Introduction
1Il y a diverses façons d’analyser les liens entre questions environnementales et inégalités sociales. On peut se focaliser, en mobilisant la notion de « justice environnementale », sur l’inégale distribution des risques environnementaux entre individus, au sein d’un pays le plus souvent, mais aussi à l’échelle du monde, pour examiner en quoi cela affecte les inégalités sociales. Quelles sont, en d’autres termes, les incidences sociales des périls environnementaux ? Les inégalités sociales sont alors positionnées en aval (comme une conséquence). Mais il est tout aussi pertinent de les positionner en amont, en se demandant alors dans quelle mesure les inégalités sociales en elles-mêmes accroissent les problèmes environnementaux, avec les questions de justice afférentes [1]. C’est là un angle d’analyse moins développé, cette perspective étant relativement ignorée ou écartée dans les théories les plus répandues de la justice, au premier rang desquelles celle de John Rawls (1987 ; 1999). Certes, peu de données empiriques existent sur les effets des inégalités mondiales, leurs effets sociopolitiques comme leurs effets environnementaux. Pourtant, au-delà des considérations d’ordre philosophique qui amènent à questionner les inégalités mondiales, que nous résumerons dans une première partie, ces dernières ont incontestablement des effets « macro » – sociopolitiques, économiques – qui interrogent, avec de plus des incidences écologiques cruciales ; ceci fera l’objet de la seconde partie.
Des inégalités mondiales à la notion de justice globale : les débats philosophiques
2Alors que les inégalités sont massives, au niveau intrapays et plus encore entre les pays, les théories de la justice se situent volontiers à un niveau local. Si les questions de justice, et plus particulièrement la question de l’échelle à l’aune de laquelle les principes de justice revêtent un sens, sont travaillées par la philosophie depuis qu’elle existe, c’est surtout avec le développement des théories du contrat social que la distinction s’est progressivement imposée entre nos devoirs en tant que citoyens et en tant qu’êtres humains : les théories de la justice ont été conçues pour traiter de questions qui émergent au sein sinon toujours d’États, du moins de communautés constituées.
3C’est le cas de la théorie de John Rawls, aujourd’hui centrale dans le champ de la philosophie morale. Pour définir une société juste, Rawls met en scène une délibération entre les membres d’une société, qui se mettent d’accord pour définir des inégalités justifiables et justifiées. Celles-ci correspondent à des positions que chacun a des chances égales d’atteindre, et relèvent de la responsabilité personnelle. De plus, pour contrebalancer le fait que les aptitudes et les motivations qui fondent les choix des personnes et vont engendrer des inégalités ont pour une large part une origine arbitraire, Rawls introduit ce qu’il appelle un « principe de différence », selon lequel les inégalités peuvent être considérées comme justes si elles s’avèrent à l’avantage des plus défavorisés. Dans cette délibération, les membres de cette société sont impartiaux en ce sens qu’ils ignorent la place qui sera la leur au sein de cet ordre social (le fameux « voile d’ignorance »).
Étatistes contre cosmopoliticiens…
4Tout un courant de la philosophie morale anglo-saxonne – désigné sous le vocable de « statists » (que l’on peut traduire par « étatistes ») – s’est inspiré de la théorie de Rawls pour soutenir que les questions de justice revêtent un sens seulement au sein de communautés où prennent place des interactions effectives. Ils jugent donc complètement inadéquate la notion d’un principe de justice unique et universel – comme l’exprime la notion de justice globale –, dès lors qu’on voit mal comment une délibération telle que Rawls l’imagine puisse prendre place à l’échelle du monde. Parmi les autres arguments mobilisés, il y a le fait que la définition de la justice est forcément datée et située, ou encore qu’il est normal de faire preuve d’une partialité particulière envers nos proches, même s’il peut y avoir des devoirs ponctuels d’assistance envers les États les plus démunis. De plus, les « étatistes » estiment que nous n’avons pas de responsabilité en ce qui concerne la situation des pays les plus pauvres de la planète, ce qui justifie notre distance par rapport aux problèmes qu’ils rencontrent.
5Autant d’arguments qui ont soulevé de vifs débats dans la philosophie morale et politique anglo-saxonne [2], à tel point qu’on peut y identifier une « école » cohérente qui se définit précisément par opposition aux « étatistes ». Désignés sous le vocable de « cosmopolitists » (que l’on peut traduire par « cosmopoliticiens »), il s’agit de philosophes politiques majoritairement anglo-saxons comme Thomas Pogge, mais aussi Philippe van Parijs et Amartya Sen. Le cœur de leur argumentation est le suivant : vu l’égalité foncière de tous les êtres humains, les principes de justice doivent s’appliquer à l’identique au monde entier. Ainsi, même si l’on ne sait pas très bien ce que donnerait alors une délibération telle que Rawls l’imagine, « sous un voile d’ignorance », il est probable que la distribution inégale autant qu’aléatoire des ressources naturelles entre les pays et leur niveau de richesse lui-même seraient perçus comme posant un problème de justice. Il semblerait alors juste, dès lors qu’on voit mal comment on pourrait garantir une clause d’égalité des chances dans l’accès à ces ressources, soit qu’elles soient également distribuées (ce qui est peu imaginable), soit que leur exploitation par les mieux dotés s’avère bénéfique pour les moins dotés, ce qui débouche forcément sur une problématique internationale …
6Les cosmopoliticiens contestent également qu’il serait légitime de manifester envers ses compatriotes une partialité plus grande que par rapport aux étrangers : nous pouvons nous sentir solidaires bien au-delà de nos propres frontières, et surtout, on peut arguer que ce sont les barrières entre nations, les politiques des États, voire les nationalismes eux-mêmes, qui cultivent ce sentiment d’appartenance qui n’a rien de fatal ou d’éternel. Aujourd’hui, alors que nous connaissons mieux l’état du monde, nous sommes aussi conscients de l’interdépendance qui existe entre tous les pays, à travers un grand nombre de modes de fonctionnement, de structures, d’institutions (par exemple, la réglementation des échanges commerciaux).
7En outre, nous n’ignorons plus la part de responsabilité des pays riches dans la situation des pays pauvres. La plupart des cosmopoliticiens se réclament du « global luck egalitarianism » : la justice exige que les personnes reçoivent une compensation pour les dimensions négatives de leur vie dont elles héritent sans en être responsables. Il est alors clair que les inégalités globales ne peuvent en aucun cas être considérées comme méritées ; elles sont aléatoires, pour les personnes qui en pâtissent, et elles doivent être combattues parce qu’elles ne peuvent être justifiées. Les limites des justifications méritocratiques, déjà patentes au niveau national (Duru-Bellat, 2009), sont encore plus claires au niveau international.
La quête d’une troisième voie : pour une justice globale à plusieurs niveaux…
8Néanmoins, la position des cosmopoliticiens peut apparaître trop radicale pour emporter une large adhésion en faveur d’une justice globale. Certains philosophes se sont efforcés de dégager une troisième voie, proche de fait des cosmopoliticiens mais plus nuancée. Faisant un moment écho aux thèses des étatistes, ils admettent que le contenu et la portée des principes moraux peuvent dépendre des relations particulières qui sont à l’œuvre, entre citoyens (au sein d’une communauté), ou entre un ensemble d’institutions. Il y aurait donc des limites à ce que la justice signifie et implique. Ainsi, certains philosophes (Valentini, 2011 ; Risse, 2012), tout en maintenant que les considérations de justice doivent s’étendre au niveau global, se demandent ouvertement si les principes et les devoirs qui en découlent sont pour autant aussi contraignants au niveau global et au niveau national. Certes, tout comme l’appartenance à un État entraîne des devoirs spécifiques, notre commune humanité entraîne aussi des devoirs et des droits spécifiques à l’échelle du monde : vivre dans un monde social, dans un contexte de rareté, crée nécessairement des contraintes. Cette forme d’interdépendance exige de recourir à des principes de justice globale : une planète, une justice ! Mais l’on se ralliera à une position plus proche de celle des cosmopoliticiens ou des étatistes selon que la réalité (économique, sociale) s’avère plus ou moins proche de leurs visions du monde respectives, en particulier selon le degré d’interdépendance réel des États et le niveau de responsabilité effective de certains pays envers la situation d’autres pays. Les choix éthiques ne sont donc pas indépendants de ce qui est par ailleurs démontré sur la mondialisation, son degré et ses effets.
9Il est clair que l’appartenance à un État entraîne toute une gamme de relations, de coopérations, d’efforts collectifs qui n’ont pas d’équivalent au niveau de la planète ; ce qui suffit à rejeter la thèse d’une extension à l’identique des principes de justice « domestique » à l’humanité tout entière. Pour autant, l’absence de toute relation suffit-elle à rendre non pertinent tout questionnement en termes de justice ? Ces philosophes formulent une réponse nuancée : il peut y avoir des principes de justice moins contraignants dans le cadre d’arrangements institutionnels autres que l’État, notamment au niveau interétats, dès lors que les interdépendances au sein des États sont bien plus fortes que celles qui existent entre eux. Cela dit, il y a aussi des principes qui ne peuvent être considérés comme des versions allégées de principes qui valent au niveau de l’État, des principes forts, qui nécessitent de mobiliser d’autres arguments. Le plus fondamental d’entre eux repose sur la prise en compte de la commune humanité partagée par tous les habitants de la planète : dans cette perspective, la distribution des ressources originelles et des espaces entre les hommes peut être tenue pour juste seulement si chacun a la possibilité de s’en servir pour satisfaire ses besoins élémentaires d’êtres humains.
10À ce point, la perspective écologique s’impose, adossée à la notion de droits humains universels : dès lors que c’est l’humanité considérée comme un tout qui habite la terre, et que chacun de ses habitants doit pouvoir accéder aux ressources qui lui permettent de satisfaire ses besoins de base, comment distribuer de manière légitime les ressources et les espaces de la planète ? Cette question peut devenir brûlante si des zones de la planète deviennent inhabitables. Par exemple, où vont aller vivre les habitants du Bangladesh quand leur territoire sera envahi par la montée des eaux ? Comment organiser alors les migrations qui seront inévitables à l’échelle globale ? Les questions de justice vont se poser avec la plus grande brutalité …
11Les analyses de Laura Valentini et de Mathias Risse débouchent toutes deux sur un rejet de l’étatisme. Même si les relations entre États sont moins fortes au niveau global, on doit néanmoins, à ce niveau, défendre des droits humains universels en tant que membres d’un même monde. Il est alors injuste si ces droits ne sont pas respectés pour quiconque y vit. Mais deux questions restent en suspens. Comment faire respecter ces droits, et peut-on accepter l’idée de droits plus ou moins contraignants ?
12Nous avons l’habitude de penser les droits garantis dans le cadre de l’État ; en première ligne pour faire respecter les droits, les États, s’ils contraignent leurs citoyens, sont aussi redevables envers eux, qui sont aussi leurs électeurs. Au niveau mondial, il reste à imaginer un système de coopération et de gouvernance mondiales multiniveaux, avec des institutions intergouvernementales dont les membres sont les États (et aussi des institutions à vocation internationale), et qui rendraient des comptes à tous les êtres humains via les États.
13Cette position « multiniveaux » vaut aussi concernant la nature des devoirs de justice qui seraient universels. Il existe des devoirs (négatifs) universels : il n’est pas plus acceptable de tuer un étranger qu’un compatriote ; de même, nous n’avons pas plus le droit d’imposer des institutions ou des fonctionnements sociaux nuisibles à des étrangers qu’à nos compatriotes (par exemple, des systèmes fiscaux qui engendrent des injustices). Mais nous avons des devoirs (positifs) qui peuvent être plus ou moins forts selon qu’il s’agit de notre famille, de nos concitoyens ou du monde : on peut faire plus à certains niveaux, pour nos enfants par exemple ; mais dans la perspective des cosmopolitistes, cela ne doit pas impliquer qu’on en fasse moins pour les niveaux moins proches (nos compatriotes, les étrangers). Un impératif de justice prioritaire est alors que les devoirs négatifs (ne pas nuire) que nous avons envers les étrangers ne soient pas compromis par le fait qu’on peut avoir des devoirs positifs plus élevés envers ceux qui nous sont proches. On est donc en présence de multiples niveaux de contraintes et de relations – famille, ville, région, pays, Europe, monde –, ce qui implique une gamme multiniveaux de devoirs positifs, au-delà d’une base universelle de respects des droits humains et de devoirs négatifs intangibles.
14Cette perspective intègre des problèmes qui sont globaux par nature et qui posent des questions de répartition des coûts et des bénéfices à ce niveau global. Les cosmopoliticiens, qui se montrent nécessairement sensibles aux problèmes écologiques, insistent sur le fait que le souci d’autrui prend place dans un univers fini, et que privilégier nos proches restreint la place possible pour les autres plus lointains, frappés pourtant le plus souvent par bien plus de désavantages. Il reste qu’au total, même les cosmopoliticiens les plus nuancés risquent d’apparaître utopistes et peu à même de convaincre : comment motiver les gens quand la justice globale qu’ils promeuvent apparaît tellement hors de portée, loin des intérêts particuliers des personnes et de leurs engagements émotionnels quotidiens ? Il faut alors s’engager sur un autre terrain.
Les effets sociopolitiques et économiques des inégalités mondiales et leur incidence écologique
15Au-delà des arguments éthiques qui peuvent toujours donner matière à débats, il est nécessaire de mobiliser aussi, pour convaincre de la nécessité de lutter contre les inégalités planétaires, des considérations empiriques concrètes montrant que ceci va dans le sens de nos propres intérêts. Les arguments sont à la fois d’ordre sociologique et économique, mais aussi, perspective moins courante mais tout aussi pressante, de nature écologique. Ils amènent tous à conclure que les inégalités sont, de manière générale et en elles-mêmes, délétères pour toute société, et aussi dangereuses à l’échelle du monde.
Les inégalités, une menace pour le bien-être, la cohésion sociale et la démocratie ?
16L’épidémiologiste Richard Wilkinson (2005), à partir de données sur les états américains, a étudié les conséquences des inégalités économiques sur le bien-être individuel et les relations sociales. Il démontre que tant la santé que le bien-être psychologique sont fortement liés à la manière dont les personnes vivent leur place dans la hiérarchie sociale. Dans les sociétés riches, les préoccupations quotidiennes sont moins rivées sur la survie matérielle et se portent davantage sur la manière dont on pense que les autres nous perçoivent. En la matière, les statuts sociaux relatifs sont très importants : les personnes en situation dominée vont être obsédées par le risque du mépris d’autrui et le besoin de préserver une certaine estime de soi. La violence est alors plus répandue dans les sociétés inégales, dès lors que l’inégalité accroît la probabilité que les personnes du bas de l’échelle réagissent pour réaffirmer leur dignité et le sentiment de leur propre valeur. De fait, les questions d’inégalités sociales affectent nos psychologies.
17Wilkinson rejoint les analyses des économistes qui soulignent le rôle important que jouent l’estimation comparative des niveaux de vie et l’envie, non seulement dans le désir de gagner plus et de consommer plus mais aussi sur le bonheur (Layard, 2007). Il s’avère que le bonheur découle avant tout du revenu relatif, qui résulte de la comparaison avec son « groupe de référence » : dès lors que les revenus de ce groupe augmentent aussi vite que les vôtres, le surcroît (absolu) de revenu qu’entraîne une augmentation personnelle n’apporte pas de surcroît de satisfaction. Cette comparaison sociale omniprésente est l’une des raisons expliquant pourquoi le bonheur n’évolue pas, au-delà d’un certain seuil, de manière proportionnelle à la richesse économique : les habitants d’un certain nombre de pays d’Amérique centrale, par exemple, se disent aussi satisfaits de leur vie que les Américains, alors qu’à l’aune du PIB, ils sont bien plus pauvres.
18De la même manière, Wilkinson, toujours sur des données sur les États américains, dégage des corrélations positives fortes entre inégalités économiques et homicides ou prégnance du racisme, ou encore, dans un sens négatif, entre inégalités et sentiment de confiance ou intensité des liens sociaux. Quand les inégalités sont importantes, les relations sociales sont imprégnées de logiques de différenciation, de domination et de méfiance. En outre, quand certains revenus atteignent des niveaux tels que le salarié lambda a du mal à imaginer ce qu’ils signifient, la légitimité des écarts de salaires eux-mêmes s’en trouve ébranlée. Ceci ne peut qu’être délétère en termes de cohésion sociale, et des comparaisons internationales confirment qu’à l’échelle des pays, plus les inégalités de revenus sont importantes, moins le degré de cohésion sociale est élevé (Dubet, Duru-Bellat et Vérétout, 2010).
19Les politologues insistent également sur le fait que dès lors que s’opposent des intérêts par trop contrastés, les démocraties connaissent de réelles difficultés de fonctionnement. L’inégalité pose problème car elle donne aux acteurs en position dominante le pouvoir de promouvoir des politiques qui favorisent leur propre intérêt même quand elles ne vont pas dans le sens de l’intérêt général. De plus, les inégalités distordent les débats publics, car les citoyens sont dans des situations extrêmement différentes et les plus riches ne peuvent guère comprendre la situation des plus pauvres, ce qui retentit bien sûr sur les politiques mises en œuvre. Cette lecture vaut au niveau international, où les pays les plus riches, non seulement peinent à percevoir la situation des plus pauvres, mais ont le pouvoir de régir un mode de fonctionnement de la mondialisation qui fonctionne à leur avantage.
20Malgré ces approches, qui toutes convainquent des effets délétères des inégalités sur les personnes du fait des comparaisons incessantes qu’elles pratiquent dans leur environnement quotidien, on reste plus incertain sur ces effets à l’échelle du monde. Si l’on ne dispose pas aujourd’hui d’études empiriques globales focalisées sur cette question – mettant par exemple en perspective l’évolution des inégalités mondiales et un certain nombre de paramètres sociopolitiques –, un certain nombre de travaux autorisent des présomptions relativement fiables. Ce que l’on sait, c’est que les inégalités internationales sont aujourd’hui connues (Bedock, Duru-Bellat et Tenret, 2012) : plus de 80 % des personnes interrogées (dans la dernière enquête internationale « World Values Survey » de 2005, portant sur plus de 40 pays) désignent la pauvreté comme le problème le plus important de la planète. S’il est difficile de prévoir les effets de cette prise de conscience, il est peu probable que cela laisse indifférent. Les inégalités qui en découlent entraînent-elles, chez les plus pauvres de l’envie, de la honte, un sentiment d’impuissance ? Entraînent-elles une volonté de ressembler aux plus riches de la planète, à tout prix ? Les analyses empiriques manquent sur ces questions. Mais même s’il est certain que les inégalités mondiales sont moins prégnantes que celles qui existent au sein des pays, il ne fait pas de doute que la globalisation change les références à l’aune desquelles on se juge (relativement) pauvre ; les habitants des pays pauvres risquent donc de se sentir de plus en plus pauvres.
21Dans un monde où les interactions globales ainsi que les possibilités de déplacement sont plus nombreuses, on peut alors s’attendre à davantage de mouvements migratoires. Ceci nourrit à son tour des politiques de repli parfois racistes ou xénophobes, à l’instar de ces pays riches qui construisent des textes ou des murs pour essayer de se protéger des migrants venus des pays pauvres. Parmi les effets sociaux de fortes inégalités entre pays, on peut également évoquer le développement d’une économie internationale de la drogue et des mafias afférentes, ou encore des tensions politiques grandissantes, voire la montée des intégrismes religieux ; on peut également démontrer que certaines guerres sont liées à l’accès à des ressources naturelles rares ou à des problèmes climatiques (Welzer, 2009).
Une menace pour la croissance économique ?
22Les économistes libéraux ont longtemps défendu les inégalités : dès lors que les chances de tous sont raisonnablement égales sur un marché où prévaut une concurrence non faussée, pourquoi se soucier de ces inégalités qui sont plutôt un signe de bonne santé de l’économie ? On a aussi longtemps argué du « trickle-down effect » – effet de ruissellement – : l’enrichissement des riches tire les pauvres vers le haut, et bénéficie à tous puisqu’il stimule la croissance. La meilleure façon d’aider les pauvres était donc d’assurer la croissance ; c’est d’ailleurs ainsi – pour que le ruissellement se fasse au mieux – que l’on a justifié d’alléger la pression fiscale sur les plus riches …
23Aujourd’hui, ces thèses sont largement controversées : d’une part, les inégalités non seulement ne seraient pas favorables à la croissance mais pourraient au contraire la freiner ; d’autre part, la croissance ne serait pas forcément suffisante pour réduire les inégalités. L’économiste américain Joseph Stiglitz (2012) l’affirme : « l’inégalité nous coûte cher ». Le prix de l’inégalité, soutient-il, c’est la détérioration de l’économie, qui devient moins stable et moins efficace, à tel point que les inégalités ne seraient pas sans responsabilité dans la récente crise financière elle-même, avec de plus une perte de confiance dans la démocratie et dans l’idéal américain d’égalité des chances. S’y ajoute la course au statut social dont profitent ceux qui sont déjà le mieux dotés au départ. Stiglitz, tout en récusant l’effet de ruissellement, pointe ce qu’il appelle un « comportementalisme du ruissellement », à savoir cette sensibilité de chacun à la consommation des autres qui prospère sur un fond d’inégalités importantes et en même temps les pérennise.
24Si donc, on ne croit plus, bien au contraire, que les inégalités favorisent la croissance, dans l’autre sens, on ne croit plus que la croissance est nécessaire et quasiment suffisante pour réduire durablement la pauvreté. Les bénéfices apportés par la croissance se distribuent différemment selon l’état des sociétés, et en particulier leur niveau d’inégalité : plus les pays sont inégalitaires, moins la croissance économique « profite » aux plus pauvres (PNUD, 2011).
25Enfin et peut-être surtout, il faut compter avec les effets économiques des inégalités globales (Sévérino et Ray, 2011) : les inégalités entre pays – et particulièrement les différentiels importants de salaires et de pouvoir d’achat entre pays riches et pays pauvres – engendrent un modèle économique du « pauvre vers le riche », un modèle qu’ont su exploiter des pays émergents comme l’Inde ou la Chine ; ceux-ci vendent aux riches les produits qu’ils produisent à bas coûts, en profitant précisément des inégalités entre pays riches et pays pauvres. Mais au sein de ces pays, ce modèle néglige à la fois les producteurs – mauvaises conditions de travail, salaires très faibles – et les consommateurs puisque le marché intérieur passe après les exportations. Dans les pays riches, si les consommateurs bénéficient de produits bon marché, les délocalisations et le chômage viennent contrebalancer ce « bénéfice » ; et par ailleurs, que les pays pauvres deviennent en s’enrichissant des clients solvables pourrait leur être très bénéfique. Pour les pays pauvres comme pour les plus riches, ce modèle ancré dans les inégalités entre pays engendre autant de tensions économiques que de tensions sociopolitiques ; il est donc insoutenable.
Des inégalités insoutenables pour la planète
26Ce modèle est tout aussi insoutenable si l’on se place au niveau de la planète. Pour défendre cette thèse, il faut mettre en relation le social et l’écologique, et se pencher spécifiquement sur les relations entre inégalités sociales et problèmes environnementaux. Cette perspective, aujourd’hui développée en France (notamment par Laurent, 2011) comme au niveau international (PNUD, 2011), mérite d’être approfondie, et ce dans deux directions. La première – la plus explorée – s’efforce de penser les problèmes environnementaux en termes d’inégalités : qui en est responsable et qui en est « victime » ? Mais on peut aussi se demander, perspective moins courante (Duru-Bellat, 2014), dans quelle mesure les inégalités sociales elles-mêmes sont susceptibles d’affecter – de fait d’accroître – les problèmes environnementaux, alors qu’une société – au niveau des États comme au niveau de la planète – moins inégale rendrait davantage possible leur résolution.
27Une première question est donc, d’un côté, qui profite le plus des ressources environnementales, de l’autre, qui pâtit le plus des dégradations environnementales ? Ce type d’interrogation doit être posé à la fois à l’échelle des États et à celle des individus, et en adoptant un certain recul historique, pour tenir compte d’effets d’accumulation et poser la question de la responsabilité.
28À la question : « Qui pollue le plus ? », la réponse n’est pas immédiate. Le fait que plus on est riche, plus on dégrade l’environnement constitue une tendance générale, à nuancer toutefois. C’est ce que font des auteurs comme Alain Lipietz (2012 et OCDE, 2008), selon lequel les personnes les plus riches, si elles ont une plus grande « capacité à polluer », manifestent aussi une plus grande sensibilité aux questions environnementales et le manifestent par un certain nombre de comportements (elles recyclent plus leurs déchets, consomment plus de produits écologiques …). Les plus riches (et les pays riches) sont aussi plus à même à la fois de payer pour polluer et de payer pour protéger leur environnement.
29Concernant les plus pauvres, les conclusions sont également nuancées. Les pauvres (notamment dans les pays pauvres), même s’ils font moins de dégâts sur l’environnement que les plus riches, font néanmoins plus de dégâts par unité de revenu ou de consommation en termes de destruction de la biodiversité, de dégradation des écosystèmes. Par exemple, ils sont contraints, pour cuisiner, de puiser dans la biomasse puisqu’ils n’ont pas d’électricité. Ils ont également plus d’enfants, perçus comme une protection pour leurs vieux jours. Or la croissance démographique est une charge pour l’environnement. Il n’est donc pas évident de trancher de manière univoque quant à la question de savoir qui dégrade le plus l’environnement. Mais si on introduit une dimension temporelle, en suivant au fil de l’histoire la dégradation de l’atmosphère ou de la biosphère, alors, la responsabilité des pays riches est visible sans aucune ambiguïté (Thara Srinivasan et al., 2008) ; même si certains pays émergents comme la Chine consomment à présent plus de CO2 par habitant que des pays comme la France, ils restent loin derrière la plupart des pays riches, du Moyen-Orient, de l’Amérique du Nord et de l’Europe, dont ils fabriquent, il faut le rappeler, certains produits manufacturés …
30Les réponses à la question : « Qui souffre le plus de la pollution ? » sont plus nettement convergentes. La dégradation de l’environnement s’avère plus dommageable pour les pays pauvres : ils sont davantage concernés par le réchauffement climatique, et ils dépendent davantage de leur capital naturel que les pays riches. Au sein des pays, les plus pauvres sont le plus souvent relégués dans les environnements les plus dégradés (Laurent, 2011). La dégradation écologique renforce donc les inégalités sociales au sein des pays, et aussi au niveau global. Même si le bilan pollueur/victime n’est pas forcément toujours tranché, on peut dire que les pauvres et les pays pauvres subissent davantage les conséquences de la dégradation de l’environnement alors qu’ils y contribuent moins, et que les responsabilités historiques de la situation présente font pencher la balance irrémédiablement vers les plus riches.
31Dans un deuxième temps, il convient de s’interroger sur l’impact environnemental des inégalités elles-mêmes. Nous l’avons évoqué, en accroissant les compétitions entre personnes, l’inégalité ajoute à la pression pour consommer comme moyen d’exprimer son statut. Pour les individus, cela pousse à travailler ou à s’endetter toujours davantage et au niveau collectif, cela engendre une spirale sans fin de croissance économique, de destruction des ressources et de pollution. Le risque est alors que, avec la mondialisation et la diffusion d’un certain style de vie, les inégalités par rapport à cette norme, à la fois au sein des pays et entre pays, engendrent une course à une consommation distinctive ruineuse pour la planète. Ceci dans un contexte où, dès lors que les ressources de la planète sont finies et que les interdépendances entre pays sont étroites du fait de la globalisation, les consommations des riches ont un impact sur le sort des pauvres. C’est le cas quand on choisit les agrocarburants pour les voitures dans les pays riches ou quand les classes moyennes indiennes et chinoises imitent le régime alimentaire carné des pays riches ; il en résulte par ricochet une augmentation du prix des céréales qui a lui-même été responsable des émeutes de la faim de 2008. Il est donc clair que l’inégalité, non seulement s’avère socialement corrosive, mais constitue l’obstacle le plus significatif à un niveau d’activité économique soutenable en termes écologiques.
32De plus, les inégalités entre pays autorisent des jeux de pouvoir non neutres en matière environnementale. Tant qu’il y a des pays riches et des pays pauvres, les premiers ont le pouvoir et la capacité de transférer leurs pollutions dans les seconds. Alors que, si l’on allait vers des rapports de force moins léonins, et des réglementations internationales garantissant des marchandages moins déséquilibrés, on voit mal ce qui pousserait les pays pauvres à accueillir sans broncher sur leur sol tous les déchets des pays riches ou à brader à des firmes étrangères le droit d’exploiter leurs ressources naturelles. Et dans ce cas, les pays riches seraient incités bien plus qu’actuellement à limiter leur pollution.
33On peut ajouter que tout comme les inégalités s’avèrent de manière générale nuisibles à un fonctionnement démocratique, l’atteinte d’un consensus mondial sur les questions environnementales et la gestion des biens communs est d’autant plus réalisable que sont limitées les inégalités entre pays. Que les inégalités majorent les tensions est patent lors des réunions internationales successives, notamment depuis le protocole de Kyoto (Harris, 2010) ; les questions environnementales y sont à présent posées en termes de justice entre les pays riches et les autres : les dégradations découlant du changement climatique mettent en péril les droits humains les plus élémentaires dans certaines parties du monde, alors que la responsabilité en revient largement aux pays riches. Ces tensions confortées par des inégalités de pouvoir vont d’autant plus peser dans les débats internationaux qu’il y a parfois des arbitrages à faire entre des mesures allant dans le sens de l’équité et d’autres privilégiant la résorption des problèmes environnementaux (PNUD, 2011) : d’un côté, pour aller dans le sens de l’équité, subventionner le charbon dans les pays pauvres, de l’autre, pour aller dans le sens de la durabilité, restreindre l’accès aux forêts publiques, par exemple. Plus les inégalités entre pays sont fortes, moins les compromis nécessaires vont être faciles.
34Il s’agit là incontestablement d’un problème de justice globale. C’est un problème de justice distributive globale que de déterminer la répartition des coûts et des bénéfices environnementaux, face à des ressources rares. Toutes ces questions – qui doit être protégé du changement climatique, qui doit payer, qui peut avoir le droit de polluer … – sont sans conteste des questions de justice distributive et elles se situent au niveau global : le changement climatique n’a rien à faire des frontières des États. Dès lors, les principes de justice qui peuvent étayer les décisions en la matière sont clairement de nature cosmopolitiste. Et cette perspective doit être couplée avec une prise en compte de la dynamique spécifique qu’engendrent les inégalités. Comme le notent Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray (2011), « la montée continue des inégalités mondiales n’a pu être gérée pour l’instant que parce qu’une part croissante des plus pauvres voyaient leurs conditions de vie s’améliorer ». Mais à l’évidence, dans un monde fini on ne peut compter sur l’accroissement infini de la taille du gâteau, et le butoir écologique constitue l’argument suprême pour défendre la lutte contre les inégalités mondiales. Non seulement donc les problèmes environnementaux constituent un vrai défi de justice globale, mais une perspective de justice globale, dépassant le cadre des États et focalisée sur les inégalités, constitue la voie la plus pertinente pour résoudre ces problèmes. Ce qui constitue un projet politique.
Quelques pistes politiques en guise de conclusion
35Sur le plan politique, il faut noter d’emblée que ces inégalités prennent place dans un contexte global d’abondance qui permettrait de supprimer à un coût relativement faible l’extrême pauvreté et de contenir les inégalités elles-mêmes [3]. Mais nous avons du mal à imaginer comment éradiquer la pauvreté sans croissance, même si, pour ce faire, des voies très documentées sont explorées par des économistes (voir notamment Jackson, 2010). Dans le même temps, les chiffres abondent sur le caractère insoutenable du développement des pays émergents. Ainsi, Serge Michailof et Alexis Bonnel (2010) notent : « si la Chine seule atteint notre niveau de vie européen, l’impact global de l’homme sur la planète doublera. Si 2 autres milliards d’êtres humains atteignent notre niveau de vie, en en laissant quand même sur le bord de la route de 4 à 5 milliards d’autres, l’impact écologique quadruplera ». Tant que subsistent des inégalités massives entre pays et donc une pauvreté relative elle-même massive, une course en avant vers plus de richesse ne peut que contrecarrer les avancées d’un développement soutenable. Dans un monde fini où, vu la globalisation, le sort des riches n’est pas indépendant du sort des pauvres, l’impératif écologique se conjugue avec la question de la responsabilité pour donner la priorité à la lutte contre les inégalités.
36C’est évidemment plus difficile que de lutter contre la pauvreté, car réduire les inégalités dans un contexte fini exige de poser explicitement la question de la décroissance, extrêmement polémique chez les économistes et tabou chez les politiques [4]. Quoi qu’il en soit, toute politique de décroissance, même prudente et évidemment très sélective, ne peut être envisagée sans des institutions, des régulations et des mobilisations se situant à des niveaux différents.
Des régulations institutionnelles à la mobilisation de la société civile
37Or, face à des questions globales, qui exigent des actions au niveau global, les modes d’intervention supra-étatique sont problématiques. La question d’un état mondial ou d’une gouvernance mondiale a fait couler beaucoup d’encre [5], avec souvent un fort scepticisme, tant par rapport à sa faisabilité qu’à sa désirabilité. Il n’en est pas moins concevable de renforcer la gouvernance mondiale via les institutions internationales existantes, même si elles sont l’objet de vives critiques. Il est possible de les rendre plus justes, notamment en y donnant plus de poids aux pays pauvres. Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray (2011) soulignent que le G20 actuel représente 50 % de la population mondiale prévisible de 2050, laissant de côté l’essentiel de l’Asie pauvre et l’Afrique. On peut aussi chercher à rendre plus démocratiques les délibérations et les décisions au sein des instances internationales comme les Nations unies et les organismes onusiens.
38Le rôle des régulations internationales est évidemment crucial dans des domaines comme le commerce et la finance. Une perspective de justice globale exige de poser systématiquement la question de l’effet qu’ont nos propres choix – politiques ou en matière de consommations – sur les autres. Il est en effet avéré que nombre de nos politiques, généreuses à l’intérieur de nos frontières, sont extrêmement dommageables hors de nos frontières, pour les pays les plus pauvres notamment. C’est le cas de certains arbitrages budgétaires européens, qui allouent par exemple à l’agriculture des subventions équivalentes à six fois le montant des aides accordées aux pays pauvres (APSA, 2008). Des interrogations de même nature concernent le domaine fiscal (voir notamment Kohonen et Mestrum, 2009) : vu l’absence d’harmonisation en ce domaine, les pays pauvres peuvent être tentés par un dumping fiscal pour attirer les investissements étrangers, course sans fin qui amoindrit leurs ressources, sachant que ces risques inhérents au dumping mondial concernent aussi les conditions de travail et les systèmes de protection sociale.
39Dans tous ces domaines, il faut compter avec la multiplication des réseaux mondiaux, des think tanks, des fondations et des ONG, par lesquels se réalise une redistribution des rôles entre les acteurs publics et la société civile. La question de la place de celle-ci est essentielle, puisque, dans les pays démocratiques, elle a un pouvoir de pression sur les États pour orienter leur action, législative notamment. Certes, les États sont le pivot central : ils ont en particulier le pouvoir de contraindre, s’il le faut, le secteur privé et les lobbies de respecter des objectifs d’intérêt général. Les États peuvent aussi être des « facilitateurs » des droits et devoirs individuels : ils peuvent réguler les activités polluantes de leurs citoyens, réorienter leurs comportements vers des biens non marchands, les inciter, les éduquer … Enfin, les États ont aussi le pouvoir d’intervenir dans les institutions internationales, de leur donner mandat et de contrôler l’application des décisions.
Convaincre, qui et comment ?
40La société civile n’en est pas moins le moteur ultime de tout changement. Sans entrer ici dans la vaste question des mécanismes du changement social – notamment quant au rôle propre des acteurs publics (Boidin et Rousseau, 2011) –, on peut poser que, dès lors que tout appel à un ressort éthique est fragile – dans un contexte où les choix éthiques sont de nature individuelle –, toute mobilisation des personnes exige un ressort intellectuel. Cela passe par l’information et l’éducation, sur des thèmes tels que les causes de la pauvreté, le caractère global de l’économie mondiale et nos responsabilités à cet égard, ainsi que sur les devoirs de justice distributive qui en découlent, sans oublier les intérêts propres que nous avons, nous habitants des pays riches, à voir disparaître des inégalités aussi marquées et une pauvreté aussi extrême, dans une planète qui n’est pas extensible.
41Si l’information est un outil potentiellement efficace, une médiation argumentée est de plus particulièrement nécessaire puisque les inégalités mondiales ne constituent pas une expérience personnelle directe (pas plus d’ailleurs que la plupart des problèmes environnementaux). L’expérience du GIEC montre que la mobilisation des travaux scientifiques peut progressivement modifier les façons de penser certaines questions dans la société civile et faire autorité pour les propulser sur l’agenda des politiques. Certes, mettre en avant une vérité scientifique ne suffit pas à emporter l’opinion, d’autant plus qu’on la présente de façon radicale ou catastrophiste, ce qui peut engendrer une réaction de dénégation. Mais il reste que la façon dont les gens pensent (pensent le futur notamment), les ressources discursives et les schémas interprétatifs dont ils peuvent faire usage affectent les opinions politiques. Ainsi, la manière dont les personnes expliquent la pauvreté est liée à leur soutien aux politiques de redistribution : celui-ci est bien plus fort quand on estime que la pauvreté relève des hasards de la naissance que quand on l’explique par le mérite. Ceci vaut au niveau national comme au niveau international (Lübker, 2004) : prendre conscience de notre interdépendance avec les pays plus pauvres et de notre implication dans leur pauvreté elle-même est nécessaire pour pousser les habitants des pays riches à agir, en particulier à pousser leurs gouvernants à des politiques de redistribution globale.
42En conclusion, alors que les recherches en sciences sociales démontrent les effets délétères des inégalités, que l’on peut de plus dénoncer sur la base de considérations éthiques relativement élémentaires, il convient d’explorer scientifiquement et politiquement les voies vers un monde moins miné par des inégalités massives. Ceci exige sans doute de reformuler un « grand récit écologique » (Bozonnet, 2001), allant bien au-delà du seul souci de la nature et des biens publics mondiaux, et structuré par un projet central constituant une idéologie au sens fort, à savoir proposant une vision du monde et de l’avenir. Promouvoir par là une justice globale, c’est bien sûr le rôle des politiques, mais aussi des chercheurs, tant on sait qu’ils participent par leurs analyses à la genèse de l’imaginaire, en référence auquel les sociétés pensent ce qui est possible et orientent leur action.
Notes
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[1]
C’est la démarche suivie dans notre dernier ouvrage (Duru-Bellat, 2014), dont nous reprenons ici l’argumentaire.
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[2]
Sur ces débats et toutes leurs références, voir l’ouvrage introductif de Mathias Risse, Global Political Philosophy, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.
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[3]
De nombreux rapports de la FAO ou de la Banque mondiale insistent sur ce point, de même que des économistes ; voir par exemple Chandy L. et Gertz G. (2011), « Poverty in Numbers : The changing State of Global Poverty from 2005 to 2015 », Global Views Policy Brief, 2011-01, The Brookings Institution.
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[4]
Sur ces débats, voir notamment Gadrey (2010), et « La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils ? », Regards économiques, UCL, n° 38, 2006 ; ainsi que la note de l’Institut Veblen (2012), « La croissance non économique ».
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[5]
Voir par exemple le Forum pour une gouvernance mondiale, www.world-governance.org.