Une démarche originale : une histoire de la protection sociale dépassant le cadre des politiques d’État
1La protection sociale en Europe au xxe siècle est un ouvrage collectif qui rassemble les contributions de neuf historiens de nationalités française, suisse et italienne. Le projet qui l’anime est fortement lié à l’identité de ses auteurs.
2C’est d’abord un ouvrage d’histoire, dans un champ qui, comme le constate Bruno Dumons dans son introduction, est plus souvent l’apanage des juristes, des sociologues ou des politistes. Il en résulte selon les auteurs un biais méthodologique, conduisant à une histoire trop administrative et centrée sur l’État. En France, si un comité d’histoire de la Sécurité sociale a été créé dès les années 1970 et si la MiRe [1] a organisé dans les années 1990 plusieurs colloques dédiés à la comparaison des systèmes européens de protection sociale, cette histoire « relève, pour l’essentiel, d’une histoire de l’État et des politiques publiques, faisant la part belle aux législations, à leurs mises en application et aux populations concernées » (p. 10). L’analyse de la Bibliographie annuelle de l’Histoire de France témoigne d’ailleurs du recul des travaux historiques sur la protection sociale dans les années 2000, lié à une crise plus large de l’histoire sociale. De même, Bruno Dumons souligne l’absence des historiens dans les débats sur la réforme française des retraites de 2010, alors qu’elle coïncidait avec le centenaire de la première grande loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910. L’Allemagne et la Suisse ne connaîtraient pas le même déficit et l’historiographie de la protection sociale y verrait un développement plus continu.
3Face à cette histoire « à la française » (p. 10), les auteurs revendiquent de pratiquer « une autre histoire possible, celle de la protection sociale dépassant le cadre strict des politiques d’État » (p. 12). Cette histoire serait plus attentive au rôle joué par les autres acteurs, tels que les municipalités, les œuvres confessionnelles ou le secteur caritatif. L’approche se revendique du concept de « mixed economy of welfare » (que l’on peut traduire par économie mixte de la protection sociale), formulé par Sheila Kamerman en 1983 [2] : la protection sociale est vue comme doublement mixte, « mélange d’interventions publiques et privées, formelles et informelles » (p. 166). La démarche historique doit ainsi permettre, selon les auteurs, de recontextualiser les dispositifs de protection sociale, en rappelant les conditions sociales et politiques de leur genèse, en identifiant les acteurs qui les ont soutenus ou qui les ont combattus et en suivant les étapes allant de la première formulation de propositions de réforme à leur adoption par le corps politique.
4La protection sociale en Europe au xxe siècle est, en second lieu, un ouvrage multinational, même si tous les articles ont été écrits en français. Pour le lecteur français, l’apport des historiens d’autres pays est particulièrement intéressant en ce qu’il ouvre à des domaines ou à des pans historiographiques relativement peu connus dans notre pays : les systèmes sociaux de l’Europe méditerranéenne, sur lesquels porte le premier article (« L’État social dans l’Europe méditerranéenne : quelques considérations dans une perspective comparatiste », de Fulvio Conti, p. 19-31) ; ceux de l’Union soviétique et des anciens régimes communistes d’Europe centrale et orientale (« Le modèle soviétique de protection sociale et sa circulation dans les pays d’Europe de l’est, 1917-1989 », de Dorena Caroli, p. 33-56) ; l’approche par le genre de l’histoire de la protection sociale, qui n’est pas méconnue en France mais bénéficie ici de la connaissance des gender studies de Brigitte Studer, de l’université de Berne (« Genre et protection sociale », p. 101-121).
5Au-delà de l’apport des différents auteurs sur tel ou tel sujet, c’est toute la démarche de l’ouvrage qui se veut transnationale, comme l’expliquent l’introduction et l’article de Christoph Conrad (« Pour une histoire des politiques sociales après le tournant transnational », p. 75-98). Il s’agit de dépasser l’approche comparatiste classique, centrée sur les spécificités nationales de chaque État-providence (que Christoph Conrad qualifie de « nationalisme méthodologique »), pour étudier les concepts communs et les vecteurs de leur circulation entre les pays. Alors que l’approche comparatiste tend à faire ressortir les différences entre les « modèles » de protection sociale, tels que ceux énoncés par la typologie devenue classique de Gosta Esping-Andersen [3], la démarche transnationale permet de se situer à une autre échelle et d’envisager, comme l’écrit Bruno Dumons, « l’hypothèse selon laquelle les États-providence, et plus généralement la protection sociale, constitueraient une spécificité majeure de l’histoire contemporaine des sociétés européennes » (p. 16).
Un panorama intéressant mais inégal, qui hésite entre histoire et historiographie
6L’ouvrage est constitué de deux parties. La première, intitulée « Approches transnationales », regroupe des articles centrés sur un groupe de pays (les articles précités de Fulvio Conti et Dorena Caroli), un article consacré à une organisation internationale (« Organisations internationales et protection sociale : appréhender le rôle de l’Organisation internationale du travail dans l’entre-deux-guerres », de Thomas Cayet, p. 57-74) et se clôt par la contribution théorique de Christoph Conrad. La seconde, intitulée « Nouveaux objets, nouvelles approches », regroupe des contributions thématiques sur le genre (article précité de Brigitte Studer), la santé au travail (« La santé au travail en perspective historique. Acteurs, règles et pratiques », de Catherine Omnès, p. 121-146), la dépendance (« Faire l’histoire de la dépendance contemporaine. Le cas des solidarités familiales en France dans la seconde moitié du xxe siècle », de Christophe Capuano, p. 147-164) et la pauvreté (« La lutte contre la pauvreté-précarité : une histoire occidentale », d’Axelle Brodiez-Dolino, p. 165-182).
7Le but d’un tel ouvrage collectif n’est, en raison de ses dimensions et de sa structure, que de donner un aperçu de différents sujets réunis par une même problématique ; les lecteurs les plus intéressés par un sujet peuvent se reporter à la littérature souvent dense citée par chaque article. On ne saurait donc lui reprocher un manque de détails ou d’exhaustivité. Deux gênes apparaissent cependant à la lecture. Tout d’abord, l’ouvrage semble hésiter entre histoire (l’analyse des faits) et historiographie (l’analyse des travaux historiques déjà publiés sur ces faits), hésitation qui n’est pas clarifiée par son introduction. Par exemple, alors que l’article de Catherine Omnès est véritablement une histoire de la santé au travail, celui d’Axelle Brodiez-Dolino se présente comme une historiographie, recensant les différentes étapes et les différentes thématiques des travaux sur la pauvreté et la précarité.
8La seconde gêne a trait à un enjeu plus fondamental, celui de l’originalité revendiquée de la démarche. On peut exprimer un certain scepticisme s’agissant de l’absence supposée de place jusque-là accordée aux acteurs non étatiques dans la construction et la mise en œuvre des politiques sociales : leur rôle est identifié de longue date par l’ensemble des experts de la protection sociale. Les articles de Christophe Capuano et d’Axelle Brodiez-Dolino, très intéressants par d’autres aspects, ne feront faire aucune découverte aux connaisseurs du handicap ou de la pauvreté lorsqu’ils soulignent le rôle de grands réseaux associatifs comme l’Unapei ou ATD-Quart-Monde. Les travaux écrits en France par des non-historiens ne sont pas aussi « statocentristes » que le suggèrent certains des auteurs.
9La démarche est beaucoup plus convaincante lorsqu’elle illustre l’apport véritablement spécifique de la science historique, qui est de comprendre les conditions d’apparition d’une politique sociale en la resituant dans son époque. Ainsi, Catherine Omnès démontre avec une grande clarté que la loi de 1898 sur l’indemnisation des accidents du travail, souvent présentée comme une avancée sociale majeure pour les ouvriers, est d’avantage un compromis marqué par l’asymétrie du rapport de forces avec le patronat, qui a ensuite été fermement défendu par celui-ci. Elle éclaire ainsi d’un jour nouveau les débats contemporains sur la remise en cause du caractère forfaitaire de l’indemnisation. Thomas Cayet analyse avec précision les efforts de l’OIT, sous l’impulsion de ses premiers directeurs Albert Thomas et Harold Butler, pour affirmer son influence sur des questions comme la reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle ou l’analyse économique des effets de la législation sociale sur la productivité. Christoph Conrad propose une synthèse opérante sur les vecteurs de transnationalité de la protection sociale, parmi lesquels il met notamment en évidence les organisations et les forums de transnationalisation, les communautés et les réseaux d’experts, les acteurs mobiles (migrants, touristes, etc.), les transferts financiers et l’assistance humanitaire et la circulation des problèmes (comme les épidémies, le chômage de masse ou le vieillissement).
10En conclusion, on peut donc saluer la publication de cet ouvrage qui propose aux experts des politiques traitées des champs nouveaux d’interrogation, et espérer qu’il ouvre la voie à une pluridisciplinarité plus affirmée dans les recherches sur la protection sociale.