Introduction [1]
1Les commentateurs reconnaissent qu’il existe une étroite corrélation entre la politique, le langage et la solidarité au niveau des cultures politiques nationales. Selon Rothstein (1998), bien qu’il ne soit pas entièrement convaincu par le rôle joué par les cultures politiques concernant la solidarité, la protection sociale est conditionnée par la perception de réciprocité. La réciprocité est toutefois garantie comme étant la meilleure qui soit dans un système borné par des frontières (bounding) et faisant partager un lien commun (bonding), comme cela est mis en évidence par Ferrera (2005) (voir aussi Béland et Lecours, 2010). Selon ce dernier, la protection sociale a toujours reposé sur deux mécanismes sociaux : primo, la délimitation d’un territoire, les frontières d’un État-nation et secundo, la création d’un lien de solidarité ou de partage au sein des frontières d’une communauté nationale, qui peut temporairement inclure les immigrants mais qui dépend de facteurs tels que le territoire, la nationalité, la résidence, la langue, la citoyenneté et le sentiment d’appartenance à une communauté. Il convient de noter que parmi les facteurs induisant la solidarité, Ferrera fait également référence à la langue. Bien que ce point de vue considère la corrélation entre la politique et le langage comme pertinente pour la solidarité au niveau national, cette relation est sérieusement sous-estimée et négligée dans la recherche portant sur l’intégration européenne.
2Même Philippe Van Parijs, partisan de faire de l’anglais international une langue vernaculaire mondiale afin de résoudre le problème de la diversité linguistique et de la communication multilingue en Europe et pour le reste du monde, admet qu’une langue commune constitue une condition préalable nécessaire pour la formation d’un dèmos, c’est-à-dire un État-nation au sens où Ferrera l’entend. Il indique également que ce dèmos est une condition préalable importante pour une solidarité économique au niveau local (Van Parijs, 2011, p. 195). Donc, la solidarité locale est traitée dans le cadre délimité par Van Parijs mais la solidarité à l’échelon européen est laissée dans le vague. Dans un document récent portant sur la politique sociale dans l’Union européenne, publié dans le prestigieux The European Union Series, de Karen Anderson (2015), le terme « langage » n’apparaît même pas. Pourtant, la solidarité, même dans le contexte de l’État-nation, y compris un dèmos basé sur une langue commune, demeure un sujet sensible, comme Jeene et al. (2013) le soulignent. L’état de l’opinion à propos du « mérite », c’est-à-dire des qualités qui justifient l’accès à la solidarité, fluctue continuellement en fonction de facteurs économiques et politiques, comme le produit intérieur brut (PIB), le taux de chômage et le climat politique national. Si une langue commune constitue un élément de base pour cette solidarité, il est difficile d’imaginer comment une politique sociale au niveau européen pourrait être réalisée en l’absence de langue commune ou de schémas communicationnels. Il en est de même pour la citoyenneté européenne. En l’état actuel des choses, la diversité linguistique est considérée comme une pierre angulaire de l’identité européenne. Mais ce n’est pas seulement une négligence du rôle du langage dans la recherche de la politique sociale au niveau européen qui menace la conception d’une authentique solidarité, c’est également le rejet du concept de diversité linguistique dans son ensemble qui favorise des communautés linguistiques homogènes. Wang et Steiner (2015) affirment qu’il existe une relation entre fragmentation linguistique et capital social, où ce dernier est caractérisé par la confiance, les normes communes et les réseaux. Les pays dotés d’un capital social supérieur tendent à être plus riches. Selon eux, le nombre de langues d’un pays est corrélé négativement avec le capital social, et ce de façon significative. Cette affirmation n’a toutefois rien d’absolu. Il peut y avoir différentes langues parlées dans un pays mais ce qui compte est le nombre de citoyens qui ont en commun une première langue. Plus le nombre de citoyens parlant la même première langue est élevé, plus il y a d’homogénéité linguistique et plus le capital social est important. Wang et Steiner soulignent qu’il existe des pays dotés de forts taux de capital social qui ne sont pas homogènes linguistiquement, comme la Belgique et le Canada. Cela peut s’expliquer par le fait qu’au niveau infra-étatique, la formation des identités nationales flamande et québécoise, y compris leur langue indépendante, s’imbrique avec la politique sociale. Cependant, l’introduction de communautés linguistiques homogènes au niveau européen engendre des schémas d’exclusion, comme je le démontrerai par la suite. À la lecture de ces remarques introductives, il devient clair que le langage et la communication sont des facteurs pertinents pour la conception d’une politique sociale européenne et qu’il n’existe a priori aucune raison pour négliger le rôle des langues et de la communication multilingue dans les questions de recherche relatives à ce sujet.
3Le présent article étudie le rapport entre les langues, la communication multilingue et la politique sociale en Europe. Plus précisément, il offre une analyse de l’état actuel des choses résultant de l’interconnexion du système de gouvernance multiniveaux de l’Europe et de son identité multilingue. Cette interconnexion est prise en compte dans le « modèle de représentation florale » proposé par de Swaan (1988), un outil analytique destiné à isoler les groupes et les acteurs linguistiques au sein de l’Union européenne ainsi que leur interaction mutuelle aux différents niveaux de gouvernance, notamment aux niveaux européen, national et local. Le modèle renseigne également sur la position de l’anglais international, qui fonctionne de plus en plus comme une langue destinée à réduire les barrières linguistiques, une langue véhiculaire (lingua franca) dans les institutions européennes à Bruxelles. Le modèle de représentation florale sera testé empiriquement dans une étude de cas portant sur le multilinguisme et la communication multilingue aux Pays-Bas. Ce pays a réagi à la crise de la zone euro en introduisant une politique sociale néolibérale et une politique d’assimilation vis-à-vis des migrants. Ces politiques ont eu des répercussions dans le domaine du multiculturalisme et de la communication multilingue, comme je l’expliquerai ci-après. Sans équivoque possible, ces répercussions sont fondées sur des schémas d’exclusion affectant les acteurs linguistiques. Par conséquent, ces schémas constituent de sérieux obstacles à l’élaboration d’une politique sociale pour l’Europe, laquelle devrait être basée sur des schémas d’inclusion et non d’exclusion. D’où la conclusion que les langues et la communication multilingue seront des facteurs pertinents pour la réalisation de l’Europe sociale.
Un outil analytique
La figure 1 illustre la situation des langues au sein de l’Union européenne. Les masses européennes, à savoir les citoyens ordinaires des États membres de l’Europe sont localisés dans les cercles extérieurs. Ceux-ci ont pour langue maternelle une langue nationale ou régionale, ils ont reçu un certain type d’enseignement (primaire ou secondaire) de base dispensé dans leur langue maternelle et parlent éventuellement une langue européenne de communication courante, comme l’anglais, l’espagnol, le français ou l’allemand. Si c’est le cas, il ne s’agit pas de la version normalisée de ces langues. Il s’agira plutôt d’une adaptation ad hoc (anything goes). La zone grisée représente les locuteurs qui appartiennent aux « élites multilingues européennes » et qui ont une bien meilleure maîtrise de leur langue maternelle et des langues européennes de communication courante que les citoyens ordinaires. Fligstein (2008, p. 156) les identifie comme « … les instruits, les propriétaires d’entreprises, les gérants, les professionnels, ainsi que les jeunes ». Ces groupes forment, en réalité, une « classe » et participent aux réseaux transnationaux au sein de l’Europe. Ceux qui se trouvent dans l’étoile centrale sont les « élites cosmopolitaines européennes » ou « Eurostars » comme Adrian Favell (Favell, 2008, p. 144-145) les appelle. Ils utilisent l’anglais comme langue de communication européenne. Merje Kuus (2014, p. 56), qui a interviewé un certain nombre de diplomates européens du service européen pour l’action extérieure, décrit cette langue fonctionnelle comme un « eurojargon ». Notez également que dans le modèle de représentation florale, les communautés de langue locale (vernaculaire) s’entrecroisent rarement mais que l’ensemble d’entre elles sont liées à des élites multilingues locales par la médiation d’une langue centrale ou nationale. Ces élites locales, régionales ou nationales – que j’appellerai ci-après les « cosmopolitains nationaux » – agissent comme des interfaces entre les citoyens ordinaires qui possèdent généralement des compétences linguistiques et communicationnelles monolingues et les Eurostars « multilingues ». Le terme « multilingue » désigne avant tout l’usage d’un « Eurospeak » qui est basé sur l’anglais et fonctionne comme une lingua franca (langue véhiculaire). Cette version adaptée de l’anglais dans les institutions bruxelloises est parfois dénommée « euro-anglais ». Par conséquent, la zone grisée communique via l’euro-anglais aux dépens des autres langues officielles européennes, y compris l’anglais britannique standard. Le modèle de représentation florale illustré dans la figure 1 n’est pas assez détaillé pour décrire toutes les positions des acteurs linguistiques concernés en Europe. Mon analyse dans le cadre de ce modèle doit être considérée comme une première approximation des intérêts divers qui déterminent les aspects sociologiques de la diversité linguistique européenne. Je laisse de côté l’élaboration détaillée de ce schéma, à savoir une fleur avec beaucoup plus de feuilles, comme sujet pour une étude ultérieure.
Schéma de la fleur : les acteurs linguistiques au sein de l’Union européenne

Schéma de la fleur : les acteurs linguistiques au sein de l’Union européenne
4Deux groupes seront concernés dans la discussion de l’étude de cas néerlandaise ci-après, à savoir les « forces antisystème » et les « immigrés ». Les forces antisystème qui communiquent dans leur langue vernaculaire avec les citoyens ordinaires ont bien souvent une mauvaise maîtrise de l’anglais, quelle que soit la version utilisée. Par conséquent, je les exclus des zones grisées de la fleur, bien que d’un point de vue politique, eurosceptiques et anti-européens soient représentés dans les arènes politiques bruxelloises mais pas dans la « sphère intermédiaire » au sens de Van Middelaar (2013). Ils sont ce que les élites européennes désignent comme les « populistes ». Les forces antisystème usent et abusent du pouvoir du langage, lorsqu’ils communiquent avec les citoyens ordinaires dans leur langue vernaculaire à propos de sujets sensibles, tels que l’inclusion des citoyens européens mobiles au sein de l’UE ou des immigrants provenant de l’extérieur de l’Europe ainsi que des nouveaux immigrants ; ou lorsqu’ils communiquent sur la crise de la zone euro qui pourrait mettre en péril le système national de protection sociale. Les partis antisystème communiquent également avec les élites européennes, c’est-à-dire à la fois avec les Eurostars et les cosmopolitains nationaux, mais cette communication est négative et exclusivement orientée contre l’intégration européenne. Les forces antisystème font concurrence aux cosmopolitains nationaux en utilisant des lignes de communication directes et en s’adressant aux citoyens ordinaires dans leur langue vernaculaire commune. Cette stratégie oblige les cosmopolitains nationaux à s’adapter à la langue et à la rhétorique utilisées par les eurosceptiques afin de ne pas perdre leur électorat au profit des forces antisystème, comme l’étude de cas néerlandaise le démontrera. Les immigrés se situent en principe dans les cercles extérieurs non grisés. S’ils s’adaptent à la situation du pays et s’ils apprennent sa langue, ils seront en mesure de communiquer via les cosmopolitains nationaux avec Bruxelles. Si leur maîtrise de la langue du pays est déficiente, ils risquent de se retrouver isolés dans le pays hôte et n’auront aucun moyen de communiquer avec Bruxelles. Cependant, ils ont la possibilité d’utiliser leurs propres réseaux transnationaux avec des pairs d’autres cercles extérieurs. Une option que les citoyens ordinaires des États membres n’ont pas vraiment. En définitive, cet ensemble de schémas d’exclusion illustrés par le modèle de représentation florale pour le langage et la communication ne peuvent constituer une base solide pour une Europe sociale.
Langues et communication multilingue en Europe
5Depuis son traité fondateur en 1957, l’Europe a stipulé que toutes les langues des États membres sont langues officielles. Le règlement 1/1958 concernant le régime linguistique de l’Union a établi quatre langues officielles (Labrie, 1994). Ces langues étaient le français (France, Belgique, Luxembourg et Italie) ; l’allemand (Allemagne, Belgique, Luxembourg et Italie) ; l’italien (Italie) ; et le néerlandais (Pays-Bas et Belgique). Ces quatre langues jouissaient d’un statut équivalent dans les institutions du marché commun européen, ce qui impliquait le fait qu’elles devaient être utilisées comme langues de travail et langues institutionnelles. Lors de chaque nouvel élargissement, les nouveaux États membres ont eu le droit de proposer de nouvelles langues officielles. Le régime linguistique a été maintenu et toutes les langues officielles des nouveaux États membres ont été reconnues en tant que langues de l’Union. À ce jour, l’UE reconnaît 24 langues officielles. La diversité linguistique à Bruxelles est, toutefois, difficile à gérer. C’est la raison pour laquelle la distinction entre langues « officielles » et « de travail » est devenue pertinente et qu’elle est, dans la pratique, utilisée comme solution au problème linguistique dans les institutions bruxelloises. La différence entre les langues officielles et de travail est définie à l’article 6 de la réglementation relative aux langues : les institutions ont la possibilité de choisir librement leur propre régime linguistique. La Commission européenne reconnaît trois langues de travail, à savoir l’anglais, qui est la plus utilisée, ainsi que le français et l’allemand. Cette dernière est nettement moins utilisée que les deux autres langues (Marácz et Rosello, 2012). Un autre exemple de l’article 6 est le fait que, en 2014, sur les 15 directions générales (DG) seules trois utilisaient les vingt-quatre langues officielles sur leur site Internet, y compris les DG Emploi, affaires sociales et inclusion (EMPL), DG Entreprise et industrie (ENTR) et DG Justice (JUST) (Gazzola, 2014). Toutes les autres DG utilisaient un régime linguistique réduit ou monolingue comprenant uniquement l’anglais.
6Certains pensent qu’il faudrait purement et simplement abolir le règlement 1/1958 parce qu’un traitement équitable des langues officielles et de travail n’est pas possible. Le principal argument en ce sens est que le régime linguistique démocratique de l’UE constitue un frein considérable au fonctionnement efficace de ses institutions. Qui plus est, la réduction du nombre de langues officielles est étayée par le fait que l’anglais international fonctionne de facto comme une langue véhiculaire à Bruxelles et que les recommandations éducatives européennes relatives aux langues favorisent l’apprentissage de l’anglais (Haselhuber, 2012). D’où le fait que le monolinguisme, c’est-à-dire l’utilisation de l’anglais international, devienne de plus en plus la norme à Bruxelles. Non seulement l’introduction d’une variété d’anglais international en tant que langue véhiculaire (lingua franca) européenne, disons d’euro-anglais, constituera un obstacle à l’égalité des langues à Bruxelles, mais elle rendra aussi pratiquement impossible la participation des locuteurs non anglophones au projet d’intégration européenne. Discutons de cette affirmation plus en détail.
7Il est clair que l’anglais est en pleine ascension en tant que langue véhiculaire internationale. Phillipson (2006, 2009), Swaan (2001), Grin (2014) et Ricento (2015) expliquent de façon convaincante que l’expansion de l’anglais à l’échelle internationale a été favorisée par les positions hégémoniques sur les plans politique et économique détenues, dans un premier temps, par l’Empire britannique puis, dans un second temps au cours du xxe siècle, par les États-Unis. Pourtant, la situation de l’anglais international, pour un certain nombre de raisons, n’est pas sans poser quelques problèmes. Primo, il est justifié de conclure que l’anglais est associé avec les notions d’hégémonie linguistique et de domination aux dépens des autres langues. Secundo, l’anglais ne peut pas fonctionner comme une véritable lingua franca, c’est-à-dire une langue de médiation neutre respectant le bagage linguistique de tous les locuteurs impliqués dans le processus de communication, du fait qu’il est parlé par des locuteurs natifs et non natifs. Tertio, il existe différentes adaptations de l’anglais parlé (comme l’anglais britannique, l’anglais américain, etc.), ce qui complique la tâche pour les locuteurs dont elle n’est pas la langue maternelle. Il leur est difficile de déterminer les normes précises de l’anglais, même s’il en existe une version standard régulièrement acceptée, à savoir l’anglais britannique standard, dont la diffusion est assurée par des médiateurs importants, tels que la BBC (radio et télévision) et dont l’apprentissage est dispensé aux locuteurs étrangers dans l’enseignement formel. Ainsi, la variété d’anglais international faisant office de langue médiatrice parmi ceux qui ne l’ont pas comme langue maternelle devrait être de fait l’« anglais en tant que langue étrangère » (English as a foreign language). Cependant, cette variété n’est pas parlée dans le monde et on utilise plutôt une version simplifiée, « ad hoc », de la langue anglaise mélangeant, incorporant et échantillonnant des éléments linguistiques locaux dans le cadre de l’usage de la langue et de la communication (Hülmbauer et al., 2008 ; Edwards, 2012, p. 34-38).
8Rappelez-vous que le schéma de la fleur illustre la diversité linguistique en matière de démarcation entre les élites européennes et les citoyens ordinaires. Les élites européennes, c’est-à-dire les Eurostars et les cosmopolitains nationaux, bien que positionnées dans des espaces géographiques différents, à savoir Bruxelles et les États membres, sont localisées dans un espace commun virtuel. Elles forment une classe transnationale connectée et parlent le même type de langage fluide à des fins de communication fonctionnelle uniquement, c’est-à-dire une variété européenne d’anglais international, l’euro-anglais. L’euro-anglais développe ses propres caractéristiques, comme l’utilisation fautive de mots et expressions anglais (European Court of Auditors, 2013) et il a incorporé des expressions artificielles, notamment dans le monde de la finance, par exemple « collateralized debt obligations », « asset backed securities » et « credit default swaps » (Maier, 2014, p. 210). Il s’agit d’« anglais décontextualisé » identifié par Barbier (2014) ou d’un « Eurospeak » auquel Kuus (2014) fait référence. Il est difficile d’imaginer que cette variété d’anglais pourra servir de canal de communication entre les différentes cultures politiques en Europe qui sont enracinées dans le langage, comme Ferrera (2005) et Barbier (2013, 2014) l’expliquent. Cependant, quels que soient son statut ou sa qualité conformément aux données du dernier Eurobaromètre (Commission européenne, 2012), environ 50 % des citoyens européens n’ont aucune compétence en anglais. Ainsi, un régime linguistique restreint incluant l’anglais ou comprenant uniquement l’anglais privilégierait les plus instruits et les plus aisés en Europe, mettant sérieusement à mal l’Europe sociale (Gazzola, 2014). Tournons-nous maintenant vers une étude de cas sur les Pays-Bas.
Réactions néerlandaises et crise de la zone euro
9Les Pays-Bas sont l’un des six pays fondateurs de l’Europe communautaire et un fervent partisan de l’établissement du marché unique européen et des quatre libertés de circulation entre les États fondateurs de l’UE (Van Middelaar, 2013). Les partis politiques traditionnels néerlandais ont soutenu l’établissement du marché unique dans le traité de Maastricht dans le but de bénéficier de façon optimale d’une politique économico-financière basée avant tout sur l’élargissement des marchés, ainsi que l’augmentation du commerce et des exportations (Van Meurs et al., 2013). Ce soutien consensuel massif pour des concepts transnationaux, comme l’intégration européenne et la mondialisation, fait écho à la politique d’État classique néerlandaise de « mercantilisme » et correspond très bien à l’idéologie du « néolibéralisme ».
10Barbier (2013, p. 71) remarque que les Pays-Bas ne correspondent pas à la typologie classique de systèmes nationaux de protection sociale, élaborée dans Esping-Andersen (1990), y compris les trois types de modèles : libéral, conservateur-corporatiste et social-démocrate. Les Pays-Bas suivent traditionnellement un modèle de type libéral caractérisé par son authentique esprit « mercantile » mais ils ont également adopté, en temps utile, des éléments des deux autres modèles. Cela a généré un type hybride. Récemment, sous la pression des forces de marché néolibérales internationales, le profil libéral a, toutefois, repris le dessus. Une politique libérale est considérée comme un remède possible à la crise de la zone euro. Dans un tel cas, l’État diminue son intervention socio-économique. Les citoyens sont censés devenir directement responsables de leur propre couverture sociale et l’État n’a d’autre obligation que de faciliter à ses citoyens l’obtention d’un plus grand bien-être social mais uniquement à l’intérieur des frontières nationales. En raison de la politique néolibérale, les classes moyennes et inférieures néerlandaises craignent de ne plus pouvoir s’appuyer sur l’État pour leur protection sociale traditionnelle. Bien que l’idéologie néolibérale ait dominé les débats concernant la préservation du système social aux Pays-Bas, différentes réponses aux défis liés à l’intégration européenne, la mondialisation et la crise de la zone euro consécutive sont également apparues récemment. Les « partis antisystème » ont su tirer profit des craintes de l’électorat néerlandais, notamment depuis l’éclosion de la crise de la zone euro en 2009, en brandissant la menace d’une sortie pour les Pays-Bas en vue de protéger le système social national. En outre, l’absence d’intégration positive dans le domaine de la politique des migrations a fourni aux partis antisystème un programme électoral riche (Scharpf, 2010). Dans les quartiers périphériques traditionnels des grandes villes néerlandaises, les citoyens ordinaires ont dû payer le prix fort, avec la détérioration des services sociaux liée à la politique mise en œuvre au niveau de l’État. Dans ces quartiers, les relations sociales étaient déjà tendues en raison de l’afflux massif de migrants, notamment ceux dont la culture est trop différente de celle d’Europe occidentale et dont l’intégration et l’assimilation n’ont pas bien fonctionné.
11En 2001-2002, surfant sur la vague de ces tensions sociales, l’homme politique néerlandais Pim Fortuyn, issu d’un parti antisystème, a réussi à mobiliser de larges groupes de citoyens ordinaires déterminés à renforcer l’identité nationale néerlandaise, à mettre en œuvre une politique migratoire plus restrictive et à adopter une position anti-européenne sur l’échiquier politique. Après l’assassinat de Fortuyn en mai 2002, son héritage a été repris par Geert Wilders, un homme politique libéral et un ancien membre du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) qui a créé par la suite le Parti pour la liberté (PVV). Le PVV a remis en cause avec succès les partis politiques traditionnels au moyen d’une rhétorique antisystème, anti-immigration, anti-Islam et eurosceptique féroce. Le parti a fait son entrée au Parlement néerlandais en 2006 et a doublé ses mandats lors des élections législatives de 2010. À la suite de ces élections, le parti a accepté de soutenir un gouvernement minoritaire de libéraux de centre droit (VVD) et de chrétiens démocrates (l’Appel de la démocratie chrétienne [CDA]) aboutissant au premier gouvernement Rutte. Ce gouvernement a dû, cependant, démissionner à la suite du refus du PVV de soutenir de nouvelles mesures d’austérité. Depuis lors, les rapports entre le PVV et les partis traditionnels se sont apaisés car il est devenu évident que le PVV n’avait aucunement l’intention d’endosser la responsabilité de mesures délicates sur le plan électoral. Cela a provoqué une division nette entre les partis traditionnels de la gauche libérale et les partis antisystème.
12En fait, cette démarcation politique correspond à une division sociale, comme l’a constaté une étude récente intitulée Separate Worlds. Bovens et al. (2014), qui ont mené cette étude pour le compte de l’Institut néerlandais pour la recherche sociale (SCP) et le Conseil scientifique pour la politique gouvernementale (WRR), ont étudié les contrastes de valeurs dans la société néerlandaise selon les dimensions suivantes : l’opposition universalisme/individualisme, l’orientation mondiale versus l’orientation locale, intégration versus division, position europhile versus position eurosceptique, perspectives conflictuelles versus perspectives non conflictuelles, style de communication réfléchi versus style de communication direct, confiance dans la politique versus méfiance vis-à-vis de la politique, confiance sociale versus méfiance sociale. Ils ont observé que ces valeurs sont représentatives des groupes les plus instruits et les moins instruits respectivement dans la société. Par ailleurs, ils ont découvert que ces valeurs sont liées aux préférences en matière de partis politiques. Les premières valeurs étaient populaires parmi l’électorat des partis traditionnels de la gauche libérale, tandis que les secondes l’étaient parmi l’électorat des partis antisystème, comme le PVV et son homologue eurosceptique socialiste le Parti socialiste (SP).
13En ce qui concerne le cas néerlandais, je vais aborder deux schémas de communication multilingue dans le cadre du modèle de représentation florale. Le premier schéma se concentre sur la communication entre le cœur de Bruxelles et les citoyens ordinaires néerlandais, dont la médiation est assurée par les cosmopolitains nationaux. Je vais démontrer que cela implique un schéma d’exclusion. Un second schéma d’exclusion linguistique et communicative concerne les migrants aux Pays-Bas.
Le double langage
14Un rôle essentiel est joué par les cosmopolitains nationaux qui agissent en qualité d’interface entre les Eurostars de Bruxelles et « leurs » citoyens ordinaires. Le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, représentant du parti libéral VVD est un homme politique traditionnel néerlandais typique qui officie depuis 2010. Entre 2010 et 2012, il a dirigé un gouvernement minoritaire de centre droit avec le parti chrétien-démocrate CDA qui était soutenu par le PVV de Wilders. À partir de 2012, Rutte devient responsable d’un gouvernement de coalition avec le parti travailliste néerlandais (PvdA). Le Premier ministre Rutte est un acteur majeur sur la scène politique bruxelloise, la sphère intermédiaire à laquelle on a fait référence supra. Rutte et ses partisans libéraux qui peuvent être catégorisés comme des cosmopolitains nationaux agissant en qualité d’interface entre les Eurostars et l’électorat néerlandais, lequel est devenu de plus en plus sensible à l’euroscepticisme au fil des années.
15Rutte est généralement considéré comme un « homme politique à deux visages » parlant avec une « langue fourchue ». Cela signifie qu’il est europhile à Bruxelles et eurosceptique à La Haye (Bruijn, 2012). Son parti, le VVD, essaie de faire passer cette double posture comme une stratégie de négociation intelligente : « Si vous dites toujours oui à Bruxelles, on vous aime. Si vous dites non une fois de temps en temps, on vous prend au sérieux. Mark est pris au sérieux en Europe » (Bruijn, 2012). L’argument des partisans de Rutte est qu’une attitude eurosceptique à Bruxelles est nécessaire pour obtenir une meilleure position de négociation et pour convaincre les votants eurosceptiques néerlandais que les pays d’Europe du Sud seront finalement soutenus financièrement mais pas à n’importe quel prix. Rutte est conscient du fait que son discours ambigu lui impose une gymnastique linguistique tactique lors de ses apparitions devant les médias. Il a participé au Sommet européen des 22-24 novembre 2012 où le budget à long terme de l’Union européenne et la crise financière de la Grèce ont été abordés, comme il l’a déclaré, avec « un revolver chargé dans sa poche » avant d’ajouter bien vite qu’il n’avait néanmoins aucunement eu l’intention d’en faire usage : « Si vous le posez sur la table, vous mettez une telle pression sur les négociations qu’elles ne pourront pas aboutir [2] ».
16En raison de la position d’interface des cosmopolitains nationaux, ils passent nécessairement pour des hommes politiques à deux visages qui parlent avec une langue fourchue. Faisant partie intégrante de la sphère intermédiaire à Bruxelles et participant dans le même temps à la scène politique nationale, ils véhiculent leurs messages à des audiences différentes simultanément et s’adressent à leur électorat dans un style de communication tactique (Bovens et al., 2014). Les phrases de Rutte sont longues et les sujets sont compliqués. Ainsi, quand Rutte fait référence à son modèle d’Europe sociale comme une « société participative », il implique de fait la participation de chaque citoyen dans une « société aux réseaux complexes [3] ». Il faut comprendre « société aux réseaux complexes » au sens où Castells (2013, 2014) l’entend. Toutefois, ces concepts sont assez difficiles à appréhender pour les citoyens moyens. Les eurosceptiques ont une approche plus transparente en utilisant des règles de jeu simplifiées pour les cercles extérieurs du modèle de représentation florale. Bien qu’ils soient présents sur la scène politique bruxelloise, les eurosceptiques n’y participent pas vraiment, ils ne font pas partie de la sphère intermédiaire où se décide la politique de Bruxelles et, par conséquent, ils n’ont pas besoin de « double langage » (Pool et Grofman, 1984). Les hommes politiques antisystème peuvent s’adresser à leur électorat dans leur propre langue vernaculaire, dans un idiome plus facile à manier et dans un style de communication direct. Wilders et son parti PVV expriment une position clairement anti-européenne, même s’ils sont représentés au Parlement européen, lorsqu’ils mettent en garde l’électorat néerlandais contre le danger de devenir une « province du super-État européen. » (Wilders G., 2010, p. 26).
17Les partis traditionnels au visage de Janus, comme le parti libéral VVD, le parti chrétien-démocrate CDA, ainsi que le parti social-démocrate PvdA, qui soutiennent le projet européen, ont toutes les peines du monde à débattre avec les partis eurosceptiques, comme le PVV ou le SP, lorsque des sujets européens liés à la scène politique néerlandaise entrent en jeu. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a accusé les partis traditionnels néerlandais de ne pas protéger l’UE lors du référendum néerlandais sur la Constitution européenne en 2005, lorsque plus de 60 % de l’électorat néerlandais a voté contre celle-ci. Selon lui, les partis politiques traditionnels imitent les partis « populistes » : « Au bout du compte, le Parlement européen ne comptera plus que des eurosceptiques. Ce qui serait une catastrophe [4]. »
Les migrants doivent parler néerlandais
18Les Pays-Bas ont activement soutenu la mobilité ainsi que d’autres formes de circulation comme une résultante des quatre libertés et de la doctrine d’État libérale. En ce qui concerne l’inclusion des migrants, deux périodes d’élaboration des politiques aux Pays-Bas peuvent être distinguées.
19La première période a débuté en 1983, via un document politique officiel en matière de migration stipulant que les immigrés avaient le droit de préserver leurs héritages linguistiques et culturels. Dans le cadre de cette politique, il était possible pour leurs enfants de recevoir une éducation dans leur langue maternelle dans les écoles élémentaires financées par le gouvernement. Cette politique éducative donnait tout son sens au concept de société multiculturelle. Cependant, des études approfondies portant sur la maîtrise linguistique des enfants d’immigrés, qui avaient participé aux programmes éducatifs en langue maternelle à l’école élémentaire, ont radicalement modifié les visions politiques. Il s’est avéré que les jeunes turcs et marocains en particulier, dans leur dernière année d’éducation élémentaire à l’âge de douze ans, présentaient de sérieuses lacunes linguistiques en langue néerlandaise par rapport à leurs camarades de classe néerlandais (Crul et Doomernik, 2003). En raison de leur retard en matière de développement linguistique, les enfants d’immigrés devaient opter pour des filières d’éducation secondaire moins bien considérées et arrivaient avec un bagage inférieur sur le marché du travail. Le gouvernement dirigé par le Premier ministre chrétien-démocrate Jan Peter Balkenende en a conclu que cette situation résultait du fait que les enfants d’immigrés étaient éduqués dans leur langue maternelle à l’école élémentaire et qu’ils parlaient aussi avec leurs parents, également « déficients » linguistiquement en langue néerlandaise, leur langue maternelle à la maison. Par conséquent, le second gouvernement Balkenende a décidé d’abolir le programme éducatif en langue maternelle financé par l’État pour les enfants d’immigrés à l’école élémentaire en 2004. Depuis cette décision, tous les efforts éducatifs ont été concentrés sur l’apprentissage du néerlandais aux étrangers et à leurs enfants, de préférence également à la maison. Ce passage d’une politique linguistique multiculturelle à une politique linguistique d’assimilation se justifiait avant tout par des motifs d’ordre économique. Il a été avancé que l’amélioration de la maîtrise de la langue néerlandaise parmi les immigrés et leurs enfants était une nécessité pour la consolidation de leur place sur le marché du travail (Koopmans, 2015). Pourtant, ce changement ne leur a pas pour autant permis de bien s’intégrer dans la société néerlandaise. Le cercle extérieur du modèle de représentation florale est devenu un espace d’ostracisation et d’exclusion des migrants. Les hommes politiques antisystème, comme Wilders, ont utilisé le pouvoir mobilisateur du langage pour s’adresser à « leurs » citoyens souffrant le plus de la crise de la zone euro et ont stigmatisé les citoyens européens mobiles au sein de l’UE. Ils ont ainsi pointés les Polonais, les immigrés provenant d’au-delà des frontières de l’Europe ou d’autres nouveaux arrivants, notamment les musulmans, en utilisant des jeux de langage. À ce propos, les exemples présentés ci-dessous sont révélateurs.
20Lors du débat politique général annuel du Parlement néerlandais du 16 septembre 2009, Wilders a proposé de lever un impôt sur le foulard islamique : une expression de son dégoût pour ce symbole de la foi musulmane chez les femmes. Il a exprimé cela en inventant un nouveau mot néerlandais : « hoofddoekjestaks ». Notez l’utilisation typique du suffixe pluriel diminutif néerlandais « -jes » attaché à « hoofddoek » (foulard) et l’orthographe néerlandaise, à savoir « taks » correspondant à l’anglais « tax » soulignant la nature opportuniste de cette forme d’impôt utilisée à dessein plutôt que le mot ordinaire néerlandais « belasting » pour « impôts ». Sa proposition a été reçue avec incrédulité au Parlement néerlandais. Pendant un moment, elle fut même considérée comme une blague de mauvais goût mais l’expression prit ensuite une tournure encore plus humiliante lorsque « hoofddoekjestaks » fut remplacé par « kopvoddentaks » qui signifie « taxe sur les chiffons de tête » où le mot néerlandais « kop » possède un sens clairement péjoratif par rapport au mot néerlandais normal pour « tête », à savoir « hoofd ». Selon Wilders, la « kopvoddentaks » implique, en fait, que toute femme musulmane qui souhaite porter un foulard doivent demander une licence et payer mille euros pour ce privilège. Wilders a affirmé que l’argent collecté serait utilisé pour soutenir des programmes d’émancipation des femmes (Kuitenbrouwer, 2010, p. 34-36). Un autre néologisme ayant pour but l’ostracisation et l’exclusion des immigrants musulmans est le terme « haatbaard » (barbe de la haine) inventé par Wilder. « Le paysage de nos rues, dans certains endroits, commence de plus en plus à ressembler à celui de La Mecque et de Téhéran. Foulards islamiques, barbes de la haine, burqas, hommes en longues robes blanches. Il est temps d’agir par rapport à cela. » Avec l’expression « barbe de la haine », Wilders fait référence aux musulmans qui prêchent la haine et portent une barbe (Kuitenbrouwer, 2010, p. 96). Avec le terme nouvellement créé « straatterroristen », c’est-à-dire « terroristes de rue », Wilders fait référence aux gangs de rue formés par de jeunes Néerlandais d’origine marocaine. Cependant, plutôt que d’associer ces gangs avec des actes de délinquance, il les relie à des actes de violence motivés idéologiquement, comme l’assassinat du réalisateur de film néerlandais Theo van Gogh par le fondamentaliste musulman néerlandais d’origine marocaine Mohammed Bouyeri (Wilders, 2010, p. 198) et l’« intifada islamique », c’est-à-dire le combat politico-idéologique des Palestiniens en Israël (Bruijn, 2010, p. 26). En résumé, le langage rhétorique de Wilders est utilisé comme un outil politique (Pool et Grofman, 1984) destiné à mobiliser « son » électorat, les citoyens néerlandais, et à exclure les étrangers.
21Toutefois, les forces antisystème néerlandaises ne sont pas les seules à utiliser le langage pour affirmer des positions socio-politiques excluantes : les cosmopolitains nationaux qui représentent le pouvoir de l’État le font tout autant. Ils utilisent leurs positions de pouvoir en manipulant les normes de la langue officielle de l’État néerlandais. Cela leur permet d’inclure leurs propres électeurs et d’exclure les immigrés et les nouveaux arrivants du marché du travail. L’étude de Ghorashi et Van Tilburg (2006) parmi une centaine de femmes réfugiées (notamment en provenance d’Iran et d’Afghanistan) dotées d’un niveau d’instruction élevé et qui avaient acquis les meilleures compétences linguistiques possibles pour des étrangers aux Pays-Bas est intéressante. Elle démontre que ces compétences linguistiques semblent être le principal obstacle à l’entrée sur le marché du travail aux Pays-Bas. Lorsqu’elles ont envoyé leur candidature pour un poste dans une meilleure organisation ou entreprise, elles ont reçu la réponse suivante : « Notre société a une réputation de haut standing et les personnes ayant un accent étranger ne correspondent à l’image que nous souhaitons donner ». Ghorashi et Van Tilburg concluent que « ni la connaissance de la langue néerlandaise, ni l’obtention d’un diplôme d’études supérieures aux Pays-Bas ne constituent des facteurs d’intégration suffisants pour le marché du travail néerlandais ». Par conséquent, la politique d’assimilation néerlandaise peut permettre d’entrer sur le marché du travail mais la discrimination est pratiquée via la maîtrise des normes de la langue néerlandaise. En conclusion, les élites cosmopolitaines nationales utilisent de façon beaucoup plus subtile la langue néerlandaise que leurs homologues antisystèmes.
Conclusion et programme de recherche
22Jusqu’à présent, l’intégration européenne a été un projet qui a servi les intérêts des élites européennes, à savoir ceux qui peuvent utiliser de façon optimale les libertés, la mobilité et les marchés au niveau européen. Dans le cadre du modèle de représentation florale, j’ai fait référence aux élites européennes sous les termes Eurostars et cosmopolitains nationaux. Cependant, le défi consiste à faire en sorte que l’Europe demeure attractive non seulement pour ses élites mais également pour ses citoyens ordinaires. Wallace et al. (2015) observent que la politique sociale au sein de l’UE dépend toujours des États membres. Par conséquent, il convient de développer une véritable Europe sociale qui offre de la solidarité pour tous ses citoyens. Bien que les intérêts divergents entre les élites européennes et les citoyens ordinaires aient déjà fait l’objet d’études, par exemple dans « Euro-clash » de Neil Fligstein (2008), personne n’avait encore remarqué que les « clashs » européens entre les divers groupes sociaux impliquent également des conflits linguistiques irréconciliables. Ces conflits linguistiques se sont intensifiés en raison de la crise de la zone euro.
23Dans le présent document, j’ai expliqué que la résolution des problèmes linguistiques est vitale pour le développement de l’Europe sociale. Bien que l’importance du langage et de la communication soit reconnue au niveau étatique, ce sujet est bien souvent négligé quand on arrive au niveau européen. L’interconnexion entre la gouvernance multiniveaux et les pratiques langagières en Europe peut être très bien analysée dans le cadre du modèle de représentation florale proposé par Swaan (1988). La typologie des acteurs sociaux, leurs compétences linguistiques, leurs canaux et styles de communication, ainsi que leur positionnement dans ce modèle démontrent que, dans la présente constellation, une communication transparente, efficace et équitable est impossible. Les schémas de communication multilingues sont avant tout spécifiques et exclusifs à chaque groupe, comme l’étude de cas des Pays-Bas le démontre. Ce pays a récemment opté pour un système social néolibéral pour répondre à la crise de la zone euro, il a été incapable de faire face à la récente immigration de masse et, du même coup, il a connu un « Euro-clash » dans lequel les partis antisystème sont devenus des forces politiques stables. Les types de modèles d’exclusion linguistique et communicative qui apparaissent dans le cas des Pays-Bas feront obstacle à toute forme de solidarité authentique ou à toute initiative pertinente pour une politique sociale commune en Europe. L’introduction d’une lingua franca basée sur l’anglais en Europe, dénommée euro-anglais, ne suffira pas à résoudre les problèmes de carences linguistiques et communicatives. L’anglais en tant que code de communication fonctionnel n’est pas conçu pour résoudre les problèmes liés à la subtilité de la sémantique et des concepts inhérents aux cultures sociales et politiques en Europe. Une variété standardisée de l’anglais, à savoir l’anglais de la BBC, n’est pas davantage appropriée pour faire office de langue relais européenne en raison des normes imposées par les locuteurs de langue maternelle, qui excluent les non-natifs. Par conséquent, l’absence d’une langue véhiculaire neutre, transparente et accessible met en péril le développement de l’Europe sociale.
24Comme sujet d’éventuelles recherches ultérieures, j’élaborerai un modèle de représentation florale plus sophistiqué en utilisant la typologie des systèmes de protection sociale proposée par Esping-Andersen (voir Esping-Andersen, 1990). Il faut s’attendre à ce que beaucoup d’autres modèles d’exclusion linguistique et de communication fassent leur apparition. Un autre défi pour d’éventuelles recherches ultérieures consisterait à élaborer des codes de communication multilingues et transnationaux basés sur l’équité. Je rejoins Jean-Claude Barbier (2013, p. 21) pour dire que ces codes doivent inclure des idiomes pluriels fondés sur des stratégies de communication multilingues et transnationales, impliquant une intercompréhension, une pratique de la traduction et de l’interprétation qui soient liées à une lingua franca effectivement neutre.
Notes
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[1]
L’auteur remercie Jean-Claude Barbier pour les discussions enrichissantes portant sur l’Europe sociale et deux chroniqueurs anonymes pour leurs commentaires très utiles concernant une version antérieure de ce document. L’étude ayant permis d’obtenir ces résultats a reçu le financement du septième programme-cadre de l’Union européenne (FP7/2007-2013) en vertu de la convention de subvention no 613344.
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[2]
Propos cités dans « Rutte met ‘pistool op zak’ bij EU-onderhandelingen », RTL nieuws, 22 novembre 2012, [en ligne], http://www.rtlnieuws.nl/nieuws/rutte-met-pistool-op-zak-bij-eu-onderhandelingen, consulté le 20 septembre 2015.
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[3]
Propos cités dans « Rutte : participatie geen bezuiniging », NOS Teletekst, 14 octobre 2013, [en ligne], nos.nl/artikel/562390-rutte-participatie-geen-bezuiniging, consulté le 20 septembre 2015.
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[4]
Propos cités dans « Nederlandse partijen te populistisch », NOS Teletekst, 27 décembre 2014, [en ligne], nos.nl/artikel/2010729-juncker-nederlandse-partijen-te-populistisch.html, consulté le 20 septembre 2015.