CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1De nombreuses recherches ont démontré les effets de la crise économique qui sévit sur les descendants des baby-boomers et remet en jeu des liens de dépendance et de solidarité entre générations immédiates (Chauvel, 2006 ; Peugny, 2006 ; Van de Velde, 2011). Certains auteurs montrent, en outre, combien elle accroît les inégalités et ébranle les mécanismes et principes de redistribution au fondement même de la solidarité entre les différentes catégories du social (Dubet, 2010 ; Rosanvallon, 1995). Les effets sociétaux de la crise écologique, ou de l’ampleur prise par les préoccupations environnementales dans l’espace public et politique depuis les années 1970, sont en revanche peu identifiés.

2Pourtant, les considérations croissantes en termes de maux environnementaux (pollutions de l’air, de l’eau, raréfaction des ressources naturelles …), de risques (technologiques, liés au changement climatique …) et d’aménités (accès à la nature, vue sur mer …) sous-tendent des enjeux relatifs à leur distribution. On se demandera ainsi comment la question écologique repose celle des inégalités sociales au sein des générations et du lien entre ces dernières. Dit autrement : comment interroge-t-elle la stratification sociale et reformule-t-elle l’idée de dépendance entre générations ? Notre objectif n’est pas ici de remobiliser des travaux empiriques publiés (Deldrève et Candau, 2014) [1] ou plus récemment initiés [2], mais de traiter de ces questionnements à travers quelques grands courants environnementalistes.

3Nous montrerons ainsi que la prise en compte des générations à venir est ancienne et pérenne dans le champ de l’environnement, articulée à celle des besoins pour les générations présentes. Nous verrons dans un premier temps comment le droit à l’environnement a progressivement été construit depuis la fin du xixe siècle par des mouvements à la fois sociaux, politiques et scientifiques qui n’ont pris en considération les inégalités que tardivement, à l’ère de l’environmental justice et du développement durable, pour inspirer la très récente notion d’inégalité environnementale. Dans un deuxième temps, nous étudierons comment elle est proposée aujourd’hui pour penser les inégalités dans l’exposition au risque environnemental, l’accès aux aménités et les impacts produits sur l’environnement, ou encore les inégalités relatives aux effets de l’action publique environnementale et aux capacités des usagers à faire valoir leurs intérêts en la matière. Les recherches menées en ces termes, notamment celles que nous menons sur les effets des politiques publiques environnementales, alimentent notre réflexion. L’absence de prise en compte des inégalités au sein et a fortiori entre générations dans la mise en œuvre de ces politiques environnementales contraste avec l’intérêt affiché dans les textes de cadrage pour l’équité et la satisfaction des besoins des générations futures. Un tel constat nous conduit à revenir dans un troisième temps sur l’articulation entre « communauté de destin » et « communauté d’épreuve » (Rosanvallon, 2011), soit deux formes de dépendance et de solidarité intra et intergénérationnelles [3] qui, en contenant l’idée de dette et de transmission, prennent sens dans l’histoire des préoccupations environnementales.

Penser la justice sans penser les inégalités : de l’âge de la « wilderness » à celui de la « société du risque »

4La protection de la nature sauvage, de la « wilderness », est constitutive des préoccupations et mouvements sociaux qui émergent au xixe siècle en faveur de l’environnement. Portées par des associations récréationnistes et plus largement par une élite urbaine, ces préoccupations reposaient sur une conception esthétisante et romantique de la nature « vierge » qu’il s’agissait de protéger, en tant qu’espace refuge, de toute transformation par l’homme. Ainsi les premières mesures mises en œuvre pour protéger la nature répondent à des objectifs de sanctuarisation : les États-Unis inaugurent le parc de Yellostone, premier parc national au monde en 1872 dans le Wyoming, imités au début du siècle suivant en Amérique du Sud et en Europe. En France, l’influence croissante des sociétés savantes, du Touring club et du Club alpin français, conduisent à une institutionnalisation similaire de la protection de la nature qui s’essaie d’abord principalement sur le territoire des colonies dans la première moitié du xxe siècle, avant d’acquérir des bases légales sur la métropole où elle rencontre plus de résistance (Selmi, 2009).

5De fortes tensions sociales accompagnent, en effet, l’histoire de la mise en patrimoine de la nature. Bernard Kalaora (Kalaora, 1998) a montré comment, dès le xixe, siècle la doctrine forestière en faveur du reboisement a mené à l’expropriation et à l’affaiblissement de communautés sur des territoires transformés progressivement en « musée vert ». De même, la création des parcs nationaux et réserves a longtemps obéi à une logique de muséification qui s’est souvent imposée, de par le monde, aux dépens des populations locales. Elle a de fait rencontré de nombreux échecs là où elles ont pu s’y opposer (Depraz, 2008 ; Larrère, 2009). Pour autant, la question des inégalités ainsi générées ou des injustices faites aux populations locales n’a pas été posée, comme occultée par le paradigme écologique qui dominait alors et pour lequel toute activité humaine perturbait la nature et devait en être exclue. En revanche, des préoccupations en termes de justice pour la nature et le genre humain ont été formulées, de manière exclusive ou conjuguée.

6Ainsi Dorceta Taylor (Taylor, 2000) montre qu’aux États-Unis les activistes de la première heure traitent en termes d’injustice faite à la nature les dommages causés à la Terre et à ses écosystèmes. John Muir (fondateur du Sierra Club, le plus ancien et influent mouvement environnementaliste américain) associe la justice pour la nature à des préoccupations en termes d’équité intergénérationnelle. Il met en exergue la destruction des ressources par les générations actuelles et le droit des générations futures à en bénéficier (Taylor, 2000). Dans l’affaire du barrage d’Hetch Hetchy Valley (1914), il s’oppose ainsi à Gifford Pinchot (premier responsable du Service des forêts des États-Unis) selon lequel il serait injuste de priver la population contemporaine de San Francisco d’alimentation en eau afin de sauvegarder la nature sauvage pour les générations futures (Nash, 1982). Le clivage entre partisans de la préservation (de la wilderness) et ceux de la conservation (favorable à l’usage « raisonné » des ressources) est consommé ; il perdure jusqu’à aujourd’hui dans la manière de concevoir, au sein des différents pays, la protection de la nature et la justice en la matière. Cette controverse a ainsi posé de manière explicite la question de l’articulation et de la hiérarchisation entre justice pour les générations contemporaines et justice pour celles à venir, mais sans introduire les enjeux intragénérationnels de la protection de la nature et de l’usage de ses ressources.

7Après la Seconde Guerre mondiale, la prise de conscience, aiguisée suite au conflit, du gaspillage des ressources laisse à penser que les mesures de protection de la wilderness ne suffiront pas à enrayer leur destruction : le développement démographique et la modernisation sont questionnés. En France, l’ornithologue Jean Dorst publie en 1965 Avant que nature ne meure afin d’alerter l’opinion publique sur l’accélération du processus de disparition des espèces : « L’équilibre primitif se trouve compromis dès que l’homme dispose de moyens techniques quelque peu perfectionnés et dès que la densité de ses populations dépasse un certain seuil » (Dorst, 1965). Aux États-Unis, le biologiste Paul-Ralph Erhlich, dénonce également la croissance exponentielle de la population et ses effets insoutenables (Ehrlich, 1968). Il préconise de l’infléchir en instaurant une politique de régulation démographique stricte (taxer lourdement les couples ayant des enfants et récompenser les autres …), ainsi que des moyens drastiques tels que l’ajout de stérilisants dans l’eau et la suspension de l’aide alimentaire aux pays qui, faute d’instaurer un contrôle des naissances exigeant, n’auraient aucune chance d’atteindre l’autosubsistance. L’écologue Garrett J. Hardin plaide également pour cette suspension et préconise la mise en marché de licences de reproduction. Il développe la théorie de la « tragédie des biens communs » (Hardin, 1968), selon laquelle les nations sont vouées à surexploiter leurs ressources, ainsi que le concept de « carrying capacity » (capacité de charge). Il défend l’« éthique du canot de sauvetage » (s’il y a trop de monde à bord et que personne n’est exclu, alors tous périront), contre celle du partage que ne pourraient se permettre les pays riches sans se condamner et condamner l’avenir de la planète (Hardin, 1974).

8Dans cette éthique malthusienne, les inégalités entre pays ou populations, sont perçues exclusivement à l’aune du danger que représentent la croissance démographique et l’aide aux plus pauvres. La hiérarchisation des questions de justice intergénérationnelle trouve une réponse simple dans la condamnation des plus pauvres pour la survie de l’humanité et le contrôle des naissances. Mais celui-ci ne s’opère pas indistinctement : sur le sol des États-Unis, cet objectif donnera lieu, dans les années 1970, à la stérilisation de milliers de femmes d’origine indienne, mexicaine et portoricaine en âge de procréer, une expérimentation condamnable que dénonceront des mouvements de l’environmental justice (Taylor, ibid.). Relayées par des associations écologistes influentes, ces idées malthusiennes nourriront le premier rapport remis au Club de Rome, The Limits to growth (Meadows et al., 1974) qui dénonce les dangers d’une croissance économique et démographique exponentielle, à savoir l’épuisement des ressources, la pollution et la surexploitation des systèmes naturels. Mais on y trouve également, dans la dénonciation des dégâts provoqués par les activités économiques que taisaient jusque-là les principaux courants écologistes, l’influence d’un autre courant de pensée inspiré par Rachel Carson.

9Dès 1962, en effet, l’écologue américaine, R. Carson, initie une nouvelle vague de préoccupations écologiques qui, sans se détourner de l’avenir et de la préservation des ressources naturelles, s’intéressent à l’homme contemporain et à la qualité de son environnement. Dans Silent Spring, ouvrage fortement médiatisé, elle montre combien l’utilisation à outrance de pesticides et de produits chimiques nuit à l’homme et à la vie sauvage. En élargissant le cadre des préoccupations écologiques, Silent Spring sensibilise de nouvelles catégories de population, élargit l’agenda environnementaliste pour y inclure des questions sanitaires, rurales et urbaines (Tayor, ibid.). Les problèmes d’environnement deviennent des problèmes de santé et de qualité de vie, des menaces et préjudices reconnus. Ainsi l’Environmental Protection Agency (EPA) est-elle créée en 1970 [4], avec pour mission d’étudier et de protéger la nature et la santé des citoyens américains. Selon R. Carson (2000), les citoyens attendent de leurs gouvernements une protection, qui fait défaut au regard des intérêts industriels en jeu : il est donc juste que les citoyens affectés et trahis obtiennent réparation. Dans cette mouvance, que viendront nourrir la médiatisation des premières marées noires puis la vague de contestation antinucléaire, la justice pour les générations présentes et futures n’est plus à hiérarchiser mais à confondre. C’est alors moins l’allégorie du « canot de sauvetage » qui donne sens à cette conception de la justice que celle de la « galère commune » ou, pour emprunter les termes de P. Rosanvallon (Rosanvallon, 2011), de la « communauté de destin ».

10La tenue à Stockholm en 1972 de la première conférence des Nations unies sur l’environnement humain atteste du caractère international de ces préoccupations environnementales et donnera naissance au Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Les dirigeants de 113 pays du Sud et du Nord adoptent un plan d’action pour lutter contre la pollution, ainsi qu’une déclaration de 26 principes qui s’ouvre sur la reconnaissance du droit fondamental de l’homme à vivre dans un environnement de qualité, assurant sa dignité et son bien-être, et le « devoir solennel » qu’il a de le préserver. Sous la pression des pays en voie de développement, est mise en exergue la responsabilité des pays industriels et de leurs choix de développement technique, tandis que les problèmes environnementaux des pays pauvres sont imputés à leur sous-développement même. Un nouveau lien de causalité est ainsi posé entre pauvreté et environnement. La conférence se démarque toutefois des perspectives de P.-R. Erhlich et G.-J. Hardin : la lutte contre la pauvreté n’est pas conçue comme dommageable du point de vue environnemental. Il s’agit alors de penser un mode de développement qui permette de lutter contre la pauvreté et la dégradation de l’environnement.

11La notion de développement durable est construite dans cette mouvance, dans un contexte de crise pétrolière (1973) et de catastrophes environnementales fortement médiatisées. Le rapport Brundtland (1987) la fonde sur trois piliers que sont la croissance économique, la protection de l’environnement et la lutte contre la pauvreté. Il affirme le droit au développement durable qui seul permet de « répondre aux besoins du présent sans jamais compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs ». Ces éléments sont réaffirmés, sous la bannière de l’équité, lors du sommet de la Terre de Rio (1992) et dans les 27 principes édictés dans la déclaration.

12De telles préoccupations de justice exprimées en termes d’équité sont également présentes dans les conventions-cadres signées à l’issue du sommet. Ainsi, celle sur la biodiversité a pour objectifs associés : « la conservation de la biodiversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques ». Pour autant, cette convention reste indifférente aux questions de pauvreté, hormis pour ses aspects limitatifs de l’action menée en faveur de la biodiversité. Plus largement, les questions d’équité intragénérationnelle imprègnent peu les politiques qui découlent de ce cadrage normatif (Blanchon, Moreau et Veyret, 2009). Et la thématique des inégalités demeure absente, jusqu’aux années 2000, des politiques de développement durable européennes ou nationales, au sein desquelles le volet social est délaissé (Theys, 2002).

13Certes, dans ce contexte de crise et de catastrophes technologiques, nombre de réflexions, menées par des chercheurs en sciences sociales européens, ouvrent sur des considérations en termes d’inégalités sociales. Ainsi, dès 1986, Ulrich Beck écrit dans La Société du risque que les plus pauvres sont souvent aussi les plus exposés et les plus vulnérables au risque technologique. Mais elles sont aussi relativisées, car progressivement nivelées de par la nature globale et les effets boomerang de ce type de risque. « En ce sens, les sociétés de risques ne sont justement pas des sociétés de classes ; on ne peut appréhender les situations de danger comme des situations de classes, pas plus qu’on ne peut appréhender comme des conflits de classes les conflits qu’ils [les risques] induisent [5] ». Pourtant, durant cette même décennie, c’est bien la question de l’exposition socialement différenciée aux risques technologiques qui fait naître le mouvement de l’environmental justice, et érige les inégalités face à l’environnement en préoccupation première.

Environmental justice ou l’acuité des inégalités entre populations ou groupes sociaux

14Selon D. Taylor (ibid.), les inégalités sont ignorées des principaux mouvements et courants écologistes aux États-Unis (et peut-on généraliser : en Occident), parce qu’elles n’affectent pas les hommes blancs de classe moyenne et supérieure qui constituent leurs viviers de militants. On ne peut pour autant en conclure qu’elles aient été et restent impensées. Leur objectivation et publicisation ont pour origine d’autres mouvements, communautaires, que l’économiste Joan Martínez Alier qualifie d’écologisme populaire (ou des pauvres), rarement reconnus comme tels bien qu’ils aient comme objet de protéger leurs terres et ressources. J. Martínez Alier identifie de nombreux mouvements de ce type dans le monde et notamment dans les pays en voie de développement, telle la lutte de communautés indigènes contre les mines d’or à ciel ouvert en Amérique du Sud, ou celles de Brésiliens et d’Indiens contre la construction de barrages au nom desquels on les expulse de leurs terres. Ces mouvements représentent ainsi, selon l’auteur, une forme de résistance à un régime d’exploitation industriel et néolibéral qui détruit leurs moyens de survie. L’environmental justice émergeant aux États-Unis dans les années 1980 fait partie de cet écologisme populaire. S’il englobe rapidement la question de l’exploitation des ressources des pays pauvres au profit de l’expansion industrielle des pays du Nord, il se développe initialement comme un mouvement de lutte antitoxique, né de la mobilisation de résidents, ceux du Love-Canal (État de New York) gravement contaminés par des déchets enfouis sous leur quartier, et ceux du comté de Warren (Caroline du Nord), opposés à l’installation d’une nouvelle décharge dans un comté où la population est majoritairement afro-américaine et la plus pauvre de l’État (Bullard, 2001).

15La mobilisation du Love-Canal contribuera à déplacer les préoccupations nationales en matière environnementale vers les problèmes de contamination des populations locales, renforcée dans ses effets par l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie, 1979). Celle de Warren, qui puisera ses ressources dans les communautés religieuses locales et le mouvement des Civil Rights (Taylor, ibid.), donnera naissance aux premières études nationales démontrant que l’appartenance des résidents à des minorités ethniques joue plus que tout autre facteur sur l’emplacement des décharges et autres « localy unwanted land uses » (LULUs) (Bullard, ibid.). Ces données prouvent l’existence d’un « racisme environnemental », c’est-à-dire d’une discrimination exposant les non blancs à la pollution de manière disproportionnée (Pulido, 2000).

16Le mouvement de l’environmental justice restera fortement nourri par le mouvement antitoxique sans s’y limiter. Il devient le premier mouvement environnementaliste à examiner les relations entre les hommes et l’environnement à travers le prisme de la race, de la classe sociale ou encore du genre, « difficilement séparables » : D. Taylor (ibid.) parle de « simultaneity of oppression ». Pluraliste, le mouvement touche rapidement toutes les minorités ethniques ainsi que les Blancs aux revenus modestes. Ce mouvement social mobilise ainsi nombre de communautés et de réseaux sur le registre de l’expérience des préjudices subis. Cette expérience collective de l’injustice est fondatrice du sentiment d’appartenir à une « communauté d’épreuve ». Il fait de la justice un cadre directeur et fortement intégrateur (Taylor, ibid. ; Schlosberg, 2007) des différentes formes de discrimination en matière environnementale.

17Comme R. Carson, l’environmental justice associe préoccupations pour l’homme et la nature, justice pour les générations présentes et futures, incrimine l’État et les industriels, et réclame une justice redistributrice et compensatoire. Dans les principes qui sont édictés en 1991 lors du « First National People of Color Environmental Leadership » [6], le mouvement dénonce en outre le manque de reconnaissance subi par ces peuples et revendique une justice qui soit également procédurale, soit le droit de participer aux décisions qui les affectent « à tous les niveaux » et « à titre de partenaire égal » (principe 7). Par ailleurs, il relie des préoccupations qui ne l’ont jamais été, comme l’occupation militaire, l’autonomie des peuples indiens, l’exploitation de la ressource et la dégradation de l’environnement (cf. principes 11 et 15 ; Holifield, 2001). Le cadre global et intégrateur de la justice environnementale mobilise ainsi, selon D. Taylor (ibid.), des composantes originales, inhérentes à l’histoire et à la composition de ce mouvement : les droits à l’autodétermination, les droits à la terre et les droits civiques et de l’homme.

18Interagissant avec le mouvement social, se forme également le versant académique de l’environmental justice, sous l’impulsion de chercheurs en sciences sociales sensibilisés via leurs réseaux d’appartenance. Il croît, avec les incitations de l’État fédéral qui, dès les années 1990, institutionnalise l’environmental justice par décret et la décline au sein de différentes politiques sectorielles (Holifield, ibid.). L’entrée en recherche et en politique de l’environmental justice va drainer différents efforts de définition de la justice environnementale, centrée (plus exclusivement que celle des mouvements sociaux) sur les inégalités intragénérationnelles et la justice distributive de John Rawls.

19Les questions relatives aux inégalités environnementales et les considérations de justice qu’elles soulèvent vont transcender l’environmental justice. Celle-ci s’exporte au-delà du continent américain, à travers les réseaux militants, politiques, la littérature académique, et s’implante dans les pays anglo-saxons, comme la Grande-Bretagne, où elle résulte de l’initiative du gouvernement qui la prive toutefois de ses considérations ethniques fondatrices (Faiburn, 2008 ; Laurent, 2009). Elle ne trouve, par ailleurs, qu’un faible écho dans le reste de l’Europe, où les questions d’inégalités environnementales auront tardivement prise, en s’articulant, lors de la préparation du sommet de Johannesburg (2002), au registre du développement durable.

20L’intérêt croissant pour les inégalités environnementales en Europe, et plus spécifiquement en France, n’est donc pas porté par un mouvement social, mais par une volonté politique d’alimenter le volet social du développement durable, qui ne va pas toutefois jusqu’à faire de leur réduction ou compensation un objectif des politiques publiques, comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

21Le terme « inégalités environnementales » est introduit par Jacques Theys (ibid.) pour désigner des exemples d’inégalités d’exposition aux risques et aux polluants, et d’accès à un environnement de qualité, cumulées à d’autres formes d’inégalités sociales. Mais progressivement cette définition s’enrichit pour recouvrir également les inégalités en termes d’impacts sur l’environnement et pour les générations à venir (Emelianoff, 2007 ; Pye et al., 2008), ou encore de participation et de capacité à agir sur l’environnement, à défendre la conception et l’usage que l’on en a (Faburel, 2010 ; Laigle, 2005). Cet élargissement de la notion d’inégalité environnementale s’accompagne d’un débat sur la terminologie à employer : certains auteurs préfèrent parler d’inégalité écologique parce que moins anthropocentrée (Ferrari, 2010) ou plus pertinente au regard des impacts sur le milieu à prendre en compte (Emelianoff, ibid.), d’autres d’inégalité environnementale parce que plus en prise avec le registre de l’expérience qu’exclut le terme d’écologie (Charles, 2008).

22Les recherches sur les inégalités environnementales ont de commun avec l’environmental justice de prêter une attention centrale aux politiques publiques (environnementales ou sectorielles) et à leurs effets sociaux et environnementaux, différenciés selon les territoires, groupes sociaux ou populations. Elles ont comme autre similitude de s’appliquer à différentes échelles, de l’intracommunal aux rapports Nord-Sud, de s’intéresser à des groupes sociaux ou aux populations, d’associer dans la réflexion inégalités inter et intragénérationnelles et de privilégier l’approche empirique de ces dernières. Elles s’inscrivent dans des problématiques sanitaires et urbaines, bien connues de l’environmental justice, avec un intérêt aigu pour les questions relatives à l’habitat (Charles et al., 2007). Mais elles connaissent également des développements distincts. Ainsi, tout un courant de recherche, porté par des géographes et économistes européens, se spécialise sur les questions d’inégalités entre territoires (Laigle et Tual, 2007 ; Faburel, ibid.). Les inégalités sont alors traitées sous l’angle de l’équité, notion préférée à celle de la justice, notamment parce que référant à la littérature du développement durable (Zuindeau, 2011). Plusieurs études traitent également des inégalités environnementales indépendamment de tout cadre de justice environnementale ou sociale (Deboudt, 2010).

23Toutes s’intéressent, en revanche, à leurs relations ou cumul avec d’autres inégalités, économiques, sociales et territoriales. L’une des études les plus citées est celle de l’Institut français de l’environnement (IFEN, 2006) sur le Nord - Pas-de-Calais. L’IFEN met en exergue et en relation les inégalités environnementales et les inégalités sociales en mesurant les premières à partir des émissions polluantes dans l’eau et l’air, la présence de sites Seveso, la pollution des sols, et les secondes à partir de la médiane du revenu fiscal par unité de consommation. L’IFEN traite également du cadre de vie des quartiers les plus défavorisés, à partir d’un travail de l’observatoire des zones urbaines sensibles (ZUS, 2004), qui examine à la fois les processus de disqualification à l’œuvre et les jugements négatifs émis par les résidents (Choffel, 2004).

24Cette question du cumul ou de la formation des inégalités environnementales invite de fait à analyser la manière dont la dimension environnementale (la question du risque global ou localisé, de la proximité de ressources et d’aménités) interroge la stratification sociale et pose en des termes nouveaux (telle la « communauté de destin »), la question des inégalités et injustices intergénérationnelles.

25Nos recherches sociologiques [7] (telles celles menées au Touquet ou à Marseille) montrent notamment comment des actions collectives menées sur le littoral pour freiner l’urbanisation qui grignote le milieu naturel et limiter sa fréquentation servent une vision de la protection du milieu et de son usage légitime très clivée socialement (disqualification des usages populaires, valorisation d’un « entre soi ») (Deldrève, 2011). De même, l’action publique environnementale sur les espaces naturels (et plus spécifiquement celle des parcs nationaux) génère des inégalités environnementales intragénérationnelles (via la réglementation des usages pluriels des espaces) qui viennent renforcer les inégalités de revenu et de reconnaissance entre les différents groupes sociaux d’habitants et de riverains, et ce, avec d’autant plus d’efficacité que ces inégalités sont posées comme « justes » sur les scènes participatives (relativement homogènes et élitistes) dédiées à la mise en œuvre de l’action publique (Deldrève et Candau, 2014). Les politiques de l’eau, quant à elles, font moins systématiquement reposer l’effort requis pour améliorer l’environnement sur les plus démunis. Ce sont ainsi les agriculteurs dotés de grandes exploitations qui contractent le plus de mesures agroenvironnementales territorialisées (MAET). Mais comme ces mesures sont (à la différence des parcs) incitatives et non réglementaires, ce sont aussi eux qui captent davantage les aides financières octroyées pour mettre en œuvre des pratiques moins néfastes à la qualité de l’eau, des pratiques que d’autres ont adopté antérieurement, sans compensation possible (Lewis et al., 2010) ou sans compensation souhaitée (Candau et Ginelli, 2011).

26Il est vrai que jusqu’ici les politiques publiques environnementales n’ont pas eu pour objectif de traiter de telles inégalités. Elles ne les articulent pas davantage aux inégalités intergénérationnelles, bien que les générations futures y figurent comme principe légitimant l’intervention publique.

Quand communauté d’épreuve et communauté de destin diffèrent

27Que cette articulation ne fasse pas l’objet des textes de l’action publique repose la question de la congruence de ces inégalités. Peut-être est-elle tacite, résultant de la convergence des causes publiques : la lutte contre les inégalités au profit des générations actuelles et celle contre les inégalités au profit des générations à venir. Autrement dit, et pour reprendre une question sujette à controverses, diminuer la pauvreté et les inégalités serait-il bon pour l’environnement ? Initié par P.-R. Erlich et G.-J. Hardin, alimenté lors des négociations internationales entre pays du Nord et du Sud, ce débat mobilise aujourd’hui des arguments de plusieurs ordres. Certains associent les causes, en montrant combien les inégalités de santé et de consommation constituent des facteurs de détérioration de l’environnement (Wilkinson et Pickett, 2009), ou affirment la pertinence de la notion de justice environnementale appliquée aux humains, pour traiter les humains à venir et l’ensemble des êtres vivants (Schlosberg, 2007). Mais pour d’autres, au contraire, on ne peut être assuré de favoriser à la fois la « soutenabilité » environnementale et une plus grande égalité parmi les hommes de manière générale, au regard de la grande diversité des problèmes environnementaux et de la diversité des formes d’égalité selon les domaines de l’existence (Dobson, 1998). Quant à l’extension des notions de justice environnementale aux non humains et aux « non nés » préconisée par David Schlosberg, elle serait incompatible avec l’éthique individualiste, rationaliste et instrumentaliste qui sous-tend la théorie de la justice de Rawls, constitutive (sans être exclusive toutefois) de la justice environnementale (Gagnon, Lewis et Ferrari, 2008). À l’opposé, la conception de l’éthique environnementale de Hans Jonas (1990) relativise quant à elle les enjeux de la justice sociale pour les générations actuelles en posant la nature comme une valeur en soi et par là même l’exigence première de la prise en compte des générations futures [8]. Cette conception de H. Jonas, essentiellement basée sur le futur, est critiquée par Jacques Delord et Léa Sébastien (Delord et Sébastien, 2010) qui exhortent à regarder le passé, ou plus exactement les fautes des générations passées, pour préparer la gestion de l’environnement de demain. Ils proposent d’étendre aux liens entre générations la notion de dette écologique (pensée au départ par J. Martínez Alier pour analyser les relations Nord-Sud) et de définir une justice transgénérationnelle qui tienne compte des dettes écologiques entre générations passées, présentes et futures, tout en considérant les statuts économiques et les empreintes écologiques différents au sein d’une même cohorte.

28Dans l’articulation délicate entre inégalités intra et inégalités intergénérationnelles, il nous semble qu’une raison de nature plus sociologique opère également, relative aux liens de solidarité – et donc d’appartenance – sur lesquels s’appuie le sentiment de justice environnementale. Si selon P. Rosanvallon les liens de solidarité se construisent dans une communauté d’épreuve qui se confond avec la communauté de destin, il en est autrement dans le domaine de l’environnement.

29Dans La société des égaux (Rosanvallon, 2011), l’historien considère que l’expérience de la Première Guerre mondiale, conjuguée à la peur de la révolution et à l’image d’une société organique construite par la pensée sociale, a permis la réactivation de l’idéal égalitaire fondé à la révolution de 1789. Les soldats, jeunes et moins jeunes, de tout bord politique, de toutes conditions sociales, ont été exposés à la mort de la même façon et ont vécu une fraternité des tranchées qui a « redonné un sens directement actif et sensible à l’idée d’une société de semblables [9] ». L’égalité politique a pu alors se déployer en égalité sociale dès l’après-guerre car la « dette sociale [10] » contractée par la nation à l’égard de tous ses membres a rendu justes et nécessaires une redistribution basée sur l’impôt progressif et les assurances sociales caractéristiques de l’État-providence. L’idée d’une société de semblables s’est construite au travers de cette épreuve commune où se jouait le destin de la nation. Autrement dit, la guerre 1914-1918 a ravivé l’égalité sociale parce que la communauté de destin (mort éventuelle de la patrie) et la communauté d’épreuve (expérimentation individuelle d’exposition à la mort) n’y ont constitué qu’une seule et même communauté.

30Si la crise écologique et sa dramaturgie construisent bien une communauté de destin, que P. Rosanvallon d’ailleurs évoque [11], ses contours sociaux diffèrent de ceux de la communauté d’épreuve. La communauté d’épreuve environnementale, individus qui vivent une expérience commune soit dans l’exposition au risque industriel et à la pollution soit dans l’interpellation par l’action publique pour fournir un effort environnemental, est en fait composée de plusieurs communautés qui s’ignorent bien souvent. Parce que la crise écologique se manifeste, non par un événement unique mais au travers de phénomènes géographiquement dispersés, parfois au travers de signes et non de phénomènes avérés, parce qu’aussi la qualité de l’environnement est une valeur sociale pouvant être souhaitée pour elle-même sans dramaturgie, l’expérience de la protection ou de la détérioration des ressources naturelles affecte des collectifs différenciés, pouvant être basés sur la proximité résidentielle, l’appartenance à une profession, à une catégorie sociale. Les communautés locales de l’environmental justice forment autant de communautés d’épreuve : le sort des minorités ethniques et à faibles revenus, des populations pauvres des pays du Sud, peut se confondre à terme avec celui de l’humanité tout entière, mais leur expérience des maux environnementaux, la privation de ressources qu’ils subissent leur est propre. Vivre à proximité de déchetteries, dans l’enceinte de sites polluants, ne pas avoir accès à l’eau potable … constituent autant de préjudices environnementaux et sanitaires qu’ils vivent au quotidien pour que d’autres en soient pour le moment préservés. Les résidents mexicains victimes des déchets toxiques (dont le xylène, cause d’hémorragie cérébrale et de dégâts profonds sur les poumons et les reins), laissés par les maquiladoras[12] dans le désert, les égouts et les rivières où ils s’approvisionnent en eau potable (Bullard, 2001) en témoignent, comme bien d’autres cas tout aussi frappants révélés par les activistes et chercheurs de l’environmental justice. De même, sur nos terrains français où aucun groupe ne s’identifie ou n’est identifié jusqu’ici comme une « communauté de justice environnementale », les inégalités environnementales et les sentiments d’injustice qu’elles peuvent générer parmi ceux qui les subissent, dessinent les frontières de ce qu’on peut appeler des communautés d’épreuve. Cette expérience commune est double : celle du préjudice environnemental à laquelle se mêle invariablement celle de la subordination économique et culturelle. À cet égard, les résidents et riverains pauvres des sites naturels convoités et protégés, dont les usages sont dévalorisés ; les anciens ouvriers du site Metaleurop (Nord de la France) touchés par le saturnisme et des familles pauvres que la dépréciation immobilière concentre sur la zone contaminée, forment également des communautés d’épreuve, distinctes.

31La communauté de destin écologique, quant à elle, rassemble tous les humains sans même respecter les frontières des États-nations. P. Rosanvallon en fait mention, à propos des risques naturels et technologiques de grande ampleur notamment nucléaire, rejoignant en cela l’approche de la société du risque d’U. Beck : « En changeant d’échelle, le risque majeur entraîne une nouvelle approche du lien social : il conduit en effet à radicaliser la vision de la société en tant que communauté de destin [13] ». Très tôt, les conceptions écologistes ayant construit la notion de développement durable, reprises dans les textes légitimant l’action publique environnementale, intègrent aussi les générations futures à cette communauté de destin. C’est la vie humaine sur terre qui serait en jeu, l’espèce humaine étant une espèce parmi d’autres dans le fonctionnement écologique fondé sur l’interdépendance.

32On objectera que la « Déclaration sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures de l’Unesco » (1997) affirme « la nécessité d’établir des liens nouveaux, équitables et globaux de partenariat et de solidarité intragénération ainsi que de promouvoir la solidarité intergénérationnelle pour la continuité de l’humanité [14] ». Mais l’enjeu de la vie humaine sur terre gomme, dans les articles qui suivent, comme dans la plupart des discours environnementalistes, la prise en compte des clivages sociaux ou la conditionne à celle de la communauté de destin. Les préoccupations croissantes pour le changement climatique et le temps dans lequel elles l’inscrivent accentuent cette tendance : « Les perturbations liées aux gaz à effet de serre ont une durée de vie longue, de l’ordre du millénaire, tout comme est longue la réponse du climat. C’est donc un problème que l’on va se transmettre en héritage, d’une génération à l’autre. La question du climat est universelle, car elle concerne tous les habitants de la planète [15] ».

33La diffusion récente de l’environmental justice hors du continent qui l’a vue naître et l’écho que reçoit actuellement la notion d’inégalité environnementale proposent-ils une alternative au faible engouement que suscite cette communauté de destin hors du mainstream et des catégories sociales qui l’ont promue ? Pour prolonger l’exemple du changement climatique, les discours scientifiques et politiques tenus à son sujet se transforment, suite au quatrième rapport du GIEC en 2007, intégrant de plus en plus l’idée que le changement n’est pas seulement à venir mais se donne déjà à voir (Huq et Toulmin, 2009). À l’observation des manifestations du changement, de l’expérience des conséquences perçues comme tangibles pour certaines populations, se développe l’idée d’une « injustice globale » : un groupe de personnes, la plupart issues de pays riches, est à la source du problème et c’est un autre groupe de personnes, celui des plus pauvres, qui souffrent des conséquences (Huq et Toulmin, ibid.). La reformulation des problèmes du changement climatique, à l’aune de la justice (Dryzek, Norgaard et Schlosberg, 2011), ne remet pas en cause l’idée d’une communauté de destin étendue (aux générations passées, présentes et futures ou à l’ensemble du vivant, dans une perspective plus écocentrée). Elle reste prégnante dans maints discours scientifiques et politiques. Mais cette reformulation introduit de l’hétérogénéité, des clivages au sein de la communauté de destin, reconnaît l’existence de communautés d’épreuve davantage ou plus immédiatement éprouvées, parce que plus vulnérables et dans l’incapacité de se protéger. Ainsi, toute politique de lutte contre le changement climatique aveugle au fait indéniable que, pour les plus pauvres, penser au bien-être des générations futures représente un « luxe » qu’ils ne peuvent se permettre, tend à accentuer leur vulnérabilité, les inégalités (Moss, 2009) et à fragiliser, de fait, l’affirmation d’une communauté de destin.

34Une telle notion de communauté construite en partie par les sciences de la nature, que nous appelons communauté de destin écologique, peut-elle raviver l’idée d’égalité de façon aussi radicale que l’a fait la communauté de destin patriotique ? On peut en douter. Elle est en effet plus hétérogène, recouvrant des membres de statut différent. Par ailleurs, plusieurs communautés d’épreuve s’en distinguent, même si, comme le montre le vaste mouvement de l’environmental justice, des communautés d’épreuve peuvent rassembler au-delà de leurs frontières, dans un sentiment d’injustice partagé. Enfin, le sentiment d’appartenance à une communauté de destin écologique s’efface chaque fois que les catégories aisées œuvrent pour préserver leurs privilèges.

Conclusion

35Les préoccupations environnementales posent la question du lien entre générations en différents termes, selon que les besoins des générations contemporaines et ceux des générations à venir sont opposés et hiérarchisés (Muir/Pinchot), confondus (Carson), ou encore traités sur un pied d’égalité comme pour contrebalancer la situation de dépendance unilatérale des générations à naître à l’égard des aînés (développement durable). Quels que soient ces termes, les liens entre générations sont perçus de manière générique, la dette écologique transmise aux descendants directs est léguée à l’humanité, de même le patrimoine à préserver est, au-delà de la filiation, l’héritage de l’humanité. Cette dimension générique sous-tend également une vision indifférenciée de chaque génération du point de vue social et environnemental, en témoigne la longue absence de questionnement en termes d’inégalités. L’environmental justice et les recherches consacrées aux inégalités environnementales « déconstruisent » cette vision globalisante des générations et des problèmes environnementaux qui les affectent. Dès lors, l’articulation entre générations se complexifie : certes elles demeurent liées entre elles à l’aune des enjeux environnementaux, pour autant leurs besoins ne s’opposent ni se confondent, puisqu’il s’agit désormais de savoir qui, au sein d’une génération, paie ou subit pour qui, au sein de sa génération et des générations futures. Nos travaux montrent combien l’effort demandé aux générations présentes par les politiques publiques pour protéger la nature et ses ressources est inégalement supporté, et combien cette demande différentielle peut sembler juste à ceux qui bénéficient de cet effort, alors qu’elle tend à renforcer des inégalités sociales et environnementales structurelles et rendues invisibles. Faut-il en conclure comme les Malthusiens que le sacrifice de certains est nécessaire à la survie de tous ? Ou, dans une perspective qui se voudrait plus rawlsienne, que l’inégalité est indispensable à l’efficacité environnementale et peut être rendue juste par des mécanismes de compensation ? Nous avons vu que le débat est loin d’être tranché. Il recouvre par ailleurs des problématiques écologiques et des formes d’inégalités extrêmement variables qui laissent à penser que sa résolution dépend moins d’une adéquation (ou inadéquation) mathématique entre lutte contre la dégradation de l’environnement et lutte contre les inégalités, que d’un positionnement éthique et d’un choix de société.

36Les préoccupations environnementales telles qu’elles ont été publicisées depuis près d’un siècle ont fait entrer les générations à venir comme des sujets de droit à part entière, dont il s’agit de supposer les besoins et les aspirations, à partir de ceux qui nous animent actuellement. Si le christianisme a redéfini les frontières de la communauté de justice antique, resserrée autour de la citoyenneté, pour y faire entrer l’ensemble des êtres humains (Perelman, 1972), les préoccupations environnementales, quant à elles, élargissent cette communauté à ceux qui restent à naître et à ceux qui ne sont plus. Tous sont désormais à traiter sur un pied d’égalité dans cette communauté « de destin », qui se distingue de par ses dimensions fondamentalement « transgénérationnelle » (Dobson, 1998) et planétaire. Mais au sein de nos sociétés contemporaines, ce n’est pas l’égalité qui prévaut à la répartition des maux, biens et efforts environnementaux, comme en bien d’autres matières. Potentiellement liés au sein d’une même communauté de destin écologique à leurs ancêtres comme à leurs descendants, tous les membres de ces sociétés ne partagent pas les mêmes expériences environnementales. Clivées selon les différentes catégories du social et selon les territoires, celles-ci tracent les contours d’autres communautés de justice, des « communautés d’épreuve » fondées sur le ressenti et la preuve du préjudice inégalement subi. En se dissociant de la communauté de destin, les communautés d’épreuve interrogent son bien-fondé : que signifie donc l’égalité de traitement entre générations, alors que celles-ci sont inégalement traitées en leur sein ? Est-ce postuler, comme U. Beck, que les inégalités seront nivelées à terme de par la nature globale des problèmes environnementaux ? Ou est-ce penser le cumul et la reproduction des inégalités comme secondaires (voire nécessaires selon certains auteurs) pour l’action publique au regard de l’enjeu de survie de l’humanité ? On peut se demander alors comment l’élargissement de la communauté de destin pourrait générer un sentiment d’appartenance et de solidarité entre générations, si les inégalités relatives aux efforts, bénéfices et coût environnementaux sont à ce point relativisées et amputées de leurs dimensions éminemment sociologiques.

Notes

  • [1]
    Article de Sociologie confrontant les résultats des travaux suivants : « Le paysage : un des fondements du lien civil entre agriculteurs et autres citoyens » (2001-2003, J. Candau coord., Région Aquitaine et FEOGA) ; « Inégalités écologiques dans les marges urbaines des territoires littoraux », (2005-2008, Ph. Deboudt coord., PUCA/MEDD) ; « Un parc national pour les Calanques de Marseille ? Processus de construction territoriale, formes de concertation et principes de légitimité » (2008-2011, V. Deldrève et Ph. Deboudt coord., CDE-MEDDTL).
  • [2]
    Effijie – L’EFFort environnemental comme Inégalité : Justice et Iniquité au nom de l’Environnement. Pour une analyse comparative des politiques de la biodiversité et de l’eau en France métropolitaine et outre-mer (2014-2018, Candau, Deldrève coord., ANR Socenv).
  • [3]
    Précisons au préalable que par intragénérationnelles, nous entendons ici : « au sein des générations présentes ». En effet, si certaines générations (comme celle des baby-boomers) peuvent être spécifiquement désignées pour le rôle qu’elles ont joué dans l’avènement des problèmes environnementaux, ceux-ci sont construits, comme on le verra, sur des échelles de temps long (propres à l’écologie) et sur une différenciation majeure entre générations présentes et à venir, qui englobe et transcende le découpage plus fin entre les différentes générations contemporaines, tel qu’il se donne à lire plus classiquement en sociologie.
  • [4]
    Équivalent du ministère de l’Environnement et de la Protection de la nature, créé en 1971 en France.
  • [5]
    Beck, trad. fr. 2001, p. 66.
  • [6]
    Le Sommet des peuples de couleur a rassemblé 650 représentants des mouvements de base et leaders nationaux du continent américain venus dénoncer de graves affaires de contamination occasionnées par la politique étasunienne (Bullard, ibid).
  • [7]
    Cf. notes de bas de page 1 et 2.
  • [8]
    Le principe de responsabilité fonde cette éthique : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Jonas, 1990, p. 30).
  • [9]
    Rosanvallon, 2011, p. 254.
  • [10]
    Rosanvallon, 2011, p. 252.
  • [11]
    « Ce qui fait le plus problème aujourd’hui, c’est le risque catastrophique : risques naturels (inondation, séisme), accidents technologiques majeurs, dégâts de grande ampleur à l’environnement. Ces menaces ne concernent plus des individus mais des populations entières, voire des nations » (Rosanvallon, 1995, p. 29).
  • [12]
    Les maquiladoras sont des filiales de firmes étrangères et notamment étasuniennes installées le long de la frontière nord du Mexique.
  • [13]
    Rosanvallon, 1995, p. 30.
  • [14]
  • [15]
    Masson-Delmotte V., climatologue à propos du 5e rapport du GIEC. Interview presse 2013 : http://www.lepoint.fr/environnement/rapport-du-giec-le-changement-climatique-va-se-transmettre-en-heritage-27-09-2013-1735862_1927.php
Français

La qualité de l’environnement est progressivement devenue un élément de discrimination au sein des populations et un bien qu’il convient de préserver à long terme dans l’intérêt de l’humanité. L’analyse de mouvements sociaux et courants scientifiques ainsi que plusieurs travaux relatifs aux inégalités environnementales révèlent que cette préservation au bénéfice des générations présentes et futures s’articule difficilement à la lutte contre les inégalités sociales et environnementales. Elle tend même à les renforcer. Afin de comprendre cette difficulté, les auteurs, en prolongeant la réflexion de Pierre Rosanvallon, s’interrogent sur les liens de solidarité où le sentiment d’égalité est ravivé. Ils montrent alors que face aux enjeux environnementaux, la « communauté de destin », élargie aux générations futures et passées, est remise en cause, car distincte de « communautés d’épreuve » plurielles et constituées de collectifs socialement et écologiquement structurés.

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Valérie Deldrève
Chargée de recherche en sociologie à l’Irstea, UR ETBX.
Jacqueline Candau
Chargée de recherche en sociologie à l’Irstea, UR ETBX.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfas.151.0079
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