui prévoit l’obligation pour l’État d’assurer un minimum de subsistance. La réglementation de l’aide au démarrage était indirectement discriminatoire, car elle s’adressait de fait à un plus grand nombre d’étrangers que de Danois ; mais la mesure était objective et proportionnée et n’était donc pas illégale [7]. En effet, la Cour a jugé qu’il était légitime et équitable de disposer d’une règle prévoyant qu’une prestation non contributive puisse être subordonnée à une condition de résidence. La condition de résidence et la starthjælp ont toutes deux été supprimées en 2012 par le gouvernement de centre gauche (radical-social-démocrate).
20Cependant, l’aide au démarrage peut réapparaître dans un futur proche. Le nouveau gouvernement de droite constitué en 2015 a déjà passé, comme l’une de ses premières initiatives, un accord relatif au droit d’asile avec le DFP [8] qui prévoit la réintroduction de l’aide au démarrage, simplement sous le nouveau nom « d’allocation d’intégration » (integrationsydelse). La réforme supprimerait les prestations sociales aux réfugiés et aux Danois qui n’ont pas vécu au Danemark pendant sept ans au cours des huit dernières années. Elle réintroduirait donc la même exigence de durée que le dispositif antérieur. Le montant de la nouvelle allocation d’intégration serait de la moitié du montant de l’allocation mensuelle d’assistance que les chômeurs danois reçoivent (5 945 DKK, environ 796 € brut, au lieu de 10 849 DKK, environ 1 454 € brut, pour une personne seule). La prestation sera tellement faible que les communes prévoient qu’elle ne sera pas suffisante pour subvenir aux besoins de base jusqu’à la fin du mois et que cela augmentera les charges des communes, qui devront verser des prestations complémentaires en cas de dépenses imprévues [9]. Comme incitation à s’intégrer, les immigrants recevront une allocation supplémentaire de 1 500 DKK (200 €) par mois s’ils passent le test de langue danoise de niveau 2, un test de connaissances linguistiques du niveau B2 selon le Cadre européen commun de référence pour les langues [10]. Il se trouve que le test de langue danoise 2 correspond aussi aux connaissances linguistiques requises pour demander la nationalité danoise et qu’il faut normalement des années d’étude pour y parvenir. On ne s’attend donc pas à ce que beaucoup d’immigrants reçoivent la prime dans de brefs délais après leur arrivée dans le pays. La nouvelle allocation d’intégration est conçue pour rendre le Danemark moins attractif comme pays où chercher asile et pour garantir que les personnes soient davantage incitées à travailler et à s’intégrer dans la société danoise [11].
21D’autres exemples de réformes de la protection sociale concernant les ressortissants de pays tiers au Danemark sont ce que l’on a appelé la « règle du tablier » (forklædereglen) et la « règle des 300 heures » (300 timersreglen), introduites respectivement en 2003 et 2006, toutes deux abrogées par la suite et censées inciter les demandeurs d’emploi à rechercher un travail (Jønsson et Petersen, 2012). La règle du tablier a été appliquée aux couples dont les deux partenaires étaient chômeurs et bénéficiaires de l’aide sociale, lorsque l’un des deux partenaires décidait de rester à la maison. Dans de tels cas, pour inciter l’autre partenaire à chercher du travail, l’allocation d’assistance [12] en espèces, généralement de la femme (d’une moyenne de 10 000 à 11 000 DKK, environ 1340-1470 €), était réduite et son conjoint recevait à la place un supplément d’environ 2 500 DKK (environ 335 €) de son allocation. Sans viser directement les immigrants et les étrangers, la règle du tablier y revenait de fait, le taux de chômage parmi les femmes étrangères étant supérieur à celui des femmes danoises (Jønsson et Petersen, 2012). La règle des 300 heures était une disposition de la loi sur la politique sociale qui exigeait que dans un couple de chômeurs bénéficiaires de l’assistance, les deux partenaires aient effectué au moins 300 heures de travail effectif au cours des deux dernières années (le seuil a été relevé à 450 heures en 2009, puis ramené à 225 heures en 2011). Si la personne n’atteignait pas ce seuil, elle était considérée comme restant au foyer (hjemmegende), donc non disponible pour le marché du travail et par conséquent n’avait pas droit à l’allocation d’assistance en espèces. Ces coupes dans les prestations étaient conçues comme des mécanismes incitatifs et d’intégration, car censées faire sortir les bénéficiaires des prestations sociales de leur domicile pour aller sur le marché du travail. Malheureusement, elles ont eu comme effet indirect la stigmatisation d’un groupe particulier d’immigrants vulnérables.
22Ces exemples montrent comment le Danemark a été aussi pionnier dans la limitation de son système de protection sociale exclusivement en faveur des nationaux, dès que le débat sur l’immigration a enflammé l’arène politique. En vertu de sa clause de non-participation aux domaines de la justice et des affaires intérieures, le Danemark a décidé de n’être lié ni par la directive du Conseil sur le regroupement familial [13], ni par la directive du Conseil sur le statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée [14], qui accordent progressivement des droits aux ressortissants de pays tiers dans les autres États membres. Le Danemark n’a donc aucune obligation directe issue du droit supranational lui imposant d’inclure les ressortissants de pays tiers dans son système de protection sociale. L’accord sur les quatre exemptions de participation a été élaboré à l’époque du traité de Maastricht de 1992, puis finalisé et annexé en tant que protocole au traité d’Amsterdam de 1999. Le 17 mars 2015, le gouvernement de centre gauche, qui a depuis été démis, annonçait que le Danemark allait réexaminer sa position sur la question et organiserait un référendum sur les exemptions. Cependant, l’immigration et l’asile ne figurent toujours pas parmi les domaines pour lesquels les partis au gouvernement ont accepté de renoncer aux exemptions. Dans la mesure où le nouveau gouvernement danois est soutenu par le parti anti-immigration qu’est le DFP, il y a peu de chance que cela change dans un futur proche.
La protection sociale danoise et les citoyens de l’Union européenne
23Les réformes susmentionnées concernaient des affaires intérieures et démontrent comment un pays peut adopter une position défensive sur l’immigration, non seulement en imposant des limites à l’accès et des exigences de résidence, mais aussi simplement en diminuant les prestations sociales pour les immigrants économiquement inactifs afin de les inciter à trouver du travail. Ce système est, toutefois, difficile à maintenir au sein de l’UE, car tous les travailleurs, ainsi que, jusqu’à un certain point, tous les citoyens de l’UE, bénéficient de la liberté de circulation et ne peuvent faire l’objet de discriminations. Cependant, limiter l’entrée dans un État membre aux seuls individus autosuffisants est également possible à l’égard des citoyens de l’UE, comme le prévoit la directive sur la citoyenneté 2004/38/CE (article 7(1)(b) Guild et al., 2014).
24La catégorie des « travailleurs migrants » [15] est très protégée dans le droit de l’UE. Les systèmes juridiques et sociaux des États membres sont soumis à particulièrement rude épreuve, car la définition du travailleur est large et l’éventail des avantages sociaux est vaste. En fait, le catalogue complet des avantages sociaux dans le règlement 492/2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union n’est pas défini et le soin est donc laissé à la Cour de justice européenne de statuer sur ce point. La Cour a utilisé un critère large pour lier les avantages sociaux au statut de travailleur, mais aussi de résident dans le pays d’accueil [16]. En même temps, la Cour a indiqué que les principes de liberté de circulation et de protection contre les discriminations dont bénéficient les citoyens de l’Union doivent être contrebalancés par l’intérêt légitime des États membres de protéger leurs finances nationales (Jacqueson, 2014c). Des restrictions à ces principes ont effectivement été appliquées pour sauvegarder cet intérêt.
25Par conséquent, au Danemark, il existe aussi une tension entre les règles sur la protection sociale pour les Danois et celles qui s’appliquent aux citoyens de l’Union telles qu’elles sont imposées par le droit de l’UE. Le système juridique européen protège les droits sociaux des travailleurs migrants de l’UE au Danemark par des principes, consacrés par la loi et par la jurisprudence, de liberté de circulation, d’égalité de traitement, d’interdiction de mettre en place des obstacles à la libre circulation des personnes, des biens et des services, ainsi que par le principe d’exportabilité des prestations sociales découlant du règlement 883/2004 (la Cour de justice européenne ayant étendu sa protection à des catégories de citoyens de plus en plus nombreuses). Toutes ces intrusions dans l’ordre juridique national et le système de protection sociale danois ont été considérées par certains comme un « perturbateur du contrat social », qui, bien que non écrit, s’impose à la population danoise et favorise la solidarité réciproque au sein de cette population (Jacqueson, 2014b).
26Les citoyens de l’Union peuvent, en principe, réclamer l’accès aux prestations sociales, non contributives, dès lors qu’ils sont en possession d’un permis légal de séjour au Danemark, bien que des limites s’appliquent aux acteurs qui ne sont pas économiquement actifs et pourraient représenter un fardeau pour les finances nationales. Lorsque la question de l’accès des travailleurs migrants aux prestations sociales du système danois est abordée dans les médias, cela donne lieu à des récriminations contre le tourisme social et le dumping social. Ces thèmes ont été dominants dans les articles concernant les ressortissants de l’UE au Danemark, bien qu’ils soient englobés sous l’étiquette générale d’étrangers. Les sujets abordés dans le débat public tournent autour d’une critique virulente des immigrants des pays les plus pauvres (en particulier des pays d’Europe de l’Est), soupçonnés de bénéficier de prestations sociales sans contribuer à la société et également accusés de tirer les salaires des travailleurs danois vers le bas (Jacqueson, 2014a). La crainte du tourisme social et du dumping social n’est, toutefois, pas un phénomène nouveau au Danemark, puisque le pays, dès son accession à l’UE et avant l’élargissement de 2004, a adopté des règles visant à limiter l’accès des autres ressortissants de l’UE aux prestations sociales danoises (Kvist, 2004).
27La décision de la Cour de justice européenne dans l’affaire L. N. [17], accordant à des étudiants étrangers travaillant à temps partiel le droit à des allocations d’études au Danemark, a également été ressentie comme une menace contre le système de protection sociale et a renforcé l’idée que l’Europe ne devrait pas avoir son mot à dire dans les affaires danoises de protection sociale. Avant l’arrêt L. N., les étudiants ressortissants de l’UE qui travaillaient à temps partiel parallèlement à leurs études n’avaient pas droit à la prestation d’assistance : les autorités danoises estimaient que puisqu’ils étaient des étudiants à plein-temps, ils ne pouvaient être considérés comme des travailleurs. La décision de la Cour remettant en cause cette interprétation a entraîné une modification des règles danoises, de sorte que, désormais, les étudiants qui travaillent au moins dix heures par semaine (seuil considéré comme preuve d’un emploi effectif) pendant toute la durée de leurs études ont également droit à cette aide. Cette jurisprudence a aussi entraîné une autre vague de craintes de tourisme social, particulièrement à l’égard d’étudiants d’Europe de l’Est venant au Danemark pour profiter de l’allocation d’étude (Jacqueson, 2014a).
28Le secteur de la santé et la liberté de fournir des services de santé, dont la mise en œuvre a eu une histoire mouvementée au Danemark, sont d’autres bons exemples de contradiction entre l’UE et les États membres. Le système universel de santé danois est financé par la fiscalité et fournit des services de santé gratuitement dans des hôpitaux publics, avec le libre choix de l’hôpital entre les régions. Les cinq régions danoises ont la responsabilité de l’organisation et de la fourniture des services de santé, le principe de territorialité étant donc très intégré dans le système de santé danois (Martinsen et Vollaard, 2014b). Des éléments de libéralisation du marché, qui sont favorisés par le principe de l’UE de liberté de circulation des services, ont été introduits dans le système de santé danois. Néanmoins, cela n’a pas été la conséquence de l’alignement sur le droit de l’UE, mais le résultat d’initiatives nationales.
29En fait, les autorités danoises ont appliqué une mise en œuvre « défensive et minimale » (Martinsen et Vollard, 2014b, p. 719) du droit de bénéficier d’un traitement à l’étranger payé par l’État danois en application de l’article 56 TFUE conformément à la jurisprudence de la Cour de justice européenne (par exemple dans les affaires Kohll [18] et Decker [19]). Le gouvernement danois invoque sa propre interprétation des services pour échapper aux conséquences de la jurisprudence (Martinsen, 2005). C’est seulement après la mise en œuvre de la directive relative aux droits des patients [20] (qui a été établie tardivement et d’une manière inappropriée) que les patients couverts par le système de soins de santé danois ont reçu le droit d’obtenir un remboursement pour un traitement par un médecin généraliste dans un autre État membre. La mise en œuvre de la directive en 2013 a été une sombre affaire, qui a duré plus de deux ans. Le droit danois exige maintenant une autorisation préalable pour chaque traitement nécessitant un hébergement de nuit et pour chaque traitement centralisé au niveau de l’État et au niveau régional. Cette exemption des règles de libre circulation des services est peut-être en contradiction avec l’esprit et avec la lettre de la directive sur les droits des patients. En fait, le processus de transposition en droit national est très instructif sur la façon dont le système de soins de santé danois, n’ayant aucun moyen de conserver le statu quo, a décidé de se concentrer sur le mécanisme d’autorisation préalable afin de préserver le dernier élément de contrôle possible, montrant ainsi une nouvelle fois à quel point le pays est sceptique à l’égard de la mise en place d’un marché libre des services de santé (Martinsen et Vollard, 2014b).
30L’onde de choc de la dernière crise économique de 2008 sur l’économie danoise a été forte, entraînant un haut niveau de chômage et une baisse générale de l’activité économique. Il en est résulté la résurgence d’un discours anti-immigration (Jørgensen et Thomsen, 2013). Ce discours a visé un des plus grands groupes d’immigrants au Danemark, à savoir la main-d’œuvre immigrée d’Europe de l’Est [21]. Les prestations familiales auxquelles ils ont droit en tant que travailleurs migrants de l’UE (par exemple les allocations familiales, y compris lorsque les enfants ne résident pas au Danemark) ont entraîné des remous en 2010, bien que les demandeurs aient un droit légitime aux prestations. Des restrictions de l’accès à ces prestations sociales, en fonction de la durée de résidence, ont été introduites en 2012. La Commission européenne a invité le Danemark à changer ses règles en 2013 afin que les travailleurs migrants puissent percevoir les allocations familiales à compter du premier jour (Martinsen et Vollard, 2014a), ce qui a maintenant été mis en œuvre.
31Le domaine de la coordination des systèmes de sécurité sociale en Europe est hautement institutionnalisé et contraignant, la protection sociale ayant longtemps été considérée comme essentielle pour favoriser la libre circulation des travailleurs (Martinsen, 2005). Cependant, le Danemark, comme d’autres États membres, a mal accepté ce dispositif contraignant et a essayé de s’y soustraire. Cette attitude peut même être encore accentuée dans des périodes de crise socio-économique et de mesures d’austérité, où la protection de l’égalité de traitement, de la libre circulation et des droits sociaux qui en découlent n’a pas été respectée dans un certain nombre de cas, non seulement au Danemark, mais aussi en Allemagne, en Belgique et au Royaume-Uni (Martinsen et Vollard, 2014a).
32La crainte du tourisme social apparaît plus forte dans les temps de crise et pousse les États membres à envisager avec vigueur un rétablissement des frontières nationales pour la protection sociale. La décision, très attendue et très discutée, de la Cour de justice européenne dans l’affaire Dano [22] semble répondre à ces inquiétudes politiques et peut être interprétée comme une tentative de rassurer les États membres sur le fait que les institutions de l’UE sont, elles aussi, attentives aux problèmes du « tourisme social ». Dans l’arrêt Dano, le droit à l’égalité de traitement pour les citoyens de l’Union résidant dans un autre État membre est subordonné à l’autosuffisance économique et à un statut de séjour légal. Il ressort également de ce jugement que les migrants économiquement inactifs qui n’ont aucune intention de travailler dans le pays d’accueil sont un fardeau pour les finances des États membres et n’ont donc pas droit aux prestations sociales. Cela envoie un message clair sur le fait que le « tourisme social » est incompatible avec le droit de l’UE. La Cour de justice semble prudente et consciente du fait que le développement de la protection des droits sociaux pour les migrants économiquement inactifs peut être contre-productif pour les objectifs de légitimité et d’intégration de l’UE, car cela place l’Union en porte-à-faux avec la légitimité politique et l’équilibre économique des systèmes nationaux (Jacqueson, 2014c). La Cour préfère aussi une approche au cas par cas, qui laisse plus de marge pour une appréciation nationale des situations, plutôt que définir un système général pour la protection sociale des travailleurs migrants. Dans sa décision dans l’affaire Dano, la Cour a choisi de prendre en compte l’exigence, de la part de l’État membre d’accueil envers les nouveaux arrivants, de cohésion sociale avant celle d’accès aux prestations sociales (Thym, 2015).
33À la lumière de cette jurisprudence, l’interaction entre le droit de l’UE et les systèmes nationaux de protection sociale revêt une apparence plus diversifiée, qui va au-delà de la simple opposition entre deux systèmes inconciliables. Le droit de l’UE prévaut sur le droit national, mais fixe aussi des limites et des barrières à la liberté de circulation et d’établissement pour les citoyens non économiquement actifs, prenant ainsi également en compte les préoccupations nationales.
Équilibrer solidarité, protection sociale et immigration
34L’une des explications de l’euroscepticisme général des Danois a été que, après une histoire internationaliste exemplaire à l’égard du « monde extérieur, depuis les années 1970 ce monde a de plus en plus pénétré au Danemark et une grande partie du pays s’est défendue en revenant aux ressources supposées de la “danicité”, comme si le pays n’était pas assuré de sa propre identité » (Nielsen, 2010, p. 231). Des considérations nationales influent ainsi sur le débat et la construction de l’aide sociale pour les immigrants (Barbier, 2013). Les débats peuvent donc déboucher sur une sorte de « chauvinisme de la protection sociale » (Martinsen et Vollard, 2014a), qui peut être défini comme « l’attitude qui pousse les gouvernements à adopter des mesures xénophobes ou discriminatoires envers les immigrants en réduisant leur accès aux avantages et services de la protection sociale » (Barbier, 2013, p. 143-144). À cet égard, le Danemark, avec son DFP orientant le débat autour des restrictions des prestations sociales pour les immigrants, est un exemple inquiétant de théorie mise en pratique.
35La logique sur laquelle repose le maintien du système national de protection sociale à l’écart des contraintes du droit de l’UE est fondée sur une conception de la protection sociale qui nécessite l’existence d’un territoire où une communauté nationale accepte de partager des ressources en raison du pacte de solidarité entre ses membres. La protection sociale et la solidarité sont alors perçues comme absolument liées à la nation (Barbier, 2013). La solidarité nécessite une « identification » (Barbier, 2013, p. 26-29) ou l’appartenance à une communauté nationale, un processus qu’il peut être difficile de transposer à un niveau européen, car très peu de citoyens s’identifient comme Européens par-dessus l’appartenance à une nation [23]. La réticence politique générale à accorder des droits sociaux aux citoyens de l’Union venant au Danemark en tant que travailleurs et bénéficiant de prestations sociales dès qu’ils s’installent dans le pays peut être vue sous cet angle. Le régime fiscal universaliste qui finance le système de protection sociale semble hésitant à admettre des situations où les travailleurs étrangers profitent des avantages sociaux alors qu’ils ne sont pas membres de la société danoise depuis une assez longue période (Ketscher, 2014).
36Le débat sur la solidarité est donc associé en même temps aux réformes générales de la protection sociale, ainsi qu’à l’attitude générale envers les immigrants, qu’il s’agisse de citoyens de l’Union ou de réfugiés et immigrants de pays n’appartenant pas à l’UE. Cependant, la situation juridique pour ces deux catégories de ressortissants est très différente et implique que la question de l’accès aux avantages sociaux pour les immigrants de pays tiers soit posée en termes d’intégration. Le débat sur l’intégration des étrangers au Danemark a pris de l’ampleur à partir des années 1990, lorsque, après un changement de gouvernement en 1993, une série de commissions ont révélé que les étrangers étaient un groupe particulièrement vulnérable. Les résultats des enquêtes indiquaient que les cas de chômage et de faible niveau d’éducation étaient plus fréquents chez les étrangers que chez les Danois. Les étrangers vivaient isolés dans des groupes et des quartiers marginalisés, séparés du reste de la société danoise et l’appartenance ethnique commençait à devenir une barrière entre les étrangers et la population locale/les citoyens danois (Petersen et al., 2014). C’est aussi dans ces années que fut fondé le DFP avec un programme visant à protéger l’héritage culturel (et religieux) danois contre les influences étrangères. Ce programme alimentait un débat public anti-immigrants (et anti-musulmans) (Nielsen, 2010).
37La loi d’intégration de 1998 avait pour objectif de lutter contre ces tendances en insistant sur l’activité professionnelle, en répartissant les réfugiés dans l’ensemble du pays, en renforçant l’importance de la maîtrise de la langue danoise et en promouvant la connaissance des règles et valeurs danoises. Les incitations prenaient aussi la forme d’une réduction des prestations en espèces pour ceux qui ne suivaient pas le programme d’intégration et de l’introduction d’une sanction considérable. Celle-ci peut être représentée par le risque de ne plus être éligible à un permis de séjour à durée illimitée (pour un étranger qui ne respecte pas les obligations prévues au contrat, par exemple qui ne suit pas activement les cours de danois imposés).
38L’intégration est alors devenue une question de valeurs et de règles, de droits et de devoirs. Elle peut aussi se caractériser comme un domaine nouveau et autonome de protection sociale avec sa propre logique, comportant une politique classique de redistribution d’avantages sociaux, mais aussi une nouvelle dimension de politique de protection sociale transformatrice. Cette dernière vise à transformer ses destinataires de citoyens non intégrés en citoyens bien intégrés grâce à de nouveaux types d’avantages, de services, de droits et de devoirs, mais aussi de facultés et de sanctions (Petersen et al., 2014). Il convient aussi de souligner la question de l’intégration linguistique, qui n’est pas obligatoire pour les migrants de l’UE comme elle l’est pour les immigrants de pays tiers, lesquels doivent passer des tests de langue pour obtenir un permis de séjour permanent, le regroupement familial, etc. Il a été noté que les problèmes d’intégration réapparaissent dans les périodes qui suivent une crise, alors que pendant les périodes de prospérité économique, les initiatives politiques en matière d’intégration sont moins intenses (Jørgensen et Thomsen, 2013).
39Le discours sur l’intégration des immigrants couvre l’ensemble du spectre politique au Danemark. Bien que les réformes les plus marquantes concernant l’accès des immigrants aux prestations sociales aient été introduites par des gouvernements de droite, le parti social-démocrate a récemment participé à certaines des propositions sur la question. La dernière initiative gouvernementale sociale-démocrate pour l’intégration s’intitulait « Chacun doit contribuer » (Alle skal bidrage). Le nouveau programme avait pour but de faire en sorte que les réfugiés et les immigrants s’insèrent rapidement dans une activité professionnelle. Parmi les actions concrètes figuraient un démarrage du processus d’intégration dans les centres d’asile, l’offre d’une proposition d’emploi aux étrangers trois mois après le début du programme d’intégration et une obligation de commencer une activité professionnelle après six mois de prestations sociales pour les ressortissants de pays tiers ayant achevé leur programme d’intégration de trois ans. L’importance de l’acquisition de la langue danoise était réitérée et le discours utilisé pour lancer l’initiative était que le travail est « la clé d’une bonne intégration » (ainsi que le ministre de l’époque le formulait dans un communiqué de presse) et que chacun devait contribuer comme il le pouvait afin de bénéficier lui-même d’une contribution en retour. En fait, le parti social-démocrate a adopté le même ton dur que les partis de droite envers les immigrants, ainsi qu’envers les demandeurs d’asile pendant la campagne électorale de 2015. Des slogans tels que « Si vous venez au Danemark, vous devez travailler » et « Des règles d’asile strictes et plus d’exigences envers les immigrants » étaient similaires à ceux de l’opposition, au point qu’ils ont même été critiqués par le « parti frère » des sociaux-démocrates suédois. Cependant, le DFP s’est révélé mieux équipé pour comprendre les sentiments et craintes de la population : peut-être le parti social-démocrate est-il allé trop loin dans le compromis avec ses propres valeurs sur les problèmes d’immigration et de protection sociale et a-t-il ainsi perdu en crédibilité aux yeux de l’électorat.
40Les réformes danoises de la protection sociale comportent donc deux aspects différents : d’un côté, la relation étroite avec le droit de l’UE, qui oblige à reconnaître des droits sociaux aux citoyens de l’Union vivant légalement dans le pays. D’un autre côté, des prérogatives nationales entières pour décider en matière de droits sociaux des immigrants de pays tiers, permettant de subordonner les droits à des conditions de résidence et d’intégration dans le pays. Dans les deux cas, des questions de solidarité se posent, car le principe de territorialité danois ne semble pas en mesure de répondre au souhait des immigrants d’être admis dans le système national de protection sociale. Ces problèmes se reflètent en pratique dans la législation, qui ne met pas pleinement en œuvre les directives de l’UE ou dans des règles limitant les droits des immigrants et des demandeurs d’asile qui ne sont pas les bienvenus, à moins d’adhérer aux valeurs et modes de vie généralement admis au Danemark. Une période de crise économique ou de stagnation peut fournir une justification pour limiter l’accès aux droits de ceux qui ne sont pas membres de la communauté nationale, mais il reste encore à démontrer qu’un État-providence basé sur des principes néolibéraux est plus durable que celui basé sur les valeurs d’humanisme et de solidarité.
Conclusion
41Le débat sur l’accès aux prestations sociales et la modernisation de la protection sociale au Danemark figure régulièrement à l’ordre du jour de l’agenda politique. La logique de l’assistance publique universelle et celle de l’assurance essaient de trouver un équilibre entre la solidarité et les pressions extérieures de l’UE. Les idées néolibérales se sont récemment insinuées dans le dispositif normatif et la politique sociale est très interconnectée avec la politique du marché du travail. Malgré les effets sévères sur les finances nationales de la dernière crise économique, le débat reste ouvert sur la question de savoir si la pression constante sur le niveau de services sociaux actuel (et futur) est ou non soutenable. L’État-providence au Danemark est toujours un sujet de fierté internationale et une pierre angulaire de l’État scandinave. Dans le passé, il a déjà surmonté des périodes de crise. L’adaptation des fortes valeurs fondamentales de solidarité et d’universalité aux nouveaux contextes et défis a été la clé de la préservation du système danois jusqu’à ce jour.
42Dans toute son histoire, ce dernier a plus d’une fois été développé pendant les périodes de prospérité économique et inversement réduit en temps de crise. Les discussions récentes et les réformes, ainsi que la peur constante des « touristes européens de la protection sociale » peuvent être vus comme une conséquence de la crise économique, qui contraint le gouvernement à équilibrer son budget. Les débats, dans l’arène politique et dans les médias, se concentrent sur la menace que l’immigration et l’accès aux prestations sociales imposé par l’UE représentent pour la pérennité du système de protection sociale national. Certains de ces débats sont suivis d’évolutions juridiques supprimant l’accès aux avantages sociaux pour ceux qui n’ont pas contribué à l’impôt pendant une longue période. La résidence de longue durée et le statut d’actif sur le plan professionnel deviennent les nouveaux gardiens de l’accès aux prestations sociales, qui ne peuvent plus être réservées exclusivement aux ressortissants d’un État membre.
43Cependant, on peut observer que si la crise économique peut faire monter le ton du débat, certaines des racines du problème sont à rechercher dans la mise en œuvre défectueuse du système inter-européen de protection sociale et dans la réticence persistante dont font preuve les États membres en la matière. Le point de départ d’une action pourrait être de débattre afin d’arriver à un accord pour attribuer différents aspects de la politique sociale et des ressources correspondantes respectivement à un niveau supranational et à un niveau national. Un système national fonctionnant correctement et continuellement évalué et réformé (tel que l’État-providence danois) pourrait continuer de bénéficier du soutien de l’UE dans le traitement d’aspects de la politique sociale qui pourraient se situer en dehors de son champ d’action actuel. Une coopération intra-européenne dans un climat de confiance en matière de protection sociale devrait être la marche à suivre.
44Malheureusement, l’accord sur une solidarité inter-européenne à part entière et légitime reste encore à réaliser. Au lieu de cela, ce à quoi assiste l’UE est une mosaïque de systèmes de protection sociale différents qui n’œuvrent pas de façon concertée pour le progrès commun de l’Union. Un État membre sceptique peut trouver des moyens ingénieux d’éviter de se soumettre aux contraintes du droit de l’UE. Une telle évolution risque à long terme de ne pas favoriser la coopération intérétatique ou la liberté de circulation européenne tellement appréciée, mais au contraire d’entraîner la floraison de mouvements populistes nationaux reléguant dans un avenir encore plus lointain le projet de « l’Europe sociale ».
Notes
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[1]
Le présent article s’appuie sur la recherche effectuée en liaison avec le projet bEUcitizen – Barriers to European Citizenship, financé par le septième programme-cadre de la Commission européenne. Pour leurs commentaires et suggestions utiles, je voudrais remercier Jean-Claude Barbier et les deux réviseurs anonymes de la Revue française des affaires sociales. J’adresse mes remerciements particuliers à Sean Plaisted pour la relecture de la version anglaise de l’article.
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[2]
Traduit du danois par l’auteur.
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[3]
Loi constitutionnelle du Danemark du 5 juin 1953, Danmarks Riges Grundlov af 5. Juni 1953.
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[4]
Loi consolidée sur les étrangers (Lovbekendtg lse Udlændingelov) no 1021 du 19 septembre 2014, article 11, section 3, nos 4, 5 et 8. Circulaire sur la naturalisation no 9253 du 6 juin 2013, chapitre 6, articles 22 et 23.
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[5]
Loi consolidée relative à l’intégration des étrangers au Danemark (loi d’intégration), Lovbekendtg relse no. 1094 of 07.10.2014 om integration af udlændinge i Danmark (integrationsloven).
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[6]
NDLR : sur cette question, voir la remarque de l’introduction de ce dossier quant à la classification des statistiques danoises, entre « Danois de souche », étrangers nouveaux arrivants et « immigrés » des générations ultérieures.
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[7]
UfR.2012.1761H. UfR (Ugeskrift for Retsvæsen) est la revue juridique hebdomadaire danoise publiant une sélection de la jurisprudence d’intérêt général.
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[8]
Ministère de l’Emploi, communiqué de presse, 1er juillet 2015, « Intervention immédiate dans le domaine de l’asile : nouvelle allocation d’intégration pour les étrangers nouveaux arrivants ». [Straksindgreb på asylområdet – ny integrationsydelse til nytilkomne udlændinge], [en ligne], http://bm.dk/da/Aktuelt/Pressemeddelelser/Arkiv/2015/07/Straksindgreb%20paa%20asylomraadet%20-%20ny%20integrationsydelse%20til%20nytilkomne%20udlaendinge.aspx, consulté le 20 septembre 2015.
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[9]
https://www.dr.dk/nyheder/regionale/bornholm/integrationsydelse-vil-give-pres-paa-kommunerne, consulté le 20 septembre 2015.
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[10]
NDLR : ce niveau correspond à un locuteur qui « peut comprendre le contenu essentiel de sujets concrets ou abstraits dans un texte complexe, y compris une discussion technique dans sa spécialité. Peut communiquer avec un degré de spontanéité et d’aisance tel qu’une conversation avec un locuteur natif ne comportant de tension ni pour l’un ni pour l’autre. Peut s’exprimer de façon claire et détaillée sur une grande gamme de sujets, émettre un avis sur un sujet d’actualité et exposer les avantages et les inconvénients de différentes possibilités ».
-
[11]
Ministère de l’Emploi (2015) Faktaark : Integrationsydelse.
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[12]
NDLR : les allocations d’assistance sont individualisées pour les membres des ménages.
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[13]
Directive du Conseil 2003/86/CE du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, clause de non-participation au point 18 du préambule.
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[14]
Directive du Conseil 2003/109/CE du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, clause de non-participation au point 26 du préambule.
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[15]
NDLR : salariés et non-salariés. Voir article 48 du Traité de fonctionnement de l’Union.
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[16]
Voir le paragraphe 65 dans l’affaire C-542/09, Commission européenne c. Royaume des Pays-Bas, EU :C : 2012 :346.
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[17]
Affaire C-46/12, L. N. c. Styrelsen fssor Videregående Uddannelser og Uddannelsesst tte, EU :C :2013 :97.
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[18]
Affaire C-158/96, Raymond Kohll c. Union des caisses de maladie, UE :C :1998 :171.
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[19]
Affaire C-120/95, Decker c. Caisse de maladie des employés privés, EU :C :1998 :167.
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[20]
Directive 2011/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2011 relative à l’application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers.
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[21]
Les ressortissants polonais et roumains sont les plus grands groupes nationaux titulaires au Danemark de certificats d’enregistrement dans l’UE. Source : Office danois des étrangers, Tal og fakta på udlændingeområdet 2013 (2014).
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[22]
Affaire C-333-13, Elisabeta Dano et Florin Dano c. Jobcenter Leipzig, EU :C :2014 :2358.
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[23]
Voir par exemple les résultats de l’étude sur le sentiment de citoyenneté européenne par rapport à la citoyenneté nationale, (Commission européenne, 2012, p. 10). Ici, plus de la moitié des personnes interrogées se définissent elles-mêmes d’abord par leur citoyenneté nationales, puis par leur citoyenneté européenne, tandis que 6 % donnent la définition opposée.