CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Fin 2012, la prestigieuse revue Nature (titrant en couverture « Une seconde chance pour la planète ») publiait plusieurs articles exposant les résultats d’études réalisées par des chercheurs de nombreux pays. Ceux-ci y soulignaient le caractère fort préoccupant de l’état de dégradation de notre planète et de sa biosphère. Dans le sillage de ces alertes et à la suite de la multiplication des catastrophes provoquées par l’usage industriel de polluants, les recours abusifs aux pesticides ou le dérèglement du climat, les préoccupations liées aux dommages pour la santé et la qualité de vie des populations sont devenues d’une brûlante actualité.

2Du 30 novembre au 11 décembre 2015, la France sera le pays hôte de la 21e conférence climat (COP21), l’une des plus grandes conférences internationales organisées sur le territoire français. Elle marquera l’issue des négociations mondiales et devrait aboutir à un nouvel accord international visant à limiter le réchauffement climatique à 2 °C à la fin de ce siècle. Or, selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (le GIEC), nous nous dirigeons vers un réchauffement global de 4 °C. Un rapport récent de la Banque mondiale redoute une hausse de 4 °C dès 2060, provoquant un « cataclysme » qui frappera en priorité les pays pauvres (vagues de chaleur extrême, chute des stocks alimentaires, famines, montée du niveau de la mer).

3Ce rapport confirme, une fois de plus, que les effets sur la santé ou le bien-être des populations des dommages environnementaux ne sont pas équitablement répartis entre les groupes sociaux [1]. La présidente du Chili, Michèle Bachelet, rappelait, en septembre 2014 à New York, qu’« en période de désastres naturels, les plus affectés sont toujours ceux qui sont le moins bien équipés ».

4De plus, les plus vulnérables sur le plan économique n’ont pas le même pouvoir d’influence sur les décisions concernant, par exemple, l’organisation de l’espace ou l’aménagement de leur environnement résidentiel. Les effets des inégalités sociales et environnementales se cumulent et interpellent ainsi les pouvoirs publics qui doivent alors mobiliser de nouvelles ressources (financières, juridiques …) pour tenter de remédier à ces situations. Le système de protection sociale aura également à affronter de nouveaux défis et ne pourra éviter de procéder à des réformes. L’examen de ces questions s’avère d’autant plus impérieux que les inégalités sociales représentent une menace pour le maintien de la cohésion sociale.

5Il nous semblait dès lors que la RFAS pouvait contribuer à enrichir les débats sur toutes ces questions en consacrant un dossier au thème « Enjeux environnementaux, protection sociale et inégalités sociales ». Ce dossier se compose de huit articles et de cinq points de vue, dont deux contributions libres. La première est signée de Renee Cho, qui travaille à l’Earth Institute de l’université de Columbia, à New York. La seconde, qui clôt le dossier, a été rédigée par Franck von Lennep, directeur de la DREES.

6Trois entretiens menés avec Nicolas Hulot, envoyé spécial du président de la République pour la protection de la planète et avec deux universitaires, l’économiste espagnol Joan Martínez Alier, auteur d’un ouvrage remarqué, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, et le philosophe français Fabrice Flipo, auteur de Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la modernisation, complètent ce dossier.

7Les cinq premiers articles sont consacrés aux théories de la justice à l’aune de la crise écologique et des inégalités sociales. Ils explorent et analysent, sous différents angles, les concepts de « justice environnementale » et « justice globale ».

8Dans le premier de ces articles, « L’affaire de tous. Libéralisme et théories de la justice sociale et écologique », Cécile Renouard fait le point sur les approches théoriques du traitement des inégalités dans un contexte de crise écologique. Selon cette auteure, les théories classiques de la justice peinent à nous éclairer, à identifier et à démêler les nouveaux problèmes auxquels nous sommes confrontés. En témoigne la difficulté des États à s’accorder sur un objectif contraignant de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les schémas de justice sur lesquels nous nous sommes jusqu’à présent appuyés sont incapables de répondre aux défis d’aujourd’hui. L’auteure rappelle que les États ne sont pas et ne doivent pas être considérés comme les seuls acteurs d’une « écojustice ». Sa constitution et sa mise en place nécessitent la participation des acteurs non étatiques, comme les multinationales.

9Cécile Renouard introduit ainsi les nouveaux débats que soulèvent les questions liées aux théories de la justice : la justice globale et la justice environnementale, deux approches complémentaires. Marie Duru-Bellat poursuit la réflexion sur la justice globale dans le deuxième article, « Moins d’inégalités pour un monde vivable ». Il s’agit ainsi de penser les inégalités sur un plan mondial, au-delà du cadre des frontières nationales. La justice environnementale est, quant à elle, l’objet de l’article de Zoé Lejeune, ainsi que de celui de Valérie Deldrève et Jacqueline Candau, l’enjeu principal étant de faire entrer la nature et les générations futures dans le contrat social.

10Marie Duru-Bellat explore, par ailleurs, le lien entre dégradation sociale et dégradation environnementale pour démontrer la nécessité de réduire les inégalités. Rappelant le débat entre « étatistes » et « cosmopoliticiens », elle soutient une troisième voie pour les principes de justice, dans un contexte de crise écologique mondialisée, celle d’une justice globale à niveaux multiples.

11La justice environnementale vise à l’égalité, au partage équitable de l’espace écologique, et à la compensation ou à la réparation des dommages causés aux populations affectées. Selon elle, les inégalités écologiques ne doivent pas, en effet, être considérées comme des données naturelles. Zoé Lejeune revient longuement sur sa genèse américaine, d’abord comme mouvement social, puis comme champ académique avant d’entrer progressivement dans l’agenda politique. L’auteure dresse un bilan des apports du concept dans le traitement des inégalités environnementales dans le contexte nord-américain, ainsi que sur les premiers effets de son importation en Europe, dans des domaines aussi variés que la recherche, l’urbanisme ou encore les outils démocratiques. Valérie Deldrève et Jacqueline Candau prolongent la réflexion sur les inégalités et la justice environnementale et abordent la question en revenant sur l’articulation entre « communauté de destin » et « communauté d’épreuve » proposée par Pierre Rosanvallon. Des notions de communautés qui examinent sous un angle nouveau l’idée d’égalité et de sentiment d’appartenance face à la crise écologique.

12Philippe Roman dresse un panorama critique (mais non exhaustif) du traitement des inégalités sociales d’environnement en l’abordant selon la perspective de l’économie écologique [2] qui conçoit les problèmes écologiques comme consubstantiels au développement économique, une approche qu’il juge plus féconde que celle de la théorie néoclassique des ressources, de la soutenabilité ou du bien-être qui ne fournit pas les outils adéquats pour penser ces inégalités.

13Cet auteur plaide en faveur d’une meilleure intégration des impacts différenciés des politiques environnementales, y compris des inégalités indirectes, dans toute analyse économique, ce qui irait dans le sens de la poursuite de l’objectif de soutenabilité et de justice sociale fixé par les organisations politiques et institutions militantes luttant contre les dégâts environnementaux.

14L’article d’Éloi Laurent est le seul à engager une réflexion sur la question de l’État-providence en adoptant une approche social-écologique. Cette approche peut être entendue comme une intégration de la justice environnementale aux politiques de développement soutenable. Éloi Laurent revient sur les logiques de causes à effets réciproques entre inégalités sociales et crises écologiques. On en conclura que ces deux domaines ne doivent plus être pensés ni traités de manière segmentée dans la mise en œuvre des politiques publiques. Rappelons à cette occasion qu’une protection sociale généreuse, une prospérité économique et le souci de l’environnement ne sont pas incompatibles, comme l’exemple des pays nordiques, Suède ou Danemark, l’illustre. Éloi Laurent rappelle que les inégalités environnementales françaises sont classées en quatre catégories : les pollutions de l’air, les pollutions du milieu, l’inégalité d’accès aux ressources naturelles et l’inégalité dans l’exposition aux risques naturels, chacune faisant l’objet d’une analyse. L’auteur passe ainsi en revue les limites et les obstacles au développement de la social-écologie, pointant principalement le problème des données et de leur analyse.

15Les deux derniers articles ont une approche plus empirique et sont centrés sur la France. Marie Tsanga Tabi examine les liens, et contradictions, entre l’impératif écologique et le traitement des inégalités sociales dans le domaine de l’accès à l’eau et du « droit de l’eau », service public par excellence. En recourant à la fois à la théorie de l’action et à l’approche par les capacités d’Amartya Sen, elle s’interroge sur la mise en application du principe de responsabilisation des usagers et des mesures au service de la protection et de la préservation des ressources en eau. En définitive, pour cette auteure, les « pauvres » ne disposent pas des moyens de faire valoir leurs droits de citoyens dans le domaine de l’accès à l’eau alors qu’on leur enjoint en même temps d’adopter en la matière des comportements « écologiquement » responsables.

16Malcom Ferdinand aborde les questions liées à d’autres types d’inégalités en étudiant les effets néfastes sur la santé du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe, un pesticide utilisé dans les bananeraies de 1972 à 1993. Pour expliquer la situation présente (plus d’un quart des terres agricoles sont encore contaminées par ce produit), l’auteur replace les dommages sanitaires provoqués par son utilisation intensive et les conflits qu’ils ont suscités dans une perspective historique remontant à la colonisation. Il met l’accent sur les différentes interprétations auxquelles ont donné lieu ces événements, non pour prendre position mais pour identifier les enjeux économiques, sanitaires et politiques, et souligner les déficiences de l’État face à cette grave contamination. En s’appuyant sur une riche documentation constituée de documents scientifiques et rapports gouvernementaux que complète une série d’entretiens avec des membres d’associations écologistes locales, Malcom Ferdinand montre que les citoyens ultramarins ont vécu ces événements comme l’illustration d’une discrimination à leur encontre, découlant du passé colonial et esclavagiste de ces îles.

17Dans son point de vue, Renee Cho dresse d’abord le bilan des avantages et inconvénients de la fracturation hydraulique, technique de plus en plus utilisée aux États-Unis pour extraire le gaz naturel, une technologie qui suscite, dans ce pays comme en France, de vives controverses. À l’instar de Marie Tsanga Tabi, elle mentionne la question des inégalités sociales face aux méfaits de la pollution liée à l’usage de cette fracturation : les populations défavorisées et les « minorités » locales ne sont pas, pour différentes raisons, en situation de refuser les indemnités financières offertes par les autorités responsables de cette fracturation.

18Enfin, dans le dernier point de vue, Franck von Lennep, directeur de la DREES, montre que les analyses et les débats sur les conditions et les différentes étapes menant à la transition vers une économie soutenable, ont une forte dimension sanitaire et sociale. Tout en insistant sur la nécessité d’intégrer dans ces réflexions les thèmes du bien être – dont la mesure reste problématique – et des inégalités intra et intergénérationnelles, et en appelant les acteurs du social à prendre toute leur part dans ces réflexions, il dénonce, rejoignant ainsi un courant de pensée de plus en plus influent, « la sanctification de la croissance matérielle » et ses dérives.

Conclusion

19Ce dossier n’a pu apporter que des réponses partielles à quelques-unes des questions posées dans l’appel à propositions et bien des sujets resteraient à explorer, en particulier concernant la réduction des inégalités. En outre, l’insoutenabilité de la croissance actuelle pose à nos sociétés un défi majeur : inventer un nouveau système d’État-providence qui s’insérera dans un nouveau mode de développement. C’est une erreur de hiérarchiser les crises et de reléguer au second plan les problèmes environnementaux. Car la réponse à la crise écologique passe par la transformation à la fois de notre système économique et de notre modèle social. Mais il importe de souligner combien ce champ académique reste encore marginal dans les sciences sociales françaises. Le vaste chantier de la transition écologique reste donc ouvert. Sur le plan mondial, la 21e conférence climat (COP21), à Paris, sera sans doute l’occasion de prolonger les débats et de dessiner des solutions en dépit des oppositions ou désaccords persistants entre les pays [3].

20La situation de dégradation de l’environnement et d’épuisement des ressources naturelles dans laquelle nous nous trouvons soulève dès lors la question de la définition des biens communs et des modalités de leur partage. Or la nécessité de les définir n’émerge qu’en situation de relative rareté et il semble difficile d’éluder le fait que les limites physiques de notre planète semblent atteintes, comme de rigoureux rapports d’expertise le démontrent. Cette conscience aiguë des enjeux en présence nous oblige ainsi à penser et réinventer nos modes d’action afin de mettre en place des mesures en phase avec les principes de la justice sociale. Espérons que les investigations dans ce domaine se poursuivront, tant ces enjeux pour la cohésion sociale et les générations futures sont fondamentaux.

Notes

  • [1]
    Voir les travaux de la Direction interministérielle de la ville (DIV) sur les inégalités d’exposition aux risques environnementaux dont sont victimes les habitants des zones urbaines sensibles (ZUS).
  • [2]
    L’auteur précise que « l’économie écologique est un courant de l’économie qui s’est constitué à la fin des années 1980 avec pour ambition affichée d’être une science de la soutenabilité. Elle s’intéresse principalement aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques, et étudie les conditions de leur compatibilité. L’accent est mis sur les équilibres de la biosphère, et l’approche s’efforce d’être systémique ».
  • [3]
    Voir Aykut S. C. et Dahan A. (2015), Gouverner le climat. Quels futurs possibles ? Vingt années de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po.
  1. Conclusion
Floran Augagneur
Philosophe des sciences, il est conseiller scientifique de la fondation Nicolas Hulot.
Jeanne Fagnani
Directrice de recherche honoraire au CNRS, elle est chercheure associée à l’IRES.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfas.151.0007
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