CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La question des inégalités et de leur impact sur la cohésion sociale, les comportements électoraux ou même les performances économiques donnent lieu, en ces temps de crise, à une multitude de débats, controverses et publications. Dans ce contexte, l’ouvrage d’Hervé Le Bras est bienvenu car il appréhende ces sujets sous l’angle de leurs traductions spatiales, en procédant à un travail cartographique impressionnant (120 cartes et infographies). Avec un grand talent pédagogique et dans le sillage de ses multiples travaux antérieurs, l’auteur du livre Le mystère français[1] (en collaboration avec Emmanuel Todd) illustre une fois de plus l’importance des dimensions anthropologiques dans l’explication des faits sociaux actuels de la France métropolitaine [2]. L’analyse spatiale qu’il nous propose ici porte sur les différentes facettes des inégalités sociales telles qu’elles sont mesurées actuellement.

2Le livre se compose de quatre grands chapitres. Le premier est consacré aux questions démographiques et met en exergue le thème de la fécondité et ses contrastes régionaux. Dans le second chapitre intitulé « Les territoires de l’inégalité », l’auteur passe en revue la répartition spatiale des cadres, des ouvriers et des employés, des artisans et petits commerçants. Il explore aussi la question des inégalités de revenus et de la pauvreté. En donnant pour titre au chapitre suivant « Solidarités : l’ancienneté des liens », l’auteur aborde une série d’autres sujets comme la géographie des âges, la « puissance » de la famille et des structures familiales, l’immigration ou les religions. Le quatrième chapitre procède à une analyse spatiale des résultats électoraux en remontant jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’exposé s’achève par la présentation d’un indice « d’inégalité globale » des cantons français. Trois annexes complètent l’ouvrage, dont l’une présente et justifie le recours à la cartographie, les cartes étant avant tout conçues par l’auteur comme l’illustration du texte.

3Dans ces analyses, l’histoire est presque toujours présente et plusieurs cartes, qui illustrent les mutations qui ont concouru depuis le xixe siècle à façonner l’image actuelle d’une France diversifiée et contrastée, sont captivantes : celles qui traitent, par exemple, des changements des structures familiales (naissances hors mariage, âge moyen à la naissance des enfants, taux d’activité des femmes, ménages complexes …) et qui témoignent de la « puissance de la famille » et du maintien du clivage entre les ménages nucléaires comprenant un seul noyau familial et les ménages complexes comprenant plusieurs familles ou une famille et des personnes apparentées. En dépit des profondes mutations que cette institution a partout connues, l’influence des coutumes d’héritage et des pratiques successorales sur les structures familiales persiste, comme l’illustrent les diverses cartes présentées. Dans la même veine, l’auteur remonte à la fin du xviiie siècle pour expliquer l’évolution des disparités spatiales des progrès de l’instruction en les reliant à la répartition géographique des différents statuts agricoles (propriétaires, ouvriers agricoles, fermiers, métayers) et aux types d’habitat (habitat groupé dans des villages ou des villes ou dispersé en bocage). Ces différences contribuent à expliquer pourquoi l’instruction a progressé plus rapidement dans les régions de populations agglomérées (situées au sud d’une ligne Le Havre-Genève) où tous les écoliers habitaient à proximité du village. En 1786 et en 1901, la proportion des hommes alphabétisés y était ainsi nettement plus élevée que dans les pays de bocage.

4Au fil de ses analyses, Hervé Le Bras remet aussi en question les a priori et bouscule quelques idées reçues. En comparant, par exemple, la carte de l’espérance de vie à 65 ans à celle du taux standardisé de dépendance (à même structure d’âge), il montre que cette dernière est la réplique presque exacte de la première. Plus l’espérance de vie à 65 ans est élevée, plus la proportion de personnes dépendantes est faible (pages 20-21). Là où l’espérance de vie est élevée, les personnes âgées sont en effet en meilleure santé et moins souvent dépendantes.

5Compte tenu des débats actuels sur les questions liées à l’immigration [3] et à la présence des étrangers en France, la présentation des caractéristiques de leur répartition spatiale et de leur évolution depuis cent cinquante ans est particulièrement éclairante. L’auteur met l’accent sur le fait que le solde migratoire durant cette période suit d’assez près la conjoncture économique. Pour battre en brèche un préjugé répandu à propos de la fécondité relativement élevée de la France, l’auteur prend soin de préciser que 7 % seulement des femmes en âge de procréer sont des étrangères et qu’elles influent donc peu sur le niveau général de fécondité.

6La carte montrant la répartition spatiale des ouvriers et employés diplômés et son évolution de 1982 à 2010 est fort intéressante : alors que les cadres supérieurs sont concentrés dans les villes et grandes agglomérations, on observe le phénomène inverse pour les employés et ouvriers, et c’est en région parisienne que le pourcentage d’ouvriers dotés d’un CAP ou au moins d’un BEP est de l’ordre de 50 % contre une moyenne nationale de 66 % en 2010.

7Dans la même perspective visant à mettre en relief les différentes facettes des inégalités sociales, une carte obtenue par lissage (p. 35) illustre les contrastes régionaux en matière de revenus en prenant comme indicateur le revenu médian par individu (unité de consommation).

8En conclusion, après avoir montré que les plus fortes inégalités se concentraient souvent dans les mêmes zones, Hervé Le Bras entreprend de cartographier un « indice global d’inégalité » intégrant cinq types d’entre elles : la proportion de jeunes sans diplômes et de jeunes chômeurs, la proportion de familles monoparentales, les 10 % d’individus les plus pauvres et le rapport interquintile en ce qui concerne les revenus.

9On regrette parfois que l’auteur n’ait pas pu développer – deux pages sont consacrées à chaque sujet – des analyses plus fines de certaines réalités sociologiques ou démographiques. Celle, par exemple, traitant des différences de fécondité entre les différents pays européens : pour expliquer « Le paradoxe de la fécondité » au sein de l’Union européenne, l’auteur présente une carte illustrant les différences de taux d’activité des femmes âgées de 25 à 34 ans (p. 19). L’Allemagne et la France figurent ainsi dans la même catégorie (avec un taux compris entre 70 et 75 %) alors qu’outre-Rhin, la fécondité est très inférieure à celle de la France. En réalité, ce taux d’activité de l’ensemble des femmes masque des différences considérables entre les deux pays en matière de comportements des mères dans le domaine professionnel. En Allemagne, seules les femmes sans enfant sont aussi fréquemment « actives » que leurs homologues françaises. En revanche, les mères allemandes sont moins souvent actives et travaillent beaucoup plus fréquemment à temps partiel que les mères vivant en France. Le recours au taux d’emploi en équivalent temps plein ou à la proportion des femmes ayant des enfants de moins de six ans qui travaillent à temps plein aurait pu mettre en exergue ces différences.

10De même, l’auteur, en abordant le sujet des femmes dans la population en emploi, insiste sur le fait qu’un tiers des femmes travaillent maintenant à temps partiel. Mais cette moyenne dissimule des différences significatives au sein des femmes en emploi, liées à un nombre de variables important, comme le nombre d’enfants à charge, leur âge, le niveau d’éducation de la mère ou les caractéristiques locales du marché du travail qui obligent parfois les femmes à accepter ce type d’emploi, faute de mieux.

11Témoignant de son souci de mettre en relief la permanence et l’enracinement historique de certains phénomènes politiques, l’auteur présente parfois de nombreuses cartes sur la même page (huit, par exemple, p. 77, illustrant les bastions des votes de trois grands partis politiques). Peut-être aurait-il été alors préférable de réduire leur nombre et d’accorder plus de place aux commentaires, compte tenu du fait que deux pages seulement ont pu être consacrées à chaque sujet. Une analyse multivariée aurait certes permis de contrôler un plus grand nombre de variables pour expliquer les phénomènes étudiés. Mais il est vrai que le souci de rendre cet ouvrage accessible à un public plus large que celui des chercheurs et universitaires a contraint l’auteur à renoncer à approfondir certaines de ses analyses.

12Sur le même registre, le lecteur risque parfois d’être perplexe en observant les « anamorphoses », ces cartes dont les surfaces sont déformées proportionnellement aux effectifs concernés (le nombre des naissances par exemple). Bien que l’auteur justifie de façon convaincante le recours à cette technique cartographique, ces cartes restent difficiles à interpréter.

13Au bout du compte, on ne peut que se réjouir de la publication de ce brillant ouvrage. La richesse des analyses et la présence de perspectives historiques éclairantes ne pourront que séduire le public, dans un contexte où la question de l’enchevêtrement des inégalités et des moyens de les atténuer figure en bonne place dans l’agenda des politiques sociales.

Notes

  • [1]
    Todd E., Le Bras H. (2013), Le mystère français, Paris, Seuil, coll. « La république des idées ».
  • [2]
    Les territoires d’outre-mer ne sont, en effet, pas pris en compte.
  • [3]
    Rappelons que l’immigré est défini en France comme celui qui est né étranger à l’étranger quelle que soit sa nationalité présente.
Jeanne Fagnani
Directrice de recherche honoraire au CNRS et chercheure associée à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfas.151.0261
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...