1Cet ouvrage, d’une richesse impressionnante, est le fruit d’un travail ethnographique collectif qui s’est déroulé entre 2008 et 2012, au sein de l’atelier « Politiques de la dépendance » du département de Sciences sociales de l’École normale supérieure, dirigé par Florence Weber et dans le cadre de recherches sur l’aide à domicile soutenues par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et la Mission recherche (MiRe) de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des Affaires sociales et de la Santé. Le résultat se présente sous la forme d’un propos analytique organisé, fondé sur des entretiens et des observations réalisés dans trois départements français par des étudiants, doctorants et postdoctorants, initiés spécialement à ce type d’enquête. Cette démarche combine ainsi analyse de discours, observation de pratiques et caractérisation des positions sociales des acteurs rencontrés. L’ouvrage reprend également le journal tenu par une aide à domicile professionnelle pendant une quinzaine de jours et présente une série de photographies de personnes dépendantes dans leur lieu de vie habituel, entourées des proches et des professionnels qui les accompagnent au quotidien [1]. Les questions posées, les analyses présentées et le matériau empirique réuni en font un livre de référence, à la fois savant par l’acuité du regard porté sur une réalité complexe, et passionnant par les multiples facettes des récits qu’il délivre.
2La longue introduction de Florence Weber expose la situation en mettant en regard les travaux présentés dans les différents chapitres pour rendre plus visibles les enjeux de l’aide à domicile et les impasses des solutions actuellement retenues. Les enquêtes avaient pour objectif d’observer à la fois la relation d’aide entre la personne âgée, sa famille et la personne salariée et l’intervention des pouvoirs publics. La démarche consiste à appréhender au plus près possible des réalités vécues « la chaîne d’interdépendance qui lie entre elles les personnes âgées dépendantes et les professionnels permettant leur maintien à domicile » afin de comprendre les conséquences sur les métiers de l’aide à domicile des politiques menées depuis le milieu des années 1990, en France, en direction des personnes âgées dépendantes.
3La première partie de l’ouvrage traite de l’échec du modèle industriel qui a été promu pour faire face à une explosion de la demande après la mise en place de l’APA. Ce développement se heurte au paradoxe d’une offre de plus en plus standardisée qui est censée répondre à une consommation de services présentée comme devant être de plus en plus individualisée. En analysant la formation des salariés, les auteurs soulignent ses lacunes : les apprentissages techniques pour l’entretien du domicile, l’aide aux soins corporels, etc. sont largement insuffisants pour permettre aux professionnels de remplir plus facilement les fonctions relationnelles indispensables. Or, celles-ci sont une composante essentielle de la qualité du service qui est rendu dans des contextes éminemment mouvants et variés. La deuxième partie de la recherche montre que l’idée d’un marché concurrentiel permettant d’améliorer la qualité des services de l’aide à domicile, grâce au jeu de l’offre et de la demande, repose largement sur une fiction. En réalité, l’examen du travail de régulation des producteurs montre que la qualité est finalement recherchée par des procédures telles que la signature de chartes ou l’établissement de labels. De même, la demande n’émerge pas spontanément d’une expression individuelle. Elle découle d’une expertise technocratique à travers plusieurs opérations : la détermination du niveau de dépendance de la personne, le montant d’aide financière correspondant et la fixation du nombre d’heures d’intervention qui en découlent. Si les modalités concrètes de traitement des dossiers se différencient d’un département à l’autre, les chercheurs les analysent à partir de deux idéaux-types contradictoires (selon le type de traitement et le mode de décision). La recherche de productivité peut alors déboucher sur une organisation qui combine traitement de masse et décision individuelle, laissant l’agent seul pour prendre une décision dont les conséquences seront déterminantes pour la personne aidée et la qualité du service rendu. La troisième partie de l’ouvrage examine le rôle du secteur sanitaire dans l’organisation de l’aide à domicile des personnes dépendantes. Or, ici se joue une partie complexe qui met en relation les professionnels de santé et l’entourage de la personne aidée et interroge la forme de prise en charge qu’il faut concevoir. Celle-ci ne peut négliger le bien-être des proches au risque de conséquences graves. Elle doit donc être globale et non exclusivement centrée sur la personne dépendante.
Lorsque l’aide à l’autonomie devient une politique publique
4Avec la mise en place, en 1995, de la Prestation expérimentale dépendance, puis, sept ans plus tard, de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA), la dépendance devient une nouvelle catégorie de l’action publique qui s’inscrit dans le cadre d’une politique universelle. Celle-ci prévoit une double condition d’éligibilité constituée par le niveau de dépendance individuelle et le montant des revenus du ménage dans le cas de maintien à domicile. En fait, le lien avec l’aide sociale traditionnelle n’est pas entièrement rompu, notamment pour faire face aux frais d’hébergement en établissement pour lesquels l’obligation alimentaire et la récupération sur succession peuvent encore intervenir. Plus généralement, cette politique révélerait, au sein de notre société, un tournant moral conduisant à confier le soin des personnes dépendantes à des professionnels du fait de la charge domestique que cela représente. Or les réponses institutionnelles sont paradoxales : en voulant répondre aux situations d’injustice vécues par les personnes dépendantes et par leurs aidants familiaux confrontés à des difficultés quotidiennes graves, elles engendrent d’autres injustices, notamment en faisant exister un volant de main-d’œuvre féminine particulièrement mal rémunérée. La question au centre de l’ouvrage est de cerner les processus par lesquels les salaires de l’aide à domicile sont maintenus si bas.
L’organisation de l’aide à domicile relève de trois modèles principaux
5Cette aide implique une multiplicité d’interventions, d’institutions et d’acteurs dont on perçoit non seulement les difficultés pratiques de leur coordination, mais aussi les conséquences qui en découlent sur la diversité des statuts, des contrats de travail, des conventions collectives et des employeurs. Plus fondamentalement, pour appréhender les conditions de travail, il faut prendre en compte la nature bien particulière de la relation d’aide, laquelle fait intervenir plusieurs modèles : domestique, sanitaire et social/industriel. Chacun d’eux repose sur des systèmes administratifs différents et met en jeu des valeurs propres, ce qui se reflète dans le salaire et l’emploi du temps des employées et contribue à la variété des systèmes locaux d’intervention.
6Sans doute, le modèle domestique, rattaché à l’idéologie prégnante du maintien à domicile, est lui-même traversé par des clivages de classe et de genre. Ceux-ci s’inscrivent dans l’histoire longue des formes de socialisation féminine opposant la bonne ménagère des familles populaires et la maîtresse de maison des classes supérieures pour l’organisation de la « vie chez soi ». Cela n’est pas sans conséquences sur les formes de recours à l’aide professionnelle (aide familiale liée à l’APA/employée de maison liée aux exonérations fiscales) et sur les critères fondant l’appréciation des services rendus (les normes de propreté, les rapports de domination interpersonnelle, etc.).
7Le modèle social/industriel découle du changement d’échelle et de l’élargissement du public induit par la mise en place de l’APA. Cependant, les nombreuses créations d’emploi qui en ont résulté au sein de structures associatives puis d’autres acteurs privés se sont réalisées sous une forte contrainte budgétaire publique. Cela s’est répercuté sur les salariées du bas de l’échelle à travers des emplois du temps éclatés et des tâches émiettées. Bien plus, ce modèle industriel n’a pas eu les effets escomptés en matière d’amélioration des conditions de travail. Il ne serait qu’une illusion, faute de s’être dégagé des formes de contrôle liées au modèle de l’action sociale tel que le respect nécessaire des modalités d’intervention découlant du classement GIR [2] et au modèle domestique impliquant un rapport particulier à l’espace privé de la personne aidée.
8L’importance relativement plus limitée du modèle sanitaire dans le champ de l’aide à domicile est expliquée par le fait que la dépendance et les tâches correspondantes restent éloignées des préoccupations du secteur sanitaire, pour lequel la priorité est le soin et non l’accompagnement. La démarche de soins rattachée à des gestes médicaux s’articule difficilement avec une approche d’aide domestique pour faire émerger un modèle sociosanitaire qui pourrait tirer vers le haut salaires et conditions de travail. Florence Weber désigne au contraire cette évolution comme une nécessité sociale, proposant une version française au care britannique, et une impossibilité politique, du fait notamment des enjeux liés à son financement.
La réalité complexe de l’aide à domicile actuelle
9La question du « qui doit payer pour la prise en charge de la dépendance » reste largement en suspens, faute d’être affrontée dans sa dimension politique, c’est-à-dire de choix collectif délibéré. La réponse actuelle est donc bricolée. Elle implique les familles, les conseils généraux et l’Assurance maladie, sans vue d’ensemble. Pour les premières, les conséquences sont importantes en termes d’inégalités pour faire face à la charge financière ou au devoir moral d’aider. Pour les collectivités départementales, leur implication dans ce champ de l’action publique les pose en acteur incontournable de l’action sociale mais l’évolution des dépenses les conduit à rechercher une compression des coûts se répercutant sur les salaires et les conditions d’emploi et de travail. La confiance, au cœur de la relation d’aide, se trouve ainsi dévalorisée sur le plan économique. L’Assurance maladie, quant à elle, intervient de manière largement invisible tout en endossant des coûts importants, aggravés sans doute par l’absence de coordination des interventions.
Quelle réorganisation possible pour ce secteur ?
10Dans la conclusion, Agnès Gramain, Samuel Neuberg et Florence Weber ouvrent une perspective particulièrement stimulante en esquissant une ethnographie économique de l’État. En effet, l’analyse des métiers de la dépendance à domicile a conduit à interroger la régulation du secteur et les calculs économiques des différents acteurs en présence : agents de l’État, employeurs, salariés et bénéficiaires. L’enquête, centrée initialement sur les salariées de l’aide à domicile, s’est décalée progressivement vers les politiques départementales. Celles-ci sont caractérisées par leur diversité territoriale puisque la loi donne aux conseils généraux un rôle de chef de file pour définir, impulser, coordonner un ensemble de ressources financières, institutionnelles et humaines. Pour les chercheurs, la volonté initiale de recueillir des informations variées en différenciant les terrains d’enquête s’est renforcée au fil de l’enquête pour tenir compte de l’évolution des intérêts de la recherche, des contextes socio-économiques locaux et des opportunités offertes par les interlocuteurs locaux. Cela a débouché sur un ensemble de données très composite, « un désordre révélateur » disent les chercheurs, utile pour comprendre comment les différentes échelles territoriales influent sur tels ou tels phénomènes (le quartier et les populations, la ville et les employeurs, etc.).
11Ce constat d’une hétérogénéité déconcertante conduit à une réflexion analytique très précieuse pour appréhender la mise en œuvre des politiques publiques. Celle-ci ne peut se limiter à la caractérisation de la variété des applications locales des règles définies centralement. Il faut inverser l’approche et s’intéresser à la manière dont les acteurs locaux définissent le sens des politiques qu’ils appliquent. Cela permet d’éclairer les limites de la régulation marchande recherchée par l’État dans le champ de l’aide à domicile et les manières dont les acteurs locaux font face à l’impossibilité pratique de la mettre en œuvre du fait des enjeux perçus (interruption du service ; discontinuités territoriales ; spécificités nécessaires des employées, etc.) pour répondre aux besoins des personnes dépendantes. La transaction marchande est ainsi reconfigurée à travers des critères de jugement et de mesure de la qualité du service qui se fondent sur l’expérience acquise, les savoir-faire professionnels constitués, le temps long du gouvernement des personnes.
12Bien sûr, tout ceci aboutit à une grande complexité des formes réelles de régulation, ce qui les rend peu lisibles pour les principaux intéressés (agents publics, bénéficiaires et opérateurs) et implique qu’un tiers intervienne dans la relation d’aide. Celle-ci, engageant l’intimité des personnes, ne peut se réduire à une relation marchande impliquant une rationalité calculatrice.